— Un boulot chez Goldman Sachs. Comme son copain. L’ambition déclarée de ce mec est de valoir cent millions à trente ans.

— Il sera chez tes parents ?

— Non, il est à Singapour. Il a fini ses études l’an dernier et ils l’envoient déjà à Singapour pour une putain de négociation à un milliard de dollars, genre. Elle sera toute seule à se languir à la maison, mon frère. »

Le père de Jonathan était le fondateur, le président et l’âme d’un groupe de réflexion qui se consacrait à promouvoir l’exercice unilatéral de la suprématie militaire américaine dans le but de rendre le monde plus libre et plus sûr, surtout pour l’Amérique et pour Israël. Il ne se passa quasiment pas une semaine, en octobre ou en novembre, sans que Jonathan signale à Joey un billet du Times ou du Wall Street Journal dans lequel son père exposait ses vues sur la menace posée par l’islam radical. Ils le regardèrent aussi à NewsHour et sur Fox News. Il avait une bouche pleine de dents exceptionnellement blanches qu’il dévoilait chaque fois qu’il se mettait à parler, et il avait l’air assez vieux pour être le grand-père de Jonathan. En plus de Jonathan et de Jenna, il avait trois autres enfants beaucoup plus vieux de mariages précédents, plus deux ex-femmes.

La maison de son troisième mariage se trouvait à McLean, en Virginie, dans une impasse arborée qui était un peu comme une vision de l’endroit où Joey voulait vivre dès qu’il serait riche. Dans la maison, dont les sols étaient en chêne au grain très fin, il semblait y avoir une suite infinie de pièces donnant sur une petite ravine boisée où les pics-verts volaient en piqué entre les arbres quasiment nus. Bien qu’il eût grandi dans une maison qu’il considérait comme pleine de livres et raffinée, Joey fut abasourdi par la quantité d’ouvrages brochés et par l’évidente qualité du butin multiculturel que le père de Jonathan avait amassé au cours de distingués séjours à l’étranger. Tout comme Jonathan avait été surpris d’apprendre les aventures de Joey au lycée, Joey était maintenant étonné de voir de quel luxe de grande classe était issu son coloc désordonné et pas toujours raffiné dans ses manières. Les seules vraies fausses notes étaient les objets traditionnels juifs plutôt tape-à-l’œil disposés dans différents endroits et recoins. En voyant Joey ricaner devant une ménorah assez monstrueuse peinte en argent, Jonathan l’assura qu’elle était très vieille, très rare et de grande valeur.

La mère de Jonathan, Tamara, qui, de toute évidence avait jadis été une vraie bombe et qui en était toujours plus ou moins une, montra à Joey la chambre avec salle de bains luxueuse qui serait exclusivement la sienne.

« Jonathan m’a dit que vous étiez juif, dit-elle.

— Oui, il paraît, dit Joey.

— Mais vous ne pratiquez pas ?

— Je n’étais même pas conscient de l’être il y a un mois encore. »

Tamara secoua la tête.

« Je ne comprends pas ça, dit-elle. Je sais que c’est très courant, mais je ne comprendrai jamais.

— Ça ne veut pas non plus dire que j’étais chrétien, dit Joey en guise d’excuse. Tout cela faisait partie du même non-problème.

— Eh bien, vous êtes tout à fait bienvenu chez nous. Je pense que vous pourriez trouver intéressant d’en apprendre un peu plus sur votre héritage. Vous verrez qu’Howard et moi ne sommes pas particulièrement conservateurs. Nous trouvons simplement qu’il est important de savoir et de toujours se souvenir.

— Ils vont te remettre dans le droit chemin à coups de fouet, dit Jonathan.

— Ne vous inquiétez pas, ce seront des coups de fouet très doux, dit Tamara avec un sourire assez MTFB.

— C’est super, dit Joey. Je suis partant pour tout. »

Dès qu’ils le purent, les deux garçons s’échappèrent au sous-sol, dans la salle de loisirs, dont l’agencement pouvait même faire honte à celui de la grande salle de Carol et de Blake. On aurait pratiquement pu jouer au tennis sur les étendues de feutre bleu du billard en acajou. Jonathan expliqua à Joey un jeu compliqué, interminable et plutôt frustrant appelé le « Cowboy Pool », pour lequel il fallait une table de billard sans mécanisme central de réception des billes. Joey était sur le point de suggérer de passer à une partie d’air-hockey, jeu pour lequel il était diaboliquement doué, lorsque la sœur, Jenna, apparut. Elle fit à peine attention à Joey, jouissant manifestement de ses deux ans de plus, et se mit à évoquer des questions familiales urgentes avec son frère.

Joey comprit soudain, comme jamais auparavant, ce que les gens voulaient dire par « à couper le souffle ». Jenna possédait le genre de beauté stupéfiante qui reléguait tout ce qui se trouvait autour d’elle, même les fonctions organiques de base de l’observateur, à un statut secondaire. La silhouette, le teint et la charpente osseuse de Jenna faisaient des caractéristiques qu’il avait tant admirées chez d’autres « jolies » filles un peu comme de grossiers brouillons de la beauté ; même les photos d’elle ne lui rendaient pas justice. Elle avait des cheveux épais, brillants, blond vénitien, et elle portait un tee-shirt de sport de Duke trop grand pour elle, avec un pantalon de pyjama en flanelle qui, loin de cacher la perfection de son corps, en démontrait le pouvoir de se jouer des vêtements les plus larges. Tout ce sur quoi Joey posait les yeux dans la pièce souffrait de la comparaison avec elle – tout relevait du même bling-bling de second ordre. Et pourtant, quand il la regardait à la dérobée, son esprit était si troublé qu’il ne voyait pas grand-chose. Tout cela était étrangement fatigant. Il ne semblait pas y avoir moyen de se donner une contenance qui ne fût pas fausse ou coincée. Il avait douloureusement conscience de sourire bêtement en direction du sol, tandis qu’avec son frère étonnamment imperturbable elle se chamaillait au sujet de l’expédition shopping qu’elle comptait faire vendredi à New York.

« Tu ne peux pas nous laisser le Cabriolet, dit Jonathan. Joey et moi on va avoir l’air d’un couple, dans ce truc. »

L’unique évident défaut de Jenna était sa voix, une voix de petite fille pincée.

« Ouais, bien sûr, dit-elle. Un couple de mecs avec des jeans qui montrent la moitié de leur cul.

— Je ne vois pas pourquoi tu ne prendrais pas le Cabriolet pour aller à New York, dit Jonathan. Tu l’as déjà conduit pour aller là-bas.

— Parce que maman dit que ce n’est pas possible. Pas un week-end de fête. Le Land Cruiser est plus sûr. Je le ramène dimanche.

— Tu te fiches de moi ? Le Land Cruiser est un vrai culbuto. Pas sûr du tout.

— Eh bien, va dire ça à maman. Dis-lui que ta voiture d’étudiant de première année est un culbuto pas sûr du tout et que c’est pour ça que je ne peux pas la prendre pour aller à New York.

— Hé ! dit Jonathan en se tournant vers Joey. Tu veux aller à New York pour le week-end ?

— Bien sûr ! dit Joey.

— Tu n’as qu’à prendre le Cabriolet, dit Jenna. Ça ne te tuera pas, pour trois jours.

— Non, non, c’est super, dit Jonathan. On peut tous aller à New York avec le Land Cruiser et faire du shopping. Tu pourras m’aider à trouver des pantalons à la hauteur de tes critères.

— Vous voulez savoir pourquoi ce n’est pas possible ? dit Jenna. Un, vous n’avez même pas d’endroit où dormir.

— Et pourquoi on pieuterait pas avec toi chez Nick ? Il est pas à Singapour ?

— Nick ne va pas apprécier de trouver des premières années partout dans son appartement. En plus, il va peut-être rentrer samedi soir.

— On est deux, on sera pas partout. Juste moi et mon coloc incroyablement ordonné du Minnesota.

— Je suis très ordonné, lui confirma Joey.

— Je n’en doute pas », dit-elle avec un intérêt zéro, du haut de son pinacle.

La présence de Joey semblait cependant compliquer la résistance de Jenna – elle ne pouvait pas se montrer aussi expéditive avec un étranger qu’avec son frère.

« En fait, je m’en fous, dit-elle. Je vais demander à Nick. Mais s’il dit non, vous ne venez pas. »

Dès qu’elle repartit vers les étages, Jonathan présenta à Joey sa paume pour qu’il tape dedans.

« New York, New York ! dit-il. Je suis sûr qu’on peut pieuter chez Casey si Nick joue les connards comme d’habitude. La famille de Casey habite dans l’Upper East Side, je crois. »

Joey était stupéfait devant la beauté de Jenna. Il erra dans les recoins où elle s’était tenue, qui sentaient vaguement le patchouli. Qu’il puisse avoir la possibilité de passer tout un week-end près d’elle, simplement parce qu’il se trouvait être le coloc de Jonathan, lui semblait une sorte de miracle.

« Toi aussi, à ce que je vois, dit Jonathan en secouant tristement la tête. C’est l’histoire de ma jeune vie. »

Joey se sentit rougir.

« Ce que je ne comprends pas, c’est comment tu as fait pour être aussi laid.

— Ouais, tu sais ce qu’on dit sur les parents âgés. Mon père avait cinquante et un ans quand je suis né. Il y a eu une détérioration génétique cruciale de deux ans. Et puis tous les garçons ne peuvent pas être aussi beaux gosses que toi.

— Je ne me rendais pas compte que tu vivais les choses comme ça.

— Que je vivais quoi comme quoi ? Moi, je ne fais que chercher la beauté chez les filles, là où elle est.

— Va te faire foutre, gosse de riche.

— Beau gosse, beau gosse.

— Va te faire foutre ! Allez viens, je te fous une branlée à l’air-hockey.

— Tant que c’est à ça. »

Malgré la menace de Tamara, il n’y eut heureusement que très peu d’instruction religieuse, ni d’interaction parentale invasive de quelque sorte que ce soit, durant le séjour de Joey à McLean. Lui et Jonathan s’installèrent dans la salle de cinéma familiale, qui avait des sièges inclinables et un écran de deux mètres cinquante, et ils y restèrent jusqu’à quatre heures du matin à regarder des programmes pourris et à s’envoyer des vannes sur leur hétérosexualité respective. Quand ils se reprirent enfin pour célébrer Thanksgiving, des foules de parents arrivaient déjà à la maison. Dans la mesure où Jonathan était bien obligé de leur parler, Joey se retrouva à flotter dans les pièces magnifiques comme une molécule d’hélium, s’occupant à mettre en place des trajectoires que Jenna pourrait traverser ou, mieux encore, où elle pourrait atterrir. L’excursion new-yorkaise à venir, pour laquelle, étonnamment, le petit ami avait donné son accord, était comme de l’argent à la banque : il aurait, au moins, deux longs trajets en voiture pour faire impression sur elle. Pour l’heure, il souhaitait juste habituer son regard à Jenna, qu’il lui soit moins impossible de la regarder. Elle était vêtue d’une robe sage, ras du cou, une robe sympa, et soit elle était très habile dans l’art du maquillage, soit elle n’en portait pas beaucoup. Il prit note de ses bonnes manières, qui se manifestaient dans sa patience avec des oncles chauves et des tantes au visage lifté semblant tous avoir beaucoup à lui dire.

Avant que le dîner soit servi, il s’éclipsa dans sa chambre pour appeler St. Paul. Appeler Connie était hors de question, vu l’état dans lequel il se trouvait alors ; la honte de leurs conversations salaces, curieusement absente tout l’automne, refaisait maintenant sournoisement surface. Ses parents, c’était une autre histoire cela dit, ne serait-ce que pour les mandats de sa mère qu’il avait encaissés.

À St. Paul, son père décrocha le téléphone et ne lui parla pas plus de deux minutes avant de lui passer sa mère, ce que Joey prit pour une sorte de trahison. Il avait en fait pas mal de respect pour son père – pour la constance de sa désapprobation, pour le caractère strict de ses principes – et il en aurait peut-être éprouvé plus encore si son père n’avait pas toujours montré tant de déférence envers sa mère. Joey aurait bien eu besoin de soutien masculin, mais, au lieu de ça, son père ne cessait de lui passer sa mère et de se laver les mains de tout le reste.

« Bonjour, toi », dit-elle d’un ton chaleureux qui le fit frémir.

Il décida sur-le-champ de se montrer dur avec elle, mais, comme cela se passait si souvent, elle le désarma par son humour et ses rires en cascade. Avant même de s’en rendre compte, il lui avait décrit tout ce qui se passait à McLean, en excluant toutefois Jenna.

« Une maison pleine de Juifs ! dit-elle. Comme ça doit être intéressant pour toi.

— Tu es juive, toi aussi, dit Joey. Et ça fait de moi un Juif, aussi. Et Jessica aussi, et les enfants de Jessica aussi, si elle en a un jour.

— Non, ça c’est juste si tu t’es fait embrigader », dit sa mère.

Après trois mois passés dans l’Est, Joey discernait maintenant qu’elle avait un léger accent du Minnesota.

« Tu vois, dit-elle, je crois qu’en matière de religion, on n’est que ce qu’on dit être. Personne ne peut parler pour toi.

— Mais tu n’as pas de religion du tout, toi.

— C’est exactement ce que je veux dire. C’était là une des rares choses sur lesquelles mes parents et moi on était d’accord, qu’ils soient bénis. Que la religion, c’est stuuuu-pide. Quoique, apparemment, ma sœur ne soit plus d’accord avec moi, ce qui veut dire que notre record de divergence totale sur absolument tous les sujets est toujours intact.

— Quelle sœur ?

— Ta tante Abigail. Elle est apparemment plongée dans la Kabbale et redécouvre ses racines juives, quoi que ça puisse être. Comment je le sais, tu me demandes ? Parce que nous avons reçu une chaîne de l’amitié, un e-mail en fait, venant d’elle, sur la Kabbale. J’ai trouvé que la forme était plutôt mauvaise, alors je lui ai répondu en lui demandant d’arrêter de m’envoyer ce genre de lettres, et elle m’a renvoyé un e-mail sur son Voyage.

— Je ne sais même pas ce que c’est, la Kabbale, dit Joey.

— Oh, mais je suis sûre qu’elle serait heureuse de tout t’expliquer sur la question, si tu veux prendre contact avec elle. C’est très Important, très Mystique – je crois que Madonna est là-dedans, aussi, ce qui te dit à peu près tout ce que tu as besoin de savoir là-dessus.

— Madonna est juive ?

— Oui, Joey, d’où son nom, dit sa mère en se moquant de lui.

— Bon, moi en tout cas, j’essaie de garder un esprit ouvert sur ces questions. Je n’ai pas envie de rejeter quelque chose dont je ne sais encore rien.

— C’est bien. Et puis, qui sait ? Cela pourrait t’être utile ?

— Possible », dit-il froidement.

À la très longue table du dîner, il était assis du même côté que Jenna, ce qui lui épargnait d’avoir vue sur elle et lui permettait de se concentrer sur sa conversation avec un des oncles chauves, qui, pensant que Joey était juif, le gratifiait d’un récit de son récent voyage d’affaires-mais-pas-que-d’affaires en Israël. Joey fit semblant d’être très au fait et très impressionné par ce qui lui était en réalité totalement étranger : le Mur des Lamentations et ses tunnels, la Tour de David, Masada, Yad Vashem. Un vague ressentiment à retardement contre sa mère, associé au caractère fabuleux de la maison et à sa fascination pour Jenna, ainsi qu’à un certain sentiment peu familier de réelle curiosité intellectuelle, le poussait en fait à désirer être plus juif encore – pour voir à quoi ce genre d’appartenance pouvait ressembler.

Le père de Jonathan et de Jenna, à l’autre bout de la table, pérorait sur les affaires internationales, en s’étendant avec tant d’autorité que peu à peu les autres conversations s’épuisèrent. Les veines de son cou étaient plus visibles qu’à la télévision, et il apparut que c’était en fait la petitesse – presque une réduction – de son crâne qui rendait son sourire blanc, si blanc, aussi voyant. Le fait qu’un être aussi ratatiné ait pu engendrer l’époustouflante Jenna semblait pour Joey aller de pair avec l’importance du personnage. Il parlait d’une « nouvelle allégation antisémite » qui circulait dans le monde arabe, le mensonge sur le fait qu’il n’y avait pas eu de Juifs dans les tours jumelles le 11-Septembre, et du besoin, en ces temps d’urgence nationale, d’opposer à ces mensonges malfaisants de bienveillantes demi-vérités. Il évoquait Platon comme s’il avait personnellement reçu la lumière à ses pieds athéniens. Il parlait de membres du cabinet du président en les nommant par leur prénom, expliquant comment « nous » nous étions « appuyés » sur le président pour profiter de ce moment historique unique et résoudre un nœud géopolitique insoluble, étendant ainsi radicalement la sphère de la liberté. En temps normal, dit-il, la grande masse de l’opinion publique américaine était isolationniste et ne voulait rien savoir, mais les attaques terroristes « nous » avaient donné une occasion en or, la première depuis la fin de la Guerre froide, pour que « le philosophe » (quel philosophe, exactement, Joey n’en était pas sûr, ou bien il avait loupé une référence antérieure) puisse intervenir et unir le pays derrière la mission que sa pensée avait révélée comme étant juste et nécessaire. « Nous devons apprendre à ne pas nous sentir gênés d’exagérer certaines choses », dit-il, avec son sourire, à un oncle qui avait mollement soulevé le problème des capacités nucléaires irakiennes. « Nos médias modernes sont comme des ombres très floues sur la paroi, et le philosophe doit être prêt à manipuler ces ombres au service d’une vérité supérieure. » Entre le désir impulsif de Joey d’impressionner Jenna et la manifestation de ce désir par des mots réels, il n’y eut qu’une courte seconde de peur panique de la chute libre.

« Mais comment savez-vous que c’est la vérité ? » dit-il soudain.

Toutes les têtes se tournèrent vers lui, et son cœur se mit à battre plus fort.

« Nous n’en sommes jamais sûrs, dit le père de Joey, en lui faisant le coup du sourire. Vous avez raison, là-dessus. Mais quand on découvre que notre compréhension du monde, fondée sur des décennies d’études empiriques méticuleuses, entreprises par les meilleurs esprits, est en accord total avec le principe inductif de la liberté humaine universelle, c’est une solide indication que notre façon de penser est au moins approximativement sur la bonne voie. »

Joey hocha la tête avec ardeur, pour montrer son accord total et profond, et fut surpris de voir que, malgré lui, il allait persister.

« Mais il semble qu’à partir du moment où on commence à mentir sur l’Irak, on ne vaut pas mieux que les Arabes et leur mensonge sur le fait qu’aucun Juif n’a été tué le 11-Septembre.

— Vous êtes un jeune homme très intelligent, il me semble », dit le père de Jenna, pas ému le moins du monde.

Joey n’aurait su dire s’il était ironique ou pas.

« Jonathan dit que vous êtes un très bon étudiant, continua gentiment le vieil homme. Et donc je me dis que vous avez déjà fait l’expérience de vous retrouver frustré face à des gens qui ne sont pas aussi intelligents que vous. Des gens qui ne sont pas seulement incapables de le faire mais qui refusent d’admettre certaines vérités dont la logique va de soi à vos yeux. Qui ne semblent même pas se soucier de savoir si leur propre logique est mauvaise. Vous n’avez jamais ressenti ce genre de frustration ?

— Mais c’est parce qu’ils sont libres, dit Joey. Ce n’est pas à ça que ça sert, la liberté ? Le droit de penser ce que vous voulez ? Cela dit, je veux bien admettre que parfois c’est chiant. »

Autour de la table, les convives gloussèrent à ces mots.

« C’est exactement ça, dit le père de Jenna. La liberté, c’est chiant. Et c’est précisément pour ça qu’il est aussi impératif que nous saisissions l’occasion qui nous a été offerte cet automne. Faire qu’une nation d’êtres libres abandonne sa mauvaise logique et s’engage dans une logique meilleure, par tous les moyens nécessaires. »

Incapable de supporter une seconde de plus d’être le centre d’attention, Joey hocha la tête avec encore plus d’ardeur.

« Vous avez raison, dit-il. Je vois, vous avez raison. »

Le père de Jenna continua de se libérer d’un fardeau d’autres faits exagérés et opinions péremptoires dont Joey ne perçut presque pas le moindre mot. Tout son corps palpitait de l’excitation d’avoir pris la parole et d’avoir été entendu par Jenna. Le sentiment qui lui avait fait défaut tout l’automne, le sentiment d’être un mec dans le coup, lui revenait. Lorsque Jonathan se leva de table, il se redressa avec hésitation et le suivit dans la cuisine, où ils récoltèrent suffisamment de vin parmi ce qui restait pour emplir deux grands verres.

« Hé, vieux, dit Joey, tu ne peux pas mélanger du rouge et du blanc comme ça.

— Ça fait du rosé, crétin, dit Jonathan. Depuis quand tu es monsieur le Sommelier ? »

Ils descendirent avec leurs verres pleins à ras bord dans le sous-sol et burent le vin tout en jouant au air-hockey. Joey était tellement ému qu’il en sentit à peine les effets, ce qui s’avéra une bonne chose quand le père de Jonathan descendit les rejoindre.

« Qu’est-ce qu’on dirait d’une petite partie de Cowboy Pool ? dit-il en se frottant les mains. J’imagine que Jonathan vous a déjà appris le jeu maison ?

— Oui, et je suis nul, dit Joey.

— C’est le roi de tous les jeux de billard, – ça combine ce qu’il y a de mieux dans le snooker et le billard américain », dit le vieil homme en déposant la bille 1, la bille 3 et la bille 5 sur leurs emplacements respectifs.

Jonathan semblait avoir un peu honte de son père, ce qui intéressa Joey, dans la mesure où il avait tendance à penser que seuls ses parents pouvaient vraiment faire honte à quelqu’un.

« Nous avons une règle supplémentaire maison que je vais m’appliquer à moi-même ce soir. Jonathan ? Qu’est-ce que tu en dis ? La règle vise à empêcher un joueur vraiment doué de se placer derrière la 5 et de faire grimper le score. Vous deux, vous pourrez le faire, si tant est que vous maîtrisez le rétro sur la bille blanche, tandis que je serai obligé de tirer ou de virer une des autres billes chaque fois que je toucherai la 5. »

Jonathan leva les yeux au ciel.

« Ouais, ça a l’air cool, papa.

— On voit qui donne le premier coup de queue ? » dit son père, en passant de la craie sur sa queue de billard.

Joey et Jonathan se regardèrent et éclatèrent d’un ricanement explosif. Le vieil homme ne le remarqua même pas.

Joey souffrait d’être aussi nul à un jeu, et les effets du vin devinrent apparents quand le vieil homme lui donna quelques indications qui ne firent que le rendre encore plus nul. Jonathan, quant à lui, en pleine compétition, arborait un air des plus sérieux que Joey ne lui avait jamais vu. Durant une série de coups plus prolongés, son père prit Joey à part pour l’interroger sur ses plans pour l’été.

« C’est encore loin, dit Joey.

— Pas si loin que ça, vraiment. Quels sont vos principaux centres d’intérêt ?

— J’ai surtout besoin de gagner de l’argent, et de rester en Virginie. Je paie mes études.

— C’est ce que Jonathan m’a dit. C’est une ambition remarquable. Et pardonnez-moi si je vais trop loin, mais ma femme m’a dit que vous commenciez à ressentir un intérêt pour vos racines, après avoir été élevé en dehors de la foi. Je ne sais pas si cela a joué dans votre décision de tracer votre propre voie dans le monde, mais si c’est le cas, je veux vous féliciter de penser par vous-même et d’avoir le courage de faire ça. Avec le temps, vous pourriez arriver à guider les membres de votre famille dans leur propre exploration.

— Je regrette vraiment de n’avoir jamais rien appris sur la question. »

Le vieil homme secoua la tête, avec la même désapprobation que sa femme auparavant.

« Nous avons la tradition la plus merveilleuse et la plus durable du monde, dit-il. Je crois que pour un jeune d’aujourd’hui cela devrait avoir un attrait particulier, parce que ça porte essentiellement sur le choix personnel. Personne ne dit à un Juif ce qu’il doit croire. Chacun décide pour soi-même. Vous pouvez choisir vos propres applications et caractéristiques, pour ainsi dire.

— C’est vrai, c’est intéressant, dit Joey.

— Et quels sont vos autres projets ? Vous vous intéressez à une carrière dans les affaires comme tout le monde semble le faire ces temps-ci ?

— Oui, certainement. Je compte me spécialiser en économie.

— Bien, bien. Il n’y a rien de mal à vouloir gagner de l’argent. Moi, je n’ai pas eu besoin de le faire, même si cela ne me gêne pas de dire que je me suis assez bien débrouillé dans la gestion de ce qui m’a été donné. Je dois beaucoup à mon arrière-grand-père de Cincinnati, qui est arrivé ici avec rien. Ce pays lui a donné sa chance, il lui a donné la liberté de tirer le maximum de ses capacités. C’est pour cela que j’ai choisi de mener ma vie comme je le fais – d’honorer cette liberté et tenter de faire en sorte que le prochain siècle américain soit également béni. Rien de mal à gagner de l’argent, rien du tout. Mais il doit y avoir quelque chose de plus dans votre vie. Vous devez choisir de quel côté vous vous trouvez, et vous battre pour ça.

— C’est clair, dit Joey.

— Il y a peut-être des jobs d’été bien payés à l’Institut cet été, si ça vous intéresse de faire quelque chose pour votre pays. Nos collectes de fonds crèvent le plafond depuis les attaques. C’est très satisfaisant. Vous devriez penser à poser votre candidature, si cela vous chante.

— Mais bien sûr ! » dit Joey.

Il avait l’impression d’être l’un des jeunes interlocuteurs de Socrate, dont les répliques, page après page, consistaient en des variations autour de « Oui, sans conteste » et « Sans aucun doute, il ne peut en être qu’ainsi ».

« Ça a l’air génial, dit-il. Oui, je vais poser ma candidature. »

Ayant mis trop de craie sur la queue, Jonathan manqua son coup, perdant tous les points qu’il avait accumulés auparavant.

« Merde ! cria-t-il, en ajoutant, pour faire bonne mesure, merde et merde ! »

Il cogna la queue contre le bord de la table, et un moment plutôt embarrassant s’ensuivit.

« Tu dois faire très attention quand tu as déjà beaucoup marqué, dit son père.

— Je le sais, papa. JE LE SAIS ! Je faisais attention. J’ai juste été un peu distrait par votre conversation à tous les deux.

— Joey, c’est à vous ? »

Qu’y avait-il donc, à la vue de l’effondrement d’un ami, qui lui donnait une irrépressible envie de sourire ? Il éprouvait une merveilleuse sensation de libération, à l’idée de ne pas avoir à interagir avec son père de cette façon-là. Il sentait de plus en plus sa bonne fortune lui revenir à chaque seconde qui passait. Mais pour Jonathan, il fut heureux d’avoir immédiatement raté son coup suivant.

Jonathan se montra teigneux avec lui malgré tout. Une fois son père reparti aux étages, après deux victoires, il se mit à traiter Joey de tantouze de manière peu amène et finit par dire qu’il ne pensait pas qu’aller à New York avec Jenna soit une si bonne idée que ça.

« Pourquoi pas ? dit Joey, accablé.

— Je sais pas. J’en ai pas envie, c’est tout.

— Mais ça va être super. On peut aller à Ground Zéro et voir à quoi ça ressemble.

— Toute la zone est fermée. On ne voit rien.

— Je veux voir aussi où ils tournent les émissions de Today.

 Mais c’est stupide. C’est juste une vitrine.

— Attends, c’est New York. Il faut qu’on fasse ça.

— Eh bien, vas-y avec Jenna, alors. C’est ce que tu veux, de toute façon, pas vrai ? Tu vas aller à Manhattan avec ma sœur et après tu vas travailler pour mon père l’été prochain. Et y a ma mère, aussi, qui est une grande cavalière. Tu veux peut-être aller faire du cheval avec elle ? »

Le seul mauvais aspect de la bonne fortune de Joey, c’étaient ces moments où elle semblait lui venir aux dépens de quelqu’un d’autre. N’ayant jamais lui-même connu l’envie, il en vivait mal les manifestations chez les autres. Au lycée, plus d’une fois, il avait dû mettre fin à des amitiés avec des jeunes qui ne supportaient pas qu’il ait autant d’autres amis. Son sentiment était alors : Commence par grandir, putain ! Son amitié avec Jonathan, cependant, ne pouvait pas se terminer comme ça, en tout cas pas avant la fin de l’année universitaire, et même si Joey était agacé par la bouderie de Jonathan, il connaissait bien la douleur d’être fils.

« Bien, pas de problème, dit-il. On va rester ici. Tu vas me faire visiter Washington. Tu veux qu’on fasse ça, plutôt ? »

Jonathan haussa les épaules.

« Je suis sérieux. On va traîner dans Washington. »

Jonathan rumina la question un moment.

« Tu le tenais, mon vieux. Toute cette connerie sur le mensonge noble ? Tu le tenais et puis d’un coup, il a fallu que tu fasses ce sourire à la con. T’es qu’un petit connard de tarlouze.

— Ouais, je ne t’ai pas entendu dire grand-chose non plus, dit Joey.

— Moi j’ai déjà vécu ça.

— Et alors pourquoi je devrais le vivre aussi ?

— Parce que tu ne l’as pas encore vécu. Tu n’as pas gagné le droit de passer à travers. Tu n’as encore rien gagné, putain !

— … dit le gars à la Land Cruiser.

— Écoute, je n’ai plus envie de parler de ça. Je vais aller lire un peu.

— Bien.

— Je vais aller à New York avec toi. Et je m’en fous si tu couches avec ma sœur. Vous vous méritez sans doute tous les deux.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Tu verras bien.

— Allez, on reste potes, d’accord ? Je ne suis pas forcé d’aller à New York.

— Non, on va y aller, dit Jonathan. C’est assez pathétique, mais je ne veux vraiment pas conduire le Cabriolet. »

À l’étage, dans sa chambre fleurant la dinde, Joey trouva une pile de livres sur la table de chevet – Elie Wiesel, Chaïm Potok, Exodus, Une histoire du peuple juif – ainsi qu’une note du père de Jonathan. Un petit peu de bois d’allumage à votre attention. Sentez-vous libre de les garder ou de faire passer. Howard. En les feuilletant, il éprouva à la fois un profond manque d’intérêt personnel et un respect de plus en plus marqué pour ceux qui étaient intéressés, et il sentit monter à nouveau la colère contre sa mère. Le manque de respect qu’elle avait pour la religion semblait à Joey n’être qu’un peu plus de son moi, moi, moi : son souhait compétitif copernicien d’être le soleil autour duquel tout tournait. Avant de se coucher, il fit le 411 pour avoir le numéro d’Abigail Emerson à Manhattan.

Le lendemain matin, tandis que Jonathan dormait encore, il appela Abigail, il se présenta comme le fils de sa sœur et lui annonça qu’il venait à New York. Pour toute réponse, sa tante gloussa bizarrement et lui demanda s’il était doué en plomberie.

« Je vous demande pardon ?

— Ça tombe au fond mais ça n’y reste pas, dit Abigail. C’est un peu comme moi après trop de brandy. »

Elle entreprit de lui raconter le niveau trop bas et les égouts antiques de Greenwich Village, les plans de son gardien pour Thanksgiving, les avantages et inconvénients des appartements en rez-de-chaussée sur cour, et le « plaisir » de rentrer chez soi à minuit le soir de Thanksgiving pour trouver le contenu en partie désintégré des toilettes de ses voisins flottant dans sa baignoire et remontant dans l’évier de sa cuisine.

« Tout ça est vrrraaaiiiment, vraiment génial, dit-elle. Le parfait coup d’envoi pour un long week-end sans gardien.

— Bon, en tout cas, je m’étais dit qu’on pouvait peut-être se voir », dit Joey.

Il regrettait déjà cette idée, mais sa tante se montrait maintenant réceptive, comme si son monologue n’avait été que quelque chose dont elle avait eu besoin de se libérer.

« Tu sais, dit-elle, j’ai vu des photos de toi et de ta sœur. De vrrraaaiiiment belles photos, dans votre vrrraaaiiiment belle maison. Je crois que je pourrais même te reconnaître dans la rue.

— Euh…

— Mon appartement n’est malheureusement pas aussi beau que ça, en ce moment. Et assez parfumé, en plus ! Mais si ça te dit de me retrouver dans mon café préféré, d’être servie par le serveur le plus gay de tout le Village, qui est aussi mon meilleur ami, je serai vrrraaaiiiment contente. Je pourrai te dire tout ce que ta mère ne veut pas que tu saches sur nous. »

Tout cela semblait parfait à Joey, et ils fixèrent un rendez-vous.

Pour le voyage à New York, Jenna vint avec une amie de lycée, Bethany, dont le physique n’était ordinaire qu’en comparaison. Les deux filles s’installèrent à l’arrière, où Joey ne pouvait ni voir Jenna, ni, coincé entre les gémissements incessants de Slim Shady sur la stéréo et Jonathan qui psalmodiait les paroles, distinguer ce dont elle et Bethany parlaient. La seule interaction se produisant entre l’arrière et l’avant se résumait aux critiques de Jenna sur la façon de conduire de son frère. Comme si l’hostilité que Jonathan avait ressentie la veille contre Joey s’était transformée en rage routière, il collait aux voitures à cent vingt à l’heure en marmonnant des injures envers les conducteurs moins agressifs ; de manière générale, il semblait prendre un plaisir certain à se comporter en vrai connard.

« Merci de ne pas nous avoir tués », dit Jenna lorsque le véhicule s’arrêta dans un parking extraordinairement cher du centre-ville et que, par bonheur, la musique cessa enfin.

Le voyage s’avéra vite posséder tous les signes d’un fiasco. Le petit ami de Jenna, Nick, partageait un appartement délabré fait de bric et de broc dans la 54e Rue avec deux autres stagiaires de Wall Street qui étaient également partis pour le week-end. Joey voulait voir la ville, et il voulait surtout ne pas avoir l’air du petit gamin fan d’Eminem aux yeux de Jenna, mais le salon était équipé d’une énorme télé plasma et d’une Xbox dernier modèle, et Jonathan insista pour qu’il se joigne à lui immédiatement pour une partie ou deux.

« À plus tard, les jeunes », dit Jenna en sortant avec Bethany pour aller retrouver des amis.

Trois heures plus tard, lorsque Joey suggéra d’aller se promener avant qu’il soit trop tard, Jonathan lui dit de ne pas jouer les tarlouzes comme ça.

« Mais c’est quoi, ton problème ? dit Joey.

— Non, je suis désolé, c’est quoi, ton problème à toi ? Fallait coller au train de Jenna si tu voulais faire des trucs de filles. »

Faire des trucs de filles était une idée plutôt attrayante pour Joey. Il aimait bien les filles, leur façon de parler des choses, leur compagnie ; Connie lui manquait.

« C’est toi qui avais dit que tu voulais faire du shopping.

— C’est quoi, le blême ? Mon pantalon me moule pas assez les fesses pour toi ?

— Ça pourrait aussi être assez sympa d’aller dîner.

— Ouais, un truc romantique, rien que nous deux.

— Une pizza new-yorkaise ? On ne dit pas que ce sont les meilleures du monde ?

— Non, ce sont celles de New Haven.

— Bon, un deli, alors. Un deli new-yorkais. Je meurs de faim.

— Va voir dans le frigo.

— Vas-y toi, voir dans le putain de frigo. Moi, je sors.

— D’accord, bien. Fais donc ça.

— Tu seras là quand je reviendrai ? Pour que je puisse entrer ?

— Oui, mon chou. »

Une boule dans la gorge, au bord des larmes comme une fille, Joey sortit dans la nuit. Le fait que Jonathan perde ainsi le contrôle était pour lui extrêmement décevant. Il était soudain conscient de sa plus grande maturité, et, tout en déambulant parmi les derniers badauds de la Cinquième Avenue, il se demanda comment montrer cette maturité à Jenna. Il acheta deux saucisses polonaises à un vendeur de rue et se fraya un chemin dans la foule plus dense du Rockefeller Center pour regarder les patineurs et admirer le gigantesque arbre de Noël éteint, ainsi que les hauteurs inondées de lumière de la tour NBC. Bon, il aimait faire des trucs de filles, et alors ? Cela ne faisait pas de lui une femmelette. Cela le rendait très seul, c’est tout. En regardant les patineurs, il ressentit de la nostalgie pour St. Paul et appela Connie. Elle travaillait chez Frost’s et ne pouvait rester en ligne très longtemps, juste le temps de lui dire qu’elle lui manquait, de décrire où il se trouvait en ajoutant qu’il aimerait bien y être avec elle.

« Je t’aime, chéri, dit-elle.

— Je t’aime aussi. »

Le lendemain matin, il eut sa chance avec Jenna. Apparemment, elle se levait tôt et était déjà sortie acheter le petit déjeuner quand Joey, se levant lui-même de bonne heure, entra dans la cuisine, vêtu d’un tee-shirt UVA et d’un boxer motif cachemire. En la voyant lire un livre à la table de la cuisine, il se sentit plutôt nu.

« J’ai acheté des bagels pour toi et mon ingrat de frère.

— Merci », dit-il en se demandant s’il devait repartir mettre un pantalon ou simplement continuer à dévoiler ses avantages.

Puisqu’elle ne semblait pas s’intéresser plus avant à lui, il décida de risquer la petite tenue. Mais ensuite, alors qu’il attendait que son bagel grille, tout en jetant des coups d’œil à la dérobée sur les cheveux, les épaules et les jambes nues croisées de Jenna, il se mit à bander. Il était sur le point de s’échapper dans le salon quand elle leva les yeux et lui adressa la parole.

« Désolée, mais ce livre… est terriblement rasoir. »

Il se cacha derrière une chaise.

« C’est quoi, comme livre ?

— Je croyais que c’était sur l’esclavage. Maintenant, je ne suis pas sûre de savoir de quoi ça parle, dit-elle en lui montrant deux pages de prose bien dense. Le plus drôle ? C’est que c’est la deuxième fois que je le lis. Il figure, genre, sur la moitié des programmes de Duke. Et je ne comprends toujours pas de quoi ça parle vraiment. Tu sais, ce qui arrive vraiment aux personnages.

— J’ai lu Le Chant de Salomon pour les cours l’an dernier, dit Joey. J’ai trouvé ça plutôt étonnant. C’est sûrement le meilleur roman que j’aie lu. »

Elle lui adressa une expression compliquée mêlée d’indifférence pour lui et d’agacement pour le livre. Il s’assit à table en face d’elle, avala une bouchée de bagel qu’il mâcha un moment, avant de se rendre compte qu’avaler allait être un problème. Il n’y avait pas le feu, heureusement, puisque Jenna essayait toujours de lire.

« À ton avis, qu’est-ce qu’il a, ton frère ? dit-il après avoir réussi à faire glisser quelques bouts de bagel.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il se conduit un peu comme un con. Il est un peu immature. Tu ne trouves pas ?

— Ne me demande pas ça à moi. C’est ton ami. »

Elle continua à regarder son livre fixement. Sa distance méprisante ressemblait à celle des filles les plus canon de Virginie. La seule différence, c’est que Jenna était encore plus séduisante à ses yeux que ces autres filles, et qu’il se trouvait maintenant assez près d’elle pour sentir le parfum de son shampooing. Sous la table, dans son boxer, son demi-mât se dressait vers elle comme un ornement de capot de jaguar.

« Alors, qu’est-ce que tu fais, aujourd’hui ? » dit-il.

Elle ferma le livre comme si elle se résignait à sa présence persistante.

« Du shopping, dit-elle. Et il y a une fête ce soir à Brooklyn. Et toi ?

— Apparemment rien puisque ton frère ne veut pas quitter l’appartement. Je dois voir une tante à quatre heures, mais c’est tout.

— Je crois que c’est plus dur pour les mecs, dit Jenna. D’être à la maison. Mon père est vraiment étonnant, et ça ne me gêne pas. Ça ne me gêne pas qu’il soit célèbre. Mais je crois que Jonathan a toujours l’impression qu’il doit prouver quelque chose.

— En matant la télé dix heures d’affilée ? »

Elle fronça les sourcils et regarda Joey droit dans les yeux, peut-être pour la première fois.

« Mais en fait, tu l’aimes bien, mon frère ?

— Vraiment pas, non. Il est devenu bizarre depuis jeudi soir. T’as vu comme il conduisait hier ? Je pensais que tu avais une idée.

— Je crois que pour lui, le plus important c’est qu’il veut être aimé pour ce qu’il est. Tu vois ce que je veux dire, pas pour notre père.

— Je vois, dit Joey, qui se sentit inspiré et ajouta : ou pour sa sœur. »

Elle rougit ! Un tout petit peu. Puis elle secoua la tête.

« Je ne suis personne.

— Ah-ah-ah ! dit-il en rougissant aussi.

— Enfin, en tout cas, je ne suis certainement pas comme mon père. Je n’ai pas de grandes idées, ni de grande ambition. Je suis une petite personne égoïste, en fait. Une quarantaine d’hectares dans le Connecticut, des chevaux, un mari à plein temps, et peut-être un jet privé, c’est tout ce qu’il me faut. »

Joey remarqua qu’il avait suffi d’une seule allusion à sa beauté pour qu’elle s’ouvre et commence à parler d’elle. À partir du moment où la porte s’était ouverte d’un seul millimètre, et qu’il s’était glissé dans la fente, il savait comment faire. Comment écouter et comment comprendre. Et non pas feindre d’entendre ou de comprendre. C’était Joey au Pays des Femmes. Très vite, sous la sale lumière hivernale de la cuisine, alors que Jenna lui apprenait comment servir correctement un bagel, avec du saumon fumé, des oignons et des câpres, il ne se sentit pas vraiment moins à l’aise que s’il s’était trouvé en train de parler avec Connie, ou avec sa mère, sa grand-mère ou la mère de Connie. La beauté de Jenna était toujours aussi époustouflante, mais l’érection de Joey finit par se calmer totalement. Il offrit à Jenna quelques pépites sur sa propre famille, et en retour elle admit que ses parents n’étaient pas très emballés par son petit ami.

« C’est plutôt dingue, dit-elle. Je crois que c’est une des raisons pour lesquelles Jonathan voulait venir et qu’il ne quitte pas l’appartement. Il pense qu’il va pouvoir s’interposer entre Nick et moi. Un peu genre, s’il se met en travers et qu’il reste là, il peut faire casser les choses.

— Pourquoi ils n’aiment pas Nick ?

— Pour commencer, il est catholique. Et il était champion universitaire de lacrosse. Il est super intelligent, mais pas de la façon qui leur plaît, dit Jenna en riant. Je lui ai parlé une fois du think tank, le groupe de mon père, et à la première fête dans sa fraternité ils ont mis un signe sur le tonneau de bière qui annonçait “THINK TANK”. J’ai trouvé ça assez hilarant. Mais ça te donne une idée.

— Tu bois beaucoup ?

— Non, je ne tiens pas du tout l’alcool. Nick a arrêté de boire, aussi, quand il a commencé à travailler. Il prend quoi, un whisky-Coca par semaine, maintenant. Il ne pense qu’à avancer. Il a été la première personne de sa famille à faire quatre ans d’université, le contraire absolu de ma famille, où tu es un minable si tu n’as qu’un doctorat.

— Et il est gentil avec toi ? »

Elle détourna les yeux, une ombre sur le visage.

« Je me sens incroyablement en sécurité avec lui. Tu vois, je me disais, si on s’était trouvés dans les tours le 11-Septembre, même tout en haut, il aurait trouvé un moyen de nous faire sortir. C’est ça, ce que je ressens.

— Il y avait beaucoup de types comme ça, chez Cantor Fitzgerald, dit Joey. Des traders très durs. Mais ils ne s’en sont pas sortis.

— C’est qu’ils n’étaient pas comme Nick », dit-elle.

Sentant qu’elle se refermait, Joey se demanda quelle dureté il devrait afficher, combien il devrait gagner d’argent, afin simplement d’entrer dans la course pour les semblables de Jenna. Sa bite, dans son boxer, s’agita à nouveau, comme pour déclarer qu’elle se sentait à la hauteur du challenge. Mais les parties plus tendres, chez lui, le cœur et le cerveau, se noyaient dans le désespoir devant l’énormité du défi.

« Je crois que je vais peut-être aller à Wall Street aujourd’hui pour voir un peu, dit-il.

— Tout est fermé, le samedi.

— Je veux juste voir à quoi ça ressemble, puisque je finirai peut-être par travailler là.

— Sans vouloir te vexer, dit Jenna en rouvrant son livre, tu me sembles bien trop gentil pour ça. »

 

Quatre semaines plus tard, Joey était de retour à Manhattan, pour garder la maison de sa tante Abigail. Tout l’automne, il s’était beaucoup stressé en se demandant où aller passer les vacances de Noël, puisque ses deux foyers concurrents de St. Paul s’éliminaient mutuellement, et puisque trois semaines étaient un laps de temps bien trop long pour s’imposer à la famille d’un nouvel ami de fac. Il avait vaguement projeté de rester chez l’un de ses plus proches amis de lycée, ce qui lui aurait permis d’aller rendre des visites séparées à ses parents et aux Monaghan, mais il s’avéra qu’Abigail allait à Avignon pour les vacances afin de suivre un atelier international de mime, et qu’elle s’inquiétait déjà, quand ils s’étaient vus lors du week-end de Thanksgiving, de savoir qui resterait dans son appartement de Charles Street pour veiller aux exigences diététiques complexes de ses chats, Tigrou et Porcinet.

La rencontre avec sa tante avait été intéressante, quoique unilatérale. Abigail, bien que plus jeune que la mère de Joey, semblait considérablement plus vieille dans tous les domaines sauf les vêtements, qui donnaient un peu dans le genre adolescente délurée. Elle sentait la cigarette, et avait une manière désarmante de manger sa tranche de gâteau au chocolat, en détachant bien chaque petite bouchée pour une délectation maximum, comme s’il s’agissait de ce qui allait lui arriver de mieux ce jour-là. Quant aux quelques questions qu’elle posa à Joey, elle y répondit pour lui avant qu’il ait la possibilité de placer un mot. Elle le gratifia surtout d’un monologue, avec commentaires ironiques et interjections calculées, qui était un peu comme un train dans lequel il avait la permission de sauter et de rouler un moment, en fournissant son propre contexte et en devinant les références. Avec son bavardage, elle lui faisait l’effet d’une triste version de dessin animé de sa mère, un avertissement de ce qu’elle pourrait devenir si elle n’y prêtait pas attention.

Apparemment, pour Abigail, le simple fait que Joey existe était un reproche nécessitant un long récit de sa vie à elle. Le trip traditionnel mariage-bébés-maison n’était pas pour elle, dit-elle, pas plus que l’univers superficiel et commercial du théâtre conventionnel – avec les auditions truquées dégradantes, les directeurs de casting qui ne cherchaient que le mannequin de l’année et qui n’avaient pas la moindre idée de ce que pouvait être l’originalité –, pas plus que l’univers du stand-up, qu’elle avait essayé de pénétrer sans succès, gâchant un temps vrrraaaiiiment infini, travaillant un matériau intéressant sur la vérité de l’enfance dans les banlieues américaines, avant de se rendre compte que tout cet univers n’était que testostérone et humour pipi-caca. Elle dénigra longuement Tina Fey et Sarah Silverman, avant d’exalter le génie de plusieurs « artistes » masculins – sûrement des mimes ou des clowns, se dit Joey –, et avec lesquels elle se déclara chanceuse d’être en contact toujours plus étroit, quoique surtout dans le cadre d’ateliers. Alors qu’elle continuait de parler, il se surprit à admirer sa détermination à survivre sans le type de succès auquel lui pouvait encore aspirer. Elle était si dingue et si centrée sur elle-même que fut épargné à Joey l’agacement de se sentir coupable et qu’il put passer directement à la compassion. Il comprit que, en tant que représentant non seulement de sa bonne fortune supérieure mais surtout de celle de la sœur d’Abigail, il ne pouvait faire de plus grande gentillesse à sa tante que de la laisser se justifier à ses yeux, de promettre de venir la voir sur scène dès que possible. Pour cela, elle le récompensa en lui proposant de garder sa maison.

Ses premiers jours en ville, alors qu’il allait de boutique en boutique avec son camarade de dortoir Casey, furent comme le prolongement hypervivant des rêves urbains qu’il faisait toute la nuit. L’humanité convergeait vers lui de toutes les directions. Des musiciens des Andes qui jouent de la flûte et du tambour dans Union Square. Des pompiers solennels qui font un signe de tête à la foule assemblée devant un sanctuaire pour le 11-Septembre aux portes d’une caserne. Deux dames à col de fourrure qui s’emparent avec culot d’un taxi que Casey avait hélé devant Bloomingdale’s. Des lycéennes sexy portant des jeans sous leur minijupe, affalées dans le métro les jambes largement écartées. Des jeunes du ghetto aux cheveux tressés, avec de gigantesques et menaçantes parkas. Des soldats de la Garde nationale qui patrouillent dans Grand Central avec des armes très sophistiquées. Et la grand-mère chinoise qui vend des DVD de films qui ne sont même pas encore sortis, ou encore le breakdancer qui vient de se déchirer un muscle ou un tendon et qui se balance de douleur, assis par terre dans le train 6, le saxophoniste insistant à qui Joey a donné cinq dollars pour son numéro, même si Casey l’a prévenu qu’il se faisait rouler : chaque rencontre était comme un poème qu’il mémorisait immédiatement.

Les parents de Casey vivaient dans un appartement avec un ascenseur privé, chose indispensable, décida Joey, si jamais il réussissait à New York. Il alla dîner chez eux la veille et le jour de Noël, consolidant ainsi les mensonges qu’il avait racontés à ses parents sur l’endroit où il passerait ses vacances. Casey et sa famille partaient cependant au ski le lendemain matin, et Joey savait qu’il commençait à abuser de leur hospitalité, de toute façon. Lorsqu’il retrouva l’appartement encombré et vicié d’Abigail et qu’il découvrit que Porcinet et/ou Tigrou avait vomi en plusieurs endroits, en une protestation féline punitive pour sa longue absence d’une journée, il maudit l’étrangeté stupide de son projet de passer deux semaines entières tout seul.

Il rendit les choses immédiatement encore pires en appelant sa mère et en reconnaissant qu’une partie de ses projets était tombée à l’eau et qu’« à la place » il gardait maintenant la maison de sa sœur.

« Tu es dans l’appartement d’Abigail ? dit-elle. Tout seul ? Sans même qu’elle m’en parle ? À New York ? Tout seul ?

— Ouais, dit Joey.

— Je suis désolée, dit-elle, mais tu dois lui dire que ce n’est pas acceptable. Dis-lui qu’il faut qu’elle m’appelle tout de suite. Ce soir. Tout de suite. Immédiatement. Impératif.

— Il est beaucoup trop tard pour ça. Elle est en France. Mais c’est bon. C’est un quartier très sûr. »

Mais sa mère ne l’écoutait plus. Elle se disputait déjà avec son père, une dispute que Joey ne distinguait pas mais qui paraissait cela dit assez hystérique. Et puis son père lui parla.

« Joey ? Tu m’écoutes ? Tu es là ?

— Où veux-tu que je sois ?

— Écoute-moi. Si tu n’as pas la décence de venir passer quelques jours avec ta mère dans une maison qui a signifié tant de choses pour elle et dans laquelle tu ne remettras plus jamais les pieds, ça me va. C’est ta terrible décision à toi et tu auras tout loisir de t’en repentir. Quant à ce que tu as laissé dans ta chambre, et on espérait que tu viendrais t’en occuper – on le donnera à Goodwill, ou on laissera les éboueurs s’en charger. C’est une perte pour toi, pas pour nous. Mais être tout seul, à ton âge, dans une ville qui a été à plusieurs reprises attaquée par des terroristes, et qui plus est non pas pour une nuit ou deux mais pour deux semaines, voilà la recette parfaite pour plonger ta mère dans l’angoisse pendant tout ce temps.

— Papa, c’est un quartier très sûr. C’est Greenwich Village.

— Eh bien, tu as foutu en l’air les vacances de ta mère. Et tu vas foutre en l’air ses derniers jours dans cette maison. Je ne sais pas pourquoi je persiste à attendre quelque chose de toi, mais tu te montres d’un égoïsme inqualifiable envers une personne qui t’aime plus que tout ce que tu peux imaginer.

— Et pourquoi elle ne le dit pas elle-même, alors ? dit Joey. Pourquoi c’est toi qui dois le dire ? Comment je peux savoir si c’est vrai ?

— Si tu avais une once d’imagination, tu saurais que c’est vrai.

— Pas si elle ne le dit jamais elle-même ! Si tu as un problème avec moi, pourquoi ne pas me le dire plutôt que de toujours parler de ses problèmes à elle ?

— Parce que, franchement, je ne suis pas aussi inquiet qu’elle, dit son père. Je ne pense pas que tu sois aussi malin que tu le crois, je ne pense pas que tu sois conscient de tous les dangers qu’il y a dans ce monde. Mais je pense que tu es assez malin et que tu sais faire attention à toi. Si jamais tu avais des ennuis, j’espère que nous serions les premières personnes que tu appellerais. Sinon, tu as fait ton choix dans la vie, et je ne peux rien y faire.

— Bon, eh bien… merci, dit Joey, avec un ton à moitié sarcastique.

— Ne me remercie pas. J’ai très peu de respect pour ce que tu fais. Je reconnais simplement que tu as dix-huit ans et que tu es libre de faire ce que tu veux. Ce dont je parle, c’est de ma déception personnelle quand je vois qu’un de nos enfants n’a pas le cœur d’être plus gentil avec sa mère.

— POURQUOI TU NE LUI DEMANDES PAS POURQUOI ? opposa Joey sauvagement. ELLE LE SAIT ! Elle le sait, putain ! Papa, puisque tu es si merveilleusement soucieux de son bonheur et tout, pourquoi tu ne lui demandes pas, au lieu de me gaver, moi ?

— Ne me parle pas comme ça.

— Oui, eh bien alors ne me parle pas comme ça non plus.

— D’accord, j’arrête. »

Son père parut heureux de lâcher le sujet, et Joey aussi. Il savourait l’instant : il se sentait très cool, il contrôlait sa vie, et il était perturbant de découvrir qu’il y avait cette autre chose en lui, ce réservoir de rage, ce nœud complexe de sentiments familiaux qui pouvait soudain exploser et prendre le dessus sur lui. Les mots rageurs qu’il avait dits à son père avaient eu l’air préformatés, comme s’il y avait vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept un second lui-même accablé de chagrin, d’ordinaire invisible, mais de toute évidence tout à fait sensible et prêt à s’exprimer, sans préavis, sous la forme de phrases indépendantes de sa volonté. Cela le poussait à se demander qui il était vraiment, ce qui était très perturbant.

« Si tu changes d’avis, dit son père quand ils eurent épuisé leurs réserves limitées de bavardage de Noël, je serais plus qu’heureux de t’acheter un billet d’avion pour que tu viennes passer quelques jours ici. Ce serait très important pour ta mère. Et pour moi, aussi. J’aimerais beaucoup cela aussi.

— Merci dit Joey, mais en fait, je ne peux pas. J’ai les chats.

— Tu peux les mettre dans une pension, ta tante n’en saura rien. Je paierai ça aussi.

— D’accord, peut-être. Probablement pas, mais peut-être.

— Très bien, donc, joyeux Noël, dit son père. Maman te souhaite aussi un joyeux Noël. »

Joey entendit sa mère le dire dans la pièce. Pourquoi donc, exactement, ne reprenait-elle pas le téléphone pour le lui dire directement ? C’était plutôt accablant pour elle. Comme un aveu inutile de plus de sa culpabilité.

Bien que l’appartement d’Abigail ne fût pas minuscule, il n’y avait pas un centimètre carré qui ne fût occupé par Abigail. Les chats patrouillaient sur les lieux comme ses plénipotentiaires, laissant des poils partout. La penderie de sa chambre était pleine à craquer de pantalons, de pulls en piles désordonnées qui coinçaient les manteaux et les robes suspendus aux cintres, et ses tiroirs ne s’ouvraient plus tant ils étaient pleins. Ses CD étaient tous des disques de chanteuses insupportables et de foutaises New Age, disposés en doubles rangées et calés de biais dans chaque recoin. Même ses livres étaient pleins d’Abigail, traitant de sujets comme le Flow, la visualisation créative et la conquête de la confiance en soi. Il y avait également toutes sortes d’accessoires mystiques, pas uniquement judaïques, mais aussi des encensoirs orientaux et des statuettes à tête d’éléphant. Les seuls articles qui n’étaient pas bien représentés étaient les articles comestibles. En circulant dans la cuisine, Joey commençait à se rendre compte que, sauf à vouloir manger de la pizza trois fois par jour, il allait devoir se rendre dans un supermarché et faire sa cuisine. Les réserves de nourriture d’Abigail se composaient de galettes de riz, de quarante-sept formes de chocolat et de cacao, de nouilles ramen instantanées, le genre qui lui donnait dix minutes de satisfaction avant de le laisser affamé d’une manière inédite et torturante.

Il pensa à la spacieuse maison de Barrier Street, il pensa aux exceptionnels talents de cuisinière de sa mère, il pensa à renoncer et à accepter l’offre de billet d’avion de son père, mais il était également bien décidé à ne pas accorder à son double caché d’autres occasions de s’exprimer, et sa seule option, pour cesser de penser à St. Paul, fut de s’allonger sur le lit de cuivre d’Abigail et de se branler, et de se branler encore, tandis que les chats émettaient des feulements pleins de reproches de l’autre côté de la porte de la chambre, puis, toujours insatisfait, de brancher l’ordinateur de sa tante, puisqu’il ne pouvait avoir Internet sur le sien, et de chercher des sites pornos devant lesquels continuer à se branler. Comme c’est le cas dans ce domaine, chaque site gratuit sur lequel il tombait était lié à un site encore plus graveleux et plus attirant. Pour finir, un de ces bons sites se mit à générer des fenêtres comme dans le cauchemar d’un Apprenti Sorcier ; les choses s’emballèrent au point qu’il dut fermer l’ordinateur. Rallumant avec impatience, tandis que sa queue maltraitée et collante lui mollissait dans la main, il découvrit que le système était commandé par un virus surchargeant le disque dur et bloquant le clavier. Tant pis s’il avait infecté l’ordinateur de sa tante. Pour l’heure, il ne pouvait obtenir la seule chose qu’il désirait, voir un autre joli visage féminin déformé par l’extase, afin de pouvoir jouir une cinquième fois et essayer de dormir un peu. Il ferma les yeux et se caressa, tout en s’efforçant à grand-peine de faire jaillir assez d’images de sa mémoire pour terminer le boulot, mais les miaulements des chats le dérangeaient trop. Il alla à la cuisine et ouvrit une bouteille de brandy, qu’il espérait remplacer sans dépenser une fortune.

Se réveillant tard le lendemain matin avec la gueule de bois, il sentit ce qu’il espéra n’être que de la merde de chat mais qui s’avéra, lorsqu’il s’aventura dans la salle de bains exiguë et surchauffée, être du pur contenu d’égout. Il appela le gardien, Mr. Jiménez, qui arriva deux heures plus tard avec un caddie de supermarché rempli d’outils de plombier.

« Ce vieil immeuble a beaucoup de problèmes », dit Mr. Jiménez en secouant la tête d’un air fataliste.

Il dit à Joey de veiller à fermer la bonde de la baignoire et de bien boucher les éviers quand il ne les utilisait pas. Ces instructions se trouvaient en fait sur la liste d’Abigail, avec des protocoles compliqués concernant l’alimentation des chats, mais Joey, la veille, dans sa hâte de s’échapper de cet endroit et d’aller chez Casey, avait oublié de les suivre.

« Beaucoup, beaucoup de problèmes », dit Mr. Jiménez, en se servant d’une ventouse pour repousser les déchets du West Village dans la tuyauterie.

Dès que Joey se retrouva seul à nouveau, une fois encore face au spectre de deux semaines de solitude, d’abus de brandy et/ou de masturbation, il appela Connie et lui dit qu’il voulait bien lui payer son billet de car si elle venait le voir. Elle accepta immédiatement, sauf en ce qui concernait le paiement ; les vacances de Joey furent ainsi sauvées.

Il engagea les services d’un geek pour remettre en état l’ordinateur de sa tante et reconfigurer le sien, il dépensa soixante dollars en plats cuisinés chez Dean & DeLuca, et en se rendant à la gare routière pour retrouver Connie à son arrivée, il se dit qu’il n’avait jamais été aussi heureux de la voir. Durant le mois précédent, en la comparant à l’incomparable Jenna, il avait oublié combien elle était pourtant jolie, à sa manière mince, retenue et ardente. Elle portait un caban qu’il ne lui connaissait pas et s’avança vers lui d’un bon pas, elle posa son visage contre celui de Joey et ses yeux grands ouverts contre ses yeux à lui, comme si elle se pressait contre un miroir. Une sorte de fusion radicale de tous ses organes se produisit en lui. Il était sur le point de baiser environ quarante fois, mais c’était aussi plus que ça. C’était comme si la gare routière et tous les voyageurs à revenus limités qui circulaient autour d’eux étaient équipés de systèmes de contrôle de la brillance et des couleurs, qui se trouvaient tous dramatiquement diminués par la simple présence de cette fille qu’il connaissait depuis toujours. Tout lui semblait vague et lointain, alors qu’il la guidait dans des couloirs et des salles qu’il avait vus dans des couleurs très vives moins de trente minutes plus tôt.

Dans les heures qui suivirent, Connie se livra à plusieurs révélations plus ou moins inquiétantes. La première vint alors qu’ils repartaient en métro vers Charles Street, quand il lui demanda comment elle était arrivée à avoir autant de temps libre au restaurant, si elle avait trouvé des gens pour la remplacer.

« Non, j’ai démissionné, c’est tout, dit-elle.

— Démissionné ? C’est pas un mauvais moment dans l’année pour leur faire ça ? »

Elle haussa les épaules.

« Tu avais besoin de moi ici. Je t’ai déjà dit que tout ce que tu avais à faire, c’était m’appeler. »

L’inquiétude de Joey devant cette révélation redonna de la brillance et de la couleur au wagon de métro. C’était comme quand son cerveau planant sous les effets de l’herbe redevenait conscient après s’être perdu dans une profonde rêverie : il voyait bien que les autres voyageurs vivaient leur vie, qu’ils poursuivaient leur quête et qu’il devait veiller à faire de même, lui aussi. Ne pas se faire aspirer trop loin dans quelque chose qu’il ne pourrait pas contrôler.

Se souvenant de l’une de leurs conversations téléphoniques sexuelles les plus folles, lors de laquelle les lèvres du vagin de Connie s’étaient ouvertes si fantastiquement qu’elles lui recouvraient tout le visage, et que sa langue à lui était si longue qu’il pouvait atteindre le fond inscrutable de son vagin, il s’était très soigneusement rasé avant d’aller à la gare routière. Maintenant qu’ils se retrouvaient tous deux en chair et en os, cependant, ces fantasmes révélaient toute leur absurdité et étaient d’un souvenir désagréable. Dans l’appartement, au lieu d’emmener Connie directement au lit, comme il l’avait fait lors du week-end en Virginie, il alluma la télévision et surveilla le score d’un match universitaire qui ne lui importait en rien. Il lui parut ensuite d’une extrême urgence de vérifier ses e-mails pour voir si l’un de ses amis lui avait écrit durant les trois dernières heures. Connie, assise avec les chats sur le canapé, attendait patiemment tandis que l’ordinateur de Joey s’allumait.

« Tiens, dit-elle, ta mère a dit de te dire bonjour.

— QUOI ?

— Ta mère te dit bonjour. Elle cassait de la glace quand je suis sortie. Elle m’a vue avec mon sac et m’a demandé où j’allais.

— Et tu lui as dit, toi ? »

La surprise de Connie était innocente.

« Fallait pas ? Elle m’a dit de bien m’amuser et de te dire bonjour.

— Elle était sarcastique ?

— Je ne sais pas. Peut-être bien que oui, maintenant que j’y pense. J’étais juste contente qu’elle me parle, moi. Je sais quelle me déteste. Mais alors je me suis dit que peut-être elle commençait enfin à s’habituer à moi.

— J’en doute.

— Je suis désolée si j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas. Tu sais bien que je n’aurais jamais fait ça si j’avais su. Tu le sais, ça, non ? »

Joey se leva et s’éloigna de son ordinateur, en essayant de ne pas avoir l’air en colère.

« C’est bon, dit-il. Ce n’est pas ta faute. Ou juste un peu ta faute.

— Mon chou, tu as honte de moi ?

— Non.

— Tu as honte de ce qu’on s’est dit au téléphone ? C’est ça ?

— Non.

— Moi oui, en fait, un peu. Y a eu des trucs assez malsains. Je ne suis pas sûre d’avoir encore envie de faire ça.

— C’est toi qui as commencé !

— Je sais, je sais. Mais tu ne peux pas me blâmer pour tout. Tu ne peux me blâmer que pour la moitié. »

Comme pour reconnaître cette vérité, il se précipita à ses pieds et s’agenouilla, il baissa la tête et posa les mains sur les jambes de Connie. Si près que ça de son jean, son plus beau jean le plus moulant, il pensa aux longues heures qu’elle avait passées dans un car Greyhound tandis qu’il regardait des matchs universitaires de seconde catégorie et parlait au téléphone avec ses amis. Il était dans la mouise, il sombrait dans une fissure inattendue du monde ordinaire, et il ne pouvait supporter de lever les yeux vers le visage de Connie. Elle posa les mains sur la tête de Joey et n’offrit aucune résistance quand, peu à peu, il se poussa en avant et pressa son visage contre la fermeture Éclair recouverte de jean.

« C’est bon, sut-elle lui dire, en lui caressant les cheveux. Ça va aller, chéri. Tout va bien aller. »

Dans sa gratitude, il lui baissa son jean et posa ses yeux clos contre sa culotte, qu’il finit également par baisser pour pouvoir appuyer ses lèvres et son menton rasés de près contre les poils rugueux, qu’elle avait arrangés pour lui, remarqua-t-il. Il sentit un des chats lui monter sur les pieds, pour attirer son attention. Minou, minou, minou…

« Je veux juste rester là pendant trois heures, dit-il en respirant l’odeur de Connie.

— Tu peux rester là toute la nuit, dit-elle. Je n’ai pas de projets. »

Mais c’est alors que le portable de Joey sonna dans la poche de son pantalon. Il le sortit pour l’éteindre et vit qu’il s’agissait de son vieux numéro de St. Paul, et de colère contre sa mère, il eut envie d’écraser le portable. Il écarta les jambes de Connie et l’attaqua avec sa langue, fouaillant et fouaillant toujours plus avant, comme pour s’emplir d’elle.

La troisième et la plus inquiétante révélation se produisit durant un interlude post-coïtal, à une heure plus tardive de la soirée. Des voisins jusque-là absents marchaient à pas lourds au-dessus du lit ; les chats miaulaient sauvagement derrière la porte. Connie lui parlait du SAT, dont il avait tout oublié, et de sa surprise en voyant que les vraies questions étaient bien plus faciles que les questions d’entraînement dans ses livres. Elle se sentait maintenant le courage de poser sa candidature dans des facs se trouvant à quelques heures de Charlottesville, y compris Morton College, qui voulait recruter des étudiants du Middle West pour une plus grande diversité géographique et qu’elle pensait désormais pouvoir intégrer.

Tout cela ne plaisait pas du tout à Joey.

« Je croyais que tu allais rester dans le Minnesota, dit-il.

— Toujours possible, dit-elle. Mais je me suis dit aussi que ce serait bien plus commode si j’étais plus près de toi, pour qu’on puisse se voir les week-ends. Je veux dire, si bien sûr tout va bien et qu’on en a toujours envie. Tu ne trouves pas que ce serait bien ? »

Joey démêla ses jambes de celles de Connie, en tentant d’y voir un peu plus clair.

« Sans doute, peut-être, dit-il. Mais, tu sais, les facs privées sont incroyablement chères. »

C’était vrai, dit Connie. Mais Morton proposait une aide financière, et elle avait parlé à Carol de l’épargne consacrée à ses études et Carol avait admis qu’il y avait toujours beaucoup d’argent sur le compte.

« Beaucoup comme quoi ? dit Joey.

— Beaucoup comme beaucoup. Comme soixante-quinze mille. Ça pourrait suffire pour trois ans si j’obtiens l’aide financière. Et puis il y a les douze mille que j’ai réussi à mettre de côté, et je peux travailler l’été.

— C’est génial, se força-t-il à dire.

— J’allais juste attendre d’avoir vingt et un ans pour prendre l’argent. Mais après, j’ai pensé à ce que tu avais dit et j’ai compris que tu avais raison sur l’importance de faire des bonnes études.

— Mais si tu restais dans le Minnesota, cela dit, tu pourrais faire des études tout en gardant l’argent pour après. »

En haut, une télévision se mit à aboyer et les piétinements continuèrent.

« On dirait que tu ne me veux pas près de toi, dit Connie d’un ton neutre, sans reproche, énonçant simplement un fait.

— Non, non, dit-il. Pas du tout. Potentiellement, ça pourrait être super. J’essaie juste de penser de manière pratique.

— Je ne supporte déjà plus d’être dans cette maison. Et puis Carol va avoir ses bébés et ça sera encore pire. Je ne peux plus vivre là-bas. »

Il sentit alors, et ce n’était pas la première fois, un obscur ressentiment contre le père de Connie. Cela faisait maintenant un certain nombre d’années qu’il était mort, Connie n’avait jamais eu de relation avec lui et elle ne parlait que très rarement de lui, mais pour Joey cela en avait d’autant plus fait un rival masculin. Il était l’homme qui avait été là en premier. Il avait abandonné sa fille et s’était débarrassé de Carol en l’installant dans une maison au loyer peu élevé, mais son argent avait malgré tout continué à couler et à payer l’éducation catholique de Connie. C’était une présence dans la vie de Connie qui n’avait rien à voir avec Joey, et même si Joey aurait dû être heureux qu’elle ait d’autres ressources que lui – de ne pas avoir la totale responsabilité de Connie – il ne cessait de succomber à la désapprobation morale du père, qui lui semblait être la source de tout ce qui était amoral chez Connie, son étrange indifférence aux règles et aux conventions, sa capacité infinie à l’amour idolâtre, son intensité irrésistible. Et maintenant, en plus de tout cela, Joey en voulait à ce père de l’avoir rendue bien mieux lotie financièrement qu’il ne l’était lui. Le fait qu’elle se souciait de l’argent comme d’une guigne, contrairement à lui, ne faisait qu’empirer les choses.

« Fais-moi quelque chose de nouveau, lui dit-elle à l’oreille.

— Cette télé m’agace vraiment.

— Fais ce dont on a parlé, bébé. On peut tous les deux écouter la même musique. Je veux te sentir dans mon cul. »

Il oublia la télé, le sang qui jaillit dans sa tête la fit disparaître dès qu’il lui fit ce qu’elle avait demandé. Une fois ce seuil nouveau franchi, les résistances négociées, les satisfactions spécifiques remarquées, il alla se laver dans la salle de bains d’Abigail, nourrit les chats et traîna dans le salon, éprouvant le besoin d’instaurer une distance, aussi mollement et tardivement que ce fût. Il sortit son ordinateur de son sommeil, mais il n’y avait qu’un seul nouvel e-mail. Qui émanait d’une adresse qu’il ne connaissait pas à duke.edu et avait comme sujet en ville ? Ce n’est qu’après l’avoir ouvert et après avoir commencé sa lecture qu’il comprit vraiment que cela venait de Jenna. Que cela avait été tapé, caractère par caractère, par les doigts privilégiés de Jenna.

 

bonjour mr. berglund. Jonathan me dit que tu es dans la grande ville, comme moi. qui pourrait savoir combien de matchs de football il y a à voir et combien d’argent les jeunes banquiers parient sur les résultats ? pas moi, en tout cas. tu es peut-être toujours en train de faire des trucs de Noël comme tes blonds ancêtres protestants, mais nick dit que tu peux passer si tu as des questions sur wall st, il veut bien y répondre, je te suggère de réagir vite tant que dure son humeur généreuse (et qu’il est en vacances !), apparemment même goldman ferme à ce moment de l’année, qui pouvait le savoir, ton amie, jenna.

 

Il lut le message cinq fois avant qu’il commence à perdre de sa saveur. Il lui paraissait aussi propre et frais qu’il se sentait sale et les yeux rouges. Soit Jenna faisait montre d’un tact exceptionnel, soit, si elle projetait de le voir se casser le nez sur sa relation avec Nick, elle était exceptionnellement méchante. En tout cas, il voyait qu’il avait réussi à faire impression sur elle.

Une odeur de cannabis se glissa hors de la chambre, suivie de Connie, aussi nue et aux pieds aussi légers que les chats. Joey ferma l’ordinateur, tira une bouffée sur le joint qu’elle lui brandissait devant le visage, puis une autre, et encore une autre, une autre, et une autre, et une autre, et une autre.

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