— Dans ce cas, on devrait peut-être arrêter là, dit sèchement Jessica. Puisqu’il n’y a rien à faire.

— Je n’ai pas inventé le problème, lui dit Katz. Je ne fais que le signaler.

— Nous connaissons le problème, dit Lalitha. Mais nous sommes une organisation pragmatique. Nous ne voulons pas renverser tout un système, nous voulons juste l’améliorer. Nous essayons de faire en sorte que le débat culturel rattrape la crise, avant qu’il soit trop tard. Nous voulons faire avec la population ce que Gore a fait avec le changement de climat. Nous avons des réserves d’un million de dollars, et il y a des mesures très pratiques que nous pouvons prendre dès maintenant.

— Moi, ça ne me dérangerait pas vraiment de renverser tout le système, dit Katz. Vous pouvez y aller, je signe pour ça.

— La raison pour laquelle le système ne peut pas être renversé dans ce pays, dit Walter, c’est la liberté. La raison pour laquelle la libre entreprise en Europe est tempérée par le socialisme, c’est parce qu’ils ne sont pas aussi accrochés aux libertés individuelles qu’ici. Ils ont aussi des taux de croissance démographique plus bas, malgré des niveaux de revenus comparables. Les Européens sont en général plus rationnels, dans le fond. Et le débat sur les droits, dans ce pays, n’est pas rationnel. Il se pose sur le plan des émotions, des ressentiments de classe, et c’est pour ça que c’est si efficace, côté exploitation. Et c’est pour ça que je voudrais revenir à ce que Jessica a dit sur les cigarettes. »

Jessica fit un petit geste, comme pour dire, Merci !

Du couloir monta un bruit annonçant quelqu’un, c’était Patty, qui se déplaçait dans la cuisine sur des talons sonores. Katz, qui avait envie d’une cigarette, prit la tasse à café vide de Walter et se prépara une boule de chique à la place.

« Le changement social positif marche de haut en bas, dit Walter. Le ministre de la Santé sort son rapport, les gens instruits le lisent, les jeunes les plus intelligents commencent à se rendre compte que fumer c’est stupide, pas cool, et le taux national des fumeurs baisse. Ou alors, Rosa Parks s’assoit dans son bus, des étudiants en entendent parler, ils manifestent à Washington, ils prennent des cars pour le Sud et tout d’un coup, voilà le mouvement pour les droits civiques. Nous en sommes maintenant à un point où toute personne raisonnablement instruite peut comprendre le problème posé par la croissance démographique. La prochaine étape est donc de faire en sorte que les étudiants trouvent cool de s’inquiéter de cette question. »

Tandis que Walter s’étendait sur le sujet des étudiants, Katz s’efforçait d’entendre ce que Patty faisait dans la cuisine. La lâcheté fondamentale de sa situation commençait à lui sauter aux yeux. La Patty qu’il désirait était la Patty qui ne désirait pas Walter : la maîtresse de maison qui ne voulait plus être une maîtresse de maison, la maîtresse de maison qui voulait baiser avec un rocker. Mais au lieu de l’appeler pour lui dire qu’il la désirait aussi, il était assis là comme un étudiant de première année, et se montrait complaisant avec les fantaisies intellectuelles de son vieil ami. Qu’y avait-il chez Walter qui lui cassait les pattes comme ça ? Il se sentait comme un insecte libre pris dans la toile gluante d’une famille. Il ne pouvait cesser d’être gentil avec Walter, parce qu’il l’aimait bien ; s’il ne l’avait pas autant aimé, il n’aurait probablement pas désiré Patty ; et s’il ne l’avait pas désirée, il ne serait pas assis ici à faire semblant. Quel bordel…

Voilà que les bruits de pas de Patty s’approchaient dans le couloir. Walter cessa de parler et inspira profondément, visiblement pour se préparer. Katz fit pivoter sa chaise vers l’entrée ; elle était là. La mère au visage juvénile, avec son côté sombre. Elle portait des bottes noires, une jupe serrée en brocart de soie noir et rouge et un imper court chic dans lesquels elle était à la fois jolie et différente de ce qu’elle était habituellement. Katz ne se souvenait pas l’avoir vue autrement qu’en jean.

« Salut Richard, dit-elle en regardant plus ou moins dans sa direction. Salut tout le monde. Comment ça se passe ?

— On démarre juste, dit Richard.

— Bon, je ne vous interromps pas, alors.

— Tu es toute élégante, dit Walter.

— Je vais faire des courses, dit-elle. Je vous vois peut-être ce soir, si vous êtes dans le coin.

— Tu prépares le dîner ? dit Jessica.

— Non, je travaille jusqu’à neuf heures. Mais, si vous voulez, je pense que je peux aller chercher quelque chose avant d’y aller.

— Ça nous aiderait bien, dit Jessica, puisqu’on va travailler toute la journée.

— Oui, eh bien, je serais ravie de préparer à dîner si je ne devais pas faire mes huit heures de boulot.

— Bon, c’est pas grave, dit Jessica. Oublie. On sortira, on se débrouillera.

— Ça me semble être le plus simple, dit Patty.

— Bien bien, dit Walter.

— Oui, bien bien, dit-elle. J’espère que vous allez tous vous amuser. »

Ayant ainsi, en deux temps trois mouvements, irrité, ignoré ou déçu chacun des quatre, elle s’éloigna dans le couloir et sortit de la maison. Lalitha, qui n’avait cessé de tapoter sur son BlackBerry dès que Patty était apparue, avait l’air le plus clairement mécontent.

« Elle travaille sept jours par semaine maintenant, ou quoi ? dit Jessica.

— Normalement non, dit Walter. Je ne suis pas sûr de tout comprendre.

— Mais il y a quand même toujours quelque chose à comprendre, n’est-ce pas », murmura Lalitha sans cesser de tripoter son portable.

Jessica se tourna vers elle, redirigeant immédiatement son fiel.

« Vous nous dites, quand vous en avez fini avec vos e-mails, d’accord ? On va attendre que vous soyez prête, d’accord ? »

Lalitha, les lèvres serrées, continua à pianoter.

« Vous pouvez peut-être faire ça plus tard ? » dit gentiment Walter.

Elle posa sèchement le BlackBerry sur la table.

« D’accord, dit-elle. Prête ! »

La nicotine commença son circuit dans le corps de Katz et il se sentit mieux. Patty lui avait paru dans le défi, et ça, c’était bien. Par ailleurs, le fait qu’elle soit toute élégante n’avait pas échappé à son attention. Toute élégante pour quelle raison ? Pour se présenter à lui. Et travailler vendredi et samedi soir, pour quelle raison ? Pour l’éviter. Oui, pour jouer au même jeu de cache-cache auquel il jouait avec elle. Maintenant qu’elle était partie, il la voyait mieux, il recevait ses signaux avec moins de parasites, il pouvait s’imaginer posant les mains sur sa jolie jupe, et se souvenir du désir qu’elle avait ressenti pour lui dans le Minnesota.

Mais en attendant demeurait le problème d’une procréation trop importante : la première tâche concrète, dit Walter, était de penser à un nom pour leur initiative. Son idée de travail était « Youth Against Insanity » (Les Jeunes contre la Folie), hommage privé à « Youth Against Fascism » qu’il considérait – et Katz était d’accord là-dessus – comme l’une des meilleures chansons jamais enregistrées par Sonic Youth. Mais Jessica tenait beaucoup à ce qu’on choisisse une appellation qui dise oui plutôt que non. Du pour, plutôt que du contre.

« Les jeunes de mon âge sont plus libertaires que vous l’étiez, expliqua-t-elle. Tout ce qui peut sentir l’élitisme, ou le manque de respect pour le point de vue de quelqu’un d’autre, ils sont allergiques à ça. Votre campagne ne peut pas être une campagne qui dit aux autres ce qu’ils ne doivent pas faire. Il faut parler de ce choix cool et positif que nous faisons tous. »

Lalitha suggéra Les Vivants d’abord, ce qui heurta les oreilles de Katz, et que Jessica écrasa de tout son mépris. Et c’est ainsi qu’ils passèrent toute la matinée à se remuer les méninges, manquant cruellement, selon Katz, des services d’un professionnel des relations publiques. Ils passèrent en revue : Une planète plus déserte, Un air plus frais, Préservatifs illimités, La Coalition des déjà nés, Free Space, Qualité de la vie, Une tente pour deux et Ça suffit comme ça ! (que Katz aimait bien mais que les autres trouvaient encore trop négatif ; il se le mit dans un coin de la tête comme titre possible pour une future chanson ou un futur album). Ils réfléchirent à Nourrissons les vivants, Soyez raisonnables, Des Têtes plus froides, Une meilleure façon de faire, La force, ce n’est pas le nombre, Moins c’est plus, Des nids plus vides, La Joie d’être sans enfants, Sans enfants pour toujours, Pas de bébé à bord, Nourrissez-vous, Osez ne pas procréer, Dépeuplez !, Deux fois hourra, Peut-être pas d’enfant, Moins que zéro, Appuyez sur le frein, À bas la famille, On se calme, Un peu de place, Plus pour moi, Élevé seul, On respire, Plus d’espace, Aimez ce qui est là, Stérile par choix, La Fin de l’enfance, Les Enfants, c’est du passé, Une famille à deux, Peut-être jamais, et Pourquoi si vite ?, et ils les rejetèrent tous. Pour Katz, l’exercice était une illustration de l’impossibilité générale de l’entreprise et du côté rance du stéréotype de la personne cool, mais Walter menait la discussion avec une justesse optimiste qui témoignait de longues années passées dans le monde artificiel des ONG. Et, chose assez incroyable, les dollars qu’il allait dépenser étaient réels.

« Je dirais, OK pour Free Space, finit-il par dire. J’aime assez l’idée de voler le mot “libre” à l’autre camp et de s’approprier la rhétorique des grands espaces de l’Ouest. Si ce truc prend, ça peut aussi être le nom de tout le mouvement, pas seulement de notre groupe. Le mouvement pour l’espace libre.

— Je suis la seule à entendre “espace libre pour se garer” ? demanda Jessica.

— La connotation n’est pas si mauvaise, dit Walter. On sait tous ce que c’est que d’avoir du mal à trouver une place pour se garer. Moins de gens sur la planète, plus de places de parking ? C’est un exemple quotidien très parlant des mauvais côtés de la surpopulation.

— Il faut voir si le nom n’est pas déjà déposé, dit Lalitha.

— Rien à foutre des marques déposées, dit Katz. Toutes les expressions connues de l’homme sont déjà déposées.

— On pourrait mettre un autre espace entre les mots, dit Walter. Un peu le contraire de EarthFirst ! Et sans le point d’exclamation. Si on nous fait un procès, on peut bâtir notre défense sur cet espace de plus. Ça sonne bien, non ? Le procès pour l’espace ?

— Vaut mieux pas de procès du tout, à mon avis », dit Lalitha.

Dans l’après-midi, après que les sandwichs furent commandés puis mangés et que Patty fut rentrée puis repartie sans avoir eu aucun contact avec eux (Katz eut un bref aperçu de son jean noir d’hôtesse quand ses jambes s’éloignèrent dans le couloir), le conseil de quatre membres de Free Space mit en place un plan pour les vingt-cinq stagiaires d’été que Lalitha avait déjà commencé à attirer et à engager. Afin d’éveiller les consciences, elle avait pensé pour la fin de l’été à un festival de musique dans une ferme d’élevage de chèvres de huit hectares que possédait maintenant le Cerulean Mountain Trust dans la partie sud de sa réserve à parulines – projet auquel Jessica trouva immédiatement à redire. Est-ce que Lalitha comprenait quoi que ce soit à la nouvelle relation que les jeunes avaient avec la musique ? Il ne suffisait pas de faire venir un grand nom ! Il fallait envoyer vingt stagiaires dans vingt villes dans tout le pays et leur faire organiser des festivals locaux – « Un concours des groupes », dit Katz. « Oui, c’est ça, vingt concours locaux de groupes », dit Jessica. (Elle s’était montrée glaciale avec Katz toute la journée mais semblait maintenant reconnaissante de son aide pour écraser Lalitha.) En offrant des récompenses en dollars, ils pourraient attirer cinq grands groupes dans chacune des vingt villes, qui lutteraient tous pour représenter leur scène musicale locale lors d’un dernier concours en Virginie-Occidentale, sous l’égide de Free Space, avec quelques grands noms pour prononcer le jugement final et prêter leur aura à la cause visant à inverser la croissance de la population mondiale et à rendre ringard le fait d’avoir des enfants.

Katz, qui même selon ses propres critères, avait consommé des quantités colossales de caféine et de nicotine, finit dans un état presque maniaque : il se montra d’accord avec tout ce qui lui était demandé. Écrire des chansons spécialement pour Free Space, revenir à Washington en mai pour rencontrer les stagiaires de Free Space et contribuer à leur endoctrinement, faire une apparition surprise au concours new-yorkais des groupes, être maître de cérémonie pour le festival Free Space de Virginie-Occidentale, tenter de reconstituer Walnut Surprise pour qu’ils jouent à ce moment-là, harceler des grands noms pour qu’ils apparaissent avec lui et le rejoignent dans le jury final. Dans son esprit, il ne faisait rien de plus que signer des chèques en bois, parce que, malgré les substances chimiques tout à fait réelles qu’il avait ingérées, la vraie substance de son état était une idée fixe bien vivante : enlever Patty à Walter. Ça, c’était la piste rythmique, le reste était du chichi. À bas la famille : un autre titre de chanson. Et une fois la famille anéantie, il n’aurait plus besoin d’honorer aucune de ses promesses.

Il était si remonté que lorsque la réunion se termina, vers dix-sept heures, que Lalitha retourna dans son bureau pour commencer à élaborer leurs plans, et que Jessica disparut à l’étage, il accepta de sortir avec Walter. Il pensait que c’était la dernière fois qu’ils sortiraient tous les deux. Il se trouva que le groupe soudain très prisé Bright Eyes, dont le leader était un jeune talent du nom de Conor Oberst, jouait ce soir-là dans un lieu connu de Washington. Le concert était à guichets fermés mais Walter avait bien envie d’aller backstage voir Oberst et lui parler de Free Space, et Katz, qui planait, donna les coups de téléphone plus ou moins humiliants mais nécessaires pour obtenir deux passes à la porte. Tout valait mieux que traîner dans la maison, à attendre que Patty rentre.

« Je n’arrive pas à croire que tu fasses tout ça pour moi, dit Walter au restaurant thaï, près de Dupont Circle, où ils s’étaient arrêtés pour dîner avant le concert.

— Pas de problème, mon vieux. »

Katz prit des brochettes sauce satay, se demanda si son estomac les supporterait et décida que non. Un peu plus de tabac était une très mauvaise idée, mais il en sortit de sa boîte malgré tout.

« C’est un peu comme si on arrivait enfin à faire les choses dont on parlait à la fac, dit Walter. C’est vraiment important pour moi. »

Les yeux de Katz scrutèrent nerveusement le restaurant, se posant sur tout sauf sur son ami. Il avait l’impression d’avoir sauté d’une falaise, qu’il agitait encore les jambes, mais qu’il s’écraserait très bientôt.

« Tu vas bien ? dit Walter. Tu as l’air sur les nerfs.

— Non, ça va, ça va.

— Ça n’a pas l’air d’aller. Tu t’es tapé une boîte entière de cette merde, aujourd’hui.

— J’essaie juste de ne pas fumer près de vous.

— Et je t’en remercie. »

Walter mangea toutes les brochettes tandis que Katz crachait de la salive dans son verre à eau, se sentant momentanément apaisé, dans cet état de faux calme qu’apporte la nicotine.

« Comment ça va entre toi et la fille ? dit-il. J’ai perçu comme des vibrations bizarres, aujourd’hui. »

Walter rougit et ne répondit pas.

« Tu couches avec elle ?

— Mais bon sang, Richard, ça ne te regarde pas !

— Alors, ça veut dire oui, ça ?

— Non, ça veut dire que c’est pas tes oignons, putain.

— Tu es amoureux d’elle ?

— Mon Dieu ! Ça suffit comme ça.

— T’as raison, je trouve que c’était un meilleur nom. Ça suffit comme ça ! Avec un point d’exclamation. Free Space, on dirait une chanson de Lynyrd Skynyrd.

— Pourquoi ça t’intéresse autant que je couche avec elle ? Quel est le problème ?

— Je m’interroge juste sur ce que je vois.

— Eh bien, on est différents, toi et moi. Tu comprends ça ? Tu comprends qu’il peut y avoir des valeurs plus importantes que baiser ?

— Oui, je comprends. Dans l’absolu.

— Eh bien alors, tu la fermes, là-dessus, d’accord ? »

Katz chercha des yeux leur serveur avec impatience. Il était d’une humeur de chien, et tout ce que faisait ou disait Walter l’irritait. Si Walter était trop lavette pour foncer avec Lalitha, s’il voulait continuer à jouer les béni-oui-oui, Katz s’en foutait, maintenant.

« Allez, on se casse, putain ! dit-il.

— Je peux peut-être avoir mon plat, avant ? Tu n’as peut-être pas faim, mais moi si.

— Oui, bien sûr. Excuse-moi. »

Son moral tomba en chute libre une heure plus tard, quand il se retrouva écrasé dans la foule de jeunes aux portes du 9:30 Club. Katz n’avait plus assisté à un concert depuis plusieurs années, il n’était plus allé entendre une idole des jeunes depuis sa propre jeunesse, et il s’était tellement habitué aux foules plus adultes des concerts des Traumatics et de Walnut Surprise qu’il avait oublié combien un concert de jeunes était différent. Presque religieux, avec son sérieux collectif. Contrairement à Walter, qui, avec sa soif de culture, possédait les œuvres complètes de Bright Eyes et en avait beaucoup parlé au restaurant thaï, Katz ne connaissait le groupe que de réputation. Lui et Walter étaient au moins deux fois plus âgés que tous ceux qui se trouvaient dans le club, ces garçons aux cheveux plats et ces nanas aux rondeurs à la mode. Il sentait qu’on le regardait et qu’on le reconnaissait, çà et là, tandis qu’ils s’avançaient sur la piste encore déserte avant le spectacle, et il se dit qu’il aurait difficilement pu prendre une décision pire que celle d’apparaître en public et de signaler, par sa simple présence, son approbation pour un groupe dont il ne connaissait quasiment rien. Il ne savait pas ce qui pouvait être pire, dans ces circonstances, être repéré et se faire passer de la pommade ou demeurer dans l’obscurité de la quarantaine.

« Tu veux qu’on aille backstage ? dit Walter.

— Je ne peux pas, mon pote. Je ne suis pas d’humeur.

— Juste pour faire les présentations. Ça ne prendra qu’une minute. Je peux enchaîner tout de suite sur un bon laïus.

— Je ne suis pas d’humeur. Je ne connais pas ces gens. »

La musique passée avant le spectacle, dont le choix était une prérogative du leader du groupe, était d’une étrangeté impeccable. (Katz, en tant que leader de son groupe, avait toujours détesté la posture, la finasserie des stratégies et le didactisme présidant au choix de la musique, la pression vous poussant à vous montrer groovy dans vos goûts musicaux, et il en laissait le soin aux membres de son groupe.) Les roadies étaient en train d’installer un assez grand nombre de micros et d’instruments tandis que Walter étalait l’histoire de Conor Oberst : il avait commencé à enregistrer à douze ans, il vivait toujours à Omaha, son groupe tenait davantage du collectif ou de la famille que d’un groupe de rock ordinaire. Les gosses affluaient dans la salle, venant de toutes les entrées, très dans l’esprit Bright Eyes (pour un groupe, quel putain de nom merdique à la gloire de la jeunesse, se dit Katz), très chattes rasées. Son sentiment de s’être écrasé au sol n’était pas exactement fait d’envie, ni même uniquement de l’idée d’avoir survécu à lui-même. C’était plus du désespoir face à l’éclatement du monde. La nation menait de mauvaises guerres terrestres dans deux pays, la planète chauffait comme un grille-pain, et ici, au 9:30, tout autour de lui, se trouvaient des centaines de gamins coulés dans le moule de la Sarah au gâteau à la banane, avec leurs doux petits désirs, leur droit innocent… à quoi ? À l’émotion. À la vénération sans mélange d’un groupe superspécial. À pouvoir, ensemble, répudier de manière rituelle, durant une heure ou deux un samedi soir, le cynisme ou la colère de leurs aînés. Comme Jessica l’avait suggéré un peu plus tôt lors de la réunion, ils semblaient n’en vouloir à personne. Katz le voyait à leur habillement, qui n’exprimait rien de la rage et de l’hostilité des foules dont il avait fait partie dans sa jeunesse. Ils ne se rassemblaient pas en colère, mais pour célébrer le fait d’avoir trouvé, en tant que génération, une manière d’être plus douce et plus respectueuse. Une manière d’être, et ce n’était pas innocent, plus en harmonie avec la consommation. Et ils lui disaient tous : crève !

Oberst entra seul en scène, il portait un smoking bleu poudré, il s’harnacha d’une guitare acoustique, et susurra une ou deux longues mélopées en solo. C’était une vraie star, un jeune génie, et donc d’autant plus insupportable pour Katz. Son numéro de l’artiste à l’âme torturée, sa complaisance quand il poussait ses chansons au-delà des limites naturelles de l’endurance, ses agressions habiles contre les conventions de la pop : il faisait dans la sincérité, et quand le spectacle menaçait de montrer que cette sincérité était fausse, il donnait dans l’angoisse sincère face à la difficulté de la sincérité. Ensuite apparut le reste du groupe, dont trois adorables jeunes grâces, des choristes vêtues de robes de vamps, et ce fut l’un dans l’autre un grand concert – Katz ne put s’abaisser à le nier. Il avait juste l’impression d’être la seule personne sobre comme un chameau dans une pièce pleine d’ivrognes, le seul mécréant dans une manifestation religieuse. Il fut poignardé par un coup de nostalgie pour Jersey City, avec ses rues qui tuaient toute foi. Il avait l’impression d’avoir un travail à accomplir, là-bas, dans son créneau marginal, avant la fin totale du monde.

« Alors, tu en as pensé quoi ? lui demanda Walter d’un ton léger dans le taxi après le concert.

— Je pense que je vieillis, dit-il.

— Je les ai trouvés assez géniaux.

— Un peu trop de chansons sur les séries pour ados.

— Tout ça, c’est sur la foi, dit Walter. Leur nouveau disque, c’est comme un incroyable effort panthéiste pour continuer à croire en quelque chose dans un monde où la mort règne. Oberst utilise le mot “élever” dans toutes ses chansons. C’est aussi le titre de l’album, Lifted, « Élévation ». C’est comme la religion, mais sans la connerie du dogme.

— J’admire ta capacité à l’admiration, dit Katz, en ajoutant, comme le taxi se faufilait dans la circulation à un carrefour en diagonale complexe, je ne crois pas que je vais pouvoir faire ça pour toi, Walter. Là, tout de suite, je suis plongé dans un bain de honte.

— Fais comme tu peux. Trouve tes propres limites. Si tout ce que tu veux faire, c’est passer un jour ou deux en mai pour rencontrer les stagiaires, peut-être même coucher avec une ou deux, pas de problème pour moi. Ce serait déjà beaucoup.

— Je pense recommencer à écrire des chansons.

— C’est génial ! C’est une très grande nouvelle. Je crois même que je préférerais que tu fasses ça plutôt que travailler pour nous. Mais arrête de faire des decks, pour l’amour du ciel !

— Je pourrais bien avoir besoin de continuer. Ça ne dépend pas de moi. »

À leur retour, la demeure était sombre et calme, une unique lumière brillait dans la cuisine. Walter alla directement se coucher, mais Katz traînailla un moment dans la cuisine, dans l’idée que Patty pourrait l’entendre et descendre. Tout le reste mis à part, ce dont il avait maintenant grand besoin était la compagnie de quelqu’un qui aurait une certaine ironie. Il mangea des pâtes froides et fuma une cigarette dans le jardin derrière la maison. Puis il monta au premier et alla voir la petite pièce de Patty. D’après les oreillers et les couvertures qu’il avait vus sur le canapé la veille, il avait l’impression qu’elle dormait là. La porte était fermée et aucune lumière ne filtrait autour de cette porte.

« Patty », dit Katz d’une voix qu’elle aurait pu entendre si elle avait été éveillée.

Il écouta attentivement, enveloppé de ses acouphènes.

« Patty », répéta-t-il.

Sa queue ne crut pas une seconde quelle dormait, mais il était possible que la porte soit close sur une pièce vide, et il éprouvait une réticence curieuse à l’ouvrir pour vérifier. Il avait besoin d’un petit souffle d’encouragement ou une confirmation de ses instincts. Il redescendit dans la cuisine, finit les pâtes, et lut le Post et le Times. À deux heures, toujours agité par la nicotine, comme il commençait à en avoir marre de Patty, il retourna vers la petite pièce, frappa à la porte et l’ouvrit.

Elle était assise sur le canapé dans le noir, elle portait toujours son uniforme noir du gymnase, elle regardait droit devant elle, les mains bien serrées sur ses genoux.

« Désolé, dit Katz. Tout va bien ?

— Oui, dit-elle, sans le regarder. Mais on devrait descendre. »

Il ressentit un étrange sentiment d’oppression dans sa poitrine en descendant à nouveau l’escalier du fond, un intense empressement sexuel qu’il ne pensait pas avoir éprouvé depuis le lycée. Patty le suivit dans la cuisine et ferma la porte de l’escalier derrière elle. Elle portait des chaussettes qui semblaient très douces, les chaussettes d’une personne dont les pieds n’étaient plus aussi jeunes ni aussi potelés qu’avant. Il fut agréablement surpris, comme toujours, par sa grande taille, même sans bottes ou chaussures. Les paroles d’une de ses chansons lui vinrent en tête, celles disant que le corps de Patty était le corps fait pour lui. Il en était là, le vieux Katz : ému par ses propres textes. Et ce corps, pour lui, était toujours très agréable, rien de vraiment déplaisant en aucune façon : le produit, à coup sûr, de nombreuses heures d’efforts à la salle de sport. Sur le devant de son tee-shirt noir, en grosses lettres blanches étaient écrits les mots DE LA FONTE.

« Je vais me faire une camomille, dit-elle. Tu en veux ?

— Bien sûr. Je ne crois pas avoir jamais bu de camomille.

— Ah, mais c’est que tu as vécu une vie très protégée. »

Elle alla dans l’office et en rapporta deux grandes tasses d’eau bouillante avec des étiquettes de sachets de tisane pendant sur le côté.

« Pourquoi tu n’as pas répondu la première fois que je suis monté ? dit-il. Ça fait deux heures que je suis planté là, moi.

— Je devais être perdue dans mes pensées.

— Tu croyais que j’allais tout simplement aller au lit ?

— Je ne sais pas. Je crois que je pensais sans penser, si tu vois ce que je veux dire. Mais j’ai compris que tu voulais me parler et je savais que je devais le faire. Et me voilà.

— Tu ne dois rien faire du tout.

— Non, c’est bon, on devrait parler, dit-elle en prenant place à la grande table en face de lui. Vous vous êtes bien amusés, alors ? Jessie m’a dit que vous étiez allés à un concert.

— Oui, avec environ huit cents gosses de vingt et un ans.

— Ah-ah-ah ! Mon pauvre vieux !

— Walter a aimé.

— Oh, ça, j’en suis sûre. C’est un grand fan de la jeunesse, ces temps-ci. »

Katz se sentit encouragé par la note d’insatisfaction.

« J’en déduis que ce n’est pas ton cas ?

— Moi ? Non, tu peux le dire. Exception faite, bien sûr, de mes enfants. J’aime toujours mes enfants. Mais les autres ? Ah-ah-ah ! »

Son rire aigu en trille n’avait pas changé. Sous la nouvelle coiffure, cela dit, sous les yeux maquillés, elle paraissait plus âgée. L’âge n’allait que dans une seule direction, et le centre autoprotecteur de Katz, voyant cela, lui disait de fuir pendant qu’il était encore temps. Il avait suivi son instinct en venant ici, mais il y avait une grande différence, se rendait-il compte, entre un instinct et un projet.

« Qu’est-ce que tu n’aimes pas chez eux ? demanda-t-il.

— Eh bien, par où commencer ? dit Patty. Peut-être par les tongs. J’ai un problème avec leurs tongs. C’est comme si le monde était leur chambre à coucher. Et ils n’entendent même plus le claquement de leurs tongs, avec tous leurs gadgets et leurs écouteurs dans les oreilles. Chaque fois que je commence à détester mes voisins, par ici, je tombe sur un de ces gosses de Georgetown University dans la rue, et je pardonne alors tout aux voisins, parce qu’au moins, ce sont des adultes. Au moins, ils ne courent pas partout en tongs, pour bien nous montrer combien ils sont plus détendus et plus raisonnables que nous les adultes. Plus que la coincée que je suis, qui préférerait ne pas regarder les pieds nus des gens dans le métro. Parce que, vraiment, qui pourrait trouver à redire à d’aussi beaux orteils ? À des ongles de pied aussi parfaits ? Seule une quadragénaire trop aigrie pour infliger le spectacle de ses orteils au monde.

— Je n’avais pas vraiment remarqué les tongs.

— Tu mènes une vie vraiment protégée, dans ce cas. »

Le ton était à la fois mécanique et déconnecté, mais pas taquin, ce qui aurait permis à Katz d’embrayer. Faute d’encouragement, son empressement commençait à faiblir. Il se mettait à lui en vouloir de ne pas se trouver dans l’état qu’il avait imaginé.

« Et le coup de la carte de crédit ? dit-elle. Payer avec une carte de crédit pour un hot dog ou un paquet de chewing-gums ? Tu vois, le liquide, c’est tellement vieillot. Pas vrai ? Le liquide, en fait, ça vous force à ajouter et à soustraire. Il faut faire attention à la personne qui vous rend la monnaie. Et donc, pour un tout petit moment, vous devez être un peu moins cent pour cent cool et enfermé dans votre petit monde. Mais pas avec une carte de crédit, non. Vous la tendez sans mollir et vous la reprenez sans mollir.

— Ça ressemble plus à ceux de ce soir, dit-il. Des gosses sympas, juste un peu trop absorbés par leur personne.

— Tu ferais mieux de t’y habituer, à mon avis. Jessica me dit que tu vas te retrouver jusqu’au cou avec des jeunes tout l’été.

— Oui, peut-être.

— Ça avait l’air plus sûr que ça.

— Oui, mais je songe à me retirer, en fait. J’en ai déjà parlé à Walter. »

Patty se leva pour aller mettre les sachets de tisane dans l’évier et resta debout, lui tournant le dos.

« Du coup, ça pourrait être ta seule visite, dit-elle.

— Oui, c’est vrai.

— Dans ce cas, je suppose que je devrais être désolée de ne pas être descendue plus tôt.

— Tu pourrais toujours venir me voir en ville.

— Oui. Si j’étais invitée.

— Tu es invitée, maintenant. »

Elle pivota vers lui, les yeux plissés.

« Ne joue pas avec moi, d’accord ? Je ne veux pas de ce Richard-là. En fait, il me dégoûte. D’accord ? »

Il soutint son regard, pour tenter de lui montrer qu’il pensait ce qu’il disait – tenter de sentir lui-même qu’il le pensait – mais cela, apparemment, ne fit que l’exaspérer. Elle recula, en secouant la tête, à l’autre bout de la cuisine.

« Comment ça se passe, avec Walter ? demanda-t-il, désagréable.

— C’est pas tes oignons.

— Je n’arrête pas d’entendre ça. Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Elle rougit un peu.

« Ça veut dire que c’est pas tes oignons.

— Walter dit que c’est pas super.

— Eh bien, c’est assez vrai. Dans l’ensemble, dit-elle en rougissant à nouveau. Mais tu ne te soucies que de Walter, pas vrai ? Tu te soucies du bonheur de ton meilleur ami. Tu as déjà fait ton choix. Tu m’as déjà dit très clairement ce qui était le plus important pour toi. Tu avais ta chance avec moi, et c’est lui que tu as choisi. »

Katz sentait bien qu’il commençait à perdre son calme, ce qui était extrêmement déplaisant. Une pression sur les tempes, la colère qui monte, le besoin de discuter. C’était soudain comme s’il était devenu Walter.

« Tu m’as chassé ! dit-il.

— Ah-ah-ah ! Désolé, je ne peux pas passer à Philadelphie, même un jour, à cause de ce pauvre Walter ?

— J’ai dit ça une minute. Trente secondes. Et toi, après, tu as tout fait, pendant une heure…

— Pour tout foutre en l’air. Je sais. Je sais je sais je sais. Je sais qui a tout foutu en l’air. Je sais que c’est moi ! Mais, Richard, toi tu savais bien que c’était plus dur pour moi. Tu aurais pu me tendre une perche. Comme, par exemple, pendant cette minute-là, ne pas me parler de ce pauvre Walter et de ses pauvres sentiments, mais me parler de moi, plutôt ! C’est pour ça que je dis que tu avais déjà fait ton choix. Tu ne le savais peut-être pas, mais c’est ce que tu as fait. Alors assume, maintenant.

— Patty…

— Je suis peut-être nulle, mais au moins j’ai eu du temps pour réfléchir durant ces dernières années, et j’ai découvert certaines choses. J’ai une idée un peu plus claire de qui tu es, et de comment tu fonctionnes. Et j’imagine bien combien ce doit être difficile pour toi de voir que notre petite amie bengali ne s’intéresse pas à toi. Ce doit être terrrrriblement déstabilisant pour toi. C’est vraiment le monde à l’envers, non ? Le mauvais trip total ! J’imagine que tu pourrais encore tenter quelque chose du côté de Jessica, mais bonne chance, dans ce cas. Si tu es vraiment au bout du rouleau, le mieux, ce serait peut-être encore Emily, du bureau du développement. Mais Walter ne s’y intéresse pas, alors je ne pense pas que ça te branchera. »

Le sang de Katz bouillonnait, il était très nerveux. C’était comme de la coke coupée à la mauvaise méth.

« Je suis venu pour toi, dit-il.

— Ah-ah-ah ! Je ne te crois pas. Tu n’y crois pas toi-même. Tu mens vraiment très mal.

— Et pourquoi je serais venu, sinon ?

— Je ne sais pas. Un intérêt pour la biodiversité et le contrôle de la population ? »

Il se souvenait que cela avait été très désagréable de discuter avec elle au téléphone. Grossièrement déplaisant, meurtrier pour sa patience. Ce dont il ne se souvenait pas, c’était pourquoi il l’avait supporté. Quelque chose dans le désir de Patty, dans la façon dont elle était venue à lui. Quelque chose qui manquait, maintenant.

« J’ai passé tellement de temps à être folle de rage contre toi, dit-elle. Tu as idée de ça ? Je t’ai envoyé tous ces e-mails et tu n’as jamais répondu, j’ai eu toutes ces conversations unilatérales humiliantes avec toi. Tu les as lus, ces e-mails ?

— La plupart.

— Ha ! Je ne sais pas si c’est mieux ou pire. Je crois que ça n’a même pas d’importance, puisque c’était entièrement dans ma tête, de toute façon. J’ai passé trois ans à vouloir quelque chose en sachant que ça ne me rendrait jamais heureuse. Mais ça ne m’empêchait pas de le vouloir. Tu étais comme une mauvaise drogue que je ne pouvais m’empêcher de désirer. Toute ma vie était devenue une sorte de deuil pour une sale drogue que je savais mauvaise pour moi. Ce n’est, littéralement, qu’hier, quand je t’ai vu, que j’ai compris que je n’avais pas besoin de cette drogue. Soudain, je me suis dit “Mais à quoi je pensais ? Il est là pour Walter”.

— Non, dit-il. Pour toi. »

Elle n’écoutait même pas.

« Je me sens si vieille, Richard. Ce n’est pas parce qu’on gâche sa vie que le temps s’arrête. En réalité, il passe plus vite.

— Tu n’es pas vieille. Tu es magnifique.

— Ouais, et c’est ce qui compte vraiment, hein ? Je suis devenue une de ces femmes qui bossent comme des folles pour garder la forme. Si je peux continuer comme ça et faire un très beau cadavre, j’aurais bien résolu le problème.

— Viens avec moi. »

Elle secoua la tête.

« Viens avec moi, c’est tout. On se trouvera un coin et Walter aura sa liberté.

— Non, dit-elle, même si c’est sympa de t’entendre enfin dire ça. Je peux l’appliquer rétroactivement aux trois dernières années et fantasmer encore plus. Cela va enrichir ma vie fantasmatique déjà si foisonnante. Maintenant je peux m’imaginer rester dans ton appartement pendant que tu fais ta tournée mondiale et que tu baises des filles de dix-neuf ans, ou bien aller avec vous et devenir votre mère à tous – tu sais, le lait et les cookies à trois heures du matin – ou encore être ta Yoko et encaisser les reproches de tout le monde, parce que tu es lessivé et que tu ne vaux plus rien, et puis après te faire d’horribles scènes pour que tu découvres, lentement, très lentement, comme c’est chiant de m’avoir dans ta vie. Ça devrait me donner des mois et des mois de rêveries.

— Je ne comprends pas ce que tu veux.

— Crois-moi, si je le comprenais moi-même, nous n’aurions pas cette conversation. Je croyais vraiment savoir ce que je voulais. Je savais que ce n’était pas une bonne chose, mais je pensais que je savais. Et, maintenant que tu es là, c’est comme si le temps ne s’était pas du tout écoulé.

— Sauf que Walter est amoureux de cette fille. »

Elle hocha la tête.

« C’est vrai. Et tu sais quoi ? Il se trouve que c’est extraordinairement douloureux pour moi. Douloureux au point de me détruire. »

Les larmes lui emplirent les yeux et elle se tourna brutalement pour les cacher.

Katz avait assisté à bien des scènes larmoyantes en son temps, mais c’était la première fois qu’il devait regarder une femme pleurer pour l’amour de quelqu’un d’autre. Il n’aimait pas ça du tout.

« Il est rentré de Virginie-Occidentale jeudi soir, dit Patty. Je peux bien te raconter ça, puisque nous sommes de vieux amis, pas vrai ? Il est rentré de Virginie-Occidentale jeudi soir, il est venu dans ma pièce et ce qui s’est alors passé, Richard, c’est un peu ce que j’avais toujours voulu. Je dis bien toujours voulu. Toute ma vie d’adulte. J’ai à peine reconnu son visage ! C’était comme s’il avait perdu l’esprit. Mais la seule raison de cette impression, c’est qu’il était déjà parti. C’était comme un petit au revoir. Un petit cadeau d’adieu, pour me montrer ce que je n’aurai plus jamais. Parce que cela faisait trop longtemps que je lui pourrissais la vie. Et maintenant, il est prêt pour quelque chose de mieux, mais ce n’est pas avec moi qu’il va l’avoir, parce que je lui ai pourri la vie pendant trop longtemps. »

D’après ce que Katz entendait là, il était apparemment arrivé quarante-huit heures trop tard. Quarante-huit heures. Incroyable.

« Mais tu peux toujours avoir ça, dit-il. Le rendre heureux, être une bonne épouse. Il oubliera cette fille.

— Peut-être, dit-elle en portant le dos de sa main à ses yeux. Si j’étais une personne vraiment saine et bien dans sa peau, c’est probablement ce que j’essaierais de faire. Parce que, comme tu sais, avant je voulais gagner. J’étais une battante. Mais j’ai développé un genre d’allergie contre les choix raisonnables. Je passe ma vie à être hors de moi tellement je me frustre toute seule.

— C’est ce que j’aime chez toi.

— L’amour, maintenant. L’amour. Richard Katz qui parle d’amour. Ce doit être le signe qu’il faut que j’aille au lit. »

C’était une réplique de sortie de scène, il ne tenta pas de l’arrêter. Sa foi dans ses instincts était si solide, cela dit, que lorsqu’il monta à son tour, dix minutes plus tard, il s’imaginait toujours qu’il pourrait peut-être la trouver dans son lit à lui, qui l’attendrait. Mais ce qu’il trouva, sur son oreiller, fut un gros manuscrit non relié avec le nom de Patty sur la première page. Le titre était « Des erreurs furent commises ».

Cela le fit sourire. Puis il se cala un gros bout de tabac à chiquer dans la bouche et s’installa pour lire, crachant périodiquement dans un vase posé sur sa table de chevet, jusqu’à ce que de la lumière apparaisse à la fenêtre. Il remarqua qu’il s’intéressait beaucoup plus aux pages qui parlaient de lui, ce qui confirma son soupçon de toujours selon lequel les gens, au bout du compte, ne veulent lire que sur eux-mêmes. Il remarqua aussi, avec plaisir, qu’il avait réellement fasciné Patty ; cela lui rappela pourquoi il l’aimait bien. Et pourtant, sa sensation dominante, en lisant la dernière page et en jetant sa chique maintenant très aqueuse dans le vase, fut une sensation de défaite. Non pas une défaite par rapport à Patty : ses talents d’écriture étaient certes impressionnants, mais il se débrouillait aussi pas mal quand il s’agissait de parler de soi. La personne qui l’avait vaincu était Walter, parce que ce document, de toute évidence, avait été écrit pour Walter, comme une sorte d’apologie désespérée impossible à lui adresser. Walter était la star du roman de Patty, Katz n’était qu’un second rôle intéressant.

Pendant un moment, dans ce qui était censé être son âme, une porte s’ouvrit assez largement pour qu’il puisse avoir un aperçu de sa fierté et de sa pathétique blessure, mais il referma violemment la porte et se dit qu’il avait été bien stupide de s’autoriser à désirer Patty. Oui, il aimait sa façon de parler, oui, il avait une faiblesse fatale pour ce genre de nana intelligente et dépressive, mais la seule façon qu’il connaissait pour que ça marche avec une nana pareille, c’était de la baiser, puis de s’en aller, de revenir et de la rebaiser, de repartir, de la détester à nouveau, de la baiser encore une fois et ainsi de suite. Il aurait bien voulu remonter le temps et féliciter celui qu’il avait été à vingt-quatre ans, dans ce sordide squat du South Side de Chicago, pour avoir compris qu’une femme comme Patty était faite pour un homme comme Walter, qui, quelles que puissent être ses autres facettes idiotes, avait la patience et l’imagination nécessaires pour s’occuper d’elle. L’erreur de Katz, depuis lors, avait été de revenir sans cesse vers une scène dans laquelle il ne pouvait qu’être vaincu. Tout le document de Patty montrait combien il était difficile et épuisant de discerner, dans une scène comme ça, ce qui était “bien” de ce qui ne l’était pas. Il était très doué pour savoir ce qui était bien pour lui, ce qui normalement suffisait pour tous les objectifs de sa vie. Ce n’était qu’à proximité des Berglund qu’il sentait que cela ne suffisait pas. Et il en avait assez de ressentir cela ; il était prêt à passer à autre chose.

« D’accord, ma douce, dit-il. Toi et moi, c’est la fin. Tu as gagné cette fois-ci, ma vieille. »

La lumière, à la fenêtre, se faisait plus vive. Il alla dans la salle de bains jeter ses crachats et le tabac chiqué dans les toilettes avant de remettre le vase où il l’avait trouvé. Le radio-réveil annonçait 5 : 57. Il fit ses bagages et descendit vers le bureau de Walter avec le document qu’il posa au centre de la table de travail. Un petit cadeau d’adieu. Quelqu’un devait assainir l’air par ici, quelqu’un devait mettre un terme à toutes ces conneries, et de toute évidence ce n’était pas Patty qui en serait capable. Et donc, elle voulait que Katz se charge du sale boulot ? Très bien. Il était prêt à ne pas être la poule mouillée de l’équipe. Son boulot, dans la vie, c’était de dire la sale vérité. D’avoir des couilles. Il prit le grand couloir et sortit par la grande porte, équipée d’un verrou monté sur ressort. Le cliquetis, lorsqu’il la referma derrière lui, eut quelque chose d’irrévocable. Au revoir, les Berglund.

De l’air humide était arrivé dans la nuit, couvrant les voitures de Georgetown et mouillant légèrement les dalles usées des trottoirs de la ville. Des oiseaux s’activaient dans les arbres en bourgeons ; un avion fendait le ciel pâle du printemps. Même les acouphènes de Katz semblaient muets dans le silence du matin. C’est un bon jour pour mourir ! Il tenta de se souvenir de qui avait dit ça. Crazy Horse ? Neil Young ?

Il prit son sac à l’épaule, descendit la colline vers le murmure de la circulation et finit par arriver à un long pont menant au cœur de la domination mondiale américaine. Il s’arrêta à peu près au milieu du pont, regarda une joggeuse courir en contrebas au bord du fleuve, et tenta d’estimer, à l’intensité de l’interaction photonique entre le cul de la femme et ses rétines à lui, si c’était vraiment un bon jour pour mourir. La hauteur était suffisante pour le tuer s’il plongeait, et le plongeon était bien évidemment la seule façon de faire. Comme un homme, la tête la première. Sa queue disait oui à quelque chose, là, et ce quelque chose n’était certainement pas le cul plutôt large de la joggeuse qui s’éloignait.

Et si, en fait, la mort avait été le message de sa queue, en l’envoyant à Washington ? Et s’il s’était tout simplement trompé sur la prophétie ? Il était assez sûr que personne ne le pleurerait vraiment une fois qu’il serait mort. Il pouvait libérer Patty et Walter du fardeau qu’il était, et se libérer du fardeau d’être un fardeau. Il pouvait aller là où Molly était allée avant lui, et son père avant elle. Il baissa les yeux vers l’endroit où il atterrirait sans doute, une zone de graviers et de terre nue souvent piétinée, et il se demanda si cet endroit indistinct était digne de le tuer. Lui, le grand Richard Katz. Était-ce digne de lui ?

Il rit de sa question et continua la traversée du pont.

De retour à Jersey City, il s’attaqua à l’océan de saletés encombrant son appartement. Il ouvrit les fenêtres pour laisser pénétrer l’air chaud et procéda à un grand nettoyage de printemps. Lava et essuya chaque plat, jeta des sacs entiers de papiers inutiles, effaça manuellement trois mille spams de son ordinateur, s’arrêtant régulièrement pour inhaler les odeurs des mois les plus chauds à Jersey City, faites des effluves du marais, du port et des ordures. Le soir, il but une ou deux bières, sortit son banjo et ses guitares, s’assurant que la torsion du manche de sa Strat ne s’était pas redressée comme par magie durant tous ces mois passés dans l’étui. Il but une troisième bière et appela le batteur de Walnut Surprise.

« Salut, trouduc, dit Tim. C’est sympa d’entendre enfin ta voix…

— Qu’est-ce que je peux dire ? fit Katz.

— Qu’est-ce que tu penses de “Je suis vraiment désolé d’avoir été un gros loser, d’avoir fichu le camp en te racontant cinquante mensonges différents” ? Trouduc.

— Oui, eh bien, c’est désolant, mais j’avais vraiment des choses à faire.

— C’est vrai, être un trou du cul, ça prend vraiment du temps. Et pourquoi tu m’appelles, bordel ?

— Je me demandais comment ça allait pour toi.

— Tu veux dire à part le fait que tu aies été un gros loser et que tu nous aies baisés de cinquante façons différentes en nous mentant constamment ? »

Katz sourit.

« Tu peux peut-être noter tes doléances et me les présenter par écrit, pour qu’on puisse parler d’autre chose, là.

— J’ai déjà fait ça, connard. T’as regardé tes mails cette année ?

— Bon, t’as qu’à m’appeler, si tu en as envie, plus tard. Mon téléphone remarche.

— Ton téléphone remarche ! Elle est bonne, celle-là, Richard. Et ton ordi ? Il remarche, lui aussi ?

— Je te dis juste que je suis là si tu veux appeler.

— Et moi, tout ce que je te dis, c’est d’aller te faire foutre. ».

Katz reposa le téléphone, content de cette conversation. Il se dit que Tim ne se serait pas donné la peine d’être aussi désagréable s’il avait eu sous la main quelque chose de mieux que Walnut Surprise. Il but une dernière bière, avala un des cachets de mirtazapine qu’un docteur du bonheur berlinois lui avait donnés, et il dormit pendant treize heures.

Il se réveilla par un après-midi torride et alla se promener dans son quartier, examinant les femmes vêtues dans le style étriqué à la mode, fit de vraies courses – beurre de cacahuètes, bananes, pain. Plus tard, il alla en voiture à Hoboken pour laisser sa Strat chez son réparateur de guitares et céda à l’envie de dîner chez Maxwell’s pour assister au concert qui s’y déroulerait ce soir-là. Le personnel le traita comme un général MacArthur revenant de Corée dans une disgrâce provocatrice. Les filles ne cessaient de se pencher vers lui avec leurs seins qui s’échappaient de leurs petits hauts, un type qu’il ne connaissait pas ou qu’il avait un jour connu mais qu’il avait oublié depuis longtemps ne cessait de l’approvisionner en bière, et le groupe local qui jouait, Tutsi Picnic, ne lui déplut pas. Dans l’ensemble, il se dit que sa décision de ne pas sauter du pont à Washington avait été la bonne. Se retrouver libéré des Berglund s’avérait être une sorte de mort plus douce et pas du tout déplaisante, une mort indolore, un état de simple non-existence partielle dans lequel il pouvait aller dans l’appartement d’une éditrice d’une quarantaine d’années (« une grande, grande fan ») qui l’avait coincé pendant que Tutsi Picnic jouait, tremper sa queue en elle plusieurs fois et puis, au matin, s’acheter des petits gâteaux sur le trajet du retour dans Washington Street et déplacer son pick-up avant que les heures payantes de stationnement ne commencent.

Il y avait un message de Tim sur son répondeur, mais rien des Berglund. Il se récompensa en jouant de la guitare pendant quatre heures. C’était une journée à la chaleur glorieuse, une journée bruyante de la vie de la rue s’éveillant d’un long hiver de sommeil. Les bouts de ses doigts gauches, dépourvus de cals, étaient quasiment en sang, mais les nerfs, en dessous, tués plusieurs décennies auparavant, étaient toujours morts. Il but une bière et alla au coin de la rue, jusqu’à son resto de kebab préféré, pour s’acheter quelque chose à manger avant de retourner jouer. Lorsqu’il regagna son immeuble, son paquet de viande à la main, il trouva Patty assise sur le perron.

Elle portait une jupe de lin et un chemisier sans manches bleu avec des auréoles de sueur presque jusqu’à la taille. À côté d’elle étaient posées une grande valise et une petite pile de vêtements.

« Eh bien, eh bien, dit-il.

— J’ai été expulsée, dit-elle avec un petit sourire triste et timide. Grâce à toi. »

Sa queue, à défaut d’autres parties de sa personne, fut heureuse de cette ratification de ses pouvoirs divinatoires.

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