« Oui ! »

Mais ils durent d’abord baiser, excités qu’ils étaient à l’idée d’aller faire les examens sanguins. Puis ils durent baiser pour fêter l’excitation de découvrir que ces examens n’étaient pas nécessaires. Ensuite, ils allèrent se promener dans la Sixième Avenue, comme un couple ivre au point de ne plus se soucier de ce que les passants pouvaient penser d’eux, comme deux meurtriers pris en flagrant délit, avec une Connie sans soutien-gorge, libertine, qui attirait les regards appuyés des mâles, un Joey baignant dans une insouciance gonflée à la testostérone qui l’aurait poussé, à la moindre provocation, à balancer un coup de poing pour le plaisir. Il était en train de franchir le pas qui devait être franchi, le pas qu’il avait voulu franchir depuis la première fois où ses parents lui avaient dit non. La promenade de cinquante blocs d’immeubles vers le haut de la ville avec Connie, dans la confusion brûlante de klaxons de taxis et de trottoirs répugnants, lui semblait aussi longue que toute sa vie jusqu’à ce moment-là.

Ils entrèrent dans la première bijouterie vide qu’ils virent dans la 47e Rue et demandèrent deux alliances en or qu’ils purent emporter tout de suite. Le bijoutier avait l’attirail hassidique complet – kippa, papillotes, phylactères, veste noire, livre de prières. Il regarda d’abord Joey, dont le tee-shirt blanc était taché de moutarde venant du hot-dog qu’il avait avalé en route, puis Connie, dont le visage était tout rouge à cause de la chaleur et du frottement contre le visage de Joey.

« Vous allez vous marier, tous les deux ? »

Ils hochèrent la tête, n’osant ni l’un ni l’autre vraiment dire oui à haute voix.

« Mazel tov, alors ! dit le bijoutier, en ouvrant des tiroirs. J’ai des bagues de toutes tailles pour vous. »

Joey, de très loin, à travers une fine déchirure dans sa bulle de folie par ailleurs bien solide, ressentit un regret lié à Jenna. Non pas comme une personne qu’il désirait (le désir allait revenir par la suite, lorsqu’il serait à nouveau seul et sain d’esprit) mais comme l’épouse juive qu’il n’aurait plus jamais à présent : comme la seule personne pour laquelle sa judaïté aurait pu compter. Cela faisait bien longtemps qu’il avait cessé de se soucier de cette question, et pourtant, en voyant le bijoutier avec ses accessoires hassidiques usés, les habits de sa religion minoritaire, il eut la pensée bizarre qu’il abandonnait les Juifs en épousant une goy. Aussi douteuse à bien des égards que pût être Jenna sur le plan moral, elle restait une Juive, avec des arrière-grands-tantes et arrière-grands-oncles qui avaient péri dans les camps, ce qui l’humanisait, ce qui lissait sa beauté inhumaine et donnait à Joey des regrets de l’abandonner. Détail intéressant, il ne ressentait ça que pour Jenna, pas pour Jonathan, qui était déjà totalement humain aux yeux de Joey et n’avait donc aucun besoin de la judaïté pour l’être davantage.

« Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Connie, en regardant les bagues disposées sur du velours.

— Je ne sais pas, dit-il, de son petit nuage de regret. Elles sont toutes bien.

— Prenez-les, essayez-les, touchez-les, dit le bijoutier. Vous n’allez pas abîmer l’or. »

Connie se tourna vers Joey et scruta son regard.

« Tu es sûr que tu veux qu’on fasse ça ?

— Oui, je crois. Et toi ?

— Oui. Si toi, tu le veux. »

Le bijoutier recula de son comptoir et se trouva une occupation. Joey, se voyant à travers les yeux de Connie, ne put supporter l’incertitude qui se lisait sur son propre visage. Ce qui l’enrageait à mort, par rapport à elle. Le monde entier doutait d’elle, elle avait besoin qu’il ne doute pas d’elle, il choisit donc de ne pas le faire.

« Absolument, dit-il. Regardons ces bagues. »

Une fois qu’ils eurent choisi leurs bagues, Joey essaya de marchander le prix, sachant qu’il était censé faire ça dans ce genre de boutique, mais le bijoutier se contenta de lui envoyer un coup d’œil déçu, comme pour dire : Tu vas épouser cette fille et tu me chicanes pour cinquante dollars ?

En quittant la boutique, avec les bagues dans la poche avant de son pantalon, il faillit heurter son vieux pote de chambrée, Casey, sur le trottoir.

« Eh vieux ! dit Casey. Qu’est-ce que tu fais ici ? »

Il portait un costume trois-pièces et commençait déjà à perdre ses cheveux. Joey et lui et s’étaient perdus de vue, mais Joey avait entendu dire qu’il travaillait pour l’été dans le cabinet d’avocats de son père. Tomber sur lui à ce moment-là lui parut être un autre signe important, mais un signe de quoi, il ne savait pas trop.

« Tu te souviens de Connie ? dit-il.

— Salut, Casey, dit-elle, avec un regard diaboliquement torride.

— Oui, bien sûr, salut, dit Casey. Mais c’est quoi ce bordel ? Je te croyais à Washington.

— Je suis en vacances.

— Tu aurais dû m’appeler, mon vieux, je ne savais pas du tout. Et vous faites quoi, dans la rue, tous les deux ? On s’achète une bague de fiançailles ?

— Ouais, c’est ça, dit Joey. Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? »

Casey sortit une montre à gousset de la poche de sa veste.

« C’est pas cool, ça ? C’était au père de mon père. Je viens de la faire nettoyer et réparer.

— Elle est belle », dit Connie.

Elle se pencha pour l’admirer, et Casey décocha à Joey un froncement de sourcils interrogateur teinté d’inquiétude comique. Parmi les différentes réponses d’homme à homme acceptables, Joey choisit de produire le petit sourire suggérant de la baise paradisiaque, les exigences irrationnelles des petites amies, leur besoin de se faire offrir des babioles, et ainsi de suite. Casey posa un bref regard de connaisseur sur les épaules nues de Connie et hocha la tête d’un air entendu. Cet échange ne prit que quatre secondes, et Joey fut soulagé de voir combien il était facile, même dans un moment comme celui-là, d’apparaître aux yeux de Casey comme quelqu’un lui ressemblant : il fallait compartimenter les choses. Ce qui augurait bien de la possibilité de continuer à avoir une vie ordinaire à la fac.

« Eh vieux, t’as pas chaud, dans ce costume ?

— Moi, j’ai du sang du Sud, dit Casey. Nous, on ne transpire pas comme vous autres du Minnesota.

— Mais c’est merveilleux de transpirer, dit Connie. J’adore transpirer l’été. »

Ce qui, de toute évidence, parut à Casey une chose trop intime pour être dite comme ça. Il remit sa montre dans sa poche et regarda au loin dans la rue.

« En tout cas, dit-il, si vous voulez sortir, vous m’appelez. »

Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, dans le flot des travailleurs se pressant dans la Sixième Avenue à dix-sept heures, Connie demanda à Joey si elle n’avait pas dit quelque chose qu’il ne fallait pas.

« Je ne t’ai pas gêné, au moins ?

— Non, dit-il. C’est un crétin fini. Il fait trente-cinq degrés et il porte un costume trois-pièces ! C’est un pédant absolu, avec sa stupide montre. Il est déjà en train de devenir son père.

— Moi, dès que j’ouvre la bouche, il en sort des choses étranges.

— Ne te fais pas de souci pour ça.

— Tu n’es pas gêné par le fait de te marier avec moi ?

— Non.

— J’avais un peu l’impression que si. Je ne dis pas que c’est de ta faute. C’est juste que je ne veux pas te gêner devant tes amis.

— Tu ne me gênes pas, dit-il, agacé. C’est juste que pratiquement aucun de mes amis n’a de copine attitrée. Je me sens juste dans une position bizarre. »

Il aurait raisonnablement pu s’attendre à une petite dispute, là ; s’attendre à ce qu’elle tente de lui arracher, par la bouderie ou le reproche, un aveu plus franc de son désir de l’épouser. Mais on ne se disputait pas avec Connie. L’insécurité, la suspicion, la jalousie, la possessivité, la paranoïa – toutes ces choses peu sympas qui exaspéraient tant ses amis qui avaient eu, même brièvement, des copines attitrées – tout cela était étranger à Connie. Qu’elle ne connût réellement pas ces sentiments, ou qu’une puissante intelligence animale lui dictât de les réprimer, il ne sut jamais le dire. Plus il était proche d’elle, plus il avait l’étrange sensation de ne savoir absolument rien d’elle. Elle ne reconnaissait que ce qui se trouvait juste devant elle. Elle faisait ce qu’elle faisait, réagissait à ce qu’il lui disait, et semblait par ailleurs totalement insensible à ce qui pouvait se produire en dehors de son champ de vision. Il était hanté par l’insistance de sa mère sur les disputes qui seraient utiles dans une relation. De fait, il avait quasiment l’impression d’épouser Connie pour voir si elle allait enfin se disputer avec lui : pour la connaître. Mais quand il l’épousa bel et bien, le lendemain après-midi, rien ne changea. À l’arrière du taxi qu’ils prirent après le tribunal, elle croisa sa main gauche baguée avec la main gauche baguée de Joey, posa la tête sur son épaule avec ce qu’on n’aurait pas vraiment pu décrire comme du contentement, parce que cela aurait signifié qu’elle avait été mécontente auparavant. C’était plus de l’ordre d’une soumission muette à ce qu’ils avaient fait, au crime qu’ils avaient dû commettre. Quand Joey revit Casey, une semaine plus tard à Charlottesville, ni l’un ni l’autre ne mentionna Connie.

 

L’alliance était toujours coincée quelque part dans son abdomen quand il se fraya un chemin à travers la marée chaude des voyageurs du Miami International Airport et qu’il repéra Jenna dans l’alcôve plus fraîche et plus calme d’un salon pour les classes affaires. Elle portait des lunettes de soleil et était de surcroît protégée par un iPod et le dernier numéro du Condé Nast Traveler. Elle dévisagea Joey de la tête aux pieds, comme quelqu’un qui voudrait s’assurer que le produit commandé était arrivé dans des conditions acceptables, ôta son bagage à main du siège adjacent au sien et – avec un peu de réticence, sembla-t-il – retira les oreillettes de son iPod de ses oreilles. Joey s’assit, ne pouvant s’empêcher de sourire à l’idée stupéfiante de voyager avec elle. Il n’avait encore jamais volé en classe affaires.

« Quoi ? dit-elle.

— Rien, je souris, c’est tout.

— Ah bon, j’ai cru que j’avais genre un schmol sur le visage. »

Plusieurs hommes, dans le voisinage immédiat, lancèrent des coups d’œil inamicaux à Joey. Il s’efforça de les regarder de haut en retour, histoire de marquer son territoire autour de Jenna. Cela allait sans doute être lassant, se dit-il, que de devoir faire ça chaque fois qu’ils se trouveraient en public. Les hommes regardaient parfois Connie, certes, mais ils semblaient généralement accepter, sans trop de regrets, qu’elle fût à lui. Avec Jenna, déjà, il avait le sentiment que l’intérêt des autres hommes n’était pas découragé par sa présence et qu’ils continuaient à chercher comment le contourner.

« Je te préviens, je suis un peu ronchon, dit-elle. J’ai mes règles, et je viens de passer trois jours chez les vieux, à regarder des photos de leurs petits-enfants. En plus, j’y crois pas, mais maintenant ils font payer l’alcool dans ce salon. Genre, tu vois, j’aurais pu aller avec les éco et faire la même chose.

— Tu veux que j’aille te chercher quelque chose ?

— Oui, en fait. J’aimerais bien un double gin-tonic. »

Il ne sembla pas venir à l’esprit de Jenna, ni heureusement à celui du barman, que Joey n’avait pas l’âge pour commander ça. Il revint avec les verres et un portefeuille allégé et trouva Jenna qui avait remis les oreillettes et s’était replongée dans son magazine. Il se demanda si elle ne le confondait pas plus ou moins avec Jonathan, tant elle faisait peu de cas de son arrivée. Il prit le roman que sa sœur lui avait offert pour Noël, Expiation, et fit tous ses efforts pour s’intéresser aux descriptions de pièces et de plantes, mais il était obnubilé par le texto que lui avait envoyé Jonathan cet après-midi-là : amuse-toi bien à regarder le cul d’un cheval toute la journée. C’était la première fois qu’il avait des nouvelles de Jonathan depuis qu’il l’avait appelé, trois semaines plus tôt, pour le préparer à ses projets de voyage.

« Tout marche comme sur des roulettes, pour toi, avait dit Jonathan. D’abord l’insurrection, et maintenant la jambe de ma mère.

— Ce n’est pas comme si j’avais voulu qu’elle se casse la jambe, dit Joey.

— Mais non, j’en suis sûr. Je suis sûr que tu voulais que les Irakiens nous accueillent avec des couronnes de fleurs, aussi. Je suis sûr que tu es vraiment désolé de cette merde générale. Mais pas désolé au point de ne pas toucher le pactole.

— Et qu’est-ce que je devais dire ? Dire non ? La laisser y aller toute seule ? Elle est assez déprimée. Elle a vraiment envie de faire ce voyage.

— Et je suis sûr que Connie comprend tout ça. Je suis sûr que tu as toute son approbation.

— Si ça te regardait, je daignerais te répondre.

— Eh bien, tu sais quoi ? Ça me regarde totalement si jamais je dois lui mentir là-dessus. Je dois déjà lui mentir au sujet de Kenny Bardes chaque fois que je lui parle parce que tu lui as pris son argent et que je ne veux pas qu’elle s’inquiète. Et maintenant, il faut que je mente là-dessus aussi ?

— Et pourquoi tu n’arrêterais pas plutôt de lui parler sans arrêt, à la place ?

— Ce n’est pas sans arrêt, espèce de connard. Je lui ai parlé, genre, trois fois ces trois derniers mois. Elle me considère comme un ami, pas vrai ? Et apparemment des semaines peuvent s’écouler sans qu’elle ait de nouvelles de toi. Et donc qu’est-ce que je dois faire ? Ne pas décrocher quand elle appelle ? Elle m’appelle pour avoir des infos sur toi. Ce qui est un peu bizarre, pas vrai ? Dans la mesure où elle est toujours ta petite amie.

— Je ne vais pas en Argentine pour coucher avec ta sœur.

— Ha-ha-ha…

— Je le jure, j’y vais en ami. Tout comme Connie et toi vous êtes amis. Parce que ta sœur est déprimée et que c’est gentil de faire ça. Connie ne le comprendrait pas, alors si tu pouvais, au cas où elle t’appelle, ne pas en parler, ce serait la chose la plus sympa pour toutes les parties concernées.

— Tu es vraiment un sac à merde, Joey, je ne veux même plus te parler. Quelque chose a changé chez toi et ça me dégoûte complètement. Si Connie appelle pendant que tu es parti, je ne sais pas ce que je vais lui dire. Je ne lui dirai probablement rien. Mais la seule raison pour laquelle elle m’appelle c’est parce que tu ne lui donnes pas assez de nouvelles, et moi ça me rend malade d’être comme ça, entre vous deux. Tu fais ce que tu veux, bordel, mais tu me laisses en dehors du coup. »

Ayant juré à Jonathan qu’il ne coucherait pas avec Jenna, Joey se sentit protégé contre toute contingence pouvant survenir en Argentine. Si rien ne se passait, cela prouverait qu’il était un homme honorable. Si quelque chose se passait, il n’aurait pas à être triste ou déçu que rien ne se soit passé. Cela répondrait à la question, toujours ouverte dans son esprit, de savoir s’il était une personne dure ou douce, et ce que l’avenir avait en réserve pour lui. Il était très curieux de cet avenir. À en juger par son texto haineux, Jonathan ne comptait pas en faire partie, quoi qu’il se passe. Et le message faisait vraiment mal, mais Joey, pour sa part, en avait assez du côté moralisateur de son ami.

Dans l’avion, à l’abri dans leurs vastes sièges, et sous l’influence d’un second verre bien rempli, Jenna daigna retirer ses lunettes de soleil et lui parler. Joey lui raconta son récent voyage en Pologne, à la recherche du mirage des pièces détachées du Pladsky A10, ainsi que sa découverte que l’immense majorité des fournisseurs, apparemment innombrables, proposant ces pièces sur Internet étaient soit bidon soit issus du même et unique dépôt de Lódz, où Joey et son interprète plus qu’inutile avaient été choqués de trouver si peu de choses à acheter, quel qu’en fût le prix. Feux arrière, garde-boue, mécanismes d’ouverture de portes, batteries et calandres, mais pas grand-chose concernant les pièces de moteur ou de suspension, si importantes pour la maintenance de véhicules qu’on ne produisait plus depuis 1985.

« Internet, c’est de la merde, non ? » dit Jenna.

Elle avait mangé toutes les amandes de son petit bol et s’attaquait maintenant à celles de Joey.

« De la merde, vraiment de la merde, dit Joey.

— Nick a toujours dit que le commerce en ligne international, c’était pour les losers. Tout ce qui est finance en ligne, en fait, sauf si le système est exclusif. Il dit que l’information gratuite, par définition, ça ne vaut rien. Genre, si un fournisseur chinois est listé sur Internet, tu peux dire, rien qu’à ça, qu’il ne vaut pas un clou.

— Oui, ça, je le sais, j’en suis bien conscient, dit Joey, qui ne voulait pas entendre parler de Nick. Mais les pièces de camion, ça devrait pouvoir s’acheter comme sur eBay. Juste un moyen commode de relier les acheteurs et les vendeurs qui pourraient être incapables de se trouver autrement.

— Tout ce que je sais, c’est que Nick n’achète jamais rien sur Internet. Il n’a même pas confiance au paiement par PayPal. Et tu sais, il est très au courant, sur toutes ces choses.

— Oui, c’est pour ça que je suis allé en Pologne. Parce qu’il faut se renseigner sur place.

— Oui, c’est ce que dit aussi Nick. »

Jenna, avec sa façon mollassonne de mâchouiller les amandes, irritait Joey, tout comme ses doigts, aussi adorables qu’ils soient, qui fouillaient méthodiquement dans son petit bol à lui.

« Je croyais que tu n’aimais pas boire, dit-il.

— Hé-hé ! Ces temps-ci, j’ai travaillé à développer ma tolérance. J’ai fait de gros progrès.

— Bien. En tout cas, dit-il, il faut que de bonnes choses m’arrivent au Paraguay, sinon je ne sais pas ce que je vais faire. J’ai dépensé une fortune à expédier ces merdes polonaises, et maintenant mon associé, Kenny, me dit qu’il n’y en a même pas assez pour que je touche quoi que ce soit. Le tout traîne dans une pâture à chèvres près de Kirkuk, sans doute même pas protégé. Et Kenny est furieux contre moi parce que je n’ai pas envoyé d’autres pièces de camion à la place, même si c’est totalement inutile si elles ne viennent pas du même modèle ou du même fabricant. Kenny, il me dit, Tu m’envoies de la quantité, parce qu’on est payé au poids, tu me croiras si tu veux. Et moi je dis, Ces camions qui ont déjà trente ans n’ont pas été faits pour les tempêtes de sable ou les étés du Moyen-Orient, ils vont tomber en panne, et quand on fait des convois dans un pays en insurrection, il ne vaut mieux pas que les camions tombent en panne. Et moi, en attendant, je sors plein de fric et je ne touche rien. »

Avouer cela à Jenna l’aurait sans doute inquiété si elle lui avait prêté la moindre attention, mais elle tirait alors sur son écran, essayant furieusement de le sortir de son réceptacle. Joey offrit galamment son aide.

« Excuse-moi, dit-elle, tu disais… ? Tu parlais de ne pas être payé ?

— Non, non, je vais être payé, sans problème. En fait, je vais sans doute gagner plus que Nick cette année.

— Ça, ça m’étonnerait, franchement.

— Oui, eh bien, ça va être beaucoup d’argent.

— Nick évolue dans un univers de rémunération totalement différent. »

Ce fut la goutte d’eau pour Joey.

« Pourquoi je suis ici ? dit-il. Tu me veux vraiment ici, avec toi ? Soit tu m’ignores, soit tu me parles de Nick, alors que je croyais que vous aviez rompu. »

Jenna haussa les épaules.

« Je t’ai dit que j’étais ronchon. Mais pour ta gouverne… Je ne suis pas terriblement intéressée par ton affaire. La raison pour laquelle tu es ici et pas Nick, c’est que j’en ai marre de l’entendre parler d’argent jour et nuit.

— Je croyais que tu aimais l’argent.

— Ce qui ne veut pas dire que j’aime en entendre parler. C’est toi qui as amené le sujet.

— Désolé !

— OK, alors. J’accepte les excuses. Mais tu sais quoi ? Je ne vois pas pourquoi je ne peux pas parler de Nick si toi tu parles de ta nana tout le temps.

— Je parle d’elle parce que toi, tu me poses des questions sur elle.

— Je ne suis pas sûre de voir la différence.

— Eh bien, en plus, c’est toujours ma copine.

— D’accord. J’imagine que c’est une différence. »

Elle se pencha soudain vers lui et lui offrit sa bouche. D’abord un simple frôlement, puis une douceur proche d’une crème fouettée tiède et enfin ses lèvres pulpeuses. Les lèvres de Jenna étaient en tout point aussi belles, aussi précieuses et dotées d’une faculté d’animation aussi complexe qu’elles le lui avaient toujours semblé. Il se plongea dans le baiser, mais elle recula et lui lança un sourire d’approbation.

« Heureux garçon », dit-elle.

Lorsqu’une hôtesse vint prendre leur commande pour le dîner, il choisit du bœuf. Il avait l’intention de ne manger que du bœuf durant tout le voyage, en se fondant sur la théorie que c’était plus ou moins constipant ; il espérait tenir jusqu’au Paraguay avant de se remettre à la chasse à l’alliance dans les toilettes. Jenna regarda Pirates des Caraïbes tout en mangeant, il mit ses oreillettes et le regarda avec elle, maladroitement penché dans l’espace de Jenna, car il n’avait pas sorti son écran, mais il n’y eut plus d’autre baiser, et le grand inconvénient des sièges de la classe affaires, comme il le découvrit à la fin du film quand ils baissèrent leurs dossiers pour s’allonger, c’était que les caresses ou les contacts accidentels étaient impossibles.

Il ne voyait pas comment il allait arriver à s’endormir, mais soudain ce fut le matin, on servit le petit déjeuner, puis ils furent en Argentine. Loin d’être aussi exotique que ce qu’il avait imaginé. Mis à part le fait que tout était en espagnol et que plus de gens fumaient, la civilisation ressemblait à la civilisation partout ailleurs. Les vitres, les sols carrelés, les sièges en plastique et les éclairages étaient exactement les mêmes et, pour le vol vers Bariloche, on fit embarquer les sièges arrière en premier, comme pour n’importe quel vol américain en correspondance, il n’y avait rien de fantastiquement différent dans le 727, dans les usines, dans les champs ou dans les autoroutes qu’il voyait de son hublot. La terre restait la terre et des plantes y poussaient. La plupart des passagers de la cabine de première classe parlaient anglais, et six d’entre eux – un couple anglais et une mère américaine accompagnée de ses trois enfants – se joignirent à Jenna et à Joey et traînèrent leurs bagages estampillés “Prioritaire” vers le confortable van blanc de l’Estancia El Triunfo qui les attendait dans une zone interdite au stationnement devant l’aéroport de Bariloche.

Le chauffeur, un jeune homme peu souriant avec d’épais poils noirs qui surgissaient de sa chemise à moitié boutonnée, se précipita pour s’emparer du sac de Jenna, le ranger à l’arrière et proposer à Jenna le siège du passager à l’avant, avant que Joey ait même pu se rendre compte de ce qui se passait. Le couple anglais prit les deux sièges suivants, et Joey se retrouva assis vers l’arrière avec la mère et sa fille, qui lisait un roman pour jeunes adultes se déroulant dans le monde de l’équitation.

« Je m’appelle Félix, dit le chauffeur dans un micro inutile, bienvenue dans la province du Rio Negro et s’il vous plaît attachez vos ceintures car on va conduire deux heures et la route est cabossée par endroits et j’ai des boissons fraîches pour ceux qui en veulent El Triunfo est loin mais très louc-soueux et vous pardonnez les bosses de la route et merci. »

L’après-midi était clair et brûlant, la route menant à El Triunfo traversait une région subalpine prospère qui ressemblait tant à l’ouest du Montana que Joey se demanda pourquoi ils avaient fait un voyage de douze mille kilomètres pour voir ça. Ce que Félix pouvait bien dire à Jenna, et il parlait sans arrêt, en un espagnol murmuré, était couvert par les braiments constants de l’Anglais, Jeremy. Il braillait sur le bon vieux temps, quand l’Angleterre était en guerre contre l’Argentine dans les Malouines (« notre deuxième meilleur moment »), la capture de Saddam Hussein (« Aahh, je me demande ce que Monsieur pouvait sentir quand il est sorti de son trou »), toute cette blague du réchauffement climatique et l’alarmisme irresponsable de ceux qui la diffusaient (« L’an prochain, ils nous mettront en garde contre le dangereux nouvel âge de glace »), l’incompétence risible des banquiers des banques centrales d’Amérique latine (« Quand votre taux d’inflation est de mille pour cent, il me semble que votre problème, c’est plus que de la malchance »), l’indifférence louable des Sud-Américains envers le football féminin (« On vous laisse ça à vous, les Américains, d’exceller dans ce genre de mascarade »), les rouges étonnamment buvables produits par l’Argentine (« Ils battent les meilleurs vins d’Afrique du Sud à plate couture »), et sa propre salivation abondante à l’idée de manger du steak au petit déjeuner, au déjeuner et au dîner (« Je suis un carnivore, un carnivore, un terrible et dégoûtant carnivore »).

Pour se changer de Jeremy, Joey engagea une conversation avec la mère, Ellen, qui était jolie sans être séduisante et portait le genre de pantalon en coton stretch qu’un certain type de mères prisaient de nos jours. « Mon mari est promoteur immobilier et ça marche très bien, dit-elle. Moi, j’ai suivi une formation d’architecte à Stanford, mais maintenant je reste à la maison avec nos enfants. On a décidé de les éduquer à la maison, ce qui est très gratifiant, et aussi pratique pour les vacances, mais c’est beaucoup de travail, je vous assure. »

Ses enfants, la fille qui lisait et les deux garçons qui jouaient derrière elle, soit n’entendirent pas, soit étaient indifférents à l’idée de représenter beaucoup de travail pour leur mère. Lorsqu’elle apprit que Joey avait une petite affaire à Washington, elle lui demanda s’il connaissait Daniel Jennings.

« Dan est un de nos amis de Morongo Valley, dit-elle, qui a fait toute une recherche pour nos impôts. Il est allé jusqu’à étudier les minutes des débats au Congrès, et vous savez ce qu’il a découvert ? Il n’y a aucune base légale aux impôts fédéraux sur le revenu.

— Il n’y a aucune base légale pour quoi que ce soit, si vous y réfléchissez, dit Joey.

— Mais de toute évidence, le gouvernement fédéral ne veut pas que vous sachiez que tout l’argent qu’il a collecté cette dernière centaine d’années en fait nous appartient de droit, à nous les citoyens. Dan a un site web sur lequel dix professeurs d’histoire disent qu’il a raison, qu’il n’y a aucune base légale. Mais personne, dans les grands médias, ne veut aborder le sujet. Et vous ne trouvez pas ça un peu étrange ? On pourrait penser qu’au moins un réseau ou un journal voudrait en parler ?

— J’imagine qu’il doit y avoir un autre versant, à cette histoire, dit Joey.

— Mais pourquoi on n’en entend jamais parler ? Est-ce que ce n’est pas une info importante, que le gouvernement fédéral nous doive, à nous contribuables, trois cents billions de dollars ? Parce que c’est le chiffre auquel Dan est arrivé, intérêts compris. Trois cents billions de dollars.

— C’est beaucoup, lui accorda-t-il poliment. Ça ferait un million de dollars pour chaque personne du pays.

— Exactement. C’est scandaleux, vous ne trouvez pas ? Tout cet argent qu’ils nous doivent. »

Il songea à lui faire remarquer qu’il serait très difficile pour le Trésor public de rembourser, disons, l’argent qui avait été dépensé pour gagner la Seconde Guerre mondiale, mais elle ne lui semblait pas être une personne avec laquelle on pouvait discuter, et il commençait à avoir mal au cœur. Il entendait Jenna parler un espagnol assez excellent que ses vagues souvenirs de lycée ne lui permettaient pas de bien comprendre, au-delà de ses répétitions de caballos ceci et de caballos cela. Les yeux fermés, dans un van plein de cons, il fut traversé par la pensée que les trois personnes qu’il aimait (Connie), aimait bien (Jonathan) et respectait (son père) étaient toutes au moins très malheureuses à cause de lui, voire, de leur propre aveu, dégoûtées de lui. Il ne pouvait se libérer de cette pensée ; c’était comme si sa conscience venait se présenter au rapport. Il se força à ne pas vomir, parce que, à peine trente-six heures après le moment où une bonne gerbe lui aurait été très utile, ne serait-ce pas maintenant le comble de l’ironie ? Il s’était imaginé que la route le menant à la dureté, à devenir lui-même une source de problèmes, ne se ferait que graduellement plus abrupte et plus difficile, avec de nombreux plaisirs compensatoires en chemin, et qu’il aurait le temps de s’acclimater à chaque étape. Mais là, au tout début de cette route, il sentait déjà que peut-être il n’aurait pas les tripes nécessaires.

L’Estancia El Triunfo était sans aucun doute paradisiaque, cela dit. Nichée près d’un cours d’eau claire, entourée de collines jaunes s’élevant vers une ligne de crête de sierras pourpre, elle déployait des jardins abondamment arrosés, des paddocks, de petits bungalows de pierre tout à fait modernes et des écuries. La chambre de Joey et de Jenna était dotée d’étendues délicieusement inutiles de sol carrelé frais et de grandes fenêtres donnant sur les eaux vives du ruisseau en contrebas. Il avait craint qu’il y eût deux lits, mais soit Jenna avait eu l’intention de partager un grand lit avec sa mère, soit elle avait changé sa réservation. Il s’étira sur le couvre-lit de brocart d’un rouge profond, s’enfonçant dans ce luxe à mille dollars la nuit. Mais Jenna enfilait déjà sa tenue d’équitation et ses bottes.

« Félix va me montrer les chevaux, dit-elle. Tu viens ? »

Il n’en avait pas envie, mais savait qu’il valait mieux y aller. Leur merde pue encore, il avait cette phrase dans la tête comme ils s’approchaient des écuries odorantes. Dans la lumière dorée du soir, Félix et un lad sortaient un splendide étalon noir en le tenant par la bride. Il sautillait, faisait des écarts et ruait un peu. Jenna alla droit vers lui, avec un air transporté qui lui rappelait Connie, il l’en aima d’autant plus, et elle tendit le bras pour caresser l’encolure de l’animal.

« Cuidado, dit Félix.

— C’est bon, dit Jenna en regardant intensément l’animal dans les yeux. Il m’aime déjà. Il me fait confiance, je le vois bien. Pas vrai, mon bébé ?

 ¿ Deseas que algo algo algo ? dit Félix en tirant sur la bride.

— Vous voulez bien parler anglais, s’il vous plaît ? dit froidement Joey.

— Il demande si je veux qu’ils le sellent », expliqua Jenna, avant de s’adresser rapidement en espagnol à Félix, qui lui objecta qu’algo algo algo peligroso ; mais elle n’était pas le genre de personne qu’on contredisait. Tandis que le lad tirait plutôt brutalement sur le mors, elle saisit la crinière du cheval, Félix posa ses mains velues sur les cuisses de Jenna et la souleva sur le dos nu de l’animal. Ce dernier écarta les jambes, tout en luttant contre le mors, mais Jenna était déjà penchée bien en avant, la poitrine collée à la crinière, le visage près de l’oreille du cheval, et lui murmurait des petits mots réconfortants. Joey était totalement bluffé. Une fois le cheval calmé, elle prit les rênes, s’éloigna au petit galop vers l’autre bout du paddock tout en se lançant dans des négociations équestres obscures, pour forcer le cheval à rester en place, à reculer, à baisser et à lever la tête.

Le lad fit une remarque à Félix sur la chica, quelque chose de rauque et d’admiratif.

« Au fait, moi, je m’appelle Joey, dit Joey.

— Bonjour, dit Félix, les yeux rivés sur Jenna. Vous voulez aussi un cheval ?

— C’est bon pour le moment. Mais soyez gentil et parlez anglais, d’accord ?

— Comme vous voulez. »

Joey fut content de voir Jenna si heureuse à cheval. Elle avait été si négative et si dépressive, non seulement durant le voyage mais aussi au téléphone ces derniers mois, qu’il avait commencé à se demander s’il y avait vraiment quelque chose à aimer chez elle à part sa beauté. Il voyait maintenant qu’elle savait au moins profiter de ce que l’argent pouvait lui apporter. Mais pourtant, cela restait décourageant de penser à toute la fortune qu’il fallait pour la rendre heureuse. Être celui qui la maintenait en grand équipage : ce n’était pas une tâche pour les faibles.

On ne servit le dîner qu’après vingt-deux heures, à une longue table commune taillée d’un bloc dans un arbre qui devait avoir fait deux mètres de diamètre. Les légendaires steaks argentins étaient excellents et le vin suscita moult braiments d’approbation chez Jeremy. Joey et Jenna vidèrent verre après verre, et c’est peut-être pourquoi, après minuit, alors qu’ils étaient enfin occupés à se peloter sur leur lit gigantesque, il connut sa toute première attaque d’un phénomène dont il avait beaucoup entendu parler mais qu’il avait été incapable de s’imaginer vivre. Même avec la moins séduisante de ses conquêtes, il avait été admirablement performant. Et même là, tant qu’il était enfermé dans son pantalon, il avait l’impression d’être dur comme le bois de la table d’hôte, mais soit il se trompait sur ce point, soit il ne put supporter d’être exposé au regard de Jenna. Alors qu’elle s’excitait contre la cuisse nue de Joey à travers sa culotte, grognant un peu à chaque poussée, il se sentit s’envoler de manière centrifuge, comme un satellite se libérant de la gravité, de plus en plus loin mentalement de la femme dont la langue se trouvait dans sa bouche et dont les nichons, loin d’être inexistants, s’écrasaient contre sa poitrine, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Elle continua à s’amuser plus brutalement, avec moins de souplesse que ne le faisait Connie – ça faisait partie du jeu. Mais, par ailleurs, il ne voyait pas son visage dans le noir, et du coup il n’avait que le souvenir, l’idée, de sa beauté. Il ne cessait de se dire qu’il était enfin en train de se taper Jenna, que c’était bien Jenna, Jenna, Jenna. Mais en l’absence de confirmation visuelle, tout ce qu’il avait dans ses bras était une femelle quelconque en sueur qui l’attaquait.

« On peut allumer ? dit-il.

— C’est trop clair. Je n’aime pas ça.

— Mais juste la lampe de la salle de bains ? Il fait noir comme dans un four, ici. »

Elle s’éloigna de lui en roulant sur le lit et poussa un soupir maussade.

« On ferait peut-être mieux de dormir. Il est très tard, et de toute façon, je saigne comme un bœuf. »

Il toucha son pénis et fut navré de le trouver encore plus flasque que ce qu’il pensait.

« J’ai peut-être bu un peu trop de vin.

— Moi aussi. Allez, on dort.

— Je vais juste allumer dans la salle de bains, d’accord ? »

Ce qu’il fit, et la vue de Jenna allongée sur le lit, confirmant son identité tout à fait spécifique de plus belle fille qu’il connaissait, lui donna l’espoir que tous les systèmes étaient réglés sur « Rejouer ». Il rampa jusqu’à elle et entreprit d’embrasser chaque partie de son corps, à commencer par ses chevilles et ses pieds parfaits, avant de remonter le long de ses mollets et vers l’intérieur de ses cuisses…

« Je suis désolée, mais c’est trop dégueu par là, dit-elle soudain, quand il arriva à sa culotte. »

Elle le repoussa sur le dos et prit son pénis dans sa bouche. Cette fois encore, au début, il bandait, et la bouche de Jenna était paradisiaque, mais il décrocha un petit peu et se ramollit ; il s’inquiéta de ce ramollissement et tenta de se forcer à bander, à revenir dans le coup, à penser à cette bouche dans laquelle il se trouvait, et c’est alors que malheureusement il se dit que la fellation l’avait toujours très peu intéressé et qu’il se demanda ce qui n’allait pas chez lui. Le charme de Jenna avait toujours largement résidé dans l’impossibilité d’imaginer qu’il pourrait un jour l’avoir. Maintenant qu’elle était une personne fatiguée, ivre, en sang, qui se tortillait entre ses jambes et lui faisait une vraie gâterie de professionnelle, elle aurait quasiment pu être n’importe qui, sauf Connie.

Il faut mettre au crédit de Jenna qu’elle continua à travailler bien après que Joey eut totalement perdu la foi. Lorsqu’elle s’arrêta enfin, elle examina son pénis avec une curiosité neutre ; et elle lui donna une petite pichenette.

« Quand ça veut pas, ça veut pas, hein ?

— Je ne comprends pas. C’est vraiment gênant.

— Ha-ha, bienvenue dans mon univers sous Lexapro. »

Une fois qu’elle se fut endormie et qu’elle eut commencé à émettre de légers ronflements, il resta à bouillonner de honte, de regret et de nostalgie. Il était très, très déçu par lui-même, même s’il s’expliquait mal pourquoi il était aussi déçu de ne pas pouvoir baiser une fille dont il n’était pas amoureux et qu’il n’aimait même pas beaucoup. Il pensa à l’héroïsme de ses parents qui étaient restés ensemble durant toutes ces années, à leur besoin mutuel qui sous-tendait même la pire de leurs disputes. Il vit la déférence de sa mère envers son père sous un jour nouveau, et lui pardonna un peu. C’était malheureux d’avoir ainsi besoin de quelqu’un, c’était la preuve d’une triste faiblesse, mais lui-même, pour la première fois, semblait de ne plus être capable de tout, de ne plus pouvoir s’adapter à cent pour cent à tous les buts qu’il se fixait.

Dans la toute première lumière australe du matin, il se réveilla avec une gaule monstrueuse dont il ne doutait pas une seconde de la pérennité. Il se redressa et regarda les cheveux emmêlés de Jenna, ses lèvres entrouvertes, la ligne délicate et duveteuse de sa mâchoire, sa beauté presque sacrée. Maintenant que la lumière était plus favorable, il ne parvenait pas à comprendre comment il avait pu être aussi stupide dans le noir. Il replongea sous les draps et lui chatouilla le bas du dos, gentiment.

« Arrête ! cria-t-elle immédiatement. J’essaie de me rendormir. »

Il enfonça le nez entre ses omoplates et renifla son odeur de patchouli.

« Je suis sérieuse, dit-elle en s’écartant violemment de lui. Ce n’est pas ma faute à moi si on ne s’est endormis qu’à trois heures du matin.

— Il n’était pas trois heures, murmura-t-il.

— C’est l’impression que ça m’a fait. Et même cinq heures.

— Il est cinq heures, maintenant.

— Beurk ! N’en parle même pas ! J’ai besoin de dormir. »

Et il resta là, pendant une éternité, à contrôler manuellement sa gaule, pour tenter de maintenir les choses à moitié en l’état. Du dehors lui parvenaient des hennissements, des coups de sabots lointains, le cri d’un coq, les bruits habituels de la campagne. Alors que Jenna continuait à dormir ou bien faisait semblant, une certaine agitation s’annonça dans les entrailles de Joey. En dépit de tous ses efforts, cette agitation prit de l’ampleur et devint une urgence supplantant toutes les autres. Il clopina jusqu’à la salle de bains et s’enferma à clé. Il avait apporté, avec son matériel de rasage, une fourchette qui devait lui servir pour la tâche extrêmement désagréable qui l’attendait. Il la tenait bien serrée dans sa main moite tandis que sa merde se glissait hors de son corps. Il y en avait beaucoup, la valeur de deux ou trois jours. De l’autre côté de la porte, il entendit sonner le téléphone, leur appel de réveil de six heures trente.

Agenouillé sur le sol froid, il examina la cuvette et les quatre gros étrons qui y flottaient, espérant bien apercevoir immédiatement l’éclat de l’or. Le premier étron était sombre, ferme et noduleux, les autres, qui venaient de plus loin, étaient plus pâles et commençaient à se désintégrer. Même si, comme tout le monde, il aimait en secret l’odeur de ses propres pets, l’odeur de sa merde, c’était autre chose. Elle puait au point de paraître mauvaise au sens moral du terme. Il tâta l’un des étrons plus pâles avec la fourchette, tenta de le retourner et d’en examiner le dessous, mais l’étron se plia et commença à s’émietter, brunissant l’eau de la cuvette, et il comprit que cette histoire de fourchette n’avait été qu’un vœu pieux. L’eau serait vite trop trouble pour qu’on y repère une bague, et si la bague se libérait de la matière qui l’enveloppait elle sombrerait au fond et pourrait même disparaître dans les canalisations. Il n’avait pas d’autre choix que de prendre chaque étron et de le fouiller avec ses doigts, et il devait faire vite, avant que les choses soient trop chargées d’eau. Il retint son souffle, ses yeux s’embuaient terriblement, il saisit l’étron le plus prometteur et abandonna sa dernière illusion, à savoir qu’une seule main pourrait suffire. Il devait se servir des deux mains, l’une pour tenir la merde, l’autre pour fouiller. Il eut un haut-le-cœur, et se mit au travail, enfonçant les doigts dans la bûche excrémentielle douce, encore chaude de son corps, et étonnamment légère.

Jenna frappa à la porte.

« Qu’est-ce qui se passe, là-dedans ?

— Une minute !

— Qu’est-ce que tu fais, tu te branles ?

— J’ai dit une minute ! J’ai la diarrhée.

— Bon sang ! Tu peux au moins me passer un tampon ?

— Dans une minute ! »

Heureusement, la bague apparut dans le deuxième étron qu’il examina. Une dureté dans toute cette mollesse, un cercle net dans le chaos. Il se rinça les mains aussi bien qu’il le put dans l’eau sale, actionna la chasse avec son coude et porta la bague jusqu’au lavabo. La puanteur était effroyable. Il se lava les mains, il lava la bague et les robinets trois fois avec plein de savon, tandis que Jenna, de l’autre côté de la porte, se plaignait que le petit déjeuner était dans vingt minutes. Il se passa alors une chose étrange, mais ce fut bien ce qu’il ressentit alors : lorsqu’il émergea de la salle de bains avec sa bague au doigt, que Jenna le bouscula avant de ressortir immédiatement en glapissant et en maudissant cette puanteur, il était devenu une personne différente. Il pouvait voir très clairement cette personne, comme s’il se tenait à côté de lui-même. Il était celui qui avait fouillé dans sa propre merde pour récupérer son alliance. Ce n’était pas la personne qu’il croyait être, ou qu’il aurait choisi d’être s’il avait été libre de son choix, mais il y avait quelque chose de réconfortant et de libérateur dans le fait d’être quelqu’un de vraiment défini, plutôt qu’une série de personnes potentielles contradictoires.

Le monde parut immédiatement ralentir sa course et se stabiliser, comme si, lui aussi, s’installait dans une nouvelle nécessité. Le premier cheval un peu fougueux qu’on lui donna aux écuries le mit à terre presque gentiment, sans malveillance, sans utiliser plus de violence que ce qui était strictement nécessaire pour le déloger de la selle. On lui donna ensuite une jument de vingt ans et, juché sur son large dos, il regarda Jenna s’éloigner rapidement sur son étalon le long d’une piste poussiéreuse, le bras droit levé en un geste d’adieu inversé, ou peut-être simplement selon les bonnes règles de l’équitation, tandis que Félix dépassait Joey au galop pour la rejoindre. Joey comprit qu’il n’était pas absurde qu’elle finisse par baiser avec Félix plutôt qu’avec lui, dans la mesure où Félix était le cavalier émérite ; ce fut pour lui comme un soulagement de penser cela, peut-être même une sorte de mitzvah, puisque cette pauvre Jenna avait certainement besoin d’être baisée par quelqu’un. Il passa la matinée au pas, avant de finir au petit galop, aux côtés de la jeune fille d’Ellen, Meredith, la lectrice de romans, à l’écouter étaler ses connaissances impressionnantes en matière équestre. Il ne se sentait pas faible, ce faisant, mais au contraire plus affirmé. L’air andin était très plaisant. Meredith semblait avoir un petit béguin pour lui et elle lui donnait de patients conseils pour qu’il parvienne à être moins perturbant pour sa monture. Jeremy, quand le groupe se retrouva pour une collation de milieu de matinée près d’une source, sans aucun signe de Jenna ou de Félix, se montra plus méchamment pédagogique envers sa femme calme et rubiconde, à laquelle il reprocha d’avoir traîné trop loin derrière les chevaux de tête. Joey, mettant ses mains propres en coupelle pour boire de l’eau de source dans une vasque de pierre, et ne se souciant plus du tout de ce que pouvait mijoter Jenna, ressentit une certaine compassion pour Jeremy. C’était amusant de faire du cheval en Patagonie – là-dessus, elle avait eu raison.

Son sentiment de paix perdura jusque tard dans l’après-midi, lorsqu’il écouta sa messagerie au téléphone de la chambre, aux frais de la mère de Jenna, et qu’il trouva des messages de Carol Monaghan et de Kenny Bardes.

« Salut, poussin, c’est ta belle-mère, dit Carol. Quelle histoire ! Belle-mère ! C’est vraiment étrange de dire un mot pareil. Je trouve que c’est une nouvelle fantastique, mais tu sais quoi, Joey ? Je vais être honnête avec toi. Je crois que si tu aimes assez Connie pour l’épouser, et si tu penses avoir assez de maturité pour entrer dans la vie conjugale, alors tu devrais avoir la décence de prévenir tes parents. C’est juste mon avis, mais je ne vois aucune raison de garder ça secret, sauf si tu as honte de Connie. Et je ne sais vraiment pas quoi dire d’un gendre qui a honte de ma fille. Je vais peut-être simplement dire que je ne sais pas très bien garder les secrets, mais je suis personnellement opposée à ce genre de silence. D’accord ? Je n’en dirais pas plus. »

« Qu’est-ce qui se passe, bordel ? dit Kenny Bardes. Mais tu es où, bordel ? Je viens de t’envoyer dix e-mails. Tu es au Paraguay ? C’est pour ça que tu ne me réponds pas ? Quand le contrat dit le 31 janvier, le ministère de la Défense veut dire le 31 janvier, bordel ! J’espère seulement que tu as un sacré truc pour moi en réserve, parce que le 31 janvier c’est dans neuf jours. J’ai déjà LBI au cul parce que ces putains de camions tombent tous en panne. Une connerie dans la conception de l’essieu arrière, j’espère seulement que tu as des essieux arrière pour moi. Ou ce que tu veux, mon vieux. Tu me files quinze tonnes de putains d’ornements de capot, et je te dirai merci beaucoup. Tant que tu ne m’as rien donné, tant qu’on n’a pas vu une date confirmée par une bonne vraie livraison, moi je suis à poil. »

Jenna revint à la tombée du jour, encore plus belle couverte de poussière.

« Je suis amoureuse, dit-elle. J’ai rencontré le cheval de mes rêves.

— Je dois partir, dit immédiatement Joey. Je dois aller au Paraguay.

— Quoi ? Quand ?

— Demain matin. Idéalement, ce soir.

— Mon Dieu, t’es fâché à ce point ? Ce n’est pas ma faute si tu m’as menti sur tes dons de cavalier. Je ne suis pas venue ici pour marcher au pas. Je ne suis pas venue non plus pour gâcher cinq nuits de chambre double.

— Oui, désolé. Je te rembourserai ma moitié.

— Je m’en fous de ton putain de remboursement, dit-elle en le toisant avec mépris. Je veux juste dire, t’es sûr que tu ne peux pas trouver encore un autre moyen de te montrer décevant ? Je ne suis pas certaine que tu aies bien fouillé la boîte à déception.

— C’est vraiment méchant, de dire ça, répondit-il calmement.

— Crois-moi, je peux être encore plus méchante, et j’y compte bien.

— Eh bien, tiens, je ne t’ai pas dit que j’étais marié. Je suis marié. J’ai épousé Connie. Nous allons vivre ensemble. »

Jenna écarquilla les yeux, comme si elle avait mal.

« Mon Dieu, tu es bizarre ! T’es vraiment pas net, bordel…

— J’en suis bien conscient.

— Je croyais que tu me comprenais vraiment. Contrairement à tous les autres types que j’ai rencontrés. Merde, mais je suis idiote !

— Mais non, dit-il, pris de pitié pour le handicap qu’était sa beauté.

— Mais si tu crois que je suis désolée d’apprendre que tu es marié, tu te trompes lourdement. Si tu crois que je te voyais en chair à mariage, mon Dieu… Je ne veux même pas dîner avec toi.

— Dans ce cas, je ne veux pas dîner avec toi non plus.

— Super, dit-elle. Tu es maintenant officiellement le pire compagnon de voyage de tous les temps. »

Pendant qu’elle se douchait, il fit ses bagages puis s’attarda sur le lit, pensant que, peut-être, maintenant que l’abcès avait été crevé, ils pourraient faire l’amour une fois, pour s’épargner la honte et la défaite de ne pas l’avoir fait, mais lorsque Jenna sortit de la salle de bains, dans un épais peignoir siglé Estancia El Triunfo, elle lut bien l’expression sur le visage de Joey, et lui dit, « Pas question. »

Il haussa les épaules.

« Tu es sûre ?

— Oui, je suis sûre. Rentre chez toi voir ta petite femme. Je n’aime pas les gens bizarres qui me mentent. Je suis franchement gênée, à ce stade, de me trouver dans la même chambre que toi. »

Il partit donc pour le Paraguay, et ce fut un désastre. Armando da Rosa, le propriétaire du plus grand magasin de surplus militaire du pays, était un ex-officier sans cou avec des sourcils blancs qui se rejoignaient et des cheveux qui semblaient avoir été teints au cirage noir. Ses locaux, situés dans une sale banlieue d’Asunción, avaient des sols recouverts de lino ciré et, sous un drapeau paraguayen qui pendait mollement à une hampe de bois, il y avait un grand bureau en métal. La porte arrière donnait sur des hectares de mauvaises herbes, de terre et de cabanes aux toits de tôle ondulée rouillée, surveillés par de gros chiens qui n’étaient que crocs, squelette et poils hérissés et semblaient avoir échappé de justesse à l’électrocution. L’impression que Joey se fit à partir du monologue erratique de da Rosa, débité dans un anglais à peine meilleur que l’espagnol de Joey, fut que da Rosa avait connu un revers de carrière quelques années auparavant et avait coupé à la cour martiale grâce aux efforts de certains de ses amis officiers qui lui étaient restés loyaux ; il avait reçu à la place, par décision de justice, une concession pour vendre des surplus et du matériel militaire qui n’était plus utilisé. Il portait une tenue de combat et une arme de poing qui mettait Joey mal à l’aise tandis qu’il marchait devant lui. Ils avancèrent dans des herbes toujours plus hautes et broussailleuses, toujours plus vibrantes du bourdonnement des énormes frelons sud-américains, jusqu’au moment où ils arrivèrent devant une clôture irrégulièrement couronnée de barbelé et tombèrent sur le filon principal des pièces détachées de camions Pladsky A10. La bonne nouvelle, c’était qu’il y en avait vraiment beaucoup. La mauvaise, c’était qu’elles étaient dans un état abominable. Une rangée de capots de camions ourlés de rouille gisaient, à moitié renversés comme des dominos tombés ; des essieux et des pare-chocs étaient entassés comme des piles de vieux os de poulets géants, des blocs moteurs traînaient dans les mauvaises herbes comme les excréments d’un T. Rex ; des monticules coniques de pièces plus petites mais plus sévèrement rouillées avaient des fleurs de schamps qui poussaient sur leurs flancs. En avançant dans les herbes, Joey retourna des nids de pièces en plastique couvertes de boue et/ou cassées, des nœuds de serpents de tuyaux et de courroies craquelés par les intempéries, ainsi que des cartons ayant contenu des pièces en train de se dégrader, portant des mots en polonais. Il dut lutter contre des larmes de déception en voyant tout ça.

« Beaucoup de rouille, hein, dit-il.

— C’est quoi, rouille ? »

Il en prit une grosse plaque sur l’enjoliveur le plus proche.

« La rouille. De l’oxyde de fer.

— C’est à cause de la pluie, expliqua da Rosa.

— Je peux vous donner dix mille dollars pour le tout, dit Joey. Si ça pèse plus de trente tonnes, je peux vous donner quinze mille. C’est beaucoup plus que la valeur de tout ça.

— Pourquoi vous voulez cette merde ?

— J’ai une flotte de camions que je dois entretenir.

— Mais vous êtes un très jeune homme. Pourquoi vous voulez ça ?

— Parce que je suis idiot. »

Da Rosa regarda au loin, vers la nouvelle jungle de broussailles bourdonnante, au-delà de la clôture.

« Je peux pas tout vous donner.

— Et pourquoi ?

— Ces camions, l’armée utilise pas. Mais peut utiliser s’il y a guerre. Alors mes pièces prennent valeur. »

Joey ferma les yeux et frémit devant tant de stupidité.

« Quelle guerre ? Vous allez vous battre contre qui ? La Bolivie ?

— Je dis que s’il y a guerre, on a besoin de ces pièces.

— Ces putains de pièces sont inutilisables. Je vous en offre quinze mille dollars. Quince mil dólares. »

Da Rosa secoua la tête.

« Cincuenta mil.

 Cinquante mille dollars ? Pas-ques-tion. Putain ! Vous comprenez ? Pas question.

 Treinta.

 Dix-huit. Diez y ocho.

— Veinticinco.

 Je vais y réfléchir, dit Joey en faisant demi-tour vers le bureau. Je vais réfléchir à vingt mille, si ça dépasse les trente tonnes. Veinte, d’accord ? Ma dernière offre. »

Pendant une minute ou deux, après avoir serré la main graisseuse de da Rosa et avoir retrouvé le taxi qui l’avait attendu dans la rue, il fut content de lui, de la façon dont il avait mené la négociation, et de sa bravoure à voyager ainsi au Paraguay. Ce que son père ne comprenait pas, ce que seule Connie comprenait, c’était qu’il savait garder la tête froide, une qualité en affaires. Il soupçonnait que cet instinct lui venait de sa mère, une compétitrice-née, et il ressentait une satisfaction filiale particulière en l’exerçant. Le prix qu’il avait arraché à da Rosa était bien plus bas que ce qu’il s’était autorisé à espérer, et même avec le coût d’un transporteur local pour charger les pièces dans des containers et les acheminer à l’aéroport, même avec la somme effroyable que cela lui coûterait ensuite de transporter les containers par avion jusqu’en Irak, il s’assurait toujours un bénéfice obscène. Mais, comme le taxi traversait des parties plus anciennes, coloniales, d’Asunción, il commença à craindre de ne pas y arriver. De ne pas pouvoir envoyer de telles merdes aux forces américaines qui tentaient de gagner une difficile guerre non conventionnelle. Même s’il n’était pas à l’origine du problème – c’était Kenny Bardes le responsable, qui avait choisi les Pladsky, obsolètes et plus bas que bas de gamme pour remplir son propre contrat – ce problème était malgré tout le sien. Qui de surcroît créait un autre problème, encore plus grave : en additionnant les coûts de démarrage et l’expédition dérisoire mais dispendieuse des pièces de Lodz, il avait déjà dépensé tout l’argent de Connie et la moitié du premier versement de son prêt bancaire. Quand bien même il pourrait encore reculer et se sortir de là, il laisserait Connie ruinée et serait lui-même lourdement endetté. Il fit tourner l’alliance nerveusement autour de son doigt, la fit tourner encore et encore, il voulait se la mettre dans la bouche comme réconfort mais il eut peur de l’avaler à nouveau. Il essaya de se dire qu’il devait y avoir d’autres pièces de A10 ailleurs, dans un entrepôt négligé mais à l’abri de la pluie en Europe de l’Est, mais il avait déjà passé de longues journées à chercher sur Internet et à téléphoner un peu partout, les chances étaient donc minimes.

« Connard de Kenny ! dit-il à haute voix, tout en pensant que c’était un moment fort peu approprié pour développer une conscience. Putain de criminel ! »

De retour à Miami, pendant qu’il attendait sa correspondance, il se força à appeler Connie.

« Salut chéri ! dit-elle joyeusement. C’était comment, Buenos Aires ? »

Il glissa sur les détails de son itinéraire et alla droit au récit de ses angoisses.

« On dirait que tu t’es débrouillé merveilleusement, dit Connie. Je veux dire, vingt mille dollars, c’est un prix super, non ?

— Sauf que c’est à peu près dix-neuf mille dollars de plus que ce que ça vaut.

— Non, chéri, ça vaut ce que Kenny va te payer.

— Parce que toi, tu ne trouves pas que ça devrait m’inquiéter sur le plan moral ? De vendre de vraies merdes au gouvernement ? »

Connie resta silencieuse, le temps de réfléchir à la question.

« Je crois, finit-elle par dire, que si ça te rend trop malheureux, tu ne devrais peut-être pas le faire. Moi, je veux que tu ne fasses que des choses qui te rendent heureux.

— Je ne vais pas perdre ton argent, dit-il. C’est la seule chose que je sais.

— Mais non, tu peux le perdre. C’est bon. Tu gagneras de l’argent autrement. Je te fais confiance.

— Je ne vais pas le perdre. Je veux que tu retournes à la fac. Je veux qu’on ait une vie ensemble.

— Eh bien, allons-y ! Je suis prête, si toi tu l’es. Je suis vraiment prête. »

Sur le tarmac, sous un ciel de Floride d’un gris instable, des armes de destruction massive bel et bien réelles circulaient çà et là. Joey aurait souhaité appartenir à un monde différent, un monde plus simple dans lequel on pourrait vivre une belle vie sans nuire à quiconque.

« J’ai eu un message de ta mère, dit-il.

— Je sais, dit Connie. J’ai mal fait, Joey. Je ne lui ai rien dit, mais elle a vu ma bague et elle m’a demandé, alors je ne pouvais pas ne pas lui dire.

— Elle fait chier parce qu’elle trouve que je devrais le dire à mes parents.

— On s’en fout. Tu leur diras quand tu seras prêt. »

Il était d’humeur fort sombre en arrivant à Alexandria. Il n’avait plus Jenna à laquelle penser ou sur laquelle fantasmer, il ne pouvait plus imaginer une issue positive au Paraguay, il n’avait plus rien devant lui, sinon des tâches désagréables. Il dévora un paquet entier de chips ondulées, puis appela Jonathan pour exprimer son repentir et chercher du réconfort dans l’amitié.

« Et le pire, dit-il, c’est que j’y suis allé alors que j’étais marié.

— Hé mec ! dit Jonathan. T’as épousé Connie ?

— Ouais. En août.

— C’est la chose la plus folle que j’aie jamais entendue.

— Je me suis dit que je ferais mieux de te le dire, puisque tu finiras par l’apprendre par Jenna. Et je peux t’assurer qu’elle ne m’a pas à la bonne, là, tout de suite.

— Elle doit être royalement dégoûtée, tu veux dire.

— Je sais que tu la trouves horrible, mais ce n’est pas vrai. Elle est juste vraiment perdue, et tout ce que les gens voient, c’est son physique. Elle a bien moins de chance que toi. »

Joey entreprit de raconter à Jonathan l’histoire de l’alliance, la scène immonde dans la salle de bains, avec ses mains pleines de merde et Jenna qui tape à la porte, et, dans ses éclats de rire et ceux de Jonathan, dans les grognements dégoûtés de ce dernier, il trouva la consolation qu’il cherchait. Ce qui pendant cinq minutes avait été répugnant allait maintenant faire une histoire géniale pour toujours. Lorsqu’il finit par admettre que Jonathan avait eu raison à propos de Kenny Bardes, la réaction de Jonathan fut claire et nette.

« Il faut que tu te retires de cette affaire.

— Ce n’est pas facile. Il faut que je protège l’investissement de Connie.

— Trouve une porte de sortie. Fais-le. Ce qui se passe là-bas est vraiment mauvais. Pire que ce que tu sais.

— Tu me détestes toujours ? dit Joey.

— Je ne te déteste pas. Je crois que tu as été un vrai connard. Mais te détester, ça n’est pas dans mes projets. »

Joey se sentit suffisamment requinqué par cette conversation pour aller se coucher et dormir pendant douze heures. Le lendemain matin, alors que c’était le milieu de l’après-midi en Irak, il appela Kenny Bardes et demanda à pouvoir être libéré du contrat.

« Et les pièces, au Paraguay ? dit Kenny.

— Y avait la quantité. Mais ce n’était que des merdes rouillées et inutilisables.

— Envoie quand même. Moi, je les ai au cul.

— C’est toi qui as acheté ces stupides A10, dit Joey. Ce n’est pas ma faute s’il n’y a pas de pièces.

— Mais tu viens de me dire qu’il y avait des masses de pièces. Et moi je te dis de les envoyer. J’ai loupé un truc, là ?

— Je te dis que tu devrais trouver quelqu’un d’autre pour racheter ma part. Je ne veux plus faire partie de ce truc.

— Joey, Joey, écoute-moi, mon vieux. Tu l’as signé, ce contrat. Et on a carrément explosé le délai pour la première expédition. Tu ne peux pas me lâcher maintenant. Sauf si tu veux bouffer tout ce qui est déjà sorti de ta poche. Pour l’instant, je n’ai même pas la thune pour te racheter ta part, parce que l’armée ne m’a pas encore payé pour les pièces, parce que ton envoi de Pologne était trop léger. Essaie un peu de voir les choses de mon point de vue, tu ne veux pas ?

— Mais les pièces du Paraguay sont vraiment nulles, je ne pense même pas qu’ils vont les accepter.

— Laisse-moi juger. Je connais les gens de LBI sur le terrain, ici. Je peux m’arranger pour que ça marche. Tu m’envoies juste trente tonnes, et tu peux repartir lire de la poésie ou tout ce que tu veux.

— Comment je peux savoir que tu vas pouvoir t’arranger pour que ça marche ?

— C’est mon problème, d’accord ? Ton contrat, tu l’as signé avec moi, et moi, ce que je te dis, c’est tu m’envoies de la quantité et tu auras ton argent. »

Joey ne savait pas ce qui était pire, la peur que Kenny soit en train de lui mentir, la peur de se faire baiser non seulement de tout l’argent qu’il avait déjà dépensé, mais aussi de tout bénéfice important dans l’avenir, ou alors l’idée que Kenny disait la vérité et que LBI allait payer huit cent cinquante mille dollars pour des pièces presque sans valeur. Il ne voyait pas d’autre choix que de passer par-dessus Kenny et de discuter directement avec LBI. Ce qui lui valut une matinée au téléphone, à passer d’une personne à l’autre au siège de LBI à Dallas, avant d’avoir enfin le bon vice-président au bout du fil. Joey exposa son dilemme aussi simplement que possible.

« Il n’y a pas de bonnes pièces pour ces camions. Kenny Bardes ne veut pas me racheter ma part du contrat, et je ne veux pas vous envoyer des mauvaises pièces.

— Bardes accepte ce que vous avez ? dit le VP.

— Oui. Mais elles ne valent rien.

— Ce n’est pas votre problème. Si Bardes les accepte, ça ne vous regarde plus. Je vous suggère de procéder immédiatement à l’expédition.

— Je crois que vous ne me comprenez pas tout à fait, dit Joey. Je vous dis qu’elle ne vous arrange pas, cette expédition. »

Le VP digéra cela un instant.

« Nous ne ferons plus affaire avec Kenny Bardes dans l’avenir. Nous ne sommes pas du tout contents de cette histoire de A10. Mais ce n’est pas votre problème. Votre problème, c’est que vous pourriez être attaqué pour rupture de contrat.

— Par qui… par Kenny ?

— C’est totalement hypothétique. Cela n’arrivera pas, si vous envoyez les pièces. Il faut juste vous souvenir que ce n’est pas une guerre parfaite dans un monde parfait. »

Et Joey essaya de se souvenir de ça. Essaya de se souvenir que le pire qui pouvait arriver, dans ce monde rien moins que parfait, c’était que tous les A10 tombent en panne et doivent être remplacés par de meilleurs camions par la suite, que la victoire en Irak soit du coup repoussée de manière insensible, et que les contribuables américains gaspillent quelques millions de dollars avec lui, Kenny Bartles, Armando da Rosa et les connards de Lodz. Avec la même détermination qu’il avait mobilisée pour attraper ses étrons, il repartit au Paraguay, engagea un transporteur, contrôla le chargement de trente-deux tonnes de pièces dans des containers, et but cinq bouteilles de vin durant les cinq soirées qu’il dut passer à attendre que Logística Internacional charge les containers dans un antique C-130 avant de partir avec les pièces ; mais il n’y avait pas d’anneau en or caché dans ce tas de merde. Lorsqu’il rentra à Washington, il continua à boire, lorsque Connie arriva enfin avec trois valises pour s’installer avec lui, il continua à boire et à mal dormir, et quand Kenny l’appela de Kirkuk pour lui dire que la livraison avait été acceptée et que les huit cent cinquante mille dollars de Joey étaient en route, il passa une si mauvaise nuit qu’il appela Jonathan pour lui avouer ce qu’il avait fait.

« Oh, mec, ça c’est vraiment nul, dit Jonathan.

— Comme si je ne le savais pas.

— Croise les doigts pour ne pas te faire prendre. J’entends déjà beaucoup d’histoires sur les contrats à dix-huit milliards qu’ils ont passés en novembre. Je ne serais pas surpris s’il y avait des auditions au Congrès.

— Il n’y a pas quelqu’un à qui je pourrais le dire ? Je ne veux même pas cet argent, sauf ce que je dois à Connie et à la banque.

— Très noble de ta part.

— Je ne pouvais pas filouter Connie sur son argent. Tu sais que c’est uniquement pour ça que je l’ai fait. Mais je me demande si tu ne pourrais pas raconter ce qui se passe à quelqu’un du Post. Genre, tu aurais reçu ça d’une source anonyme ?

— Pas si tu veux que ça reste anonyme. Et sinon, tu sais qui va morfler, non ?

— Mais si c’est moi qui dénonce l’affaire ?

— Dès que tu fais ça, Kenny te charge. LBI te charge. Ils ont un poste entier dans leur budget pour charger les balances. Tu feras un bouc émissaire parfait. Le joli petit étudiant avec les pièces de camion rouillées ? Le Post va s’en régaler. Non que tes sentiments ne t’honorent pas. Mais je te recommande vraiment de la boucler. »

Connie trouva du travail dans une agence d’intérim le temps que ces sales huit cent cinquante mille dollars aient fini de circuler dans le système. Joey passa ses journées à regarder la télévision, à jouer à des jeux vidéo et à tenter d’apprendre à tenir une maison, à penser à un repas et à aller faire les courses pour le préparer, mais le simple trajet jusqu’au supermarché l’épuisait. La dépression qui depuis des années avait poursuivi les femmes les plus proches de lui semblait finalement avoir trouvé sa vraie proie et plongé ses crocs dans sa chair. La seule chose qu’il lui fallait absolument faire, annoncer à sa famille qu’il avait épousé Connie, il en était incapable. La nécessité de cet aveu remplissait le petit appartement comme un camion Pladsky Al0, le repoussait dans les marges, ne lui laissait pas assez d’air à respirer. Elle était là quand il se réveillait et elle était là quand il allait se coucher. Il n’imaginait pas annoncer la nouvelle à sa mère, parce qu’inévitablement elle ne manquerait pas de percevoir ce mariage comme un coup personnel dirigé contre elle. Ce qui, d’une certaine façon, était probablement le cas. Mais il ne craignait pas moins la conversation avec son père, la réouverture de la blessure. Et donc, chaque jour, alors même que le secret l’étouffait, alors même qu’il imaginait Carol lâchant la nouvelle à tous ses anciens voisins, dont l’un ou l’autre raconterait vite le tout à ses parents, il remettait cette annonce à un autre jour. Que Connie n’émît aucune récrimination faisait de ce problème son problème à lui uniquement.

Et puis un soir, sur CNN, il vit qu’une embuscade avait été tendue en dehors de Falloujah, dans laquelle plusieurs camions américains étaient tombés en panne, laissant leurs chauffeurs se faire massacrer par les insurgés. Même s’il ne vit aucun A10 dans le reportage de CNN, son angoisse devint telle qu’il dut se soûler pour pouvoir dormir. Il se réveilla quelques heures plus tard, en sueur, presque sobre, à côté de sa femme, qui dormait littéralement comme un bébé – avec sa douce et calme confiance dans le monde –, et il sut alors qu’il devait appeler son père dès le matin. Il n’avait jamais eu aussi peur. Mais il voyait bien maintenant que personne d’autre ne pourrait le conseiller sur ce qu’il devait faire, révéler l’affaire et en supporter les conséquences ou la boucler et garder l’argent, il savait aussi que personne d’autre ne pouvait l’absoudre. L’amour de Connie était trop inconditionnel, celui de sa mère trop égocentré, celui de Jonathan trop secondaire. C’était à son père, strict et pétri de principes, qu’un récit exhaustif devait être fait. Il s’était battu contre lui toute sa vie, et le temps était maintenant venu d’admettre qu’il était vaincu.

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