Problèmes et compagnie

La mère de Jonathan et de Jenna, Tamara, s’était blessée à Aspen. En voulant éviter une collision avec un ado d’humeur acrobate, elle avait croisé ses skis et s’était brisé deux os à la jambe gauche, au-dessus de la chaussure, et elle s’était du coup disqualifiée pour se joindre à Jenna lors de l’équipée à cheval de janvier en Patagonie. Pour Jenna, qui avait été témoin de l’accident de Tamara, qui avait poursuivi l’ado et l’avait signalé à qui de droit, tandis que Jonathan s’occupait de sa mère gisant dans la neige, cet accident ne fut que l’ultime point dans une longue liste de choses négatives survenues dans sa vie depuis sa remise de diplôme à Duke, au printemps ; mais pour Joey, qui ces dernières semaines parlait à Jenna deux ou trois fois par jour, l’accident fut un bien utile petit cadeau des dieux – la brèche qu’il attendait depuis plus de deux ans. Jenna, après l’obtention de son diplôme, avait emménagé à Manhattan afin de travailler pour un célèbre organisateur de fêtes et tenter la vie commune avec son presque fiancé, Nick ; mais en septembre, elle s’était loué un appartement pour elle et en novembre, cédant aux pressions constantes de sa famille et au travail de sape plus subtil de Joey, qui s’était imposé comme le Confident Officiel, elle déclara sa relation avec Nick nulle et non avenue, et ce de manière irréversible. À ce stade, elle prenait des doses plutôt massives de Lexapro et n’avait rien à attendre de sa vie exception faite de traverser la Patagonie à cheval, ce que Nick lui avait promis à plusieurs reprises, et qu’il avait autant de fois repoussé, invoquant son emploi du temps impossible chez Goldman Sachs. Il se trouvait que Joey avait fait un peu de cheval, quoique maladroitement, durant son été passé dans le Montana lorsqu’il était au lycée. D’après la grande quantité d’appels et de textos émis par Jenna, il avait déjà déduit qu’il avait été promu au statut d’objet transitionnel, sinon de possible petit ami en titre, et ses derniers doutes furent dissipés lorsqu’elle l’invita à partager la luxueuse chambre de l’hôtel argentin que Tamara avait réservée avant l’accident. Comme Joey avait par ailleurs des choses à faire dans le Paraguay tout proche – il finirait probablement par devoir y aller, qu’il le voulût ou pas – il dit oui à Jenna sans aucune hésitation. Le seul argument sérieux contre ce projet était que, cinq mois plus tôt, à l’âge de vingt ans, dans une crise de folie à New York, il s’était rendu au tribunal du sud de Manhattan et y avait épousé Connie Monaghan. Mais cela n’était en aucun cas le pire de ses soucis, et il décida, pour l’heure, de ne pas y penser.

La veille de son départ en avion pour Miami, où Jenna, qui rendait visite à l’un de ses grands-parents, devait le retrouver à l’aéroport, il appela Connie à St. Paul pour annoncer la nouvelle de son voyage imminent. Il était navré de devoir se montrer menteur et dissimulateur avec elle, mais ses projets sud-américains lui donnaient une bonne excuse pour repousser une fois de plus la venue de Connie dans l’Est et son emménagement dans l’appartement situé au bord de l’autoroute qu’il avait loué dans un coin sans charme d’Alexandria. Jusqu’à il y avait quelques semaines, son excuse avait été ses études, mais il prenait maintenant un trimestre sabbatique pour s’occuper de ses affaires, et Connie, qui était malheureuse chez elle avec Carol et Blake et ses deux demi-sœurs encore tout bébés, ne comprenait pas pourquoi elle n’était toujours pas autorisée à vivre avec son mari.

« Je ne vois pas non plus pourquoi tu vas à Buenos Aires, dit-elle, si ton fournisseur se trouve au Paraguay.

— Je veux pratiquer un peu mon espagnol, dit Joey, avant d’avoir à l’utiliser pour de bon. Tout le monde dit que Buenos Aires est une ville géniale. Je dois passer par là de toute façon.

— Ou alors tu veux qu’on prenne une semaine et qu’on y passe notre lune de miel ? »

La question de la lune de miel était l’un des sujets délicats, entre eux. Joey répéta sa réplique officielle, à savoir que ses affaires le préoccupaient trop pour pouvoir se détendre en vacances, et Connie plongea dans l’un de ses silences pleins de reproche. Mais elle ne lui faisait toujours pas de reproches directs.

« N’importe où, je te jure, dit-il. Dès que j’ai été payé, je t’emmène où tu veux.

— Moi, tout ce que je veux, c’est m’installer avec toi et me réveiller à côté de toi, c’est tout.

— Je sais, je sais, dit-il. Ce serait super. Mais la pression est tellement incroyable, pour l’instant, je ne crois pas que je serais très marrant.

— Tu n’as pas besoin d’être marrant, dit-elle.

— On en parle à mon retour, d’accord ? Promis. »

En fond sonore, à St. Paul, il entendit vaguement le glapissement d’un bébé d’un an. Ce n’était pas le bébé de Connie, mais ça en était assez proche pour le rendre nerveux. Il ne l’avait vue qu’une fois depuis août, à Charlottesville, lors du long week-end de Thanksgiving. Il avait passé les vacances de Noël (autre sujet délicat) à déménager de Charlottesville à Alexandria et à faire quelques apparitions à Georgetown dans sa famille. Il avait raconté à Connie qu’il travaillait dur sur son contrat avec le gouvernement, mais il avait en fait tué le temps à regarder des matchs de football, à écouter Jenna au téléphone, et, de manière générale, à se sentir complètement maudit. Connie aurait pu finir par le convaincre de la laisser venir, si elle n’avait pas été terrassée par la grippe. Il avait été ennuyé d’entendre sa faible voix, de savoir qu’elle était sa femme et de ne pas se précipiter à son chevet, mais il avait dû aller en Pologne à la place. Ce qu’il avait découvert à Lódz et à Varsovie, durant trois jours frustrants passés avec un interprète, un expat américain, dont le polonais s’avérait excellent pour commander dans les restaurants, mais très dépendant d’un instrument de traduction électronique dès qu’il s’agissait de traiter avec des hommes d’affaires slaves plutôt durs, l’avait tellement déprimé et effrayé que, dans les semaines qui avaient suivi son retour, il avait été incapable de se concentrer sur ses affaires plus de cinq minutes. Tout dépendait du Paraguay, maintenant. Et il était beaucoup plus plaisant de penser au lit qu’il allait partager avec Jenna qu’au Paraguay.

« Tu portes ton alliance ? lui demanda Connie.

— Euh… non, dit-il avant de se raviser. Elle est dans ma poche.

— Mmm…

— Je la mets tout de suite », dit-il en s’approchant du plat plein de pièces, sur sa table de chevet, dans lequel il avait laissé l’anneau.

Sa table de chevet était une boîte en carton.

« Elle glisse toute seule, reprit-il. C’est génial.

— Moi, je porte la mienne, dit Connie. J’adore la porter. J’essaie de me souvenir de la mettre à la main droite quand je ne suis pas dans ma chambre, mais il m’arrive d’oublier.

— N’oublie pas. Ce n’est pas bon.

— C’est pas grave, chéri. Carol ne remarque pas des trucs comme ça. Elle ne lève pas les yeux sur moi. On n’arrive même plus à se regarder.

— Oui, mais il faut qu’on fasse attention, d’accord ?

— Je ne sais pas.

— Encore un petit peu, dit-il. Jusqu’à ce que je l’annonce à mes parents. Après tu pourras la porter tant que tu veux. Je veux dire, on la portera tous les deux tout le temps. C’est ce que je voulais dire. »

Les silences sont choses difficiles à comparer, mais celui dont elle le gratifia à ce moment-là sembla particulièrement lourd de chagrin, particulièrement triste. Il savait que cela la tuait de garder ainsi leur mariage secret, et il espérait encore que la perspective de le dire à ses parents lui deviendrait moins terrifiante, mais, les mois passant, c’était de pire en pire. Il essaya de mettre son alliance, mais elle coinçait à la dernière phalange. Il l’avait achetée à la hâte, en août à New York, et elle était légèrement trop petite. Il la mit dans sa bouche, à la place, en testa la circonférence avec sa langue, comme s’il s’agissait d’un des orifices de Connie, ce qui l’excita un peu. Cela l’unissait à elle, le renvoyait au mois d’août dernier, et à la folie de ce qu’ils avaient fait. Il glissa l’anneau, mouillé de salive, à son doigt.

« Dis-moi ce que tu portes, dit-il.

— Juste des vêtements.

— Oui mais comme quoi ?

— Comme rien. Des vêtements.

— Connie, je te jure que je vais leur dire dès que je suis payé. Il faut juste que je compartimente un peu les choses, là. Ce putain de contrat me rend fou, et je ne peux rien affronter d’autre pour le moment. Alors tu me dis ce que tu portes et c’est tout, d’accord ? Je veux pouvoir t’imaginer.

— Des vêtements.

— Je te demande pardon ? »

Mais elle s’était mise à pleurer. Il entendit un tout petit murmure, le microgramme de chagrin qu’elle voulait bien laisser passer.

« Joey, murmura-t-elle, chéri, je suis vraiment, mais vraiment désolée. Mais je ne crois pas que je puisse continuer comme ça.

— Juste encore un petit peu, dit-il. Attends au moins que je rentre de mon voyage.

— Je ne sais pas si je peux. J’ai besoin d’une toute petite chose, tout de suite. Juste une toute petite chose… qui soit vraie. Une toute petite chose qui ne soit pas rien. Tu sais bien que je ne veux pas te mettre dans une situation difficile. Mais est-ce que je peux au moins le dire à Carol ? Je voudrais juste que quelqu’un le sache. Je lui ferai jurer de ne le dire à personne.

— Elle va le dire aux voisins. Tu sais bien que c’est une pipelette.

— Non, je vais lui faire jurer.

— Et puis quelqu’un enverra ses cartes de Noël en retard, dit-il, exaspéré, fou de colère non pas contre Connie mais contre la façon dont le monde conspirait contre lui, et ils en parleront à mes parents. Et alors… et alors !!!

— Alors qu’est-ce que je peux avoir, si je ne peux pas avoir ça ? Quelle petite chose je peux avoir ? »

Son instinct avait dû dire à Connie qu’il y avait quelque chose de louche dans le voyage en Amérique du Sud. Et il se sentait vraiment coupable, maintenant, mais pas exactement à cause de Jenna. D’après ses critères moraux, le fait qu’il ait épousé Connie l’autorisait à profiter largement une dernière fois de la licence sexuelle qu’elle lui avait accordée il y avait longtemps sans jamais être expressément revenue sur sa décision. Si jamais il se passait quelque chose de fort entre lui et Jenna, il s’en occuperait plus tard. Ce qui l’empoisonnait pour le moment était le contraste entre tout ce qu’il possédait – un contrat signé qui devait lui rapporter six cent mille dollars net si ça marchait avec le Paraguay ; la perspective d’une semaine à l’étranger avec la plus belle fille qu’il ait jamais vue – et la nullité de ce que, à ce moment précis, il pouvait offrir à Connie. La culpabilité avait été une des causes de leur union impulsive, mais il ne se sentait pas moins coupable cinq mois plus tard. Il retira l’alliance de son doigt et la remit nerveusement dans sa bouche, referma ses incisives dessus et la tourna avec sa langue. La dureté de l’or à dix-huit carats était surprenante. Il pensait que l’or était censé être un métal mou.

« Dis-moi quelque chose de bien qui va arriver, dit Connie.

— On va se faire des tonnes d’argent, dit-il en repoussant l’anneau avec sa langue vers ses molaires. Après, on fera un voyage génial quelque part, et puis un deuxième mariage et ce sera super. On va finir nos études et démarrer une entreprise. Tout va bien se passer. »

Le silence avec lequel elle accueillit tout ça était teinté d’incrédulité. Il ne croyait pas lui-même ses propres mots. Ne serait-ce que parce qu’il était pathologiquement terrifié à l’idée d’annoncer son mariage à ses parents – il avait donné à la scène de la révélation des proportions imaginaires monstrueuses –, le document qu’ils avaient signé en août ressemblait plus à un pacte de suicide qu’à un certificat de mariage : il les envoyait droit dans le mur. Leur relation n’avait de sens que dans le présent, quand ils étaient ensemble physiquement, quand ils pouvaient mêler leurs identités et se créer leur propre univers.

« J’aimerais bien que tu sois avec moi, dit-il.

— Moi aussi.

— Tu aurais dû venir à Noël. J’ai fait une erreur.

— Je n’aurais pu t’offrir que la grippe.

— Allez, donne-moi juste encore quelques semaines. Je te jure que je vais rattraper ça.

— Je ne sais pas si j’en suis capable. Mais je vais essayer.

— Je suis vraiment désolé. »

Et il était bel et bien désolé. Mais il fut aussi inexplicablement soulagé quand elle le laissa raccrocher et qu’il put tourner ses pensées vers Jenna. Il sortit l’alliance du coin de sa joue avec sa langue, il comptait l’essuyer et la ranger, mais soudain, involontairement, en une sorte de double claquement de la langue, il l’avala.

« Putain ! »

Il sentit l’anneau presque au bout de son œsophage, comme une dureté rageuse tout en bas, au milieu des protestations de ses tissus mous. Il tenta de le faire remonter, mais ne réussit qu’à l’avaler plus profondément, il ne le sentait même plus ; l’anneau reposait en compagnie des restes du sandwich Subway de trente centimètres qui avait constitué son dîner. Il se précipita au-dessus de l’évier de la cuisine et se fourra un doigt dans la gorge. Il n’avait pas vomi depuis sa petite enfance, et les haut-le-cœur qui vinrent en guise de prélude lui rappelèrent combien il avait fini par avoir profondément peur de vomir. Peur de la violence du vomissement. C’était comme essayer de se tirer une balle dans la tête – il n’arrivait pas à se forcer. Il se pencha au-dessus de l’évier, la bouche grande ouverte, dans l’espoir que le contenu de son estomac pourrait juste remonter naturellement, sans violence, mais, bien sûr, cela ne se produisit pas.

« Putain ! Putain de lâche ! »

Il était dix heures moins vingt. Son avion pour Miami quittait Dulles à onze heures le lendemain matin, et il était hors de question qu’il prenne un avion avec la bague toujours calée au fond de son estomac. Il arpenta la moquette beige pleine de taches de son salon et décida qu’il ferait mieux d’aller voir un médecin. Une recherche rapide en ligne lui indiqua l’hôpital le plus proche, dans Seminary Road.

Il mit un manteau et courut jusqu’à Van Dorn Street, il cherchait un taxi à héler, mais la nuit était froide et la circulation inhabituellement rare. Il avait assez d’argent sur son compte professionnel pour s’acheter une voiture, et même une jolie voiture, mais dans la mesure où une partie de l’argent appartenait à Connie et que le reste était un prêt bancaire obtenu sur l’assurance de Connie, il faisait très attention à ses dépenses. Il se mit à déambuler sur la chaussée, comme si, en se présentant comme cible, il pourrait attirer plus de véhicules et donc un taxi. Mais il n’y avait pas de taxi, ce soir-là.

En se dirigeant à pied vers l’hôpital, il reçut un nouveau texto de Jenna sur son portable : heureuse, é toi ? Il répondit : grave. Les messages que Jenna lui envoyait, la simple vue de son nom ou de son adresse électronique n’avaient jamais cessé d’avoir un effet pavlovien sur ses gonades. Un effet très différent de celui que Connie avait sur lui (ces derniers temps, Connie le touchait chaque fois un peu plus haut, dans l’estomac, dans l’appareil respiratoire, dans le cœur), mais pas moins insistant ni intense. Jenna l’excitait comme pouvaient l’exciter de grandes sommes d’argent, comme l’abdication délicieuse de toute responsabilité sociale et le choix d’une consommation excessive des ressources pouvaient l’exciter. Il savait parfaitement bien que Jenna, c’était problèmes et compagnie. De fait, ce qui l’excitait, c’était de se demander s’il n’allait pas peut-être lui-même devenir problèmes et compagnie en tentant de l’avoir.

Le trajet jusqu’à l’hôpital le mena pile devant la façade aux vitres bleutées de l’immeuble où il avait passé toutes ses journées et nombre de ses soirées durant l’été précédent, lorsqu’il travaillait pour un groupe du nom de RISEN (Restore Iraqi Secular Enterprise Now), une filiale de LBI qui avait remporté un contrat sans appel d’offres visant à privatiser l’industrie boulangère auparavant contrôlée par l’État dans l’Irak nouvellement libéré. Son patron, à RISEN, s’appelait Kenny Bardes, un Floridien d’une vingtaine d’années, au réseau étendu, que Joey avait réussi à impressionner une année plus tôt, lorsqu’il avait travaillé pour ce groupe de réflexion du père de Jonathan et de Jenna. Le job d’été de Joey, dans le groupe de réflexion, faisait partie des cinq emplois directement financés par LBI, et son travail, bien qu’officiellement de l’ordre du conseil pour des entités gouvernementales, consistait en fait uniquement à chercher pour LBI des pistes d’exploitation commerciale d’une invasion et d’une occupation de l’Irak, puis à rédiger et à présenter ces perspectives commerciales comme autant d’arguments en faveur de l’invasion. Pour récompenser Joey d’avoir effectué les premières recherches sur la production de pain irakienne, Kenny Bardes lui avait offert un poste à plein temps à RISEN, à Bagdad, dans la Zone verte. Pour diverses raisons, dont la résistance de Connie, les avertissements de Jonathan, un désir de rester près de Jenna, la peur de se faire tuer, la nécessité de garder une adresse en Virginie, et le sentiment inquiétant que Kenny n’était pas fiable, Joey avait décliné l’offre et accepté à la place de passer l’été à monter le bureau américain de RISEN et l’interface avec le gouvernement.

L’ouragan de merde que son père lui avait infligé parce qu’il faisait ce travail expliquait pourquoi il se sentait incapable d’annoncer son mariage à ses parents, et pourquoi il avait essayé, depuis, de prendre la mesure de son absence de scrupules. Il voulait devenir assez riche et assez coriace suffisamment vite pour ne plus jamais essuyer un tel ouragan de la part de son père. Être simplement capable de rire, de hausser les épaules et de s’éloigner : être davantage comme Jenna, qui, par exemple, savait presque tout de Connie mis à part le fait que Joey l’avait épousée, et qui néanmoins considérait Connie, au mieux, comme un surcroît d’excitation et de piquant lors des jeux auxquels elle aimerait jouer avec Joey. Jenna prenait un plaisir particulier à lui demander si sa petite amie savait qu’il parlait vraiment souvent à la petite amie de quelqu’un d’autre, ainsi qu’à l’écouter raconter les mensonges qu’il avait pu dire. Jenna, c’était vraiment problèmes et compagnie, plus encore que ce que son frère avait décrit.

À l’hôpital, Joey comprit pourquoi les rues environnantes étaient aussi désertes : toute la population d’Alexandria avait convergé aux urgences. Il lui fallut vingt minutes simplement pour se faire enregistrer, et l’infirmière à l’accueil fut très peu impressionnée par les sévères douleurs à l’estomac qu’il feignait dans l’espoir de gagner des places dans la file d’attente. Durant l’heure et demie qu’il passa ensuite à respirer au milieu des toux et des éternuements de ses compatriotes d’Alexandria, tout en regardant la dernière demi-heure d’Urgences sur la télé de la salle d’attente et en envoyant des textos à des copains de fac qui profitaient encore de leurs vacances d’hiver, il commença à se dire qu’il serait bien plus facile et bien plus économique de se contenter d’aller acheter une nouvelle alliance. Cela ne coûterait pas plus de trois cents dollars, et Connie ne verrait jamais la différence. Le fait de se sentir aussi romantiquement attaché à un objet inanimé – de se dire qu’il devait à Connie de retrouver cette alliance particulière, parce qu’elle l’avait aidé à la choisir dans la 47e Rue par un après-midi étouffant – n’augurait rien de bon quant à son projet de devenir lui-même source de problèmes.

Le toubib des urgences qui finit par le voir était un jeune type blanc aux yeux embués, le visage sévèrement marqué par le feu du rasoir.

« Pas de souci, dit-il à Joey. Ces choses-là s’arrangent toutes seules. L’objet devrait ressortir naturellement sans que vous le remarquiez.

— Je ne m’inquiète pas pour ma santé, dit Joey. Je m’inquiète de pouvoir récupérer la bague ce soir.

— Ah, dit le médecin. C’est donc un objet de valeur ?

— De grande valeur. Et j’imagine qu’il y a une… procédure ?

— Si vous devez absolument récupérer l’objet, la procédure consiste à attendre un jour ou deux, voire trois. Et ensuite… ajouta le médecin, tout sourire, il y a une vieille blague aux urgences sur cette mère qui arrive avec un petit enfant qui a avalé des pièces de monnaie. Elle demande au médecin si ça va aller pour le gosse, et le médecin lui dit, “Il faut juste attendre qu’il rende bien la monnaie”. Une blague vraiment idiote, d’accord. Mais c’est la procédure, si vous tenez à récupérer l’objet.

— Non, moi je parle d’une procédure que vous pourriez mettre en route maintenant.

— Et moi je vous dis qu’il n’y en a pas.

— OK, elle était très drôle, votre blague, dit Joey. Elle m’a bien fait rire. Ha-ha-ha. Et en plus, vous l’avez bien racontée. »

Le prix de la consultation était de deux cent soixante-quinze dollars. N’étant pas assuré – les autorités de Virginie considéraient l’assurance par les parents comme étant une forme de soutien financier – il fut obligé de faire chauffer la carte de crédit sur-le-champ. Sauf s’il se constipait, ce qui était le problème opposé à celui qu’il associait avec l’Amérique latine, il pouvait maintenant s’attendre à ce que son histoire avec Jenna s’ouvre sous des auspices très odorants.

De retour à son appartement, bien après minuit, il prépara ses bagages, avant de s’étendre sur son lit pour surveiller les progrès de sa digestion. Chaque minute de sa vie, il avait digéré des tas de choses sans y prêter la moindre attention. Il lui était très étrange de penser que la paroi interne de son estomac, ainsi que son mystérieux petit intestin, faisaient autant partie de lui que son cerveau, sa langue ou son pénis. Allongé, s’efforçant de sentir les subtils sursauts, soupirs et déplacements dans son abdomen, il eut une vision de son corps comme un parent perdu de vue depuis longtemps, l’attendant au bout d’une longue route devant lui. Un parent aux contours sombres qu’il apercevait pour la première fois. Un jour, encore lointain il fallait l’espérer, il devrait se reposer sur ce corps, et un autre jour, encore plus lointain il fallait également l’espérer, son corps le laisserait tomber, et il mourrait. Il imaginait son âme, celui qu’il pensait être, comme un anneau d’or cheminant lentement à travers un pays toujours plus étrange et sentant toujours plus mauvais, vers une mort puant vraiment la merde. Il était seul avec son corps ; et puisque, bizarrement, il était ce corps-là, cela signifiait qu’il était totalement seul.

Jonathan lui manquait. C’était drôle, mais son voyage imminent représentait davantage une trahison vis-à-vis de Jonathan que de Connie. Malgré les cahots de leur premier Thanksgiving, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde durant ces deux dernières années, et ce n’était que ces derniers mois, inaugurés par le contrat de Joey avec Kenny Bartles, pour culminer avec la découverte faite par Jonathan des projets de voyage avec Jenna, que leur amitié avait tourné au vinaigre. Jusque-là, très régulièrement, Joey avait été agréablement surpris de voir combien Jonathan l’aimait sincèrement. De voir qu’il aimait tout de lui, et pas seulement les facettes qu’il jugeait bon de présenter au monde : l’étudiant de UVA relativement cool. La surprise la plus grande et la plus agréable avait été de voir combien Jonathan adorait Connie. Il était assez juste de dire que, sans la validation de leur couple par Jonathan, Joey n’aurait pas été jusqu’à l’épouser.

Exception faite de ses sites pornos préférés, qui étaient pourtant bien inoffensifs comparés à ceux qui dépannaient Joey en cas de besoin, Jonathan n’avait pas de vie sexuelle. C’était un polard, mais il y avait des gars bien plus polards qui se maquaient. Il était tout simplement d’une maladresse incurable avec les filles, maladroit au point de se désintéresser, et Connie, quand il fit enfin sa connaissance, se trouva justement être la fille avec laquelle il pouvait se détendre et être lui-même. Il est indéniable que l’investissement profond et exclusif de Connie auprès de Joey y contribua, dans la mesure où cela épargnait à Jonathan le stress de tenter de l’impressionner ou l’inquiétude qu’elle pût vouloir quelque chose de lui. Connie se comportait avec lui comme une grande sœur, une grande sœur bien plus gentille et bien plus intéressée par lui que ne l’était Jenna. Tandis que Joey étudiait ou travaillait à la bibliothèque, elle jouait à ses jeux vidéo avec lui pendant des heures, riant de bon cœur quand elle perdait et écoutant, à sa manière limpide, les explications de Jonathan sur ces jeux. Bien que Jonathan, d’ordinaire, tînt de manière fétichiste à son lit, à son oreiller d’enfant et à son besoin quotidien de huit heures de sommeil, il quittait discrètement la chambre avant même que Joey lui réclame un peu d’intimité. Lorsque Connie rentra à St. Paul, Jonathan dit à Joey qu’il pensait que sa petite amie était étonnante, très sexy mais également très sympa, ce qui, pour la première fois, emplit Joey de fierté. Il cessa de la considérer comme une de ses faiblesses, comme un problème qui devait être résolu au plus vite, et il la vit plus comme une petite amie dont il n’était pas gêné de reconnaître l’existence. Ce qui, du coup, le mettait d’autant plus en colère contre l’hostilité voilée mais implacable de sa mère.

« Une question, Joey, lui avait dit sa mère au téléphone, durant les semaines où lui et Connie gardaient la maison de la tante Abigail. J’ai droit à une question ?

— Ça dépend de la question, avait dit Joey.

— Est-ce que toi et Connie vous vous disputez ?

— Non, maman, je ne veux pas parler de ça.

— Tu es peut-être curieux de savoir pourquoi c’est la seule question que je te pose. Peut-être juste un tout petit peu curieux ?

— Pas du tout.

— C’est parce que vous devriez vous disputer. Il y a quelque chose qui ne va pas si vous ne vous disputez pas.

— Oui, alors d’après ça, papa et toi vous avez tout bon.

— Ha-ha-ha ! C’est vraiment hilarant, Joey.

— Pourquoi je devrais me disputer avec elle ? Les gens se disputent quand ils ne s’entendent pas.

— Non, les gens se disputent quand ils s’aiment, mais qu’ils ont conservé leur personnalité et qu’ils vivent dans le monde réel. Bien sûr, je ne veux pas dire que c’est bien de se disputer excessivement.

— Non, juste ce qu’il faut. J’ai pigé.

— Si vous ne vous disputez jamais, tu dois te demander pourquoi, c’est tout ce que je dis. Pose-toi la question, où réside le fantasme ?

— Non, maman, désolé, je ne parlerai pas de ça.

— Ou plutôt, chez qui réside le fantasme, si tu vois ce que je veux dire.

— Je te jure, je vais raccrocher, et je ne t’appellerai plus pendant un an.

— Quelles sont les réalités que vous négligez…

— Maman !

— Bon, c’était ma question, et maintenant que je te l’ai posée, je n’en parlerai plus. »

Bien qu’elle n’eût pas de quoi pavoiser question bonheur, la mère de Joey persistait à lui infliger les normes de sa propre vie. Elle pensait sans doute qu’elle essayait de le protéger, mais tout ce qu’il entendait, c’était le roulement de tambour de la négativité. Elle était tout particulièrement « soucieuse » de voir que Connie n’avait pas d’autre ami que Joey. Elle cita un jour sa copine folle de la fac, Eliza, qui n’avait pas d’autres amis, et précisa que cela aurait dû être un avertissement. Joey avait répliqué que Connie avait bien des amis, et quand sa mère l’avait mis au défi de les nommer, il avait violemment refusé de parler de choses dont elle ne connaissait rien. Connie avait effectivement de vieilles amies d’école, au moins deux ou trois, mais quand elle parlait d’elles, c’était surtout pour disséquer leur superficialité ou pour comparer défavorablement leur intelligence avec celle de Joey, et il n’arrivait jamais à se souvenir de leurs noms. Sa mère avait donc touché un point sensible. Elle était trop fine pour frapper deux fois au même endroit, mais soit elle était la reine de l’allusion hostile, soit Joey était le roi de l’interprétation susceptible. Il suffisait à Patty de mentionner une visite à venir de sa vieille coéquipière Cathy Schmidt pour que Joey entende une critique implicite de Connie. S’il le lui faisait remarquer, elle la jouait tendance psy et lui demandait de réfléchir à sa susceptibilité sur le sujet. La contre-attaque qui aurait vraiment cloué le bec à Patty – lui demander combien d’amis elle s’était faits depuis la fac (réponse : aucun) – était la seule qu’il n’osait pas lancer. Elle avait l’avantage ultime injuste, lors de toutes leurs discussions, de lui faire pitié.

Connie ne nourrissait pas du tout la même inimitié envers la mère de Joey. Elle aurait eu tous les droits de se plaindre, mais ne le faisait jamais, ce qui rendait encore plus flagrante l’injustice de l’inimitié de Patty. Quand elle était petite fille, Connie avait donné de son propre chef à la mère de Joey, sans aucune suggestion de Carol, des cartes d’anniversaire qu’elle confectionnait elle-même. Patty s’était extasiée sur ces cartes chaque année, jusqu’au moment où Joey et Connie commencèrent à avoir des relations sexuelles. Connie avait continué à confectionner ses cartes d’anniversaire après cela, et Joey, alors qu’il se trouvait encore à St. Paul, avait vu sa mère en ouvrir une, jeter un coup d’œil impassible sur le contenu du message avant de s’en débarrasser comme d’une publicité. Plus récemment, Connie avait ajouté de petits cadeaux d’anniversaire – des boucles d’oreilles une année, des chocolats l’année suivante – pour lesquels elle reçut des messages de bonne réception aussi froids et impersonnels qu’un communiqué des services fiscaux. Connie faisait tout ce qu’elle pouvait pour que la mère de Joey l’aime, sauf la seule chose qui aurait marché, à savoir cesser de fréquenter Joey. Elle avait le cœur pur et la mère de Joey lui crachait dessus. L’injustice de cette situation était également une des raisons pour lesquelles Joey l’avait épousée.

Cette injustice avait aussi, de manière indirecte, rendu le parti républicain plus séduisant aux yeux de Joey. Sa mère snobait Carol et Blake, et elle retenait contre Connie le simple fait qu’elle vivait avec eux. Elle prenait pour acquis que tous les gens qui pensaient correctement, y compris Joey, étaient du même avis à propos des goûts et opinions des Blancs issus de milieux moins privilégiés que le sien. Ce que Joey aimait chez les républicains, c’était qu’ils ne méprisaient pas les gens comme pouvaient le faire les progressistes démocrates. Ils détestaient les progressistes, certes, mais uniquement parce que les progressistes les avaient détestés en premier.

Ils en avaient tout simplement assez de ce genre de condescendance injustifiée avec laquelle sa mère traitait les Monaghan. Durant ces deux dernières années, Joey avait peu à peu échangé sa place avec Jonathan dans leurs discussions politiques, surtout sur la question de l’Irak. Joey était maintenant convaincu qu’une invasion était nécessaire pour sauvegarder les intérêts pétro-politiques américains et neutraliser les armes de destruction massive de Saddam, tandis que Jonathan, qui avait décroché des stages d’été intéressants à The Hill puis au Washington Post et qui espérait devenir journaliste politique, se méfiait chaque jour davantage de personnes comme Feith, Wolfowitz, Perle ou Chalabi, qui poussaient à la guerre. Tous les deux avaient pris plaisir à inverser leurs rôles initiaux pour devenir les aberrations politiques de leurs familles respectives, Joey parlant de plus en plus comme le père de Jonathan, et Jonathan de plus en plus comme celui de Joey. Plus Joey persistait à prendre parti pour Connie et à la défendre contre le snobisme de sa mère, plus il se sentait à l’aise avec le parti de l’antisnobisme rageur.

Et pourquoi donc restait-il avec Connie ? La seule réponse logique était qu’il l’aimait. Il avait bien eu des occasions de se libérer d’elle – il en avait même, de fait, créé certaines – mais chaque fois, au moment crucial, il avait choisi de ne pas en profiter. La première grande chance s’était produite avec son départ pour la fac. La suivante, une année plus tard, quand Connie l’avait suivi à l’est, à Morton College, Morton’s Glen, en Virginie. Ce déplacement la mettait à une distance de Charlottesville facile à couvrir avec la Land Cruiser de Jonathan (que Jonathan, qui aimait bien Connie, prêtait à Joey), mais la plaçait également sur les rails d’une vie normale d’étudiante et donc de l’indépendance. Après la deuxième visite de Joey à Morton, durant laquelle ils passèrent la majeure partie de leur temps à éviter la coloc coréenne de Connie, Joey proposa que, pour son bien à elle (puisqu’elle ne semblait pas pouvoir bien s’adapter à la fac), ils tentent une fois encore de mettre un terme à leur dépendance en cessant toute communication pendant un moment. Cette proposition n’était pas totalement dénuée de franchise ; il ne fermait pas complètement les portes d’un avenir commun. Mais il avait beaucoup écouté Jenna et espérait pouvoir passer ses vacances d’hiver avec elle et Jonathan à McLean. Lorsque Connie finit par avoir vent de ces projets, quelques semaines avant Noël, il lui demanda si elle ne voulait pas rentrer chez elle à St. Paul pour voir ses amis et sa famille (comme pourrait en avoir envie toute étudiante de première année). « Non, dit-elle, je veux être avec toi. » Stimulé par la perspective de Jenna, et ragaillardi par une ouverture récente conclue de manière tout à fait satisfaisante, qui lui était tombée dessus lors d’une fête plus ou moins officielle, il adopta une ligne dure avec Connie, qui se mit à pleurer si violemment au téléphone qu’elle en attrapa le hoquet. Elle dit qu’elle ne voulait plus jamais rentrer à la maison, qu’elle ne voulait plus jamais passer une seule nuit avec Carol et les bébés. Mais Joey la força à le faire malgré tout. Et même s’il vit à peine Jenna lors des vacances – d’abord elle était partie skier, puis elle avait retrouvé Nick à New York – il continua à penser à sa stratégie de sortie jusqu’à cette soirée du début février, lorsque Carol l’appela pour lui annoncer que Connie avait lâché Morton et qu’elle était de retour à Barrier Street, plus déprimée que jamais.

Connie avait apparemment très bien réussi à deux de ses examens finaux de décembre, mais elle ne s’était même pas présentée aux deux autres ; il y avait d’autre part une violente antipathie entre elle et sa coloc, qui écoutait les Backstreet Boys à un tel volume que les aigus s’échappant de son casque auraient pu rendre fou n’importe qui, laissait sa télé allumée sur une chaîne de téléachat toute la journée, narguait Connie à propos de son petit copain « prétentieux », en l’invitant à imaginer toutes les pétasses prétentieuses qu’il s’enfilait derrière son dos, sans parler de ses terribles cornichons qui empuantissaient la chambre. Connie était retournée à la fac en janvier, à l’essai, mais elle s’était mise à passer tant de temps au lit que les services de santé du campus finirent par intervenir et la renvoyer chez elle. Carol rapporta l’ensemble à Joey avec une sobre inquiétude et une absence de récrimination tout à fait bienvenue.

Qu’il ait laissé passer cette dernière bonne occasion de se libérer de Connie (qui ne pouvait désormais plus feindre que la dépression résultait de l’imagination de Carol) était plus ou moins lié à la nouvelle récente et amère des fiançailles, si l’on peut dire, de Jenna avec Nick, mais juste plus ou moins. Bien que Joey en sût assez pour avoir peur de la vraie maladie mentale, il lui semblait que s’il éliminait de son champ de perspectives toutes les étudiantes intéressantes ayant une tendance à la dépression, le champ serait vite désert, à vrai dire. Et Connie avait bien des raisons d’être déprimée : sa coloc était insupportable et elle se mourait de solitude. Lorsque Carol lui passa le téléphone, elle prononça le mot « désolée » au moins cent fois. Désolée d’avoir déçu Joey, désolée de ne pas avoir été plus forte, désolée de le détourner de ses études, désolée d’avoir gâché l’argent de son inscription en fac, désolée d’être un fardeau pour Carol, désolée d’être un fardeau pour tout le monde, désolée d’être si peu intéressante quand on lui parlait. Bien que (ou plutôt parce que) elle fût trop déprimée pour lui demander quoi que ce fût – elle semblait enfin à moitié prête à accepter de le laisser s’en aller –, il lui dit que sa mère lui avait filé plein de thune et qu’il allait venir la voir. Plus elle lui disait qu’il n’avait pas besoin de faire ça, plus il savait qu’il irait.

La semaine qu’il passa alors à Barrier Street avait été la première vraie semaine adulte de sa vie. Assis avec Blake dans la grande salle, dont les dimensions étaient plus modestes que dans son souvenir, il regarda sur Fox News la couverture de l’assaut sur Bagdad et sentit que sa rancœur, qui avait persisté depuis le 11-Septembre, commençait à s’évanouir. Le pays avançait enfin, reprenait enfin son histoire à bras-le-corps, et cela allait, d’une certaine manière, de pair avec la déférence et la gratitude que lui montraient Blake et Carol. Il régala Blake avec des anecdotes sur le groupe de réflexion, les escarmouches qu’il avait eues avec des personnalités des médias, les projets post-invasion dont il faisait partie. La maison était petite et il y était grand. Il apprit à tenir un bébé dans ses bras et à incliner un biberon au bon angle. Connie était pâle et légèrement trop maigre, ses bras étaient aussi osseux et son ventre aussi creux que lorsqu’il les avait touchés pour la première fois quand elle avait quatorze ans. La nuit, au lit, il la prenait dans ses bras et essayait de l’exciter, il trimait pour pénétrer l’épaisse couche affective de sa distraction, juste assez pour se sentir bien en faisant l’amour avec elle. Les pilules quelle prenait ne faisaient pas encore effet, et il était presque heureux de la voir aussi mal ; cela lui conférait du sérieux et un but. Elle ne cessait de répéter quelle l’avait déçu, mais il avait presque l’impression du contraire. Comme si un univers d’amour nouveau et plus adulte s’était révélé : comme s’il y avait encore des portes intérieures à ouvrir indéfiniment. Par l’une des fenêtres de la chambre de Connie, il voyait la maison où il avait grandi, qui était maintenant occupée par des Noirs. Carol disait qu’ils étaient snobinards et ne parlaient à personne, avec leurs diplômes de doctorat encadrés sur le mur de la salle à manger (« Dans la salle à manger, avait insisté Carol, là où tout le monde peut les voir, même de la rue »). Joey était heureux de constater que la vue de son ancienne maison ne suscitait que peu d’émotion chez lui. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il avait toujours voulu dépasser cette maison, et il avait maintenant vraiment l’impression d’avoir réussi. Il alla jusqu’à appeler sa mère un soir pour lui avouer ce qui était en train de se jouer.

« Bon, dit-elle. D’accord. Je suis un peu en dehors du coup, ici. Tu dis que Connie était en fac dans l’Est ?

— Oui, mais elle a eu une sale coloc et ça l’a déprimée.

— Eh bien c’est gentil de m’en informer, maintenant que tout cela est bien réglé et que c’est du passé.

— Ton attitude ne facilite pas les confidences.

— Non, bien sûr, je suis la méchante. Toujours aussi négative. Je suis sûre que c’est comme ça que tu vois les choses.

— Y a peut-être des raisons pour ça. Tu y as déjà pensé ?

— Je pensais juste que tu étais libre et sans attaches. Tu sais, la vie d’étudiant, ça ne dure pas longtemps, Joey. Moi, je me suis liée quand j’étais jeune et j’ai manqué bien des expériences qui auraient sans doute été bonnes pour moi. Mais je n’étais peut-être pas aussi mûre que toi.

— Ouais, dit-il, se sentant de marbre et, de fait, plutôt mûr. Peut-être.

— Je voudrais te faire remarquer que tu m’as un peu menti, je ne sais plus quand, il y a deux mois, quand je t’ai demandé si tu avais des nouvelles de Connie. Et le mensonge n’est sans doute pas la plus grande preuve de maturité du monde.

— Sauf que ta question n’était pas amicale.

— Et ta réponse n’était pas honnête ! Tu ne me dois pas nécessairement l’honnêteté, mais soyons au moins francs là-dessus maintenant.

— C’était Noël. J’ai dit que je pensais qu’elle était à St. Paul.

— Exactement. Sans vouloir être lourde, quand une personne dit “je pense”, cela tend à impliquer qu’elle n’est pas sûre. Tu faisais semblant de ne pas savoir quelque chose que tu savais pertinemment.

— J’ai dit où je pensais qu’elle était. Mais elle aurait pu aussi être dans le Wisconsin ou ailleurs.

— Bien sûr, en visite chez l’un de ses nombreux amis proches.

— Bon sang ! dit-il. Mais tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, là-dessus.

— Ne te méprends pas, dit-elle. Je pense que c’est vraiment admirable de ta part d’être avec elle, en ce moment, et je le pense sérieusement. C’est tout à ton honneur. Je suis fière que tu veuilles t’occuper de quelqu’un qui est important pour toi. Je connais moi-même un peu la dépression, et crois-moi, je sais que c’est pas marrant. Connie prend quelque chose ?

— Ouais, du Celexa.

— Eh bien j’espère que ça marchera pour elle. Mon médicament à moi n’a pas très bien marché.

— Tu as pris des antidépresseurs ? Quand ?

— Oh, il n’y a pas longtemps.

— Putain, je le savais pas.

— C’est parce que, quand je dis que je veux que tu sois libre et sans attaches, je le pense vraiment. Je ne voulais pas que tu te fasses du souci pour moi.

— Oui, mais enfin quand même, tu aurais pu me le dire.

— Mais c’était juste pour quelques mois. Je n’ai vraiment pas été une patiente exemplaire.

— Il faut laisser le temps à ces médicaments, dit-il.

— Oui, c’est ce que tout le monde dit. Surtout papa, qui est un peu en première ligne avec moi. Il était bien triste de voir ces bons moments disparaître. Mais moi, j’étais heureuse de récupérer ma tête en l’état, quel qu’il soit.

— Je suis vraiment désolé.

— Oui, je sais. Si tu m’avais dit tout ça sur Connie il y a trois mois, ma réaction aurait été, la-la-la ! Maintenant, tu dois me supporter alors que je sens à nouveau les choses.

— Je voulais dire que j’étais désolé que tu aies été malheureuse.

— Merci, chéri. Je m’excuse vraiment d’être aussi sensible. »

Aussi généralisée que la dépression semblât être récemment devenue, Joey trouvait malgré tout un peu inquiétant que les deux femmes qui l’aimaient le plus en souffrent toutes deux. Le hasard ? Ou avait-il un effet réellement funeste sur la santé mentale des femmes ? Dans le cas de Connie, décida-t-il, la dépression était une des facettes de cette intensité qu’il avait toujours tant aimée chez elle. Lors de la dernière nuit qu’il avait passée à St. Paul, avant de rentrer en Virginie, il l’avait regardée se sonder le crâne du bout des doigts, comme si elle espérait ainsi faire sortir l’excès de sentiment de son cerveau. Elle lui expliqua que la raison profonde de ses pleurs apparemment sans motif était que même ses plus petites pensées négatives étaient atroces et que seules des pensées négatives, jamais des positives, lui venaient en tête. Elle se rappelait qu’elle avait perdu la casquette de base-ball UVA qu’il lui avait offerte ; qu’elle avait été trop préoccupée par sa coloc, lors de la seconde visite de Joey à Morton, pour lui demander quelle note il avait obtenue à son grand partiel d’histoire américaine ; que Carol avait fait un jour remarquer que les garçons l’apprécieraient davantage si elle était plus souriante ; qu’une de ses petites demi-sœurs, Sabrina, s’était mise à hurler la première fois où elle l’avait prise dans ses bras ; qu’elle avait bêtement avoué à la mère de Joey qu’elle allait le retrouver à New York ; qu’elle avait saigné de manière dégoûtante la veille du départ de Joey pour sa fac ; qu’elle avait écrit des choses bizarres sur les cartes qu’elle avait envoyées à Jessica, pour tenter de redevenir amie avec la sœur de Joey, au point que Jessica n’avait jamais répondu, et ainsi de suite. Elle était perdue dans une sombre forêt de regrets et de dégoût d’elle-même, dans laquelle même le plus petit arbre prenait des proportions monstrueuses. Joey quant à lui ne s’était jamais retrouvé dans ce genre de forêt, mais il était inexplicablement attiré par cet aspect de Connie. Il fut même excité quand elle se mit à sangloter alors qu’il tentait de la baiser en guise d’adieu, en tout cas jusqu’au moment où les sanglots devinrent trémoussements, coups et haine de soi. Le niveau de détresse de Connie semblait limite dangereux, proche du suicide, et il demeura ensuite éveillé la moitié de la nuit, à essayer de la convaincre de cesser de se sentir aussi mal parce qu’elle se sentait trop mal pour lui donner ce qu’il voulait. Tout cela était épuisant, insupportable, ils tournaient en rond, et pourtant, le lendemain après-midi, alors qu’il volait vers l’Est, il lui vint à l’esprit de s’inquiéter des effets futurs du Celexa. Il pensa aux paroles de sa mère sur les antidépresseurs qui tuaient les sentiments : une Connie sans un océan de sentiments était une Connie qu’il ne connaissait pas et qu’il soupçonnait de ne pas pouvoir désirer.

Pendant ce temps, le pays était en guerre, mais c’était une guerre étrange, dans laquelle, à peu de chose près, les seules pertes se trouvaient dans l’autre camp. Joey était content de voir que l’invasion de l’Irak était la promenade de santé qu’il avait imaginée ; Kenny Bartles lui envoyait des e-mails exaltés sur la nécessité de lancer et de faire marcher son entreprise boulangère au plus vite. (Joey devait constamment expliquer qu’il était encore étudiant et qu’il ne pourrait commencer à travailler qu’après les examens finaux.) Jonathan, cela dit, était plus amer que jamais. Il faisait une fixette, par exemple, sur les antiquités irakiennes qui avaient été volées par des pillards au musée national.

« C’était une petite erreur, dit Joey. Ça arrive, ce genre de merde, pas vrai ? Mais c’est juste que tu ne veux pas reconnaître que les choses marchent bien.

— Je le reconnaîtrai quand ils trouveront le plutonium et les missiles chargés à la variole, dit Jonathan. Ce qui n’arrivera pas, parce que tout ça, c’est des conneries, des conneries inventées de toutes pièces, parce que ceux qui ont démarré tout ça sont des clowns incompétents.

— Vieux, tout le monde dit qu’il y a des ADM. Même le New Yorker dit qu’il y en a. Ma mère dit que mon père veut annuler leur abonnement, il est trop furieux. Mon père, tu sais, ce grand expert en politique internationale.

— Tu paries combien que ton père a raison ?

— Je ne sais pas. Cent dollars ?

— Tope là ! dit Jonathan, en tendant la main. Cent dollars qu’ils n’auront pas trouvé d’armes à la fin de l’année. »

Joey lui serra la main avant de commencer à redouter que Jonathan puisse avoir raison sur les ADM. Ce n’était pas pour les cent dollars, il allait en gagner huit mille par mois avec Kenny Bardes. Mais Jonathan, un accro aux infos politiques, semblait si sûr de lui que Joey se demanda s’il n’avait pas loupé la blague, dans ses échanges avec ses patrons du groupe de réflexion comme avec Kenny Bartles : s’il n’avait pas manqué de remarquer des clins d’œil ou un ton ironique quand ils évoquaient des raisons d’envahir l’Irak dépassant leur enrichissement personnel ou celui de leurs sociétés. De l’avis de Joey, le groupe avait bien une motivation secrète pour soutenir l’invasion : la protection d’Israël qui, contrairement aux États-Unis, était à portée de frappe des missiles pourris que les scientifiques de Saddam étaient capables de construire. Mais il croyait que les néoconservateurs étaient au moins sérieux dans leurs craintes pour la sécurité d’Israël. Et maintenant, déjà, alors que mars cédait la place à avril, ils s’agitaient et se comportaient comme si cela n’avait aucune importance si des ADM apparaissaient ; comme si la liberté du peuple irakien était la question essentielle. Joey, qui voyait surtout un intérêt financier dans cette guerre, et avait trouvé un refuge moral dans la pensée que des esprits plus sages que lui avaient de meilleures motivations, commença à se dire qu’il s’était fait pigeonner. Ce qui ne le rendit pas moins désireux de toucher le pactole, mais il se sentit un peu plus sale malgré tout.

Plongée dans ce type d’humeur, il jugea plus facile de parler à Jenna de ses projets estivaux. Jonathan, entre autres choses, était jaloux de Kenny Bartles (il devenait furieux chaque fois qu’il entendait Joey parler avec Kenny au téléphone), tandis que Jenna avait le symbole du dollar dans les yeux et était tout à fait prête à casser la baraque.

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