« Je te verrai peut-être à Washington, cet été, dit-elle. Je viendrai de New York et tu pourras m’inviter à dîner pour fêter mes fiançailles.

— Bien sûr, dit-il. Ça sera une soirée marrante, sans aucun doute.

— Je dois te prévenir que j’ai des goûts de luxe en matière de restaurants.

— Et qu’est-ce qu’il va penser, Nick, si je t’emmène dîner ?

— C’est toujours ça de moins qui sort de son porte-monnaie. Il ne lui viendrait jamais à l’idée d’avoir peur de toi. Mais, et ta petite amie ?

— Elle n’est pas du genre jaloux.

— C’est vrai, la jalousie, c’est si moche, ha-ha-ha.

— Ce qu’elle ne sait pas ne peut pas lui faire de mal.

— Oui, et y a pas mal de choses qu’elle ne sait pas, pas vrai ? Combien de petits coups de canif dans le contrat, à ton actif ?

— Cinq.

— Quatre de moins pour Nick et je lui retire chirurgicalement les testicules.

— Oui, mais si tu ne le savais pas, tu n’en souffrirais pas, correct ?

— Crois-moi, dit Jenna. Je le saurais. C’est la différence entre moi et ta petite amie. Je suis du genre jaloux, moi. Je deviens l’Inquisition espagnole dès qu’il s’agit de tromperie. Pas de quartier. » C’était intéressant à entendre, car c’était Jenna qui l’avait poussé, l’automne dernier, à profiter de toutes les occasions qui pourraient se présenter à lui à la fac, et c’était à Jenna qu’il avait imaginé prouver quelque chose en faisant cela. Elle lui avait appris l’art d’ignorer totalement une fille au réfectoire, après avoir rampé hors de son lit quatre heures plus tôt. « Faut pas être fleur bleue comme ça, avait-elle dit. Elles, elles veulent que tu les ignores. Tu ne leur fais pas plaisir, autrement. Tu dois faire semblant de ne les avoir jamais vues de ta vie. La dernière chose au monde qu’elles veulent, c’est que tu leur fasses des yeux de merlan frit ou que tu aies l’air coupable. Elles, elles prient pour que tu ne les mettes pas dans l’embarras. » De toute évidence, elle avait parlé d’expérience, mais il ne l’avait vraiment crue que la première fois où il avait essayé. Et depuis, sa vie avait été beaucoup plus facile. Bien qu’il eût la gentillesse de ne pas mentionner ses écarts à Connie, il continuait à penser que cela ne lui ferait pas grand-chose. (La personne dont il devait activement se cacher était Jonathan, qui avait des conceptions arthuriennes du comportement romantique et qui s’était jeté sur Joey furieusement, comme s’il était le grand frère ou le chevalier servant de Connie, lorsque la nouvelle d’une coucherie était parvenue à ses oreilles. Joey avait juré qu’aucune fermeture Éclair n’avait même été baissée, mais ce mensonge était trop absurde pour qu’on n’en ricane pas, et Jonathan l’avait traité de connard et de menteur, qui ne méritait pas Connie.) Maintenant, il avait l’impression que Jenna, avec ses critères de fidélité fluctuants, l’avait pigeonné, un peu comme l’avaient fait ses patrons du groupe de réflexion. Elle avait fait par jeu, comme une méchanceté envers Connie, ce que les profiteurs de guerre avaient fait pour l’argent. Mais cela ne le rendait pas moins désireux de lui offrir un grand dîner, ni de gagner, avec RISEN, les moyens de le faire.

Assis seul dans l’unique bureau froid de RISEN à Alexandria, Joey transforma les fax un peu fouillis que Kenny envoyait de Bagdad en rapports convaincants sur l’utilisation judicieuse des dollars du contribuable pour convertir les boulangers subventionnés par Saddam en entrepreneurs avec une vraie comptabilité. Il se servait de ses études de cas pour les chaînes Breadmasters et Hot & Crusty, rédigées l’été précédent, pour créer un assez joli projet que pourraient suivre ces futurs entrepreneurs. Il mit en place un plan de deux ans visant à faire grimper le prix du pain à un niveau proche du marché, avec le khubz irakien de base comme produit d’appel, des pâtisseries vendues à des prix exorbitants et des boissons à base de café présentées de manière attractive qui, elles, rapporteraient de l’argent. De cette façon, en 2005, les subsides de la Coalition pourraient être retirés sans engendrer d’émeutes pour la faim. Tout ce qu’il faisait était des conneries, si ce n’est totalement, du moins en partie. Il n’avait pas la moindre idée de ce à quoi ressemblait une vitrine de Basra ; il se disait, par exemple, que les présentoirs réfrigérés à pâtisseries dans le style vitré de Breadmasters ne fonctionneraient pas bien dans une ville affligée de voitures piégées et d’une chaleur de cinquante-cinq degrés l’été. Mais le charabia du commerce moderne était une langue pour laquelle il s’était découvert un talent, et Kenny l’assura que tout ce qui comptait, c’était une apparence d’activité débridée et de résultats instantanés. « Tu nous arranges ça aux petits oignons, a dit Kenny, et nous on fera ce qu’il faut pour que ça colle ici. Jerry veut le libre marché tout de suite, et c’est ce qu’on va lui donner. » (« Jerry », c’était Paul Bremer, la grosse légume de Bagdad, que Kenny n’avait, si ça se trouvait, peut-être jamais rencontré.) Durant les heures d’oisiveté que Joey passait au bureau, surtout les week-ends, il chattait avec ses copains de fac qui avaient trouvé des stages non payés ou qui faisaient griller des hamburgers dans leur ville natale, et qui l’inondaient d’envie et de félicitations pour avoir décroché le job d’été le plus génial qui soit. Il avait l’impression que la progression de sa vie, que le 11-Septembre avait un peu fait dérailler, avait maintenant retrouvé sa merveilleuse trajectoire ascendante.

Pendant un temps, les seules ombres au tableau de sa satisfaction furent les reports successifs du voyage de Jenna à Washington. Un thème récurrent de leur conversation était la crainte de Jenna de ne pas avoir fait assez de folies de son corps avant de s’engager avec Nick. (« Je ne suis pas sûre qu’avoir joué les pétasses pendant un an à Duke compte vraiment », disait-elle.) Joey percevait dans cette crainte le murmure de l’opportunité, et ne comprit pas vraiment quand, en dépit du flirt toujours plus poussé de leurs conversations téléphoniques, elle annula deux fois le projet de venir le voir, et il comprit encore moins quand il apprit de Jonathan qu’elle était allée chez ses parents à McLean sans même le lui dire.

Puis, le 4 juillet, lors d’une visite de politesse à sa famille, il condescendit à donner à son père les détails de son travail pour RISEN, dans l’espoir de l’impressionner avec l’importance de son salaire et la portée de ses responsabilités ; et son père le désavoua sur-le-champ. Jusqu’à maintenant, durant toute sa vie, leur relation avait été avant tout une impasse, une paralysie des volontés. Mais là, son père ne se contentait plus de l’envoyer promener avec un sermon sur sa froideur et son arrogance. Il criait désormais que Joey le rendait malade, que cela le dégoûtait physiquement d’avoir élevé un enfant aussi égoïste et sans cervelle au point qu’il était prêt à s’associer avec les monstres qui mettaient le pays à terre pour leur enrichissement personnel. Sa mère, au lieu de le défendre, prit la fuite : là-haut, dans sa petite pièce. Il savait bien qu’elle l’appellerait le lendemain, pour essayer d’arranger les choses, en déblatérant plein de conneries sur son père qui n’était en colère que parce qu’il l’aimait. Mais elle était trop lâche pour rester avec eux, et il ne pouvait rien faire d’autre que croiser les bras bien serrés, se coller un masque sur le visage, secouer la tête et dire à son père, encore et encore, de ne pas critiquer les choses qu’il ne comprenait pas.

« Ça veut dire quoi, ne pas comprendre ? dit son père. C’est une guerre qui est faite dans un but politique et pour le profit. Point barre !

— Ce n’est pas parce que tu n’aimes pas la politique de certains que tout ce qu’ils font est mauvais. Tu prétends que tout ce qu’ils font est mauvais, tu espères qu’ils vont échouer dans tous les domaines, parce que tu détestes leur politique. Tu ne veux même pas entendre parler des bonnes choses qui arrivent.

— Il n’y a rien de bon là-dedans !!!

— Oui, c’est vrai, le monde, c’est noir ou blanc. On est tous mauvais et vous êtes tous bons.

— Toi, tu penses que la façon dont marche le monde, c’est que les jeunes du Moyen-Orient qui ont ton âge se font exploser la tête et les jambes pour que toi tu puisses gagner des tonnes d’argent ? C’est ça, le monde parfait dans lequel tu vis ?

— Bien sûr que non, papa. Tu veux bien arrêter d’être bête une seconde ? Les gens se font tuer là-bas, parce que leur économie est foutue. Et nous on est en train d’essayer de remettre cette économie sur pied, d’accord ?

— Tu ne devrais pas gagner huit mille dollars par mois, dit son père. Je sais que tu te penses très intelligent, mais qu’un jeune de dix-neuf ans sans qualifications puisse gagner autant, ça prouve que quelque chose ne tourne pas rond dans ce monde. Ta situation pue la corruption. Pour moi, tu sens vraiment mauvais.

— Mon Dieu, papa ! Laisse tomber.

— Je ne veux même plus savoir ce que tu fais. Ça me dégoûte trop. Tu peux le raconter à ta mère, mais fais-moi plaisir et oublie-moi. »

Joey sourit durement pour s’empêcher de pleurer. Il faisait l’expérience d’une douleur structurelle, comme si lui et son père n’avaient choisi leurs idées politiques que dans le seul but de se haïr, et la seule issue était alors la prise de distance. Ne pas tout dire à son père, ne plus le voir que lorsqu’il y était obligé, cela lui paraissait bien, aussi. Il n’était même pas en colère, il voulait juste laisser cette douleur derrière lui. Il prit un taxi pour rentrer chez lui, dans son studio meublé, que sa mère l’avait aidé à louer, et il envoya des messages à Connie et à Jenna. Connie avait dû se coucher de bonne heure, mais Jenna le rappela à minuit. Elle n’était pas l’oreille la plus attentive du monde, mais elle prit suffisamment la mesure de son 4 juillet pourri pour l’assurer que le monde n’était pas juste, qu’il ne serait jamais juste, qu’il y aurait toujours de grands gagnants et de grands perdants, et qu’elle, personnellement, dans l’existence tragiquement limitée qui lui avait été allouée, préférait être une gagnante et s’entourer de gagnants. Lorsqu’il lui fit remarquer qu’elle ne l’avait pas appelé de McLean, elle dit qu’elle n’avait pas trouvé « prudent » de le voir pour dîner.

« Et pourquoi ça ?

— Tu es un peu comme une mauvaise habitude, dit-elle. Je dois contrôler ça. Je dois garder les yeux fixés sur mon objectif.

— On dirait pourtant que toi et l’objectif, vous ne vous amusez pas beaucoup, tous les deux.

— L’objectif est trop occupé à essayer de prendre le boulot de son boss. C’est ce qu’ils font dans ce monde-là, ils essaient de se dévorer tout cru les uns les autres. Et bizarrement, personne n’y trouve à redire. Mais ça bouffe du temps aussi. Et une fille, ça aime bien qu’on la sorte de temps en temps, surtout durant son premier été après la fac.

— C’est pour ça qu’il faut que tu viennes ici, dit-il. Moi, je vais te sortir.

— Je n’en doute pas. Mais mon patron a du boulot dans les Hamptons pour les trois prochaines semaines. Mes services en tant que porteuse de bloc-notes sont exigés. Dommage que tu aies autant de travail, sinon je pourrais essayer de te faire venir en douce. »

Il avait perdu le compte des demi-rendez-vous et des demi-promesses qu’elle lui avait faits depuis qu’ils se connaissaient. Aucune des choses sympas qu’elle suggérait ne se produisait jamais vraiment, et il avait un peu de mal à comprendre pourquoi elle se donnait la peine de continuer. Il pensait parfois que cela avait un lien avec la compétition dans laquelle elle se trouvait avec son frère. Ou peut-être était-ce parce que Joey était juif et qu’il plaisait à son père, la seule personne dont elle ne se moquait jamais. Ou peut-être encore était-elle fascinée par la relation qu’il avait avec Connie et appréciait-elle avec un plaisir délicat les pépites d’informations privées qu’il déposait à ses pieds. Ou alors peut-être était-elle vraiment accrochée à lui et voulait-elle voir ce qu’il donnerait quand il serait plus vieux et combien d’argent il pourrait gagner. Ou tout cela à la fois. Jonathan n’avait aucune piste à proposer, sauf que sa sœur, c’était problèmes et compagnie, un monstre venu de la Planète des Gâtées, avec la conscience éthique d’une éponge de mer, mais Joey pensait percevoir des choses plus profondes en elle. Il refusait de penser que quelqu’un qui disposait du pouvoir que conférait tant de beauté était totalement dépourvu d’idées quant à l’utilisation de ce pouvoir.

Le lendemain, quand il raconta à Connie sa dispute avec son père, elle ne s’étendit pas sur les mérites de leurs arguments respectifs, mais parla directement de la souffrance de Joey pour lui dire combien elle était désolée. Elle avait recommencé à travailler comme serveuse et semblait disposée à attendre tout l’été avant de le revoir. Kenny Bartles avait promis à Joey les deux dernières semaines d’août comme congés payés s’il acceptait de travailler tous les week-ends avant cela, et il ne voulait pas que Connie vienne compliquer les choses si jamais Jenna venait à Washington ; il ne voyait pas comment il pourrait s’échapper un, deux, voire trois soirs sans raconter à Connie le genre de gros mensonge qu’il tentait de limiter au maximum.

Il attribua au Celexa le calme imperturbable avec laquelle elle accepta ce délai. Mais un soir, lors d’un coup de fil de routine, alors qu’il buvait de la bière dans son appartement, elle tomba dans un silence particulièrement prolongé qu’elle rompit par ces mots, « Chéri, il y a deux ou trois choses que je voudrais te dire. » La première, c’était qu’elle avait arrêté son traitement. La seconde, c’était qu’elle avait arrêté parce qu’elle couchait avec le manager du restaurant et qu’elle en avait assez de ne pas jouir. Elle confessa tout cela avec un curieux détachement, comme si elle parlait d’une autre fille, une fille dont les agissements étaient regrettables mais compréhensibles. Le manager, dit-elle, était marié, il avait deux filles adolescentes et vivait dans Hamline Avenue.

« Je me suis dit qu’il valait mieux que je te le dise. Je peux arrêter, si tu veux. »

Joey frémit. Il trembla, presque. Un courant d’air traversait une porte mentale qu’il avait crue fermée à double tour, mais qui était en réalité grande ouverte ; une porte par laquelle il pouvait s’enfuir.

« Tu veux arrêter ? dit-il.

— Je ne sais pas, dit-elle. J’aime bien, pour le cul, mais je ne ressens rien pour lui. Je ne ressens des choses que pour toi.

— Mince, je crois qu’il faut que j’y réfléchisse.

— Je sais que c’est vraiment mal, Joey. J’aurais dû te le dire dès que c’est arrivé. Mais en fait au début c’était juste très sympa que quelqu’un s’intéresse à moi. Tu sais combien de fois on a fait l’amour depuis octobre dernier ?

— Oui, je sais. J’en suis conscient.

— Soit deux, soit zéro fois, suivant que l’on compte quand j’étais malade. Il y a quelque chose qui ne va pas, là.

— Je sais.

— On s’aime, mais on ne se voit jamais. Ça ne te manque pas ?

— Si.

— Tu as couché avec d’autres filles ? C’est comme ça que tu supportes ça ?

— Oui. Une ou deux fois. Mais jamais plus d’une fois avec la même.

— J’en étais presque sûre, mais je ne voulais pas te demander. Je ne voulais pas que tu penses que je n’allais pas te laisser faire. Et ce n’est pas pour ça que je l’ai fait, moi. Je l’ai fait parce que je me sens seule. Je me sens vraiment très seule, Joey. Ça me tue. Et la raison, c’est que je t’aime et que tu n’es pas là. J’ai couché avec quelqu’un d’autre parce que je t’aime. Je sais que ça fait bizarre, ou même malhonnête, mais c’est la vérité.

— Je te crois », dit-il.

Et c’était vrai. Mais la douleur qu’il ressentait ne semblait pas avoir le moindre rapport avec le fait qu’il la crût ou pas, avec ce qu’elle pourrait dire ou non. L’image brute et muette de sa douce Connie allongée avec un vieux porc, enlevant son jean, sa petite culotte, écartant les jambes et ce, à plusieurs reprises, ne s’était incarnée en mots que le temps qu’elle puisse les prononcer et que Joey puisse les entendre avant de redevenir muette et de se loger en lui, hors de portée des mots, comme une boule de lames de rasoir qu’il aurait avalée. Il voyait bien, raisonnablement, qu’elle ne se souciait pas plus de son gros porc de manager qu’il ne se souciait des filles, toutes ivres ou extrêmement ivres, qu’il avait rejoints dans leurs lits trop parfumés l’année précédente, mais la raison ne pouvait pas atteindre la douleur qu’il ressentait, pas plus que la simple pensée du mot « Stop » ne peut arrêter un bus en marche. Cette douleur était assez extraordinaire. Mais aussi, étrangement bienvenue et revigorante, apportant à Joey l’annonce qu’il était vivant et qu’il était pris dans une histoire plus grande que lui.

« Dis-moi quelque chose, chéri, dit Connie.

— Et ça a commencé quand ?

— Je ne sais pas. Il y a trois mois.

— Oui, eh bien, tu devrais peut-être continuer, dit-il. Tu devrais peut-être continuer et avoir un bébé avec lui et voir s’il t’installe dans ta maison à toi. »

Cette allusion à Carole était moche, mais Connie ne fit que répondre avec sa sincérité limpide habituelle.

« C’est ce que tu veux que je fasse ?

— Je ne sais pas ce que je veux.

— Ce n’est pas du tout ce que je veux. Je veux être avec toi.

— D’accord, d’accord. Mais pas sans baiser avec quelqu’un d’autre pendant trois mois. »

La remarque aurait dû la faire pleurer et la pousser à supplier qu’il lui pardonne, ou au moins à lui envoyer une vanne en retour, mais elle n’était pas une personne ordinaire.

« C’est vrai, dit-elle. Tu as raison. C’est absolument juste. J’aurais dû te le dire dès la première fois, et puis arrêter. Mais le faire une deuxième fois, ça paraissait pas plus grave que le faire une fois. Et puis même chose avec la troisième, et la quatrième fois. Et après, j’ai voulu arrêter le médicament, parce que je trouvais stupide de coucher avec quelqu’un sans rien sentir vraiment. Et puis en fait il fallait remettre le compteur à zéro.

— Et maintenant tu sens quelque chose, c’est génial.

— Oui, c’est vraiment mieux. C’est toi la personne que j’aime, mais au moins mes extrémités nerveuses sont à nouveau sensibles.

— Alors pourquoi tu me dis ça maintenant ? Pourquoi pas attendre quatre mois ? Quatre mois, c’est pas vraiment plus grave que trois, pas vrai ?

— C’est ce que je prévoyais de faire, dit-elle. Je pensais te le dire quand je viendrais le mois prochain, et on pourrait s’arranger pour être ensemble plus souvent, et comme ça on pourrait recommencer à être monogames. C’est toujours ce que je veux. Mais j’ai recommencé à avoir de mauvaises pensées hier soir, et je me suis dit que je ferais mieux de te le dire.

— Tu es à nouveau déprimée ? Ton médecin sait que tu as arrêté le médicament ?

— Elle le sait, mais pas Carol. Carol a l’air de penser que le médicament va tout arranger entre elle et moi. Elle pense que ça va résoudre son problème pour de bon. Je prends une pilule tous les soirs et je la mets dans mon tiroir à chaussettes. Parce que je pense qu’elle les compte quand je suis au boulot.

— Tu devrais sans doute les prendre, dit Joey.

— Je les reprendrai si je ne peux plus te voir. Mais si je te vois, je veux pouvoir tout ressentir. Et en plus, je ne crois pas que j’en aurai besoin si je te vois. Je sais que ça a l’air d’une menace, plus ou moins, mais c’est juste la vérité. Je ne suis pas en train d’essayer de t’influencer pour que tu décides de me voir ou pas. Je comprends bien que j’ai fait quelque chose de mal.

— Et tu le regrettes ?

— Je sais que je devrais dire oui, mais en fait je ne sais pas. Tu regrettes d’avoir couché avec d’autres filles ?

— Non. Et surtout pas maintenant.

— Même chose pour moi, chéri. Je suis exactement comme toi. J’espère simplement que tu t’en souviendras et que tu voudras bien qu’on se revoie. »

La confession de Connie fut pour Joey la dernière et la meilleure occasion de s’échapper, la conscience tranquille. Il aurait très facilement pu la virer pour rupture de contrat, si seulement il avait été assez en colère pour le faire. Après avoir raccroché, il se rabattit sur la bouteille de Jack Daniel’s, dont il se tenait généralement à distance par discipline, puis il sortit se promener dans les rues humides de son sinistre non-quartier, appréciant la force brute de la chaleur de l’été et le rugissement collectif des climatiseurs qui luttaient contre elle. Il trouva dans une des poches de son pantalon en coton une poignée de pièces, qu’il prit et commença à lancer, une ou deux à la fois, dans la rue. Il les jeta toutes, ces petites pièces de son innocence, les dix cents et les vingt-cinq cents de son autosuffisance. Il avait besoin de se débarrasser, de se débarrasser des choses. Il n’avait personne à qui raconter sa douleur, surtout pas à ses parents, mais pas davantage à Jonathan, de peur de détruire la bonne opinion que son ami avait de Connie, et certainement pas à Jenna, qui ne comprenait pas l’amour, ni à ses amis de fac – qui voyaient tous, sans exception, les petites amies comme des obstacles absurdes aux plaisirs qu’ils avaient l’intention de passer les dix prochaines années à rechercher. Il était totalement seul et ne comprenait pas comment cela lui était arrivé. Comment une douleur nommée Connie avait pu se loger au cœur de sa vie. Il devenait fou, à ressentir si précisément ce qu’elle ressentait, à la comprendre si bien, à ne pas être capable d’imaginer sa vie sans lui. Chaque fois qu’il avait une chance de s’éloigner d’elle, la logique de son intérêt personnel lui faisait défaut : elle était supplantée, comme un engrenage dont son esprit ne cessait de se dégager, par leur logique à eux.

Une semaine s’écoula durant laquelle elle ne l’appela pas, puis une autre semaine. Il devint, pour la première fois, sensible au fait qu’elle était plus âgée. Elle avait maintenant vingt et un ans, elle était légalement une adulte, une femme intéressante qui plaisait aux hommes mariés. Aux prises avec la jalousie, il se voyait soudain comme le plus veinard des deux, le jeune garçon sur lequel elle avait jeté son ardent dévolu. Elle prenait une forme fantastiquement séduisante dans son imagination. Il avait parfois le sentiment vague que leur lien était extraordinaire, enchanté, comme un lien de conte de fées, mais il comprenait seulement maintenant à quel point il comptait sur elle. Durant les premiers jours de leur silence, il réussit à se convaincre qu’il la punissait en n’appelant pas, mais au bout d’un moment il sentit que c’était lui, le puni, celui qui attendait de voir si elle, dans son océan de sentiments, pourrait puiser une goutte de pitié et briser le silence.

Entre-temps, sa mère informa Joey qu’elle ne lui enverrait plus les mandats mensuels de cinq cents dollars. « Je crains que papa ait mis fin à cela, dit-elle avec une légèreté qui agaça Joey. J’espère en tout cas que ça a été utile. » Joey ressentit un certain soulagement à ne plus devoir se plier au désir qu’avait sa mère de l’aider, ni supporter ses coups de téléphone réguliers en retour ; il était également heureux de cesser de mentir aux autorités de Virginie à propos du montant du soutien parental. Mais par ailleurs, il avait fini par avoir besoin de ces apports mensuels pour joindre les deux bouts, et il regrettait maintenant d’avoir pris autant de taxis et commandé autant de repas durant l’été. Il ne pouvait s’empêcher de haïr son père et de se sentir trahi par sa mère, qui, au moment crucial, malgré les nombreuses doléances quant à son mariage qu’elle infligeait à Joey, semblait toujours finir par prendre le parti de son père.

C’est alors que sa tante Abigail l’appela pour lui proposer son appartement pendant la fin du mois d’août. Depuis dix-huit mois, il figurait sur la liste e-mail d’Abigail pour les performances qu’elle donnait dans de petites salles new-yorkaises aux noms bizarres, et elle l’appelait régulièrement pour le gratifier de l’un de ses monologues d’autojustification. S’il appuyait sur le bouton « Ignorer l’appel » de son téléphone, elle ne laissait pas de message, elle se contentait de continuer à appeler jusqu’à ce qu’il appuie sur « Répondre ». Il avait l’impression que les journées d’Abigail consistaient surtout à passer en revue tous les numéros qu’elle connaissait jusqu’à ce que quelqu’un finisse par répondre, et il répugnait à imaginer qui d’autre pouvait se trouver sur sa liste, étant donné le caractère ténu du lien qui les unissait. « Je me fais un petit plaisir, je m’offre des vacances à la mer, lui dit-elle. Je crains que le pauvre Tigrou soit mort du cancer des chats, mais pas avant de m’avoir coûté vrrraaaiiiment cher en traitements contre le cancer des chats, et Porcinet est tout seul. » Bien que Joey se sentît plus ou moins morveux à cause de son flirt avec Jenna, partie constituante d’un malaise plus général lié à l’infidélité, il accepta l’offre d’Abigail. S’il n’entendait plus jamais parler de Connie, se dit-il, il pourrait se consoler en débarquant dans le quartier de Jenna pour l’inviter à dîner.

C’est alors que Kenny Bardes l’appela pour lui annoncer qu’il vendait RISEN et ses contrats à un de ses amis de Floride. Il avait déjà vendu, en fait.

« Mike va t’appeler dans la matinée, dit Kenny. Je lui ai dit qu’il fallait qu’il te garde jusqu’au quinze août. Je ne voulais pas me faire suer à te trouver un remplaçant après ça, de toute manière. Je suis sur des coups bien plus juteux, là.

— Ah bon ? dit Joey.

— Ouais, LBI veut sous-traiter avec moi pour fournir une flotte de gros camions. Pas un boulot de lopette, et beaucoup plus de thunes que le pain, si tu vois ce que je veux dire. C’est du facile, aussi – pas de conneries comme les rapports trimestriels. Je livre les camions, ils font le chèque, fin de l’histoire.

— Félicitations.

— Ouais, enfin, voilà, dit Kenny. Je pourrais vraiment continuer à avoir besoin de toi, là-bas à Washington. Je recherche un associé prêt à investir avec moi et à compenser le manque à gagner qu’il va y avoir. Si tu veux bosser, tu pourrais toucher un petit salaire, en plus.

— Ça a l’air super, dit Joey. Mais je dois retourner à la fac, et je n’ai pas d’argent à investir.

— D’accord, d’accord, c’est ta vie. Mais pourquoi pas être un petit peu dans l’action malgré tout ? Si je comprends bien la littérature spécialisée, le Pladsky A10 polonais va très bien faire l’affaire. On ne les produit plus, mais il y en a des flopées sur les bases militaires de Hongrie et de Bulgarie. Et aussi quelque part en Amérique du Sud, ce qui ne m’aide pas. Mais je vais engager des chauffeurs en Europe de l’Est, pour convoyer les camions à travers la Turquie et les livrer à Kirkuk. Ça va me tenir jusqu’à Dieu sait quand, et il y a aussi un sous-contrat dans les neuf cent mille pour les pièces détachées. Tu crois que tu pourrais t’occuper des pièces détachées en sous-sous-traitance ?

— Je ne connais rien aux pièces détachées de camions.

— Moi non plus. Mais Pladsky a bien construit vingt mille A10, à l’époque. Il doit y avoir des tonnes de pièces, là-bas. Tout ce que tu as à faire, c’est de les pister, de les emballer et de les expédier. Une mise de trois cent mille, qui donne neuf cent mille six mois plus tard. Ce qui est une marge éminemment raisonnable, étant donné les circonstances. Mon sentiment, c’est que c’est aussi une marge assez faible en termes de passation des marchés. Personne n’y trouvera à redire. Tu crois que tu peux mettre la main sur trois cent mille ?

— J’ai déjà du mal à mettre la main sur de quoi me payer à déjeuner, dit Joey, avec les frais d’inscription et le reste…

— Oui, je sais bien, mais en réalité, tout ce que tu as à trouver, c’est cinquante mille. Avec ça, plus un contrat signé en main, n’importe quelle banque du pays va te donner le reste. Tu peux presque tout faire sur Internet de ta chambre, comme tu veux. C’est sûr que c’est mieux que de travailler comme plongeur, hein ? »

Joey demanda un peu de temps pour réfléchir. Même avec les taxis et les repas tout prêts qu’il s’était offerts, il avait encore dix mille dollars de côté pour la prochaine année universitaire, plus huit mille autres dollars potentiels sur sa carte de crédit, et une rapide recherche sur Internet lui montra que de nombreuses banques étaient disposées à faire des prêts à intérêts élevés, avec peu de garanties ; il vit également de multiples pages sur Google pour des pièces détachées de Pladsky A10. Il était bien conscient que Kenny ne lui aurait pas offert le contrat des pièces détachées si trouver ces pièces était aussi facile qu’il l’avait laissé entendre, mais Kenny avait tenu toutes ses promesses avec RISEN, et Joey ne pouvait s’empêcher d’imaginer que dans un an, à seulement vingt et un an il pourrait valoir un demi-million de dollars, et il trouvait ça excellent. Impulsivement, parce qu’il était excité et non pas, pour une fois, préoccupé par leur relation, il brisa le silence téléphonique avec Connie pour solliciter son opinion. Bien plus tard, il allait se reprocher d’avoir eu derrière la tête les économies de Connie, dont elle pouvait maintenant jouir en toute légalité, mais au moment de son appel il se sentait plutôt dépourvu de toute motivation intéressée.

« Oh mon Dieu, chéri, dit-elle, je commençais à me dire que je n’entendrais plus jamais parler de toi.

— Ces deux dernières semaines ont été plutôt dures.

— Mon Dieu, je sais. Je commençais à me dire que je n’aurais jamais dû t’avouer quoi que ce soit. Tu pourras me pardonner ?

— Probablement.

— Oh ! Oh ! Mais c’est bien mieux que probablement pas.

— Très probablement, précisa-t-il. Si tu veux toujours venir me voir.

— Tu sais bien que oui. Plus que tout au monde. »

Elle n’avait pas du tout l’air de la femme indépendante plus âgée qu’il avait imaginée, et un petit serrement d’estomac l’avertit de freiner un peu et de se demander s’il voulait vraiment qu’elle revienne. De ne pas confondre la douleur de la perdre avec un désir réel de l’avoir. Mais il avait très envie de changer de sujet, d’éviter de s’embourber dans un territoire émotionnel abstrait, et de lui demander son avis sur l’offre de Kenny.

« Mon Dieu, Joey, dit-elle une fois qu’il lui eut expliqué, il faut que tu le fasses. Je vais t’aider.

— Comment ?

— Je vais te donner l’argent, dit-elle comme s’il était stupide de sa part de même poser la question. J’ai encore plus de cinquante mille dollars sur mon compte-épargne. »

La simple mention de ce chiffre l’excita sexuellement. Cela le ramena à leurs débuts dans Barrier Street, lors du premier automne de lycée de Joey. Ils avaient perdu leur virginité au son de Achtung Baby de U2, qu’ils adoraient, surtout Connie. La première chanson dans laquelle Bono avouait qu’il était prêt à tout, ready for the push, avait été leur chanson d’amour, et leur déclaration au capitalisme. Cette chanson avait donné à Joey l’envie de faire l’amour, de sortir de l’enfance, de gagner du vrai argent en vendant des montres dans l’école catholique de Connie. Elle et lui étaient alors devenus partenaires dans tous les sens du terme, lui étant l’entrepreneur et le fabricant, elle sa mule loyale et sa vendeuse étonnamment douée. Avant qu’un terme soit mis à leur affaire par des bonnes sœurs aigries, elle s’était révélée maîtresse dans l’art de la vente suggestive, sa distance sereine rendant ses camarades de classe folles du produit que tous deux proposaient. Tout le monde, dans Barrier Street, y compris la mère de Joey, avait toujours pris le calme de Connie pour un manque de piquant, pour de la lenteur. Seul Joey, qui possédait le savoir de l’initié, avait vu le potentiel qu’elle recelait, et cela semblait maintenant être l’histoire de leur vie ensemble : il l’aidait et l’encourageait à battre en brèche les attentes de tout le monde, surtout de sa mère à lui, qui sous-estimait la valeur des atouts cachés de Connie. Cela était essentiel à la foi qu’il avait dans son avenir comme homme d’affaires, cette capacité à reconnaître la valeur, à guetter les occasions, et c’était également essentiel à son amour pour Connie. Les voies de Connie étaient impénétrables ! Ils avaient commencé à baiser au milieu des tas de billets de vingt dollars qu’elle ramenait de l’école.

« Tu as besoin de cet argent pour retourner à la fac, lui dit-il néanmoins.

— Je peux faire ça plus tard, dit-elle. Toi, tu en as besoin maintenant, et moi, je peux te le donner. Tu pourras me le rendre plus tard.

— Je pourrais t’en rendre le double ! Tu aurais alors assez pour quatre années d’études.

— Si tu veux, dit-elle. Mais tu n’es pas forcé. »

Ils convinrent d’une date pour se retrouver et fêter le vingtième anniversaire de Joey à New York, scène de leurs plus belles semaines en tant que couple depuis qu’il avait quitté St. Paul. Le lendemain matin, il avait appelé Kenny pour lui dire qu’il était prêt à passer à l’action. Le prochain grand round de contrats irakiens ne se produirait pas avant novembre, dit Kenny, et donc Joey pouvait profiter de son trimestre d’automne, il avait juste à s’assurer d’être au point pour la partie finance.

Se sentant déjà riche, il fit une folie et prit l’Acela express pour New York, il acheta une bouteille de champagne à cent dollars en se rendant à l’appartement d’Abigail. L’endroit était plus encombré que jamais, il fut heureux de fermer la porte derrière lui et de prendre un taxi pour aller attendre l’avion de Connie à La Guardia, puisqu’il avait insisté pour qu’elle vienne en avion plutôt qu’en car. La ville tout entière, avec ses piétons à moitié nus dans la chaleur d’août, ses briques et ses ponts qui pâlissaient sous la brume, était comme un aphrodisiaque. Alors qu’il allait retrouver sa petite amie, qui avait couché avec quelqu’un d’autre mais revenait soudain dans sa vie, comme un aimant vers un autre aimant, il aurait déjà pu être le roi de la ville. Lorsqu’il la vit arriver dans le hall de l’aéroport, qui évitait en sautillant les autres voyageurs, comme si elle était trop préoccupée et ne les voyait qu’à la dernière seconde, il se sentit riche de bien plus que d’argent. Riche d’importance, de vie à brûler, d’occasions folles à saisir, riche de leur histoire à tous les deux. Elle l’aperçut et se mit à hocher la tête, exprimant son accord avec quelque chose qu’il n’avait pas encore dit, le visage plein de joie émerveillée.

« Oui ! Oui ! Oui ! dit-elle spontanément, en lâchant la poignée extensible de sa valise et en se jetant sur lui. Oui !

— Oui ? dit-il en riant.

— Oui ! »

Sans même s’embrasser, ils coururent jusqu’à la zone de retrait des bagages et sortirent vers la station de taxis où, par miracle, personne n’attendait. À l’arrière de leur taxi, elle ôta son cardigan de coton dans lequel elle avait transpiré, grimpa sur les genoux de Joey puis se mit à sangloter d’une façon proche de la jouissance ou de la crise de nerfs. Le corps de Connie parut totalement, mais totalement nouveau entre les bras de Joey. Une partie du changement était réelle – elle était un peu moins sèche, un peu plus femme – mais c’était surtout dans la tête de Joey. Il se sentait excessivement reconnaissant envers Connie pour son infidélité. Ce sentiment était si fort qu’il avait l’impression que seule une demande en mariage pourrait être à la hauteur. Il aurait même pu le lui demander, là, sur place, s’il n’avait pas remarqué les marques étranges qu’elle avait à l’intérieur de l’avant-bras gauche. Une série de coupures parallèles couraient sur la peau douce, chacune d’environ cinq centimètres de long, celles qui se trouvaient le plus près du coude étaient plus vagues et presque complètement cicatrisées, celles près du poignet étaient de plus en plus fraîches et rouges.

« Ouais, dit-elle, le visage trempé, en regardant ses cicatrices avec étonnement. J’ai fait ça. Mais ça va. »

Il lui demanda ce qui s’était passé, mais il connaissait la réponse. Il lui embrassa le front, lui embrassa la joue, lui embrassa les lèvres et la regarda gravement dans les yeux.

« Faut pas avoir peur, chéri. C’est juste un truc que je devais faire en punition.

— Mon Dieu…

— Joey, écoute-moi, je t’en prie. J’ai fait très attention et j’ai mis de l’alcool sur la lame. Il fallait juste que je fasse une coupure pour chaque soir où on ne se parlait pas. J’en ai fait trois le troisième soir et après, une chaque soir. J’ai arrêté dès qu’on s’est parlé.

— Et si je n’avais pas appelé ? Qu’est-ce que tu allais faire ? T’entailler les poignets ?

— Mais non ! Je n’étais pas suicidaire. Je faisais ça justement au lieu d’avoir ce genre de pensées. J’avais juste besoin d’avoir un peu mal. Tu peux comprendre ça ?

— Tu es sûre que tu n’étais pas suicidaire ?

— Je ne te ferais jamais une chose pareille. Jamais. »

Il fit courir ses doigts sur les cicatrices. Puis il souleva le poignet qui n’était pas mutilé et le porta à ses lèvres. En fait, il était heureux qu’elle se soit blessée pour lui ; il ne pouvait s’en empêcher. Les voies de Connie étaient impénétrables mais elles avaient du sens pour lui. Quelque part, dans la tête de Joey, Bono chantait que tout allait bien, tout allait bien.

« Et tu sais le plus incroyable ? dit Connie. J’ai arrêté à quinze coupures, ce qui est exactement le nombre de fois où je t’ai trompé. Tu m’as appelé exactement le bon soir. Un peu comme un signe. Et maintenant voilà, ajouta-t-elle en sortant de la poche arrière de son jean un chèque plié, qui avait épousé la courbe de son cul et était imprégné de la sueur de son cul. J’avais cinquante et un mille dollars sur mon compte-épargne. Ce qui est presque exactement ce que tu m’as dit que tu voulais. Un autre signe, pas vrai ? »

Il déplia le chèque, payable à JOSEPH R. BERGLUND pour un montant de CINQUANTE MILLE DOLLARS. Il n’était pas d’un naturel superstitieux, mais il devait admettre que ces signes étaient impressionnants. Un peu comme ceux qui disaient aux gens perturbés, « Tue le président MAINTENANT », ou aux gens déprimés, « Jette-toi par la fenêtre MAINTENANT ». Dans ce cas, l’impératif irrationnel urgent semblait être, « Unissez vos vies MAINTENANT ».

Sur Grand Central, la circulation quittant Manhattan était au point mort, mais en sens inverse le trafic était plutôt fluide, le taxi se faufilait, et ça aussi, c’était un signe. Qu’ils n’aient pas eu besoin d’attendre un taxi était un signe. Que le lendemain soit le jour de l’anniversaire de Joey était un signe. Il ne se souvenait même plus de l’état dans lequel il se trouvait une heure plus tôt, lorsqu’il se rendait à l’aéroport. Il n’y avait plus que le moment présent avec Connie, et alors que, auparavant, leur chute à travers une fissure cosmique jusque dans leur univers peuplé de deux personnes s’était toujours produite la nuit, dans une chambre ou dans un espace réduit, cela se passait maintenant en plein jour, sous une brume recouvrant la métropole. Il la tint dans ses bras, le chèque reposant sur le sternum en sueur de Connie, entre les bretelles humides de son haut. Elle avait collé une main bien à plat sur la poitrine de Joey, comme si un de ses seins pouvait donner du lait. L’odeur de femme épanouie émanant de ses aisselles enivrait Joey, il aurait voulu que cette odeur soit bien plus forte, il sentait qu’il n’y avait pas de limite à la puissance de son désir que les aisselles de Connie puent réellement.

« Merci d’avoir baisé avec quelqu’un d’autre, murmura-t-il.

— Ça n’a pas été facile pour moi.

— Je sais.

— Enfin, je veux dire, dans un sens ça a été très facile. Mais presque impossible dans un autre sens. Tu connais ça, pas vrai ?

— Je connais très bien ça.

— Ça a été difficile pour toi ? Ce que tu as fait l’an dernier ?

— En fait, non.

— C’est parce que tu es un mec. Je sais ce que c’est, d’être toi, Joey. Tu me crois ?

— Oui.

— Alors, tout ira bien. »

Ce qui fut le cas durant les dix jours qui ont suivi. Plus tard, bien sûr, Joey put se rendre compte que les premiers jours inondés d’hormones, après une période de longue abstinence, ne constituaient pas vraiment le moment idéal pour prendre des décisions très importantes concernant son avenir. Il put se rendre compte que, au lieu de vouloir équilibrer le poids insupportable du don de cinquante mille dollars de Connie avec quelque chose qui était aussi lourd qu’une demande en mariage, il aurait dû écrire une reconnaissance de dettes avec un échéancier comprenant capital et intérêts. Il put se rendre compte que s’il s’était séparé d’elle, ne serait-ce qu’une heure, afin d’aller se promener ou de parler avec Jonathan, il aurait pu retrouver un peu de lucidité et de distance utiles. Il put se rendre compte que les décisions post-coïtales étaient beaucoup plus réalistes que les décisions pré-coïtales. Sur le moment, cela dit, il n’y avait rien eu de post-, tout avait été pré-, pré- et seulement pré-. Leur désir mutuel tournait sans cesse, nuit et jour, comme le compresseur du climatiseur laborieux qui se trouvait à la fenêtre de la chambre d’Abigail. Les dimensions nouvelles de leur plaisir, le sentiment de gravité adulte que leur conféraient leur entreprise commune, la maladie et l’infidélité de Connie, rendaient leurs plaisirs précédents insignifiants et puérils en comparaison. Leur plaisir était si fort, et le besoin qu’ils en avaient si inextinguible, que lorsqu’il diminua même ne serait-ce que pendant une heure, lors de leur troisième matinée passée en ville, Joey s’empressa d’appuyer sur le bouton le plus proche afin de le relancer.

« On devrait se marier, dit-il.

— Je pensais justement là même chose, dit Connie. Tu veux qu’on le fasse tout de suite ?

— Tu veux dire aujourd’hui ?

— Oui.

— Je crois qu’il y a une période d’attente. Il y a des examens de sang.

— Eh ben, on n’a qu’à faire ça. T’as envie ? »

Joey sentit un afflux de sang vers le bas de ses reins.

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