— Tu te trompes si tu crois que j’en ai quelque chose à foutre de ce que tu bois. »

Elle hocha la tête.

« OK. Bien. C’est bon à savoir.

— Comme ça, depuis le début, tu veux boire un coup ? Bon sang, mais vas-y !

— Mais c’est ce que je fais.

— Tu sais, tu es une personne très étrange. Pour moi, c’est un compliment.

— Je le prends comme ça.

— Walter a beaucoup, beaucoup de chance.

— Oui, mais c’est là que ça cloche, pas vrai ? Je ne suis pas sûre qu’il voie toujours les choses comme ça.

— Bien sûr que si. Crois-moi, bien sûr que si. »

Elle secoua la tête.

« J’allais dire que je ne pense pas qu’il aime ce qui est étrange en moi. Il aime bien le bon étrange, oui, mais se passerait bien du mauvais étrange, et le mauvais étrange, c’est un peu tout ce qu’il a, ces temps-ci. L’ironie du sort, j’allais dire, c’est que tu n’as pas l’air d’être gêné par le mauvais étrange, et tu n’es pas la personne que j’ai épousée.

— Tu ne voudrais vraiment pas être mariée avec moi.

— Non, je suis certaine que ça ne marcherait pas du tout. J’ai entendu des histoires sur toi.

— Je suis désolé de l’apprendre, mais pas surpris.

— Walter me dit tout.

— J’en suis sûr. »

Au loin, sur le lac, un canard cancanait pour une raison quelconque. Des colverts nichaient dans les roseaux, de l’autre côté.

« Est-ce que Walter t’a dit que j’avais crevé les pneus neige de Blake ? » demanda Patty.

Richard haussa les sourcils, et elle lui raconta l’histoire.

« C’est vraiment con, dit-il avec admiration, quand elle eut terminé.

— Je sais. N’est-ce pas ?

— Walter sait tout ça ?

— Euh… Bonne question.

— J’imagine que tu ne lui dis pas tout.

— Mon Dieu, Richard, je ne lui dis rien du tout.

— Mais tu pourrais, je crois. Tu verrais peut-être qu’il en sait beaucoup plus que ce que tu crois. »

Elle inspira profondément et demanda quel genre de secrets Walter savait d’elle.

« Il sait que tu n’es pas heureuse, dit Richard.

— Je pense que ça ne demande pas un grand discernement. Quoi d’autre ?

— Il sait que tu lui mets sur le dos le départ de Joey.

— Oh ça, dit-elle. Ça, je lui ai plus ou moins dit. Ça ne compte pas vraiment.

— D’accord. Alors pourquoi tu ne me dirais pas, à moi ? Mis à part le fait que tu crèves des pneus, qu’est-ce qu’il ne sait pas sur toi ? »

Patty réfléchit à la question, mais ne vit rien d’autre que le grand vide de sa vie, le grand vide de son nid, l’inutilité de son existence maintenant que les enfants étaient partis. Le sherry l’avait rendue triste.

« Pourquoi tu ne me chanterais pas quelque chose pendant que j’apporte le dîner ? Tu veux bien ?

— Je ne sais pas, dit Richard. Je trouve ça un peu bizarre.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Je trouve ça bizarre, c’est tout.

— Tu es chanteur. C’est ton boulot. Tu chantes.

— Peut-être que je n’ai jamais eu l’impression que tu aimais particulièrement mes chansons.

— Chante-moi “Dark Side of the Bar”. J’adore cette chanson. »

Il soupira en baissant la tête, croisa les bras et parut s’endormir.

« Quoi ? dit-elle.

— Je crois que je vais partir demain, si ça te va.

— D’accord.

— Il ne reste pas plus de deux jours de travail. On peut déjà se servir du deck en l’état.

— D’accord, dit-elle en se levant pour poser le verre de sherry dans l’évier. Mais je peux te demander pourquoi ? Parce que, tu vois, c’est vraiment sympa de t’avoir ici.

— Il vaut mieux que je parte, c’est tout.

— D’accord. Comme tu voudras. Il faut encore dix minutes, pour le poulet, si tu veux bien nous mettre la table. »

Il ne bougea pas de sa place.

« C’est Molly qui a écrit cette chanson, dit-il après un moment. C’était pas à moi de l’enregistrer. C’était plutôt dégueu de ma part, de faire ça. Une dégueulasserie délibérée et calculée.

— Elle est vraiment jolie et triste. Et tu voulais faire quoi ? Ne pas la prendre ?

— Oui, en fait. Ne pas la prendre. C’est ça qui aurait été sympa.

— Je suis désolée pour vous deux. Vous êtes restés ensemble longtemps, tous les deux.

— Oui et non, pas tout le temps.

— C’est vrai, je le sais, mais n’empêche. »

Il resta assis à méditer pendant qu’elle mit la table, remua la salade et découpa le poulet. Elle s’était dit qu’elle n’aurait pas d’appétit, mais après la première bouchée de poulet elle se souvint qu’elle n’avait rien mangé depuis la veille au soir et que sa journée avait démarré à cinq heures du matin. Richard mangea également, en silence. Leur silence finit, à un certain point, par devenir remarquable et excitant, puis la minute d’après, épuisant et décourageant. Elle débarrassa la table, rangea les restes, fit la vaisselle, et constata que Richard s’était retiré pour fumer sur la petite terrasse abritée par une moustiquaire. Le soleil avait enfin disparu, mais le ciel était encore clair. Oui, se dit-elle, il valait mieux qu’il s’en aille. Bien mieux, bien mieux.

Elle sortit sur la terrasse.

« Je crois que je vais aller lire au lit », dit-elle.

Richard fit un signe de tête.

« Bon programme. Je te vois demain matin.

— Les soirées sont vraiment longues, dit-elle. La lumière ne veut pas mourir, on dirait.

— C’était vraiment super d’être ici. Vous êtes très généreux, tous les deux.

— Oh, c’est surtout Walter. Cela ne m’était pas venu à l’idée, de te proposer ça.

— Il a confiance en toi, dit Richard. Si tu as confiance en lui, tout ira bien.

— Oui, enfin, peut-être que oui, peut-être que non.

— Tu ne veux plus être avec lui ? »

C’était une bonne question.

« Je ne veux pas le perdre, dit-elle, si c’est ce que tu veux dire. Je ne passe pas mon temps à songer à le quitter. En fait, je compte plus ou moins les jours en attendant que Joey se lasse des Monaghan. Il a encore une année complète de lycée à faire.

— Je ne suis pas sûr de comprendre.

— Juste que je me dois encore à ma famille.

— Tant mieux. C’est une belle famille.

— Bien, bon, à demain matin.

— Patty… »

Il éteignit sa cigarette dans le compotier de Noël danois de Dorothy qui lui servait de cendrier.

« Je ne veux pas être celui qui fout en l’air le couple de mon meilleur ami.

— Non ! Mon Dieu, non ! s’exclama-t-elle en pleurant presque sous l’effet de la déception. Mais vraiment, Richard, je suis désolée, mais qu’est-ce que j’ai dit ? J’ai dit que j’allais me coucher et que je te verrais demain matin. C’est tout ce que j’ai dit ! J’ai dit que ma famille était importante pour moi. Voilà exactement ce que j’ai dit. »

Il lui adressa un coup d’œil très impatient et très sceptique.

« Sérieusement !

— OK, bien sûr, dit-il. Je ne voulais pas sous-entendre quoi que ce soit. J’essayais juste de comprendre la tension qu’il y a ici. Tu te souviens peut-être qu’on a déjà eu une conversation de ce genre.

— Je m’en souviens, oui.

— Je pensais qu’il valait mieux l’évoquer que de ne pas l’évoquer.

— Pas de problème. J’apprécie. Tu es vraiment un bon ami. Et tu ne devrais pas te sentir obligé de partir demain à cause de moi. Pas de raison d’avoir peur de quoi que ce soit. Pas de raison de fuir.

— Merci. Mais je vais peut-être partir quand même.

— Pas de problème. »

Elle rentra pour gagner le lit de Dorothy, où dormait Richard avant que Walter et elle n’arrivent pour l’en chasser. De l’air frais sortait des recoins où il s’était tapi durant la longue journée, mais le crépuscule bleuté s’attardait avec insistance à toutes les fenêtres. C’était une lumière de rêve, une lumière de folie, qui refusait de s’en aller. Elle alluma une lampe pour la diminuer. Les résistants avaient été démasqués ! On était percés à jour ! Vêtue de son pyjama de flanelle, allongée sur le lit, elle se rejoua tout ce qu’elle avait dit durant ces dernières heures et fut horrifiée par quasiment chaque phrase. Elle entendit l’écho sonore des toilettes quand Richard alla y vider sa vessie, puis la chasse d’eau, les eaux chantant dans les tuyaux, et la pompe qui peine brièvement sur une note plus grave. Uniquement pour trouver un peu de répit, elle prit Guerre et Paix et lut un long moment.

L’autobiographe se demande si les choses auraient tourné différemment si elle n’avait pas atteint les pages précises dans lesquelles Natacha Rostov, qui de toute évidence était promise à ce gentil idiot de Pierre, tombe amoureuse du grand ami de ce dernier, le très cool prince Andrei. Patty n’avait pas vu ça venir. La perte de Pierre lui fit l’impression, à mesure qu’elle lisait, d’une catastrophe au ralenti. Les choses n’auraient sans doute pas été différentes pour finir, mais l’effet que ces pages eurent sur elle, leur pertinence, fut quasiment psychédélique. Elle lut jusqu’après minuit, s’absorbant même dans les passages militaires, et fut soulagée de voir, quand elle éteignit enfin sa lampe, que le crépuscule avait fini par disparaître.

Plus tard, dans son sommeil, à une heure encore sombre, elle se leva, traversa le couloir, entra dans la chambre de Richard et se glissa dans le lit à côté de lui. La pièce était froide et elle se colla contre lui.

« Patty… »

Mais elle dormait et secoua la tête, ne voulant pas se réveiller, il n’y avait rien à faire contre elle, elle était très déterminée dans son sommeil. Elle s’étala sur et autour de lui, cherchant un contact maximum, se sentant assez grande pour le recouvrir entièrement, pressant son visage contre la tête de Richard.

« Patty…

— Mmmm…

— Si tu dors, il faut te réveiller.

— Non, je dors… vraiment. Ne me réveille pas. »

Son pénis luttait pour s’échapper de son caleçon. Elle frotta son ventre contre lui.

« Je suis désolé, dit-il en se tortillant sous elle. Il faut que tu te réveilles.

— Non, ne me réveille pas. Baise-moi.

— Mon Dieu… »

Il essaya de se dégager, mais elle se recolla à lui comme une amibe. Il lui attrapa les poignets pour la maintenir à distance.

« Les gens inconscients, tu me crois ou pas, mais pour moi, c’est ma limite.

— Mmm… dit-elle en déboutonnant son pyjama. On dort tous les deux. On est tous les deux en train de faire un rêve magnifique.

— Oui, mais les gens se réveillent le matin et ils se souviennent de leurs rêves.

— Mais si ce ne sont que des rêves… je suis en train de rêver. Je me rendors. Tu te rendors aussi. Tu dors. On dort tous les deux… et après je repars. »

Qu’elle puisse dire ça, et non seulement le dire mais s’en souvenir très clairement par la suite, jette un doute certain sur l’authenticité de son état de sommeil. Mais l’autobiographe maintient qu’elle n’était pas éveillée au moment où elle a trahi Walter et où elle a senti l’ami de ce dernier la pénétrer violemment. Peut-être imitait-elle la légendaire autruche en gardant les yeux bien fermés, ou peut-être était-ce parce qu’elle ne conserva aucun souvenir d’un plaisir particulier, juste une conscience abstraite que la chose avait été faite, mais si elle se lance dans une expérience de pensée et qu’elle imagine une sonnerie de téléphone retentissant en pleine action, l’état dans lequel elle imagine se retrouver à cause du choc est un état de réveil, d’où il découle logiquement que, en l’absence de toute sonnerie de téléphone, l’état dans lequel elle se trouvait était le sommeil.

Ce n’est qu’une fois la chose faite qu’elle se réveilla, alarmée, qu’elle se reprit et regagna très vite son propre lit. Et l’instant d’après, elle constata qu’il y avait de la lumière aux fenêtres. Elle entendit Richard se lever et aller uriner aux toilettes. Elle s’efforça ensuite de déchiffrer les bruits qu’il fit – chargeait-il son camion ou se remettait-il au travail ? On aurait bien dit qu’il se remettait au travail ! Lorsqu’elle parvint enfin à rassembler assez de courage pour sortir de sa cachette, elle le trouva agenouillé derrière la maison, qui triait un tas de chutes de bois. Le soleil brillait mais c’était un disque flou entouré de nuages légers. Un changement de temps ridait la surface du lac. Sans tous les reflets et les éclats de lumière, les bois paraissaient plus clairsemés et plus vides.

« Hé ! Bonjour, dit Patty.

— Bonjour, dit Richard sans lever les yeux vers elle.

— Tu as pris ton petit déjeuner ? Tu as faim ? Je te fais des œufs ?

— J’ai pris du café, merci.

— Je vais te faire des œufs. »

Il se releva, cala les mains sur ses hanches et regarda le bois. Il n’avait toujours pas posé les yeux sur elle.

« Je remets les choses en place pour Walter, pour qu’il sache ce qu’il y a, là.

— D’accord.

— Il va me falloir une heure ou deux pour charger. Fais ce que tu as à faire.

— D’accord. Tu as besoin d’aide ? »

Il fit non de la tête.

« Et tu es sûr, pour le petit déjeuner ? »

Il n’offrit aucune réponse d’aucune sorte à cette question-là.

Il vint alors à Patty, avec une curieuse netteté, une sorte de liste de noms sur PowerPoint, classés par ordre décroissant de bonté, à la tête de laquelle se trouvait bien sûr Walter, suivi de près par Jessica puis plus loin par Joey et Richard et ensuite, tout au fond de la cave, loin derrière tout le monde, son vilain nom à elle.

Elle but son café dans sa chambre et resta assise à écouter les bruits produits par les préparatifs de Richard, le cliquetis des clous que l’on range, le bruit plus sonore des caisses à outils. Plus tard dans la matinée, elle s’aventura à sortir pour lui demander s’il n’allait pas au moins rester déjeuner avant de partir. Il accepta, mais pas de manière très amicale. Elle avait trop peur pour avoir envie de pleurer, elle alla donc faire des œufs durs pour une salade. Son plan, son espoir ou bien son fantasme, si toutefois elle s’autorisait à être consciente d’en avoir un, avait été que Richard oublierait son intention de partir ce jour-là, qu’elle referait la somnambule la nuit prochaine, et que tout serait à nouveau agréable et non dit le lendemain, qu’il y aurait ensuite une autre séance de somnambulisme, puis une autre journée agréable, et ensuite Richard chargerait son camion et rentrerait à New York, et bien plus tard dans sa vie, elle se souviendrait des rêves intenses et étonnants qu’elle avait faits durant quelques nuits à Nameless Lake, et elle se demanderait, une fois tout danger disparu, si quelque chose s’était vraiment passé. Ce vieux plan (ou espoir, ou fantasme) était maintenant en ruine. Le nouveau exigeait d’elle de s’efforcer d’oublier la nuit précédente et de feindre que rien ne s’était jamais passé.

Une chose dont on peut dire avec certitude qu’elle n’était pas incluse dans le nouveau plan était de laisser le déjeuner à moitié consommé sur la table, puis de retrouver son jean par terre et l’entrejambe de son maillot de bain douloureusement coincé sur le côté pendant qu’il la baisait jusqu’à l’extase contre le mur au papier peint innocent du vieux salon de Dorothy, en plein jour, alors qu’elle était aussi éveillée qu’on pût l’être. Nulle trace sur le mur, mais pourtant l’endroit demeura pour toujours clair et distinct. C’était un petit corrélat de l’univers changé et altéré pour toujours par son histoire. Il devint, cet endroit, une troisième et discrète présence dans la pièce, avec elle et Walter, lors des week-ends qu’ils passèrent seuls ici par la suite. Elle, en tout cas, avait eu l’impression d’avoir un rapport sexuel pour la première fois de sa vie. Ce qui vous ouvre les yeux, bien sûr. Elle était donc dorénavant perdue, bien qu’il dût s’écouler du temps avant que cela apparaisse clairement.

« Bien, bon, dit-elle, une fois assise par terre, la tête contre l’endroit où s’était appuyé son derrière. C’était intéressant. »

Richard avait remis son pantalon et faisait les cent pas autour d’elle sans raison.

« Je crois que je vais me permettre de fumer dans ta maison, si tu veux bien.

— Je crois qu’étant donné les circonstances, on fera bien une exception. »

Le temps avait fini par se couvrir, avec une brise fraîche qui entrait par les moustiquaires. Tout chant d’oiseau avait cessé, et le lac semblait désolé. La nature attendait que le coup de frais passe.

« Pourquoi tu portes un maillot de bain, en fait ? » demanda Richard en allumant sa cigarette.

Patty rit.

« Je pensais aller me baigner, une fois que tu serais parti.

— Il gèle.

— Oui, enfin pas un long bain, bien sûr.

— Juste une petite mortification de la chair.

— Exactement. »

La brise fraîche et la fumée de la Camel de Richard se mêlaient comme la joie au remords. Patty se remit à rire sans raison, puis elle trouva quelque chose de drôle à dire.

« Tu crains peut-être aux échecs, dit-elle, mais tu es vraiment fort à l’autre jeu.

— Ferme-la, bordel ! » dit Richard.

Elle ne put vraiment juger le ton de Richard, mais, craignant d’y déceler de la colère, elle lutta pour cesser de rire.

Richard s’assit sur la table basse et fuma avec une grande détermination.

« On ne doit plus jamais refaire ça », dit-il.

Un nouveau ricanement échappa à Patty ; elle ne put le réprimer.

« Ou alors encore juste une ou deux fois et puis plus jamais.

— Ouais, et où ça nous mène ?

— On peut dire qu’on gratterait là où ça nous démange, ce serait déjà ça.

— C’est pas comme ça que ça marche, d’après mon expérience.

— Et j’imagine que je dois me fier à ton expérience, pas vrai ? Puisque je n’en ai pas moi-même.

— Voilà les options, dit Richard. On s’arrête maintenant, ou tu quittes Walter. Et puisque ça, ça n’est pas acceptable, on s’arrête maintenant.

— Ou, troisième possibilité, on pourrait ne pas s’arrêter et ne rien lui dire.

— Je ne veux pas vivre comme ça. Toi si ?

— Il est vrai qu’on est deux des personnes qu’il aime le plus au monde.

— La troisième étant Jessica.

— C’est une consolation de penser, dit Patty, qu’elle me haïrait pour le restant de mes jours et se mettrait totalement de son côté. Il aurait toujours ça.

— Ce n’est pas ce qu’il veut, et je ne vais pas lui faire ça. »

Patty rit à nouveau en pensant à Jessica. C’était une jeune personne très bonne, douloureusement sérieuse et péniblement mûre, et l’exaspération qu’elle ressentait envers Patty et Joey – sa mère inepte et son frère insupportable – était souvent extrême au point d’en paraître comique. Patty aimait beaucoup sa fille et aurait été réellement dévastée si elle avait perdu son estime. Mais malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher de s’amuser de l’opprobre de Jessica. Ça faisait partie de leur fonctionnement à toutes les deux ; et Jessica était trop absorbée par son propre sérieux pour s’en soucier.

« Dis-moi, demanda-t-elle à Richard, tu crois que c’est possible, que tu sois homosexuel ?

— Tu me demandes ça maintenant ?

— Je ne sais pas. C’est juste que des fois les types qui se sentent obligés de baiser un million de femmes essaient de prouver quelque chose. De réfuter quelque chose. Et j’ai l’impression que tu te soucies plus du bonheur de Walter que du mien.

— Fais-moi confiance, là-dessus. Ça ne m’intéresse pas du tout d’embrasser Walter.

— Non, je sais, je sais. Mais il n’empêche. Je veux dire, je suis sûre que tu te lasserais très vite de moi. Tu me verrais nue à quarante-cinq ans, et tu te dirais, Mmm… Est-ce que je veux encore ça ? Je ne crois pas ! Tandis qu’avec Walter, tu ne te lasseras jamais, parce que tu n’as pas envie de l’embrasser. Tu peux donc juste rester proche de lui pour toujours.

— C’est du D. H. Lawrence, ça, dit Richard, agacé.

— Encore un auteur qu’il faut que je lise.

— Ou pas. »

Elle frotta ses yeux fatigués et sa bouche gercée. Elle était, au bout du compte, très heureuse du tour que les choses avaient pris.

« Tu es vraiment très doué, avec tes outils », dit-elle en ricanant à nouveau.

Richard se remit à faire les cent pas.

« Essaie d’être un peu sérieuse, d’accord ? Fais un effort.

— Mais c’est notre moment, là, Richard. C’est tout ce que je dis. Il nous reste un ou deux jours, on en profite, ou pas. Ils seront vite passés, d’une manière ou d’une autre.

— J’ai fait une erreur, dit-il. Je n’ai pas assez réfléchi. J’aurais dû partir hier matin.

— Et une partie de moi aurait été contente que tu le fasses. Et cette partie est assez importante.

— J’aime bien te voir, dit-il. J’aime bien être près de toi. Je suis heureux de penser que Walter est avec toi… parce que tu es spéciale. Je me suis dit que ce serait chouette de rester un ou deux jours de plus. Mais c’était une erreur.

— Bienvenue à Pattyland. Le Pays des Erreurs.

— Il ne m’était pas venu à l’idée que tu serais somnambule. »

Elle éclata de rire.

« C’était un coup assez génial, non ?

— Bon sang, calme-toi, d’accord ? Tu m’énerves.

— Oui, mais le mieux, c’est que ça n’a même pas d’importance. Qu’est-ce qui peut arriver de pire, maintenant ? Tu vas t’énerver et tu vas partir. »

Il la regarda alors, puis sourit, et la pièce s’emplit (métaphoriquement) de soleil. De l’avis de Patty, c’était un très bel homme.

« Je t’aime beaucoup, dit-il. Vraiment. Je t’ai toujours bien aimée.

— Je te renvoie le compliment.

— Je voulais que tu aies une bonne vie. Tu comprends ? Je trouvais que tu étais une personne qui méritait vraiment Walter.

— Et c’est donc pour ça que tu es sorti ce soir-là à Chicago et que tu n’es jamais revenu.

— Ça n’aurait pas marché à New York. Ça se serait mal terminé.

— Si tu le dis.

— Je le dis. »

Patty hocha la tête.

« Alors, tu voulais vraiment coucher avec moi, ce soir-là.

— Oui. Vraiment. Mais pas seulement coucher. Te parler. T’écouter. C’est ça, la différence.

— Eh bien, c’est sans doute bon à savoir. Je peux rayer cette inquiétude de ma liste, là, vingt ans après. »

Richard alluma une autre cigarette et ils restèrent assis un moment, séparés par un vieux tapis oriental bon marché ayant appartenu à Dorothy. Il y avait des soupirs dans les arbres, la voix d’un automne qui n’était jamais loin dans le nord du Minnesota.

« Potentiellement, c’est une situation un peu difficile, alors, finit par dire Patty.

— Oui.

— Plus difficile que je ne l’avais peut-être pensé.

— Oui.

— Donc, il aurait mieux valu que je ne fasse pas de somnambulisme.

— Oui. »

Elle se mit à pleurer en pensant à Walter. Depuis des années, ils avaient passé si peu de nuits séparés qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de regretter son absence et de l’apprécier, comme elle regrettait son absence et l’appréciait en ce moment. Cela allait marquer le début d’une terrible confusion sentimentale, une confusion dont l’autobiographe souffre encore. Déjà, ici, au Nameless Lake, dans la lumière d’un soleil toujours couvert, elle voyait très clairement le problème. Elle était tombée amoureuse du seul homme au monde qui aimait Walter et qui désirait le protéger autant qu’elle ; n’importe qui d’autre aurait tenté de la monter contre lui. Et pire encore, dans un sens, elle se sentait une certaine responsabilité envers Richard, sachant qu’il n’y avait personne comme Walter dans sa vie, et que la loyauté de Richard envers Walter, il le disait lui-même, était une des rares choses, avec la musique, qui le sauvaient en tant qu’être humain. Et tout cela, dans son sommeil et son égoïsme, elle l’avait mis en danger. Elle avait profité d’une personne qui était perturbée et fragile mais qui essayait malgré tout de maintenir une sorte d’ordre moral dans sa vie. Et elle pleurait donc pour Richard, aussi, mais plus encore pour Walter, et pour elle-même et sa pauvre personne malchanceuse et mal avisée.

« Ça fait du bien de pleurer, dit Richard, même si je ne pense pas avoir un jour essayé.

— C’est un peu comme un puits sans fond, une fois qu’on est dedans », dit Patty en reniflant.

Elle eut soudain froid, dans son maillot de bain, et elle ne se sentit pas bien. Elle alla entourer de ses bras les larges et chaudes épaules de Richard, et s’allongea avec lui sur le tapis oriental, et c’est ainsi que s’écoula ce long après-midi d’un gris argenté.

Trois fois, en tout. Une, deux, trois. Une fois en dormant, une fois violemment, et puis une fois avec tout l’orchestre. Trois : un petit nombre pathétique. L’autobiographe a maintenant passé une bonne partie de ces dernières années à compter et à recompter, mais ça ne va jamais au-delà de trois.

Il n’y a par ailleurs pas grand-chose à raconter, et la majeure partie de ce qui reste à dire consiste en d’autres erreurs. La première, elle la fit de concert avec Richard, alors qu’ils étaient toujours étendus sur le tapis. Ils ont décidé ensemble – d’un commun accord – qu’il devait partir. Ils ont décidé ça rapidement, alors qu’ils étaient courbaturés et épuisés, il devait partir tout de suite, avant qu’ils s’enfoncent davantage, ils réfléchiraient ensuite tous les deux très sérieusement à la situation et aboutiraient à une décision raisonnable, qui, si elle s’avérait négative, ne serait que plus douloureuse au cas où il resterait plus longtemps.

Ayant pris cette décision, Patty se redressa et fut surprise de constater que les arbres et le deck étaient trempés. La pluie était si fine qu’elle ne l’avait pas entendue taper sur le toit, si douce qu’elle ne s’était pas écoulée dans les gouttières. Elle enfila le tee-shirt rouge délavé de Richard et lui demanda si elle pouvait le garder.

« Pourquoi tu veux mon tee-shirt ?

— Il sent ton odeur.

— Ce qui n’est généralement pas considéré comme un plus.

— Je veux juste un truc à toi.

— D’accord. Espérons que ce sera le seul truc.

— J’ai quarante-deux ans, dit-elle. Ça me coûterait vingt mille dollars pour tomber enceinte. Sans vouloir te casser ton rêve.

— Je suis très fier de mon score de zéro. Ne le fous pas en l’air, d’accord ?

— Et moi ? dit-elle. Je dois me demander si je n’ai pas amené une maladie dans la maison ?

— Je suis à jour dans mes vaccins, si c’est ce à quoi tu penses. Je suis en général d’une prudence paranoïaque.

— Je parie que tu dis ça à toutes les filles. »

Et ainsi de suite. Dans l’ensemble, très bavardage entre potes, et, dans la légèreté du moment, elle lui dit qu’il n’avait pas d’excuse maintenant pour ne pas lui chanter une chanson avant de partir. Il sortit son banjo et gratta l’instrument pendant qu’elle faisait des sandwichs qu’elle enveloppa dans du papier aluminium.

« Tu devrais peut-être passer la nuit ici et partir tôt demain matin », lui dit-elle.

Il sourit comme s’il refusait d’honorer la proposition d’une réponse.

« Je suis sérieuse, dit-elle. Il pleut, il va faire noir.

— Aucune chance, dit-il. Désolé. Je ne te ferai plus jamais confiance. Il va juste falloir que tu vives avec ça.

— Ah-ah-ah, dit-elle. Pourquoi tu ne chantes pas ? Je veux entendre ta voix. »

Pour lui faire plaisir, il chanta « Shady Grove ». Il était devenu, avec les années, contrairement à ses attentes initiales, un chanteur doué et assez nuancé, et il avait un tel coffre qu’il pouvait vraiment faire exploser votre maison.

« Bien, je vois ce que tu veux dire, dit-elle quand il eut fini. Mais ça ne rend pas les choses plus faciles pour moi. »

Une fois que les musiciens sont lancés, cela dit, ils détestent s’arrêter. Richard accorda sa guitare et chanta trois chansons country que Walnut Surprise enregistra plus tard pour Nameless Lake. Certaines paroles étaient à peine plus que des syllabes sans aucun sens, qui seraient rejetées et remplacées par de bien meilleures choses, mais Patty fut pourtant si touchée et enthousiasmée par sa voix, dans ce style country qu’elle reconnaissait et adorait, qu’elle se mit à crier au milieu de la troisième chanson, « STOP ! D’ACCORD ! ASSEZ ! STOP ! ASSEZ ! D’ACCORD ! ». Mais il ne voulait pas s’arrêter et il était absorbé dans sa musique au point qu’elle se sentit très seule et abandonnée et se mit à pleurer à gros sanglots ; elle devint si hystérique qu’il n’eut plus d’autre choix que cesser de chanter – bien qu’il fût de toute évidence toujours furieux de l’interruption – pour tenter, en vain, de la calmer.

« Tiens, voilà tes sandwichs, dit-elle en les lui jetant dans les bras, et voilà la porte. On a dit que tu partais, alors tu pars. D’accord ? Maintenant ! Je suis sérieuse ! Maintenant. Je suis désolée de t’avoir demandé de chanter, C’EST ENCORE MA FAUTE, mais on va essayer de tirer les leçons de nos erreurs, d’accord ? »

Il inspira profondément et se redressa comme s’il allait dire quelque chose, mais ses épaules s’affaissèrent et il laissa la grande déclaration s’échapper en silence de ses poumons.

« Tu as raison, dit-il irrité. Je n’ai pas besoin de ça.

— On a pris la bonne décision, tu ne crois pas ?

— Sans doute, oui.

— Alors vas-y. »

Et il est parti.

Et elle devint une bien meilleure lectrice. Tout d’abord par besoin désespéré de s’échapper, plus tard pour trouver de l’aide. Lorsque Walter rentra de la Saskatchewan, elle avait liquidé le reste de Guerre et Paix en un marathon de trois jours. Natacha s’était promise à Andrei, mais avait ensuite été séduite par le méchant Anatole et Andrei, désespéré, était parti recevoir une blessure mortelle à la guerre, ne survivant que le temps d’être soigné par Natacha et de lui pardonner ; sur ce, le bon vieux Pierre, qui avait un peu grandi et beaucoup réfléchi quand il était prisonnier de guerre, surgit pour se présenter à Natacha comme prix de consolation ; et ils eurent des flopées de bébés. Patty avait l’impression d’avoir vécu une existence entière condensée en trois jours, et lorsque son Pierre à elle revint des grandes étendues sauvages, méchamment brûlé par le soleil malgré de religieuses applications d’écran total indice maximum, elle était prête à l’aimer de nouveau. Elle alla le chercher à Duluth et l’écouta lui raconter ses journées passées avec ses millionnaires écolos, qui lui avaient généreusement ouvert leurs portefeuilles.

« C’est incroyable, dit Walter, une fois rentré à la maison, quand il vit le deck pratiquement terminé. Il vient là quatre mois et il n’est pas capable de faire les huit dernières heures de travail.

— Je crois qu’il n’en pouvait plus, des bois, dit Patty. Je lui ai dit qu’il valait mieux qu’il rentre à New York. Il a écrit des chansons géniales, ici. Il était prêt à repartir. »

Walter fronça les sourcils.

« Il t’a chanté des chansons ?

— Trois, dit-elle en se détournant de lui.

— Et elles étaient bonnes ?

— Vraiment bonnes. »

Elle se dirigea vers le lac, Walter la suivit. Il n’était pas difficile de garder ses distances avec lui. Ils avaient été un de ces couples qui s’embrassaient et s’étreignaient à chaque retrouvaille uniquement au début de leur relation.

« Vous vous êtes bien entendus, tous les deux ? demanda Walter.

— C’était un peu difficile. J’étais contente qu’il parte. J’ai dû boire un grand verre de sherry le soir où il était là.

— Ce n’est pas si mal. Un verre. »

Une partie du contrat qu’elle avait signé avec elle-même consistait à ne pas raconter de mensonges à Walter, pas même de petits mensonges, de ne prononcer aucun mot qui ne pourrait être interprété comme la vérité.

« J’ai lu comme une folle, dit-elle. Je crois que Guerre et Paix est vraiment le meilleur livre que j’aie jamais lu.

— Je suis jaloux, dit Walter.

— Ah bon ?

— Jaloux de ne plus pouvoir lire ce livre pour la première fois. Et de ne plus avoir des journées entières pour le faire.

— C’était génial. J’ai l’impression que ça m’a changée.

— Tu as l’air un peu changée, en fait.

— Pas dans le mauvais sens, j’espère.

— Non. Juste différente. »

Une fois au lit avec lui ce soir-là, elle enleva son pyjama et fut soulagée de constater quelle le désirait davantage, et pas moins, après ce qu’elle avait fait. Faire l’amour avec lui, c’était bien. Il n’y avait rien de mal à ça.

« Il faut qu’on le fasse plus souvent, dit-elle.

— Quand tu veux. Absolument quand tu veux. »

Cet été-là, ils connurent une sorte de seconde lune de miel, alimentée par les remords et l’ennui sexuel de Patty. Elle fit de son mieux pour être une bonne épouse, pour faire plaisir à son excellent mari, mais un récit exhaustif de la réussite de ces efforts doit inclure les e-mails qu’elle et Richard commencèrent à échanger dans les jours qui ont suivi le départ de ce dernier, et la permission qu’elle lui donna plus ou moins, quelques semaines plus tard, de prendre un avion pour Minneapolis et de monter au Nameless Lake avec elle pendant que Walter organisait un autre séjour de VIP vers les Boundary Waters. Elle effaça immédiatement l’e-mail contenant les informations de vol de Richard, tout comme elle avait effacé tous les autres, mais pas avant d’avoir mémorisé le numéro de vol et l’heure d’arrivée.

Une semaine avant la date prévue, elle retrouva le lac et la solitude et s’abandonna entièrement à son malaise. Ce qui consista à se soûler sévèrement tous les soirs, pour se réveiller plus tard prise de panique, de remords et d’indécision, avant de passer la matinée à dormir, puis de lire des romans dans un état de calme factice, comme en suspens, pour finir par bondir et faire les cent pas pendant une heure ou plus auprès du téléphone, en essayant de décider s’il fallait appeler Richard pour lui dire de ne pas venir, et ouvrir finalement une bouteille dans le but de chasser le tout pendant quelques heures.

Lentement, le nombre des jours qui restaient s’approcha de zéro. La veille au soir, elle se soûla au point de vomir, s’endormit dans le salon et reprit brusquement conscience juste avant l’aube. Afin d’empêcher ses mains et ses bras de trembler trop pour pouvoir faire le numéro de Richard, elle dut s’allonger sur le sol toujours pas jointoyé de la cuisine.

Elle tomba sur sa boîte vocale. Il avait trouvé un autre appartement plus petit, à quelques rues du précédent. Tout ce qu’elle pouvait imaginer de ce nouvel endroit était une version plus grande de la chambre noire de l’appartement qu’il avait jadis partagé avec Walter, l’appartement d’où elle l’avait délogé. Elle fit à nouveau le numéro, et tomba une fois encore sur la boîte vocale. Elle fit le numéro une troisième fois, et là, Richard répondit.

« Ne viens pas, dit-elle. Je ne peux pas faire ça. »

Il ne dit rien, mais elle l’entendit respirer.

« Je suis désolée, dit-elle.

— Tu veux pas me rappeler dans une heure ou deux ? Pour voir comment tu te sens dans la matinée.

— J’ai été malade. J’ai vomi.

— Désolé de l’apprendre.

— Je t’en prie, ne viens pas. Je te promets que je ne t’ennuierai plus. Je crois que j’avais juste besoin de toucher la limite pour voir que je ne pouvais pas faire ça.

— J’imagine que ça fait sens.

— C’est ce qu’il faut faire, non ?

— Probablement. Oui. Probablement.

— Je ne peux pas lui faire ça.

— Bon. Dans ce cas, je ne viens pas.

— Ce n’est pas que je ne veux pas. Je te demande simplement de ne pas venir.

— Je ferai comme tu veux.

— Mais non, mon Dieu, écoute-moi. Je te demande de faire ce que je ne veux pas, précisément. »

Il est possible que, dans le New Jersey, il ait levé les yeux au ciel en entendant cela. Mais elle savait qu’il voulait la voir, qu’il était prêt à prendre un avion dans la matinée, et la seule façon pour qu’ils tombent définitivement d’accord consistait à prolonger la conversation pendant deux heures, en tournant autour du sujet, en jouant ce conflit insoluble, jusqu’à ce que tous deux se sentent si sales, si épuisés et si dégoûtés l’un de l’autre que l’idée de se retrouver devienne réellement peu plaisante.

L’un des principaux ingrédients contribuant au malheur de Patty, lorsqu’ils finirent par raccrocher, fut l’impression qu’elle avait de gaspiller l’amour de Richard. Elle savait que c’était un homme que la connerie féminine irritait suprêmement, et le fait qu’il ait dû supporter la sienne pendant deux heures non-stop, c’est-à-dire cent dix-neuf minutes de plus que ce que la constitution de Richard lui permettait de supporter, emplit Patty de gratitude et de chagrin, en pensant à ce gâchis, un vrai gâchis. Le gâchis de l’amour de Richard.

Ce qui poussa Patty – cela va presque sans dire – à l’appeler à nouveau vingt minutes plus tard et à l’entraîner dans une version un peu plus courte mais encore plus misérable du premier appel. Un petit avant-goût de ce qu’elle ferait plus tard un peu plus longuement avec Walter à Washington : plus elle s’échinait à lui faire perdre patience, plus il montrait de patience, et plus il montrait de patience, plus il était difficile de le lâcher. Heureusement, la patience que Richard avait avec elle, contrairement à celle de Walter, n’avait rien d’infini. Il finit par tout simplement lui raccrocher au nez et ne répondit pas quand elle rappela, une heure plus tard, peu de temps avant l’heure supposée à laquelle il devait partir vers l’aéroport de Newark pour prendre son avion.

Malgré le fait qu’elle avait à peine dormi, et vomi le peu qu’elle avait mangé la veille, elle se sentit immédiatement plus fraîche, plus énergique, avec les idées plus claires. Elle nettoya la maison, lut la moitié d’un roman de Joseph Conrad que Walter lui avait recommandé, et n’alla pas acheter de vin. Quand Walter revint des Boundary Waters, elle prépara un superbe repas, se jeta à son cou et – chose rare – le fit se tortiller un peu sous l’intensité de son affection.

Ce qu’elle aurait dû alors faire, c’était trouver un travail, reprendre ses études ou se lancer dans le bénévolat. Mais il semblait toujours y avoir quelque chose qui se mettait en travers. Il y avait la possibilité que Joey se reprenne et revienne à la maison pour sa dernière année de lycée. Il y avait la maison et le jardin qu’elle avait négligés durant cette année de dépression imbibée. Il y avait la liberté qu’elle chérissait de pouvoir aller à Nameless Lake pendant des semaines d’affilée quand bon lui semblait. Il y avait une liberté plus générale qui la tuait, elle le voyait bien, mais à laquelle elle ne pouvait pourtant pas renoncer. Il y avait le week-end des parents à la fac de Jessica à Philadelphie, auquel Walter ne pouvait se rendre, mais il était ravi que Patty montre un certain intérêt à y aller, car il avait parfois peur que Patty et Jessica ne soient pas assez proches. Et ensuite il y avait les semaines menant à ce week-end des parents, des semaines d’e-mails échangés avec Richard, des semaines à imaginer une chambre d’hôtel de Philadelphie dans laquelle ils allaient rester tout un jour et toute une nuit hors d’atteinte de tout radar. Ensuite, il y eut les mois de dépression sérieuse après ce fameux week-end des parents.

Elle avait pris l’avion pour Philadelphie un jeudi, pour passer, comme elle l’avait soigneusement expliqué à Walter, une vraie journée toute seule à jouer les touristes. En prenant un taxi pour gagner le centre-ville, elle ressentit de manière inattendue une pointe de regret à l’idée de ne pas faire exactement ça, justement : se promener dans les rues comme une femme indépendante, cultiver une vie indépendante, être une touriste raisonnable et curieuse et non une folle à la poursuite de l’amour.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, elle ne s’était pas retrouvée seule dans un hôtel depuis l’époque de la chambre 21, et fut très impressionnée par sa chambre confortable et douillette du Sofitel. Elle examina avec soin toutes les prestations en attendant l’arrivée de Richard, puis les étudia à nouveau quand l’heure prévue arriva et passa. Elle essaya de regarder la télévision, mais en fut incapable. Elle n’était plus qu’un tas de nerfs en vrac quand le téléphone finit par sonner.

« Y a eu un problème, dit Richard.

— D’accord. Bien. Y a eu un problème. D’accord, dit-elle en allant à la fenêtre pour regarder Philadelphie. Un problème avec quoi ? La jupe de quelqu’un ?

— C’est malin, ça ! dit Richard.

— Tu me donnes juste un peu de temps, dit-elle, et je te sers tous les clichés. On n’a pas encore fait dans la jalousie. C’est un peu, genre, La Première Crise de Jalousie.

— Il n’y a personne d’autre.

— Personne ? Tu veux dire qu’il n’y a eu personne ? Mon Dieu, même moi, je ne peux pas en dire autant. En tant que femme mariée, s’entend.

— Je n’ai pas dit qu’il n’y avait eu personne. J’ai dit qu’il n’y avait personne. »

Elle appuya sa tête contre la vitre.

« Je suis désolée, dit-elle. Tout ça me fait simplement me sentir trop vieille, trop laide, trop stupide, trop jalouse. Je ne supporte pas d’entendre ce qui sort de ma bouche.

— Il m’a appelé ce matin, dit Richard.

— Qui ?

— Walter. J’aurais dû laisser sonner, mais j’ai décroché. Il m’a dit qu’il s’était levé tôt pour te conduire à l’aéroport, et que tu lui manquais. Il a dit que ça se passait vraiment bien entre vous deux. “Mieux que depuis des années”, je crois que c’est ce qu’il a dit. »

Patty ne dit rien.

« Il a dit que tu allais voir Jessica, que Jessica en était secrètement très heureuse, même si elle s’inquiétait que tu puisses dire quelque chose de bizarre qui la gênerait, ou que tu n’allais peut-être pas aimer son nouveau petit ami. Walter, lui, est très heureux que tu fasses ça pour elle. »

Patty s’agitait à la fenêtre, elle luttait pour écouter.

« Il a dit qu’il regrettait de m’avoir dit certaines choses l’hiver dernier. Qu’il ne voulait pas que je me fasse une mauvaise opinion de toi. Que l’hiver dernier avait été terrible, à cause de Joey, mais que ça allait beaucoup mieux maintenant. “Mieux que depuis des années”, je suis presque sûr que c’est ce qu’il a dit. »

Un mélange d’étouffement et de sanglot produisit une ridicule et douloureuse éructation chez Patty.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Richard.

— Rien. Désolée.

— Bon, enfin tu vois…

— Je vois.

— J’ai décidé de ne pas venir.

— Oui. Je comprends. Bien sûr.

— Bien.

— Mais pourquoi tu ne viens pas quand même… Je veux dire, puisque je suis là. Et après je peux reprendre ma vie incroyablement heureuse et tu peux rentrer dans le New Jersey.

— Je te dis juste ce qu’il m’a dit.

— Ma vie incroyablement, si incroyablement heureuse. »

Ah, la tentation de l’apitoiement sur soi… Si doux pour elle, si irrésistible de donner voix à cela, si moche pour lui. Elle perçut précisément le moment où elle avait fait un pas de trop. Si elle avait gardé son calme, elle aurait pu, à force de charme et de cajoleries, le convaincre de venir à Philadelphie. Qui sait ? Elle ne serait peut-être jamais rentrée à la maison. Mais elle avait tout foutu en l’air en s’apitoyant sur elle-même. Elle l’avait senti devenir plus froid, plus distant, et elle s’était sentie encore plus désolée pour elle-même, et ainsi de suite, jusqu’au moment où elle avait dû laisser le téléphone pour s’abandonner entièrement à cette autre douceur.

D’où venait l’apitoiement sur soi ? Cette quantité extraordinaire d’apitoiement sur soi ? Selon presque tous les critères possibles, elle menait une vie très heureuse. Elle avait toutes ses journées pour penser à une façon décente et satisfaisante de vivre, et pourtant tout ce qu’elle semblait récolter avec tous ses choix et toute sa liberté, c’était de plus en plus de malheur. Du coup, l’autobiographe en arrive presque à la conclusion qu’elle se lamentait d’avoir autant de liberté.

Ce soir-là à Philadelphie, il y eut un bref mais sinistre épisode : elle descendit au bar de l’hôtel avec l’intention de lever quelqu’un. Elle découvrit rapidement que le monde est divisé entre ceux qui savent comment être à l’aise sur un tabouret de bar et ceux qui ne savent pas. En plus, les hommes avaient tous l’air vraiment stupide, et pour la première fois depuis longtemps elle se mit à penser à ce que cela faisait d’être ivre et violée, et elle rentra dans sa chambre douillette pour jouir d’autres sommets d’apitoiement sur elle-même.

Le lendemain matin, elle prit un train de banlieue pour aller à la fac de Jessica, dans un état de manque dont il ne pouvait sortir rien de bon. Bien qu’elle essayât, depuis dix-neuf ans, de faire pour Jessica tout ce que sa propre mère n’avait pas fait pour elle – elle n’avait jamais manqué un match de sa fille, l’avait inondée de son approbation, s’était familiarisée avec les arcanes de sa vie sociale, l’avait soutenue à chaque douleur et à chaque déception, s’était totalement impliquée dans le drame de ses demandes d’inscription en fac – il y avait, comme il a déjà été remarqué, une absence de réelle proximité. C’était en partie dû à la nature autonome de Jessica et en partie à l’attitude excessive de Patty avec Joey. C’était vers Joey, et non Jessica, qu’était allé son cœur débordant d’amour. Mais la porte menant à Joey était maintenant close et verrouillée à cause des erreurs qu’elle avait commises, et elle arriva sur le magnifique campus quaker en se fichant complètement du Week-end des Parents. Elle voulait juste passer un peu de temps avec sa fille.

Malheureusement, William, le nouveau petit ami de Jessica, ne comprit pas vraiment. William était un footballeur californien, un blond d’une bonne nature, dont les parents n’étaient pas venus au week-end. Il suivit Patty et Jessica au déjeuner, à la conférence d’histoire de l’art de Jessica dans l’après-midi, à sa résidence universitaire, et lorsque Patty proposa avec insistance d’emmener Jessica dîner en ville, cette dernière répondit qu’elle avait déjà réservé pour trois dans un restaurant du coin. Au restaurant, Patty écouta stoïquement Jessica pousser William à décrire l’organisation caritative qu’il avait fondée alors qu’il était encore au lycée – un programme grotesquement plein de bonnes intentions qui allait permettre à de pauvres filles du Malawi de voir leur éducation sponsorisée par des clubs de football de San Francisco. Patty n’eut pas vraiment d’autre choix que de boire du vin. À la moitié de son quatrième verre, elle décida que William devait savoir qu’elle-même avait jadis excellé dans la compétition sportive estudiantine. Dans la mesure où Jessica déclina d’apporter l’information qu’elle avait été deuxième meilleure joueuse du pays à son poste, elle se sentit obligée de le faire elle-même, et dans la mesure où cela avait l’air d’une vantardise, elle se sentit obligée de mettre un bémol en racontant l’histoire de sa groupie, ce qui la mena à la toxicomanie d’Eliza, à ses mensonges sur la leucémie, et de là, à la destruction de son genou. Elle parlait fort et, croyait-elle, de manière divertissante, mais William, au lieu de rire, ne cessait de jeter des coups d’œil nerveux à Jessica, assise les bras croisés avec un air morose.

« Oui, et alors ? finit par dire Jessica.

— Rien, dit Patty. Je ne fais que vous raconter comment se passaient les choses quand j’étais étudiante. Je ne me rendais pas compte que cela ne vous intéressait pas.

— Ça m’intéresse, eut-il la gentillesse de dire.

— Ce qui m’intéresse, dit Jessica, c’est que je n’ai jamais rien entendu de tout ça.

— Je ne t’ai jamais parlé d’Eliza ?

— Non. Tu as dû en parler à Joey.

— Je suis sûre que j’en ai parlé.

— Non, maman. Désolée, mais non.

— Bon, en tout cas, là, j’en parle, mais j’en ai peut-être dit assez.

— Peut-être ! »

Patty savait qu’elle se comportait mal, mais elle ne pouvait s’en empêcher. En voyant la tendresse qui unissait Jessica et William, elle se revit à dix-neuf ans, pensa à ses études médiocres, à ses relations malsaines avec Carter et Eliza, regretta sa vie, et s’apitoya sur son sort. Elle allait sombrer dans une dépression qui s’aggrava dangereusement le lendemain, quand elle retourna à l’université pour y subir la visite du somptueux domaine, le pique-nique sur la pelouse de la maison du président et ensuite un colloque l’après-midi (« Trouver son identité dans un monde polyvalent ») auquel assistèrent des hordes d’autres parents. Tout le monde avait l’air radieusement mieux adapté qu’elle. Les étudiants semblaient tous épanouis et compétents dans tous les domaines, y compris sans aucun doute pour ce qui était d’être à l’aise sur un tabouret de bar, et tous les parents paraissaient très fiers d’eux, très heureux d’être leurs amis, et même l’université semblait immensément fière de sa richesse et de sa mission altruiste. Patty avait certes été un bon parent ; elle avait réussi à préparer sa fille à une vie plus heureuse et plus facile que la sienne ; mais il était clair, à en juger par le langage corporel des autres familles, quelle n’avait pas été une mère géniale dans les domaines qui comptaient le plus. Tandis que les autres mères et filles avançaient épaule contre épaule dans les allées pavées, en riant ou en comparant leurs téléphones portables, Jessica marchait dans l’herbe un ou deux pas devant Patty. Le seul rôle qu’elle offrit à Patty ce week-end fut celui du parent impressionné par sa fabuleuse université. Patty fit de son mieux pour s’acquitter de cette tâche, mais, pour finir, dans un accès dépressif, elle s’assit dans l’un des fauteuils Adirondack qui ornaient la grande pelouse et supplia Jessica de venir dîner en ville avec elle sans William, qui, Dieu merci, avait un match cet après-midi-là.

Jessica se tenait à distance et la regarda, sur la défensive.

« William et moi devons étudier ce soir, dit-elle. Normalement j’aurais dû travailler tout hier et aujourd’hui.

— Je suis désolée de t’avoir empêchée de le faire, dit Patty avec une sincérité dépressive.

— Non, c’est bon, dit Jessica. Je voulais vraiment que tu viennes. Je voulais vraiment que tu voies où je passe quatre années de ma vie. C’est juste que la quantité de boulot est assez énorme.

— Non, bien sûr. C’est très bien. C’est très bien que tu puisses gérer ça. Je suis très fière de toi. Vraiment, Jessica. Je te trouve géniale.

— Euh, merci.

— C’est juste que… et si on allait dans ma chambre d’hôtel ? C’est vraiment une chambre très chouette. On peut commander au room service, regarder des films et boire ce qu’il y a dans le minibar. Enfin tu peux boire ce qu’il y a dans le minibar, je ne vais pas boire ce soir. Mais tu vois, juste une soirée entre filles, nous deux, rien qu’un soir. Tu pourras travailler tout le reste du trimestre. »

Les yeux rivés sur le sol, elle attendit le verdict de Jessica. Elle avait douloureusement conscience de proposer quelque chose de nouveau pour elles deux.

« Je crois vraiment qu’il vaudrait mieux que j’aille travailler, dit Jessica. J’ai déjà promis à William.

— Je t’en prie, Jessie. Un soir, ça ne va pas te tuer. Pour moi, ce serait beaucoup. »

Lorsque Jessica ne répondit rien à cela, Patty se força à lever les yeux. Sa fille regardait avec une maîtrise désolée le bâtiment principal de l’université. Sur un mur extérieur, Patty avait remarqué une plaque gravée des sages paroles de la promotion 1920 : FAIS BON USAGE DE TA LIBERTÉ.

« Je t’en prie, dit-elle.

— Non, dit Jessica, sans la regarder. Non ! Je n’en ai pas envie.

— Je suis désolée d’avoir trop bu et d’avoir dit ces idioties hier soir. J’aimerais que tu me laisses me rattraper.

— Je ne suis pas en train d’essayer de te punir, dit Jessica. Mais tu vois, c’est clair que tu n’aimes pas ma fac, c’est clair que tu n’aimes pas mon copain…

— Mais non, il est très bien, il est sympa, je l’aime bien. Mais c’est juste que je suis venue ici pour te voir, toi, pas lui.

— Maman, tu sais, je te rends la vie très facile. Est-ce que tu en as idée ? Je ne prends pas de drogues, je ne fais aucune des conneries que fait Joey, je ne te mets pas dans des situations embarrassantes, je ne fais pas de scènes, je ne fais rien de tout ça…

— Je le sais ! Et je t’en suis vraiment reconnaissante.

— D’accord, alors ne va pas te plaindre parce que j’ai ma vie et mes amis et que je n’ai pas envie de tout chambouler d’un coup pour toi. Je me prends en charge, tu en as tous les avantages, donc le moins que tu puisses faire, c’est de ne pas me culpabiliser là-dessus.

— Mais enfin, Jessie, on parle d’une soirée. C’est idiot d’en faire tout un fromage comme ça.

— Alors n’en fais pas un fromage. »

La maîtrise et la froideur de Jessica semblaient à Patty une juste punition pour la froideur et la rigidité quelle avait montrées à sa propre mère quand elle avait dix-neuf ans. Elle se sentait si mal, en réalité, que pratiquement tout châtiment lui aurait paru approprié. Gardant ses larmes pour plus tard – sentant quelle ne méritait aucun avantage émotionnel qu’elle aurait pu tirer de ces pleurs, ou d’un départ à la gare, l’air maussade – elle mobilisa sa propre maîtrise d’elle-même et dîna de bonne heure à l’université avec Jessica et sa camarade de chambre. Elle se comporta en adulte alors qu’elle avait pourtant le sentiment que Jessica était la véritable adulte des deux.

De retour à St. Paul, elle continua à plonger dans le puits sans fond du mal-être, et il n’y avait plus d’e-mails de Richard. L’autobiographe aimerait pouvoir dire que Patty ne lui envoya plus d’e-mails non plus, mais il devrait maintenant être clair que sa propension à l’erreur, à la souffrance et à l’auto-flagellation était sans limites. Le seul message qu’elle ne se sentit pas mal à l’aise d’envoyer fut écrit quand Walter lui annonça que Molly Tremain s’était tuée avec ses somnifères dans son appartement du Lower East Side. Patty fut très bonne dans cet e-mail et elle espère que c’est ainsi que Richard se souvient d’elle.

Le reste de l’histoire, ce que Richard a pu faire cet hiver et ce printemps-là a été raconté ailleurs, entre autres dans People, dans Spin et dans Entertainment Weekly après la sortie de Nameless Lake et l’émergence d’un « culte Richard Katz ». Michael Stipe et Jeff Tweedy furent parmi les personnalités qui vinrent soutenir Walnut Surprise en avouant avoir longtemps été des admirateurs secrets des Traumatics. Les fans mâles, blancs, cultivés et débraillés de Richard n’étaient peut-être plus aussi jeunes, mais il y en avait un certain nombre qui étaient maintenant des rédacteurs en chef importants dans la presse culturelle.

Quant à Walter, le ressentiment que l’on peut éprouver lorsque votre groupe inconnu préféré se retrouve soudain sur les playlists de tout le monde fut multiplié par mille. Walter était fier, bien sûr, que le nouveau disque porte le nom du lac de Dorothy et que tant de chansons aient été écrites dans la maison. Richard avait aussi, heureusement, arrangé les paroles afin que le « tu » des chansons, qui s’adressait à Patty, semble renvoyer à feue Molly ; c’était l’angle qu’il avait choisi pour les journalistes, sachant que Walter lisait et gardait le moindre article de presse que son ami récoltait. Mais Walter fut surtout déçu et peiné par le moment de gloire de Richard. Il dit bien qu’il comprenait pourquoi Richard ne l’appelait quasiment plus, il comprenait que Richard avait maintenant beaucoup à faire, mais en réalité il ne comprenait pas. L’état véritable dans lequel se trouvait leur amitié s’avérait être exactement ce qu’il avait toujours craint. Richard, même quand il semblait très déprimé, ne l’était jamais vraiment. Richard avait toujours eu son projet musical secret, un projet qui n’incluait pas Walter, et il finissait toujours par s’adresser avant tout à ses fans, gardant les yeux rivés sur son objectif. Un ou deux journalistes musicaux mineurs furent assez diligents pour appeler Walter en vue d’une interview, et son nom se retrouva dans des endroits improbables, le plus souvent en ligne, mais Richard, dans les interviews que lut Walter, faisait simplement référence à lui comme à « un très bon ami de fac », et aucun des grands magazines ne mentionna même son nom. Walter n’aurait pas détesté recevoir un peu plus de reconnaissance pour avoir été un soutien aussi important, moralement, intellectuellement et même financièrement, mais ce qui le fit le plus souffrir fut de voir combien il comptait peu pour Richard, comparé à l’importance que Richard avait pour lui. Et Patty ne pouvait bien évidemment pas lui apporter la plus belle preuve de l’importance que Walter avait vraiment pour Richard. Lorsque Richard trouva le temps de l’appeler, la douleur de Walter empoisonna leurs conversations et rendit Richard beaucoup moins enclin à un autre coup de fil.

C’est ainsi que Walter retrouva l’esprit de compétition. Il s’était leurré en se croyant le grand frère, et maintenant Richard le remettait à sa place. Richard avait peut-être, dans le privé, été nul aux échecs comme pour les relations à long terme et l’esprit citoyen, mais il était publiquement adoré, admiré et célébré pour sa ténacité, pour la pureté de son projet et pour ses merveilleuses nouvelles chansons. Tout cela fit que Walter se mit soudain à haïr la maison, le jardin et les petits enjeux à l’échelle du Minnesota dans lesquels il avait engouffré une si grande part de sa vie et de son énergie ; Patty fut choquée de voir l’amertume avec laquelle il rabaissait ses propres réussites. Quelques semaines après la sortie de Nameless Lake, il prenait l’avion pour Houston afin de rencontrer le multimillionnaire Vin Haven, et un mois après cela il commença à passer ses semaines de travail à Washington. Il était évident pour Patty, sinon pour Walter lui-même, que cette décision d’aller à Washington créer le Cerulean Mountain Trust et jouer à un niveau international plus ambitieux fut nourrie par un désir de compétition. En décembre, quand Walnut Surprise joua avec Wilco à l’Orpheum un vendredi soir, il ne rentra même pas à St. Paul à temps pour les voir.

Patty elle-même manqua le spectacle. Elle ne pouvait supporter d’écouter le nouveau disque – ne pouvait supporter les verbes au passé de la seconde chanson…

 

Il n’y avait personne comme toi

Pour moi. Personne

Je ne vis avec personne. N’aime

Personne. Tu étais cette personne

Qui ne ressemblait à personne

Tu étais cette personne, ce corps

Ce corps pour moi

Il n’y avait personne comme toi

 

… elle fit donc de son mieux pour imiter Richard et le reléguer dans le passé. Il y avait quelque chose d’excitant, presque Ogre d’Athènes, dans l’énergie nouvelle de Walter, et elle parvint à espérer qu’ils pourraient tous les deux démarrer une vie nouvelle à Washington. Elle aimait toujours la maison de Nameless Lake, mais elle en avait fini avec celle de Barrier Street, qui n’avait pas suffi à retenir Joey. Elle alla visiter Georgetown un après-midi, par un clair et beau samedi d’automne alors qu’un vent venu du Minnesota secouait les arbres virant au jaune, et se dit, Bien, je peux le faire. (Avait-elle également conscience de la proximité de l’université de Virginie, où Joey venait juste de s’inscrire ? Sa maîtrise de la géographie n’était peut-être pas aussi mauvaise que ce qu’elle avait toujours pensé.) Étonnamment, ce ne fut que lorsqu’elle vint pour de bon à Washington – elle traversa Rock Creek en taxi avec deux valises – qu’elle se souvint qu’elle avait toujours détesté la politique et les politiciens. Elle entra dans la maison de la 29e Rue et comprit, le cœur battant, qu’elle venait encore de faire une erreur.

Freedom
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