« C’est qui, notre leader ?

— C’est moi.

— Crie-le.

— Je ne peux pas.

— Tu veux que je te laisse sur le banc de touche ? C’est ça que tu veux ?

— Non !

— Alors vas-y ! On a besoin de toi. Quel que soit le problème, on en parlera plus tard. D’accord ?

— D’accord. »

Cette nouvelle transfusion alla droit à l’hémorragie sans même circuler une seule fois dans le corps de Patty. Pour ses coéquipières, elle resta dans le match, mais elle revint à ses vieilles habitudes d’abnégation, elle suivit le jeu au lieu de le mener, elle fit des passes plutôt que des tirs, puis elle retrouva sa manie encore plus ancienne qui consistait à traîner autour du périmètre et à tenter de longues passes en extension, dont certaines auraient pu marcher un autre soir, mais pas celui-là. Comme il est difficile de se cacher sur un terrain de basket ! Patty se fit battre et battre encore en défense, chaque défaite semblait rendre la suivante encore plus probable. Ce quelle ressentit alors allait lui devenir beaucoup plus familier plus tard dans sa vie, lorsqu’elle connut une grave dépression ; mais, lors de cette soirée de février, ce fut pour elle une horrible nouveauté que de sentir le jeu tournoyer autour d’elle, alors qu’elle ne contrôlait plus rien, et de comprendre intuitivement que la signification de tout ce qui se passait, chaque avancée et chaque recul du ballon, chacun de ses pas lourds sur le terrain, chaque fois qu’elle tentait de bloquer une Bruin déterminée et totalement concentrée, chaque tape chaleureuse d’une coéquipière à la mi-temps relevait de sa propre incompétence, du vide de son avenir et de la futilité de son combat.

La coach la fit sortir pour de bon vers la fin du troisième quart, alors que les Gophers étaient menées de vingt-cinq points. Elle se sentit un peu revivre dès qu’elle se retrouva à l’abri sur le banc de touche. Elle retrouva sa voix pour exhorter ses coéquipières et leur claqua la main comme une débutante enthousiaste, jouissant de la dégradation qui la réduisait au rôle de pom-pom girl lors d’un match dont elle aurait dû être la vedette, épousant l’affront de se faire consoler un peu trop délicatement par ses camarades apitoyées. Elle avait l’impression de mériter totalement d’être rabaissée et plongée ainsi dans la honte, vu comme elle avait merdé. Patauger dans cette merde, c’était ce qui lui était arrivé de mieux ce jour-là.

Plus tard, dans les vestiaires, elle subit le sermon de la coach les oreilles bouchées, avant de s’asseoir sur un banc pour sangloter pendant une demi-heure. Ses amies eurent le tact de la laisser tranquille.

Dans sa doudoune et avec son bonnet des Gophers, elle se rendit au Northrop Auditorium, espérant que la conférence de Blackmun ne soit pas encore terminée, mais elle trouva le bâtiment éteint et verrouillé. Elle pensa regagner sa résidence pour appeler Walter, mais elle se rendit compte que ce qu’elle voulait vraiment, maintenant, c’était transgresser les règles de l’entraînement et aller se murger au vin. Elle arpenta les rues enneigées jusqu’à l’appartement d’Eliza, et là elle comprit que ce qu’elle voulait vraiment, vraiment, c’était hurler des insanités à son amie.

Eliza, à l’interphone, objecta qu’il était tard et qu’elle était fatiguée.

« Non, tu dois me laisser monter, dit Patty. Tu n’as pas le choix. »

Eliza la fit entrer et alla se rallonger sur son canapé. Elle était en pyjama et écoutait un jazz syncopé. L’air était lourd de léthargie et de vieilles cigarettes. Patty se planta devant le canapé, emmitouflée dans sa doudoune, avec la neige qui fondait de ses tennis, elle regarda Eliza respirer très lentement et constata que le temps qu’il lui fallait pour se mettre à parler était fort long – une série de mouvements faciaux imprécis devenant graduellement un peu moins imprécis et finissant par produire une question murmurée.

« Comment s’est passé ton match ? »

Patty ne répondit pas. Après un moment, il devint apparent qu’Eliza l’avait oubliée.

Il ne semblait pas y avoir beaucoup de sens à lui hurler des insanités, là, tout de suite ; Patty mit donc à sac l’appartement à la place. La drogue et le matériel apparurent immédiatement, par terre au bord du canapé – Eliza s’était contentée de jeter un coussin par-dessus. Sous un nid de revues poétiques et de magazines de musique reposait le classeur bleu à trois anneaux sur le bureau d’Eliza. Pour autant que Patty puisse en juger, rien n’y avait été ajouté depuis l’été. Elle fouilla dans les papiers et les factures d’Eliza, cherchant un document médical, mais elle ne trouva rien. Le disque de jazz passait en boucle. Patty l’arrêta et s’assit sur la table basse avec le classeur et la drogue traînant par terre devant elle.

« Réveille-toi ! » dit-elle.

Eliza ferma plus fort les paupières.

Patty lui donna un coup sur la jambe.

« Réveille-toi !

— J’ai besoin d’une cigarette. La chimio m’a vraiment cassée. »

Patty la redressa en la tirant par les épaules.

« Hé ! dit Eliza avec un vague sourire. Ça fait plaisir de te voir.

— Je ne veux plus être ton amie, dit Patty. Je ne veux plus te voir.

— Mais pourquoi ?

— Je ne veux plus, c’est tout. »

Eliza ferma les yeux et secoua la tête.

« J’ai besoin de ton aide, dit-elle. Je prends de la drogue à cause de la douleur. À cause du cancer. Je voulais te le dire. Mais j’étais trop gênée. »

Elle se poussa sur le côté et se rallongea.

« Tu n’as pas de cancer, dit Patty. C’est juste un mensonge que tu as inventé parce que tu délires sur moi.

— Non, j’ai une leucémie. J’ai vraiment une leucémie.

— Je suis venue te le dire en personne, par courtoisie. Mais maintenant, je vais partir.

— Non. Il faut que tu restes. J’ai un problème de drogue et tu dois m’aider.

— Je ne peux pas t’aider. Tu vas devoir aller chez tes parents. »

Il y eut un long silence.

« Donne-moi une cigarette, dit Eliza.

— Je déteste tes cigarettes.

— Je croyais que tu comprenais, pour les parents, dit Eliza. Quand on n’est pas la personne qu’ils veulent.

— Je ne comprends rien de toi. »

Il y eut un autre silence. Puis Eliza parla.

« Tu sais ce qui va se passer si tu t’en vas ? Je vais me tuer.

— Oh, mais voilà une bonne raison de continuer à être ton amie, dit Patty. Ça semble très amusant pour nous deux.

— Je dis juste que c’est probablement ce que je vais faire. Tu es la seule chose qui soit belle et vraie dans ma vie.

— Je ne suis pas une chose, dit Patty très sérieusement.

— Tu as déjà vu quelqu’un se shooter ? Je suis assez bonne à ça, maintenant. »

Patty prit la seringue et la drogue et les mit dans la poche de sa doudoune.

« C’est quoi, le numéro de téléphone de tes parents ?

— Ne les appelle pas.

— Je vais les appeler. Il n’y a pas d’alternative.

— Tu vas rester avec moi ? Tu viendras me voir ?

— Oui, mentit Patty. Mais tu me donnes le numéro.

— Ils me demandent de tes nouvelles sans arrêt. Ils pensent que tu as une bonne influence sur moi. Tu vas rester avec moi ?

— Oui, mentit à nouveau Patty. C’est quoi, leur numéro ? »

Lorsque les parents arrivèrent, après minuit, ils avaient l’air lugubre des gens interrompus dans leur bonheur de jouir d’un long répit durant lequel ils n’avaient plus, justement, à gérer ce genre de choses. Patty fut fascinée de les rencontrer enfin, mais de toute évidence la réciproque n’était pas vraie. Le père avait une barbe fournie et des yeux sombres enfoncés, la mère, une toute petite femme, portait des bottes en cuir à hauts talons et, ensemble, ils dégageaient une forte vibration sexuelle qui rappela à Patty certains films français et les commentaires d’Eliza sur le fait qu’ils étaient fusionnels. Patty n’aurait pas craché sur quelques mots d’excuses de leur part pour avoir abandonné leur fille perturbée à un tiers ne soupçonnant rien, ou bien quelques paroles de gratitude parce qu’elle les avait libérés de leur fille durant ces deux dernières années, ou bien encore quelques mots de reconnaissance pour l’argent qui avait financé la dernière crise. Mais dès que le noyau familial se reconstitua dans le salon, il s’ensuivit un étrange drame-consultation dans lequel Patty n’avait visiblement aucun rôle à jouer.

« Alors, c’est quoi, comme drogue ? dit son père.

— Euh, de l’héro, dit Eliza.

— Héro, cigarette, alcool. Et quoi d’autre ? Y a autre chose ?

— Un peu de coke de temps en temps. Plus beaucoup, maintenant.

— Autre chose ?

— Non, c’est tout.

— Et ton amie ? Elle en prend aussi ?

— Non, elle, c’est une grande star du basket, dit Eliza. Je te l’ai déjà dit. Elle est complètement clean, elle est super. Elle est vraiment étonnante.

— Elle savait que tu en prenais ?

— Non, je lui ai dit que j’avais un cancer. Elle ne sait rien.

— Et ça dure depuis quand ?

— Depuis Noël.

— Donc, elle te croyait. Tu as inventé un mensonge très compliqué qu’elle a cru. »

Eliza gloussa.

« Oui, je la croyais », dit Patty.

Le père ne regarda même pas dans sa direction.

« Et c’est quoi, ça ? dit-il en brandissant le classeur bleu.

— Ça, c’est mon livre de Patty, dit Eliza.

— On dirait un album souvenir plutôt obsessionnel, dit le père à la mère.

— Et donc elle a dit qu’elle allait te laisser tomber, dit la mère, et toi tu as dit que tu allais te tuer.

— Quelque chose comme ça, oui, admit Eliza.

— C’est vraiment obsessionnel, commenta le père en feuilletant les pages.

— Tu es réellement suicidaire ? dit la mère. Ou c’est juste une menace pour empêcher ton amie de partir ?

— C’est surtout une menace, dit Eliza.

— Surtout ?

— OK, OK, je ne suis pas réellement suicidaire.

— Tu es tout de même consciente que nous devons prendre tout ça très au sérieux, maintenant, dit la mère. Nous n’avons pas le choix.

— Vous savez, je crois que je vais y aller, dit Patty. J’ai cours tôt demain matin, alors…

— Quel cancer as-tu prétendu avoir ? dit le père. C’était situé où, dans le corps ?

— J’ai dit que c’était une leucémie.

— Dans le sang, donc. Un cancer fictif dans le sang. »

Patty reposa la drogue et le matériel sur le coussin d’un fauteuil.

« Je vais laisser ça là, dit-elle. Il faut vraiment que j’y aille. »

Les parents la regardèrent, se regardèrent et hochèrent la tête.

Eliza se leva du canapé.

« Je te revois quand ? Je te revois demain ?

— Non, dit Patty. Je ne crois pas.

— Attends ! cria Eliza en bondissant pour saisir Patty par la main. J’ai tout foutu en l’air, mais je vais aller mieux, et alors on pourra recommencer à se voir. OK ?

— Oui, OK », mentit Patty, tandis que les parents s’avançaient pour détacher leur fille d’elle.

Dehors, le ciel s’était éclairci et la température avait chuté presque jusqu’à moins dix-sept. Patty fit pénétrer, respiration après respiration, l’air propre tout au fond de ses poumons. Elle était libre ! Elle était libre ! Et, oh, mais comme elle aurait voulu pouvoir revenir en arrière et rejouer ce match contre UCLA. Même à une heure du matin, même avec l’estomac vide, elle se sentait prête à faire des merveilles. Elle descendit au pas de course la rue d’Eliza, portée par la pure exaltation de sa liberté, elle entendait les paroles de la coach dans son oreille pour la première fois, trois heures après qu’elles eurent été prononcées, elle l’entendait dire que ce n’était qu’un match, que tout le monde ratait des matchs, qu’elle serait à nouveau elle-même demain. Elle se sentait prête à se consacrer plus intensément que jamais à rester en forme et à améliorer son jeu, prête à aller plus souvent au théâtre avec Walter, prête à dire à sa mère, « C’est vraiment une super nouvelle, pour L’Invité à la noce ! ». Prête à être une personne bien sous tous rapports. Dans son exaltation, elle courait si aveuglément qu’elle ne vit la plaque de verglas sur le trottoir que lorsque sa jambe gauche glissa complètement sur le côté derrière la jambe droite, et qu’elle s’écroula au sol, le genou bousillé.

Il y a peu de chose à dire sur les six semaines qui suivirent. Elle subit deux opérations, la seconde suivant une infection occasionnée par la première, et devint experte dans le maniement des cannes anglaises. Sa mère prit l’avion pour venir la voir à la première opération et traita le personnel de l’hôpital comme s’il se fût agi de péquenauds du Middle West à l’intelligence contestable, forçant Patty à s’excuser pour elle et à se montrer tout particulièrement accommodante chaque fois qu’elle ne se trouvait pas dans la chambre. Lorsqu’il s’avéra que Joyce avait peut-être eu raison de ne pas faire confiance aux médecins, Patty se sentit si triste qu’elle lui parla de la seconde opération seulement la veille. Elle assura Joyce qu’il n’y avait aucun besoin qu’elle revienne – elle avait plein d’amis pour s’occuper d’elle.

Walter Berglund avait appris auprès de sa mère à être attentionné envers les femmes affligées de maladies, et il profita de l’invalidité prolongée de Patty pour se reglisser dans sa vie. Le lendemain de la première opération, il apparut avec un pin de Norfolk haut de plus d’un mètre en suggérant qu’elle préférait peut-être une plante vivante à des fleurs coupées qui n’allaient pas durer. Après cela, il s’arrangea pour voir Patty presque tous les jours sauf le week-end, quand il repartait à Hibbing aider ses parents, et il se fit rapidement aimer par les amies sportives de Patty pour sa gentillesse. Les amies moins jolies de Patty appréciaient l’attention avec laquelle il les écoutait, bien plus importante que celle de tous les gars qui ne voyaient pas plus loin que leur physique, et Cathy Schmidt, son amie la plus subtile, déclara que Walter était assez intelligent pour siéger à la Cour suprême. C’était une nouveauté, au Pays des Sportives, que d’avoir un gars parmi elles, avec lequel elles se sentaient toutes aussi à l’aise et détendues, un gars qui pouvait traîner dans le salon pendant les vacances et être comme l’une des leurs. Et tout le monde voyait bien qu’il était fou de Patty, et tout le monde sauf Cathy Schmidt était d’accord pour penser que c’était là une chose excellente.

Cathy, comme on l’a dit, était plus maligne que les autres.

« T’es pas vraiment mordue, si ? dit-elle.

— Dans un sens oui, dit Patty. Mais dans un autre sens non.

— Alors… vous deux, vous ne…

— Non ! Y a rien du tout ! Je n’aurais sans doute jamais dû lui dire que j’avais été violée. Il est devenu tout bizarre quand je le lui ai dit. Tout… tendre, et… gentil et… bouleversé. Et maintenant c’est comme s’il attendait une permission écrite, ou bien que je fasse le premier pas. Et les cannes n’arrangent sans doute pas les choses. Mais c’est comme si j’étais suivie partout par un chien très gentil et très bien dressé.

— Ce n’est pas si génial que ça, dit Cathy.

— Non. Mais je ne peux pas le lâcher non plus, parce qu’il est incroyablement gentil avec moi, et j’adore vraiment discuter avec lui.

— T’es un peu mordue, quoi.

— Exactement. Peut-être même un peu plus qu’un peu. Mais…

— Mais pas follement plus.

— Exactement. »

Walter s’intéressait à tout. Il lisait chaque ligne des journaux et du Time, et, en avril, une fois que Patty fut à nouveau presque valide, il se mit à l’inviter à des conférences, à des projections de films d’art et d’essai et de documentaires qu’elle n’aurait autrement jamais rêvé voir. Que ce fût parce qu’il l’aimait ou à cause du vide dans l’emploi du temps de Patty, ou bien encore à cause de sa blessure, c’était la première fois qu’une personne regardait vraiment au-delà de son apparence de sportive et découvrait la lumière qui était en elle. Même si elle se sentait inférieure à Walter dans presque tous les domaines du savoir humain excepté les sports, elle lui était reconnaissante de montrer qu’elle avait vraiment des opinions et que ses opinions pouvaient différer des siennes. (Ce qui offrait un contraste rafraîchissant avec Eliza qui, si vous lui demandiez qui était l’actuel président des États-Unis, aurait éclaté de rire en disant qu’elle n’en avait aucune idée, avant de mettre un autre disque sur sa stéréo.) Walter regorgeait de toutes sortes d’idées sérieuses et singulières – il détestait le pape et l’Église catholique mais approuvait la révolution islamique en Iran, espérant quelle mènerait les États-Unis à une meilleure gestion de l’énergie ; il aimait la nouvelle politique de contrôle des naissances en Chine et trouvait que les États-Unis devraient adopter quelque chose de semblable ; il se souciait moins de l’accident à la centrale nucléaire de Three Mile Island que du prix bas de l’essence et du besoin d’un système ferroviaire à grande vitesse qui rendrait la voiture obsolète, etc. – et Patty se trouva un rôle dans l’approbation obstinée de tout ce qu’il désapprouvait. Elle aimait tout spécialement ne pas être d’accord avec lui sur la question de l’Oppression des Femmes. Un après-midi, vers la fin du semestre, devant un café à la Student Union, ils eurent tous deux une discussion mémorable sur le professeur d’art primitif de Patty, qui décrivit à Walter ses cours de manière laudatrice, faisant une subtile allusion à ce qu’elle trouvait manquer dans sa personnalité à lui.

« Beurk… dit Walter. C’est encore un de ces profs quinquagénaires qui ne peuvent s’empêcher de parler de sexe.

— Sauf qu’en fait il parle de figures de fertilité, dit Patty. Ce n’est pas sa faute si la seule sculpture qu’on a datant d’il y a cinquante mille ans a à voir avec le sexe. En plus, il a une barbe blanche et ça suffit pour que je le plaigne. Enfin, pense un peu à ça. Il est là et y a toutes ces cochonneries qu’il veut dire sur “les jeunes femmes d’aujourd’hui”, tu sais, et “nos cuisses décharnées” et tout ça, il sait qu’il nous met mal à l’aise, et il sait qu’il a cette barbe, qu’il a cinquante ans et qu’on est toutes, tu vois, plus jeunes. Mais il ne peut pas s’empêcher de dire ces choses malgré tout. Je trouve que c’est trop dur. Être incapable de ne pas s’humilier.

— Mais c’est vraiment choquant !

— Et aussi, dit Patty, je crois qu’en fait ce qui le branche c’est les grosses cuisses. Je crois que la question est là : il est dans un trip âge de pierre. Tu vois ce que je veux dire : les grosses. Ce qui est mignon et qui fend un peu le cœur, c’est qu’il soit tellement branché art ancien.

— Mais tu ne te sens pas agressée, en tant que féministe ?

— Je ne me considère pas vraiment comme une féministe.

— C’est incroyable, ça ! dit Walter en rougissant. Tu ne soutiens pas l’amendement pour l’égalité des droits ?

— Tu sais, je ne m’intéresse pas trop à la politique.

— Mais la raison pour laquelle tu es ici dans le Minnesota, c’est uniquement parce que tu as eu une bourse pour le sport, ce qui aurait été impossible il y a à peine cinq ans. Tu es ici grâce à une législation fédérale féministe. Tu es ici grâce à l’article neuf.

— Mais l’article neuf, c’est la justice élémentaire, dit Patty. Si la moitié des étudiants sont des filles, elles devraient avoir la moitié des bourses pour le sport.

— Ça, c’est du féminisme ?

— Non, c’est de la justice élémentaire. Tu connais Ann Meyers ? Tu as entendu parler d’elle ? C’était une grande star à UCLA et elle vient de signer un contrat avec la NBA, ce qui est ridicule. Elle fait un mètre soixante-cinq et c’est une fille. Elle ne jouera jamais. Les hommes restent de meilleurs athlètes que les femmes et ils le seront toujours. C’est pour ça qu’il y a cent fois plus de gens qui vont voir du basket masculin que du basket féminin – les hommes peuvent en faire tellement plus, sur le plan athlétique. C’est tout simplement stupide de le nier.

— Mais que se passe-t-il si tu veux devenir médecin, et qu’ils ne te laissent pas entrer en fac de médecine parce qu’ils préfèrent les étudiants garçons ?

— Ce serait injuste, ça aussi, même si je ne veux pas devenir médecin.

— Et qu’est-ce que tu veux vraiment, alors ? »

Plus ou moins par défaut, parce que sa mère ne cessait de suggérer des carrières impressionnantes à ses filles, et aussi parce que sa mère avait été, de l’avis de Patty, un parent médiocre, Patty était tentée de vouloir devenir une femme au foyer et une mère exceptionnelle.

« Je veux vivre dans une belle maison ancienne et avoir deux enfants, dit-elle à Walter. Et je veux être une très, très bonne maman.

— Et tu veux une carrière, aussi ?

— Élever des enfants serait ma carrière. »

Il fronça les sourcils en hochant la tête.

« Tu vois bien, dit-elle, je ne suis pas très intéressante. Je suis loin d’être aussi intéressante que tes autres amies.

— Ce n’est absolument pas vrai, dit-il. Tu es terriblement intéressante.

— C’est gentil de ta part de me dire ça, mais je ne crois pas que cela ait beaucoup de sens.

— Je crois qu’il y a beaucoup plus en toi que ce que tu veux bien t’accorder.

— J’ai peur que tu ne sois pas très réaliste à mon sujet, dit Patty. Je parie que tu ne peux même pas citer une chose intéressante sur moi.

— Eh bien tes dons athlétiques pour commencer, dit Walter.

— Dribbler, dribbler… C’est vraiment intéressant.

— Et ta manière de penser. Le fait que tu penses que cet affreux prof est gentil et attendrissant.

— Mais tu n’es pas d’accord avec moi, là-dessus !

— Et ta façon de parler de ta famille. De raconter des histoires sur eux. Le fait que tu sois si loin d’eux et que tu mènes ta propre vie ici. Tout cela est incroyablement intéressant. »

Patty n’avait jamais rencontré un homme aussi amoureux d’elle. Ce dont ils parlaient secrètement, bien sûr, c’était du désir de Walter de la toucher. Et pourtant, plus elle passait de temps avec lui, plus elle se rendait compte que même si elle n’était pas gentille – ou justement peut-être parce qu’elle n’était pas gentille, parce qu’elle aimait maladivement la compétition et était attirée par des choses malsaines – elle était une personne plutôt intéressante, au fond. Et Walter, en insistant avec tant d’ardeur sur ce côté intéressant, progressait indéniablement et allait finir par se rendre intéressant aux yeux de Patty.

« Si tu es si féministe, dit-elle, pourquoi c’est Richard, ton meilleur ami ? Il manque un peu de respect pour les femmes, non ? »

Le visage de Walter se rembrunit.

« C’est sûr que si j’avais une sœur, je ferais tout pour qu’il ne la rencontre pas.

— Pourquoi ? dit Patty. Parce qu’il la traiterait mal ? Il est méchant avec les femmes ?

— Il ne le fait pas exprès. Il aime les femmes. Il passe simplement de l’une à l’autre assez vite.

— On est interchangeables, c’est ça ? On est juste des objets ?

— Ça n’a rien de politique, dit Walter. Il est en faveur de l’égalité des droits. C’est plus comme si c’était sa drogue à lui, ou une de ses drogues. Tu sais, son père était un grand alcoolo, et Richard ne boit pas. Mais c’est la même chose que de vider tout ton bar dans l’évier après une murge. C’est comme ça qu’il fait avec une fille, une fois qu’il en a fini avec elle.

— C’est horrible.

— Oui, je n’aime pas vraiment ça chez lui.

— Mais tu es toujours ami avec lui, alors que tu es féministe.

— On reste fidèle à un ami même s’il n’est pas parfait.

— Oui, mais on l’aide à devenir une meilleure personne. On lui explique pourquoi ce qu’il fait est mal.

— C’est ce que tu as fait avec Eliza ?

— OK, tu marques un point, là. »

Lorsqu’elle reparla avec Walter, il l’invita enfin à un vrai rendez-vous, ciné plus dîner. Le film (et ça c’est très Walter) s’avéra être un film indépendant, un truc en noir et blanc, en grec, intitulé L’Ogre d’Athènes. Assis dans la salle de cinéma du département des Beaux-Arts, entourés de sièges vides, en attendant que démarre le film, Patty lui fit part de ses projets pour l’été, elle allait rester avec Cathy Schmidt chez les parents de cette dernière dans leur maison de banlieue, continuer sa rééducation et préparer son retour la saison prochaine. Soudain, dans le cinéma vide, Walter lui demanda si elle ne voudrait pas plutôt s’installer dans la chambre libérée par Richard, qui emménageait à New York.

« Richard s’en va ?

— Ouais, dit Walter. C’est à New York que se fait la musique intéressante. Avec Herrera, ils veulent reformer le groupe et essayer de percer là-bas. Et j’ai encore trois mois de bail.

— Ouaouh, dit Patty en se donnant une contenance très étudiée. Et moi je vivrais dans sa chambre.

— Oui, enfin ce ne serait plus sa chambre, dit Walter. Ce serait la tienne. C’est pas loin du gymnase à pied. Je trouve que ça serait bien plus commode que d’aller et venir d’Edina.

— Et donc tu es en train de me demander de vivre avec toi. »

Walter rougit en évitant le regard de Patty.

« Tu aurais ta propre chambre. Mais oui, si jamais tu voulais dîner et traîner avec moi, ce serait super, aussi. Je crois que tu peux me faire confiance, je respecterais ton espace, et je serais là si tu voulais de la compagnie. »

Patty le regarda attentivement, elle peinait à comprendre. Elle se sentait à la fois a) offensée, et b) très triste d’apprendre que Richard partait. Elle faillit suggérer à Walter de l’embrasser d’abord, s’il devait lui demander de vivre avec lui, mais elle était si offensée qu’elle n’avait pas du tout envie d’être embrassée. C’est alors que les lumières de la salle s’éteignirent.

D’après les souvenirs de l’autobiographe, l’intrigue de L’Ogre d’Athènes tournait autour d’un employé de banque athénien aux manières douces, avec des lunettes à monture d’écaille qui, en se rendant à son travail un matin, découvre sa photo à la une d’un journal, avec le titre « L’Ogre d’Athènes toujours en liberté ». Les Athéniens dans la rue se mettent immédiatement à le montrer du doigt et à le pourchasser, et il est sur le point de se faire arrêter lorsqu’il est sauvé par un groupe de terroristes ou de criminels qui le prennent pour leur terrible leader. Le gang a un plan audacieux, quelque chose comme faire sauter le Parthénon, et le héros ne cesse d’essayer de leur expliquer qu’il est juste un employé de banque aux douces manières, qu’il n’est pas l’Ogre, mais le gang compte tellement sur son aide, et le reste de la ville insiste tellement pour le tuer que finit par arriver ce moment étonnant où il enlève brusquement ses lunettes et devient leur chef implacable – l’Ogre d’Athènes ! Il dit, « OK les gars, voilà comment on va faire ».

Patty, en regardant le film, vit Walter dans le personnage de l’employé de banque et l’imagina retirant soudain brusquement ses lunettes. Plus tard, durant le dîner chez Vescio, Walter interpréta le film comme une parabole du communisme dans la Grèce de l’après-guerre et il expliqua à Patty comment les États-Unis, qui avaient besoin d’alliés de l’OTAN dans le sud-est de l’Europe, soutenaient depuis longtemps la répression politique dans ce coin. L’employé de banque, dit-il, représentait un monsieur Tout-le-monde qui en vient à accepter sa responsabilité et rejoint la lutte violente contre la répression d’extrême droite.

Patty buvait du vin.

« Je ne suis pas du tout d’accord avec ça, dit-elle. Je crois que ça parle de ce personnage principal qui n’a jamais eu de vraie vie, parce qu’il était trop responsable et trop timide et qu’il n’avait aucune idée de ses capacités. Il n’avait jamais été vraiment en vie avant d’avoir été pris pour l’Ogre. Même s’il n’a vécu que quelques jours par la suite, cela ne lui faisait rien de mourir, parce qu’il avait enfin fait quelque chose de sa vie, et il avait utilisé son potentiel. »

Walter parut étonné par ces propos.

« Cette manière de mourir n’a absolument aucun sens, dit-il. Il n’a rien accompli.

— Mais alors pourquoi il l’a fait ?

— Parce qu’il se sentait solidaire du gang qui lui avait sauvé la vie. Il s’est rendu compte qu’il avait une responsabilité envers eux. C’étaient des sous-fifres et ils avaient besoin de lui, et il a été loyal envers eux. Il est mort à cause de cette loyauté.

— Mon Dieu, s’émerveilla Patty. Tu es vraiment quelqu’un d’incroyablement bien.

— Ce n’est pas ce que je ressens, dit Walter. J’ai parfois l’impression d’être la personne la plus stupide de la terre. J’aimerais bien pouvoir tricher. J’aimerais bien être centré sur moi-même comme Richard, et essayer de devenir un artiste. Et ce n’est pas juste parce que je suis un type bien que je n’y arrive pas. Je n’ai tout simplement pas les épaules pour ça.

— Mais l’employé de banque ne pensait pas non plus avoir les épaules pour ça. Il s’est étonné lui-même !

— Oui, mais ce n’est pas un film réaliste. La photo dans le journal ne faisait pas que ressembler à l’acteur, c’était vraiment lui. Et s’il s’était simplement rendu aux autorités, il aurait pu tout rectifier, au bout du compte. Son erreur, c’est d’avoir commencé à courir. C’est pour ça que je dis que c’est une parabole. Ce n’est pas une histoire réaliste. »

Patty trouvait étrange de boire du vin avec Walter, puisqu’il ne buvait jamais d’alcool, mais elle était d’une humeur d’ogresse et avait déjà avalé une bonne dose.

« Enlève tes lunettes, dit-elle.

— Non. Après je ne pourrai plus te voir.

— Ce n’est pas grave. C’est juste moi. Juste Patty. Enlève-les.

— Mais j’adore te voir ! J’adore te regarder ! »

Leurs yeux se croisèrent.

« C’est pour ça que tu veux que je vive avec toi ? » dit Patty.

Il rougit.

« Oui.

— Bon, on devrait peut-être aller voir ton appartement, pour que je puisse me décider.

— Ce soir ?

— Oui.

— Tu n’es pas fatiguée ?

— Non, je ne suis pas fatiguée.

— Et comment va ton genou ?

— Mon genou va très bien, merci. »

Pour une fois, elle ne pensait qu’à Walter. Si vous lui aviez demandé, tandis quelle clopinait avec ses cannes dans la 4e Rue, dans l’air doux et propice de mai, si elle espérait à moitié tomber sur Richard à l’appartement, elle aurait répondu que non. Elle voulait faire l’amour tout de suite, et si Walter avait eu une once de bon sens il aurait fait demi-tour devant l’appartement en entendant la télévision de l’autre côté de la porte – il aurait emmené Patty ailleurs, n’importe où, dans sa chambre à elle, n’importe où. Mais Walter croyait en l’amour vrai et il avait apparemment peur de la toucher avant d’être sûr que ses sentiments étaient réciproques. Il fit entrer Patty dans l’appartement, où Richard était assis dans le salon, les pieds nus posés sur la table basse, une guitare sur ses genoux et un cahier à spirale à côté de lui sur le canapé. Il regardait un film de guerre en sirotant un grand verre de Pepsi et en crachant du jus de tabac dans une grosse boîte de conserve ayant contenu des tomates. La pièce, à part ça, était rangée et propre.

« Je croyais que tu étais à un concert ? dit Walter.

— Le concert était pourri.

— Tu te souviens de Patty, non ? »

Patty, timidement, s’aida de ses cannes pour approcher et se montrer.

« Salut, Richard.

— Patty qui n’est pas considérée comme grande, dit Richard.

— C’est moi.

— Et pourtant tu es plutôt grande. Je suis content de voir que Walter a enfin réussi à t’attirer ici. Je commençais à avoir peur que ça ne se produise jamais.

— Patty songe à s’installer ici pour l’été », dit Walter.

Richard haussa les sourcils.

« Vraiment ? »

Il était plus mince, plus jeune et plus sexy que dans le souvenir de Patty. C’était terrible comme elle voulait soudain nier qu’elle avait songé à vivre ici avec Walter ou qu’elle comptait se retrouver au lit avec lui ce soir-là. Mais il était impossible de nier l’évidence, elle se trouvait bien là.

« Je cherche un endroit proche du gymnase, dit-elle.

— Bien sûr. C’est logique.

— Elle espérait voir ta chambre, dit Walter.

— Ma chambre est un peu en fouillis, en ce moment.

— Tu dis ça comme s’il y avait des moments où elle ne l’était pas, dit Walter avec un rire joyeux.

— Il y a des périodes de relative absence de fouillis, dit Richard en éteignant la télévision du bout de son pied tendu. Comment va ta copine Eliza ? demanda-t-il à Patty.

— Ce n’est plus mon amie.

— Je te l’ai dit, ajouta Walter.

— Je voulais l’entendre de sa bouche. C’est une petite nana bien givrée, pas vrai ? On se rendait pas immédiatement compte des dégâts, mais merde… C’est vite devenu très clair.

— J’ai fait la même erreur, dit Patty.

— Y a que Walter qui a tout de suite vu la vérité. La Vérité sur Eliza. Ce n’est pas un mauvais titre.

— J’avais un avantage, elle m’a haï au premier regard, dit Walter. Donc j’étais plus lucide. »

Richard ferma son cahier et cracha de la salive brune dans sa boîte.

« Bon, je vous laisse, les jeunes.

— Tu travailles sur quoi ? demanda Patty.

— La merde inaudible habituelle. Je voulais faire quelque chose sur cette nana, Margaret Thatcher. C’est le nouveau Premier ministre anglais, non ?

— Nana est un mot un peu étrange pour Margaret Thatcher, dit Walter. Il faudrait plutôt parler de douairière.

— Qu’est-ce que tu penses du mot “nana” ? demanda Richard à Patty.

— Je ne suis pas une pinailleuse.

— Walter dit que je ne devrais pas l’utiliser. Il dit que c’est avilissant, même si, d’après mon expérience, les nanas elles-mêmes ne semblent pas s’offusquer.

— Ça te donne un petit côté années soixante, dit Patty.

— Ça lui donne un petit côté Néandertal, dit Walter.

— On dit bien que les hommes de Néandertal avaient de très grandes boîtes crâniennes, dit Richard.

— Les bœufs aussi, dit Walter. Ainsi que d’autres ruminants. »

Richard éclata de rire.

« Je pensais qu’il n’y avait que les joueurs de base-ball qui chiquaient encore du tabac, dit Patty. C’est comment ?

— Sens-toi très libre d’essayer, si tu es d’humeur à vomir, dit Richard en se levant. Bon, j’y vais. Je vous laisse, les gars.

— Attends ! Je veux essayer, dit Patty.

— Pas vraiment une bonne idée, dit Richard.

— Je veux essayer, je t’assure. »

L’humeur dans laquelle elle s’était trouvée avec Walter était irrémédiablement brisée à présent et elle était plutôt curieuse de voir si elle avait le pouvoir de faire rester Richard. Elle avait enfin trouvé l’occasion de prouver à Walter ce qu’elle essayait de lui expliquer depuis leur première rencontre – qu’elle n’était pas une personne assez bonne pour lui. C’était aussi l’occasion, bien sûr, pour Walter d’enlever brusquement ses lunettes, de se comporter comme un ogre et de chasser son rival. Mais Walter, là, comme toujours, voulait simplement que Patty ait ce quelle voulait.

« Laisse-la essayer », dit-il.

Elle lui adressa un sourire plein de gratitude.

« Merci, Walter. »

La chique était parfumée à la menthe et lui brûla atrocement les gencives. Walter lui apporta une tasse à café dans laquelle cracher, et elle s’assit sur le canapé comme si elle était le sujet d’une expérience, dans l’attente de sentir la nicotine faire effet, tout en savourant l’attention quelle suscitait. Mais Walter observait également Richard et, tandis que son cœur commençait à battre plus vite, Patty songea soudain à Eliza et aux sentiments quelle prêtait à Walter pour son ami ; elle se souvint de la jalousie d’Eliza.

« Richard est à fond sur Margaret Thatcher, dit Walter. Il dit qu’elle représente les excès du capitalisme qui mèneront inévitablement à son autodestruction. J’imagine qu’il est en train de lui écrire une chanson d’amour.

— Tu me connais bien, dit Richard. Une chanson d’amour pour la dame au casque de cheveux.

— Nous ne sommes pas d’accord sur la probabilité d’une révolution marxiste, expliqua Walter à Patty.

— Mmmm… fit-elle en crachant.

— Walter pense que l’État libéral peut s’autocorriger, dit Richard. Il pense que la bourgeoisie américaine acceptera d’elle-même des restrictions croissantes sur ses libertés personnelles.

— J’ai plein de grandes idées de chansons que Richard rejette sans raison chaque fois.

— La chanson sur le rendement énergétique, la chanson sur les transports en commun, la chanson sur le système national de santé publique. La chanson sur les allocations familiales.

— C’est un territoire plutôt vierge, dans le rock, dit Walter.

— Deux gosses, ça va, quatre, bonjour les dégâts.

— Deux gosses, ça va… pas de gosses, c’est mieux.

— Je vois déjà les masses descendre dans la rue.

— Il suffit simplement que tu deviennes incroyablement célèbre, dit Walter. Après, les gens t’écouteront.

— Je vais écrire ça pour y penser, dit Richard en se tournant vers Patty. Alors, comment ça se passe ?

— Mmm ! dit-elle en éjectant la boule dans la tasse. Je vois ce que tu entends par vomir.

— Essaie de ne pas le faire sur le canapé.

— Ça va ? » demanda Walter.

La pièce flottait et palpitait.

« Je comprends pas comment tu peux aimer ça, dit Patty à Richard.

— Et pourtant j’aime ça.

— Tu vas bien ? lui redemanda Walter.

— Oui, ça va. Il faut juste que je reste assise bien tranquille. »

En réalité, elle se sentait assez malade. Il n’y avait rien d’autre à faire que de rester sur le canapé et écouter Walter et Richard bavarder et rivaliser d’esprit à propos de politique et de musique. Walter, avec un grand enthousiasme, montra à Patty le single des Traumatics et força Richard à passer les deux faces sur la stéréo. La première chanson s’intitulait « I Hate Sunshine », elle l’avait entendue au club l’automne dernier et elle lui paraissait aujourd’hui l’équivalent sonore d’une trop forte absorption de nicotine. Même à bas volume (Walter, inutile de le dire, était pathologiquement attentionné envers ses voisins), cette chanson lui procurait maintenant une sensation malsaine et effrayante. Elle sentait les yeux de Richard posés sur elle tandis qu’elle écoutait sa terrible voix de baryton, et elle comprit qu’elle ne s’était pas trompée sur sa manière de la regarder les autres fois.

Vers onze heures, Walter se mit à bâiller irrépressiblement.

« Je suis vraiment désolé, dit-il. Il va falloir que je te raccompagne.

— Je peux très bien rentrer toute seule. J’ai mes cannes pour me défendre.

— Non, dit-il. On va prendre la voiture de Richard.

— Mais non, tu as besoin de dormir, mon pauvre. Richard peut me ramener. Tu pourrais faire ça pour moi ? » lui demanda-t-elle.

Walter ferma les yeux et soupira tristement, comme s’il avait été poussé au-delà de ses limites.

« Bien sûr, dit Richard. Je vais te ramener.

— Il faut qu’elle voie ta chambre, d’abord, dit Walter, les yeux toujours fermés.

— Quand elle veut, dit Richard. L’état de la chambre parle de lui-même.

— Non, je veux la visite guidée », dit Patty en lui lançant un regard appuyé.

Les murs et le plafond de la chambre étaient peints en noir, et le désordre punk que l’influence de Walter avait éradiqué dans le salon se déployait ici de plus belle. Il y avait des disques et des pochettes d’albums partout, ainsi que plusieurs canettes pleines de crachats, une autre guitare, des étagères surchargées de livres, une jungle de chaussettes et de sous-vêtements, et des draps sombres emmêlés dont il était intéressant et pas déplaisant, au bout du compte, de penser qu’Eliza avait été vigoureusement gommée.

« C’est joli et joyeux comme couleur ! » dit Patty.

Walter bâilla à nouveau.

« Bien évidemment, je vais repeindre.

— Sauf si Patty préfère le noir, dit Richard du pas de la porte.

— Je n’aurais jamais pensé au noir, dit-elle. C’est intéressant, le noir.

— Une couleur très apaisante, à mon avis, dit Richard.

— Comme ça, tu pars t’installer à New York.

— Oui.

— C’est super. Quand ?

— Dans deux semaines.

— Oh mais j’y serai exactement à ce moment-là. C’est le vingt-cinquième anniversaire de mariage de mes parents. Ils ont organisé un genre d’horrible Événement.

— Tu es de New York ?

— Du comté de Westchester.

— Comme moi. Mais sans doute d’un autre coin du comté.

— La banlieue.

— C’est vraiment différent de Yonkers.

— J’ai vu Yonkers du train un paquet de fois.

— C’est exactement ce que je veux dire.

— Et tu y vas en voiture, à New York ? demanda Patty.

— Pourquoi ? dit Richard. Tu veux que je t’emmène ?

— Mais, peut-être ! Tu me le proposes ? »

Il secoua la tête.

« Je dois y réfléchir. »

Les yeux de ce pauvre Walter se fermaient tout seuls, et donc il ne pouvait littéralement rien voir de cette négociation. Patty avait quant à elle le souffle coupé par la culpabilité et l’embarras et elle gagna la porte rapidement, aidée de ses cannes, puis, de loin, elle lui cria un merci pour la soirée.

« Désolé d’être si fatigué, dit-il. Tu es sûre que tu ne veux pas que je te ramène ?

— J’y vais, dit Richard. Va te coucher. »

Walter avait vraiment un air malheureux, mais c’était peut-être dû à son seul épuisement. Une fois dans la rue, dans l’air propice, Patty et Richard marchèrent en silence jusqu’à l’impala rouillée de Richard. Il parut faire attention à ne pas la toucher tandis quelle s’asseyait dans la voiture, puis il lui passa ses cannes.

« Je t’imaginais avec un van, dit-elle alors qu’il s’installait à côté d’elle. Je croyais que tous les groupes avaient des vans.

— C’est Herrera qui a le van. Ça, c’est mon moyen de transport perso.

— C’est donc là-dedans que je vais aller à New York ?

— Oui, mais écoute, dit-il en mettant le contact. Là, il va falloir que tu décides si tu veux le beurre ou l’argent du beurre. Tu vois ce que je veux dire ? Sinon, ce n’est pas juste pour Walter. »

Elle regarda droit devant elle à travers le pare-brise.

« Qu’est-ce qui n’est pas juste ?

— De lui donner des espoirs. De le mener par le bout du nez.

— C’est ce que tu crois que je fais ?

— C’est une personne extraordinaire. Il est très, très sérieux. Tu dois faire attention, avec lui.

— Je le sais, dit-elle. Tu n’as pas besoin de me le dire.

— Pourquoi tu es venue ici, alors ? J’ai eu l’impression…

— Quoi ? T’as eu l’impression de quoi ?

— J’ai eu l’impression d’interrompre quelque chose. Mais après, quand j’ai voulu m’en aller…

— Mon Dieu, t’es vraiment un con. »

Richard hocha la tête comme s’il n’en avait rien à faire de ce qu’elle pouvait penser de lui ou comme s’il en avait assez des femmes stupides qui lui disaient des choses stupides.

« Quand j’ai voulu m’en aller, dit-il, tu as eu l’air de ne pas vouloir comprendre. Mais c’est bon, c’est ton choix. Je veux juste être sûr que tu sais que tu es en train de bousiller Walter.

— Je ne veux vraiment pas parler de ça avec toi.

— Très bien. On n’en parlera plus. Mais tu le vois beaucoup, ces temps-ci, pas vrai ? Pratiquement tous les jours, pas vrai ? Depuis des semaines et des semaines.

— On est amis. On traîne ensemble.

— Sympa. Et tu connais la situation à Hibbing.

— Oui. Sa mère a besoin d’aide à l’hôtel. »

Richard sourit de manière désagréable.

« C’est ce que tu sais ?

— Oui, et puis son père ne va pas bien, et ses frères ne font rien.

— C’est ça ce qu’il t’a dit. Rien de plus.

— Son père a de l’emphysème. Sa mère est handicapée.

— Et il travaille sur un chantier vingt-cinq heures par semaine et n’a que des A à la fac de droit. Et il est là, tous les jours, avec tout ce temps libre à passer avec toi. C’est vraiment bien pour toi, qu’il ait tout ce temps libre. Mais t’es une belle nana, tu le mérites, pas vrai ? Et en plus tu as cette terrible blessure. Ça et le fait que tu sois belle : ça te donne le droit de ne même pas lui poser de questions. »

Patty brûlait d’un sentiment d’injustice.

« Tu sais, dit-elle, peu assurée, il dit que tu es vraiment un con avec les femmes. Il le dit. »

Cela ne parut pas intéresser Richard le moins du monde.

« Je veux juste essayer de comprendre, tout en gardant en tête ta grande amitié avec notre petite Eliza, dit-il. C’est plus clair, maintenant. Ça ne l’était pas du tout quand je t’ai vue pour la première fois. T’avais l’air d’une vraie fille des banlieues chics.

— Et donc, je suis une conne, moi aussi. C’est ça que tu veux dire ? Je suis une conne et tu es un con.

— D’accord. Comme tu voudras. Je suis pas impec. Tu n’es pas impec. Comme tu veux. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas déconner avec Walter.

— Je ne déconne pas !

— Je te dis ce que je vois, c’est tout.

— Eh bien, tu vois mal. J’aime vraiment beaucoup Walter. J’ai de l’affection pour lui.

— Et pourtant, tu n’as pas l’air de savoir que son père est en train de mourir d’une maladie du foie, que son frère aîné est en prison pour violence routière et que son autre frère dépense ses chèques de l’armée pour payer sa Corvette vintage. Et Walter dort quatre heures par nuit en moyenne, alors que vous êtes amis, que vous traînez ensemble, tout ça pour que tu viennes ici flirter avec moi. »

Patty devint très silencieuse.

« C’est vrai que je ne savais pas tout ça, dit-elle après un moment. Toutes ces informations. Mais tu ne devrais pas être ami avec lui si ça te pose un problème que les gens flirtent avec toi.

— D’accord, comme ça c’est ma faute. Pigé.

— Oui, eh bien, je suis désolée, mais c’est un peu ça.

— Je renonce, dit Richard. Il faut que tu réfléchisses un peu à tout ça.

— J’en suis bien consciente, dit Patty. Mais ça n’empêche pas que tu sois un con.

— D’accord. Je vais te conduire à New York, si c’est ce que tu veux. Deux cons sur la route. Ça pourrait être marrant. Mais si c’est vraiment ce que tu veux, sois gentille et arrête de faire lanterner Walter.

— Bien. Ramène-moi, maintenant. »

Peut-être à cause de la nicotine, elle passa la nuit entière éveillée, à rejouer la soirée dans sa tête, essayant d’obéir à Richard et de réfléchir un peu. Mais tout cela restait un étrange kabuki mental, parce qu’alors même qu’elle tournait et retournait la question (quel genre de personne elle était et quel genre de vie elle se préparait), un fait brut demeurait, immuable, au centre de son esprit : elle voulait faire ce voyage avec Richard et, mieux encore, elle allait le faire. La triste vérité était que leur conversation dans la voiture l’avait à la fois excitée et soulagée – excitée parce que Richard était excitant et soulagée parce que, au bout du compte, après des mois passés à s’efforcer d’être quelqu’un qu’elle n’était pas, ou qu’elle n’était pas tout à fait, elle s’était sentie agir et parler comme ce qu’elle était réellement et profondément. Elle savait quelle trouverait un moyen d’effectuer ce voyage. Tout ce qu’elle avait maintenant à faire, c’était surmonter sa culpabilité envers Walter et le chagrin qu’elle éprouvait de ne pas être le genre de personne qu’ils auraient tous deux voulu qu’elle fût. Comme il avait eu raison de prendre son temps avec elle ! Comme il avait deviné subtilement sa duplicité cachée ! Quand elle pensait à l’intelligence avec laquelle il l’avait percée à jour, elle se sentait d’autant plus triste et coupable de le décevoir, et replongeait dans le tourbillon de l’indécision.

Pendant presque une semaine, elle n’entendit plus parler de Walter. Elle suspecta qu’il prenait ses distances sur les conseils de Richard – que Richard lui avait délivré une conférence misogyne sur la déloyauté des femmes et la nécessité de mieux protéger son cœur. Dans l’imagination de Patty, c’était à la fois un service précieux rendu par Richard et une terrible désillusion causée à Walter. Elle ne pouvait s’empêcher de repenser à Walter transportant pour elle de grosses plantes dans les bus, avec ses joues rouges comme les poinsettias. Elle pensait aux soirées, dans le salon de sa résidence universitaire, où il s’était fait piéger par la Grande Raseuse, Suzanne Storrs, qui coiffait ses cheveux sur le côté, avec une raie très basse, juste au-dessus de l’oreille ; il avait écouté patiemment le bourdonnement aigri de Suzanne, sur son régime, sur les duretés de l’inflation, sur le chauffage trop élevé de sa chambre et sur sa profonde déception causée par les administrateurs et les professeurs de l’université, tandis que Patty, Cathy et d’autres amies riaient devant L’Île fantastique : Patty, ostensiblement handicapée par son genou, avait refusé de se lever pour aller sauver Walter de Suzanne, de peur que celui-ci ne vienne ensuite les retrouver et raser tout le monde ; et Walter, bien que parfaitement capable de blaguer avec Patty sur les défauts de Suzanne et bien qu’indéniablement soucieux de tout le travail qu’il avait à faire et de son obligation de se lever très tôt le lendemain matin, se laissa à nouveau piéger d’autres soirs, parce que Suzanne s’était entichée de lui et qu’il était désolé pour elle.

Disons donc que Patty ne pouvait pas vraiment se résoudre à choisir entre le beurre et l’argent du beurre. Ils ne communiquèrent à nouveau que lorsque Walter appela de Hibbing pour s’excuser de son silence et annoncer que son père était dans le coma.

« Walter, tu me manques ! s’exclama-t-elle bien que ce fût exactement le genre de choses que Richard l’aurait enjointe de ne pas dire.

— Tu me manques aussi ! »

Elle pensa à lui demander des détails sur la santé de son père, même si poser les bonnes questions n’avait de sens que si elle avait l’intention de continuer quelque chose avec lui. Walter parla de foie foutu, d’œdème pulmonaire, et de pronostic merdique.

« Je suis vraiment désolée, dit-elle. Mais écoute… Pour la chambre…

— Oh, mais tu n’as pas besoin de te décider maintenant.

— Non, mais toi tu as besoin d’une réponse. Si jamais tu veux la louer à quelqu’un d’autre…

— Mais je préfère te la louer à toi !

— Oui bien sûr, et ça m’arrangerait certainement, mais je dois rentrer chez moi la semaine prochaine et je pensais faire la route jusqu’à New York avec Richard. Puisqu’il y va aussi à ce moment-là avec sa voiture. »

Toute inquiétude que Walter pourrait ne pas saisir le message ici fut alors dissipée par son soudain silence.

« Tu n’avais pas déjà un billet d’avion ? finit-il par dire.

— C’est un billet remboursable, mentit-elle.

— Bon, c’est bien, dit-il. Mais tu sais, Richard n’est pas très fiable.

— Je sais, je sais, dit-elle. Tu as raison. Je me suis juste dit que je pouvais économiser un peu d’argent, que je pourrais ensuite consacrer au loyer. (Élaboration plus avant du mensonge. Ses parents avaient payé le billet.) Je vais payer le loyer de juin quoi qu’il arrive.

— Ça n’a aucun sens si tu ne dois pas vivre ici.

— Mais c’est ce que je vais sans doute faire, je te dis. C’est juste que je ne suis pas encore sûre.

— D’accord.

— Je le veux vraiment. C’est juste que je ne suis pas sûre. Et donc, si tu trouves un autre locataire intéressé, tu devrais probablement accepter. Mais je tiens à payer juin. »

Il y eut un autre silence, puis Walter, d’une voix où perçait le découragement, dit qu’il devait raccrocher.

Ragaillardie d’être venue à bout de cette difficile conversation, elle appela Richard et l’assura qu’elle avait fait son choix, et c’est à ce moment-là que Richard indiqua que sa date de départ était plus ou moins incertaine et qu’il y avait un ou deux spectacles à Chicago qu’il espérait voir.

« Du moment que je suis à New York samedi prochain…, dit Patty.

— Ah oui, la fête pour l’anniversaire de mariage. Ça se passe où ?

— À la Mohonk Mountain House, mais je dois juste aller jusqu’à Westchester.

— Je vais voir ce que je peux faire. »

Ce n’est pas très marrant de voyager en voiture avec un conducteur qui pense que vous, et peut-être aussi toutes les femmes, êtes très chiantes, mais Patty n’en fit la découverte qu’en essayant. Les ennuis commencèrent avec la date de départ, qui dut être avancée pour elle. Puis un problème mécanique avec le van retarda Herrera et, puisque c’était chez des amis d’Herrera que Richard était censé rester à Chicago et puisque Patty n’avait jamais été prévue dans le projet, les choses promettaient d’être plutôt pénibles. Par ailleurs, Patty n’était pas très bonne pour calculer les distances et donc, quand Richard vint la chercher avec trois heures de retard et qu’ils ne quittèrent Minneapolis qu’en fin d’après-midi, Patty ne comprit pas qu’ils allaient arriver très tard à Chicago et qu’il était très important de filer sur l’I-94. Ce n’était pas sa faute à elle s’ils étaient partis en retard. Elle ne trouva pas excessif de demander, près d’Eau Claire, une pause-pipi, puis, une heure plus tard, au milieu de nulle part, un arrêt pour dîner. C’était son voyage en voiture et elle comptait bien en profiter ! Mais le siège arrière était plein de matériel que Richard n’osait pas quitter d’un œil, et ses propres besoins essentiels étaient satisfaits par son tabac à chiquer (il avait une grosse boîte de conserve dans laquelle cracher posée sur le sol), et même s’il ne critiquait pas le fait que ses cannes ralentissaient et compliquaient beaucoup tout ce qu’elle entreprenait, il ne lui disait pas non plus de se détendre et de prendre son temps. En traversant le Wisconsin, à chaque minute du trajet, en dépit de l’attitude sèche de Richard et de son irritation à peine voilée devant les besoins humains tout à fait raisonnables de Patty, elle sentit la pression presque physique de l’intérêt porté par Richard à l’idée de baiser, et cela n’améliora pas beaucoup l’ambiance dans la voiture non plus. Non qu’elle ne fût pas très attirée par lui. Mais elle avait besoin d’un minimum de temps et d’espace vital, et même en tenant compte de sa jeunesse et de son inexpérience, l’autobiographe est gênée de devoir rapporter que le moyen qu’elle trouva pour acheter ce temps et cet espace vital fut d’amener la conversation, de manière perverse, sur Walter.

Richard ne voulut tout d’abord pas parler de son ami, mais une fois qu’elle eut réussi à le lancer, elle apprit plein de choses sur la vie d’étudiant de Walter. Les colloques qu’il avait organisés – sur la surpopulation, sur la réforme du collège électoral – auxquels quasiment aucun étudiant n’avait assisté. La toute nouvelle musique New Wave qu’il avait soutenue pendant quatre ans sur la station de radio du campus. Sa pétition en faveur de fenêtres mieux isolées dans les résidences universitaires de Macalester. Les éditoriaux qu’il avait écrits pour le journal de la fac, concernant, par exemple, les plateaux de nourriture qu’il devait nettoyer à la chaîne quand il travaillait à la cafétéria : il avait calculé combien de familles de St. Paul pourraient être nourries avec le gâchis d’une seule soirée et il avait rappelé à ses camarades étudiants que d’autres êtres humains devaient s’occuper des traces de beurre de cacahuète qu’ils laissaient partout, il avait aussi fait une étude philosophique sur l’habitude de ses camarades étudiants de verser trois fois trop de lait sur leurs céréales froides pour laisser ensuite des bols pleins à ras bord de lait inutilisable sur leurs plateaux – pensaient-ils vraiment que le lait était un produit gratuit et illimité comme l’eau, sans aucune conséquence environnementale ? Richard raconta tout ça avec le même ton protecteur qu’il avait pris avec Patty deux semaines plus tôt, un ton de regret étrangement tendre envers Walter, comme s’il grimaçait sous la douleur que Walter s’infligeait en venant buter contre la dure réalité.

« Il a eu des petites amies ? demanda Patty.

— Il n’a jamais su très bien les choisir, dit Richard. Il flashait pour des nanas impossibles. Celles qui ont déjà des mecs. Les branchés art qui évoluent dans un cercle différent. Il y a eu une fille de troisième année dont il a été fou durant toute sa dernière année de fac. Il lui a donné sa tranche du vendredi soir à la radio et en a pris une le mardi après-midi. J’ai découvert ça trop tard pour l’en empêcher. Il lui récrivait ses devoirs, l’emmenait à des spectacles. C’était terrible de voir ça, de voir comment elle le menait par le bout du nez. Elle entrait toujours dans notre chambre quand il ne fallait pas.

— C’est drôle, dit Patty. Je me demande pourquoi c’est comme ça.

— Il ne fait jamais attention à mes mises en garde. Il est très buté. Et on ne le devinerait probablement pas, mais il a un faible pour les beautés. Pour les filles jolies et bien faites. Dans ce domaine, il est ambitieux. Ça ne lui a pas valu que de bons moments à la fac.

— Et cette fille qui n’arrêtait pas d’entrer dans votre chambre ? Tu l’aimais bien ?

— Je n’aimais pas ce qu’elle faisait à Walter.

— C’est ton truc, ça, pas vrai ?

— Elle avait un goût de merde et avait récupéré la tranche du vendredi soir. À un certain stade, il n’y a eu qu’un moyen de faire comprendre les choses à Walter : lui montrer à quel genre de nana il avait affaire.

— Tu lui as donc rendu service. Je vois.

— On est tous plus ou moins des moralistes.

— Non, sérieusement, je vois pourquoi tu ne nous respectes pas. Si tout ce que tu vois, année après année, ce sont des filles qui veulent que tu trahisses ton meilleur ami. Je comprends que ce soit une situation étrange.

— Je te respecte, toi, dit Richard.

— Ah-ah-ah.

— Tu es une maligne. Ça ne me déplairait pas de te voir cet été, si tu veux tenter New York.

— Ça ne me semble pas très faisable.

— Je dis juste que ce serait sympa. »

Elle eut à peu près trois heures pour entretenir ce fantasme – tout en regardant les feux arrière des voitures se ruer vers la grande métropole, elle se demandait l’effet que ça ferait d’être la nana de Richard, elle se demandait si une femme qu’il respectait pourrait réussir à le changer, elle s’imaginait ne jamais retourner dans le Minnesota, tentait de visualiser l’appartement qu’ils pourraient trouver, se délectait à la pensée de lâcher Richard sur sa méprisante sœur cadette, se représentait la consternation de la famille découvrant combien elle était devenue cool, et imaginait son gommage quotidien, chaque soir – avant leur atterrissage dans la réalité du South Side de Chicago. Il était deux heures du matin et Richard n’arrivait pas à trouver l’immeuble des amis d’Herrera. Des voies de chemin de fer et un sombre fleuve hanté ne cessaient de leur bloquer la route. Les rues étaient désertes, à part des taxis en maraude et des Jeunes Noirs Effrayants du genre dont on lisait les exploits dans les journaux.

« Une carte nous aurait été utile, dit Patty.

— C’est une rue qui porte un numéro. Ça devrait pas être si difficile que ça. »

Les amis d’Herrera étaient des artistes. Leur immeuble, que Richard avait fini par localiser avec l’aide d’un chauffeur de taxi, semblait inhabité. Une sonnette pendait à deux fils qui, de manière surprenante, étaient en état de marche. Quelqu’un écarta un morceau de toile masquant une fenêtre de la façade puis descendit échanger quelques remarques peu amènes avec Richard.

« Désolé, mon vieux, dit Richard. On a été retenus, on ne pouvait rien y faire. On a juste besoin de crécher ici une nuit ou deux. »

L’artiste portait un caleçon flottant bon marché.

« On a juste commencé à enduire la pièce aujourd’hui, dit-il. C’est encore assez humide. Herrera avait plutôt parlé du week-end.

— Il ne t’a pas appelé hier ?

— Ouais, il a appelé. Je lui ai dit que la chambre d’amis était un sacré foutoir.

— C’est pas un problème. Nous, ça nous va quand même. J’ai du matos à rentrer. »

Patty, qui ne pouvait rien porter, garda la voiture pendant que Richard la vidait lentement. La pièce qu’on leur alloua avait une odeur lourde qu’elle était encore trop jeune pour reconnaître comme étant de l’enduit à joints, trop jeune pour la trouver familière et réconfortante. La seule lumière venait d’un projecteur de chantier aveuglant en aluminium, attaché à une échelle couverte d’enduit.

« Mon Dieu, dit Richard. C’est quoi, ça, c’est des chimpanzés qui passent l’enduit ? »

Sous une pile de bâches protectrices en plastique poussiéreuses et pleines de taches d’enduit se trouvait un matelas à deux places piqueté de rouille.

« Pas vraiment tes critères Sheraton habituels, j’imagine, dit Richard.

— Il y a des draps ? » demanda timidement Patty.

Il s’en alla fourrager dans la pièce principale et revint avec une couverture au crochet, un jeté de lit indien et un coussin en velours frappé.

« Toi tu dors ici, dit-il. Ils ont un canapé, je peux dormir dessus. »

Elle lui lança un regard interrogateur.

« Il est tard, dit-il. T’as besoin de dormir.

— Tu es sûr ? Il y a de la place, ici. Le canapé, ça va être trop court pour toi. »

Elle tombait de sommeil mais elle le désirait, elle était équipée pour, et son instinct lui disait d’y aller tout de suite, d’inscrire ça pour toujours sur les tablettes, avant qu’elle ait le temps d’y penser vraiment et de changer d’avis. Et il allait s’écouler de nombreuses années, pratiquement la moitié d’une existence, avant qu’elle apprenne, ce qui la plongerait dans la confusion la plus totale, la raison pour laquelle Richard s’était montré soudain aussi gentleman ce soir-là. Sur le coup, dans ce chantier humide d’enduit, elle ne put que se dire qu’elle avait dû se tromper sur son compte, ou qu’elle l’avait rebuté en se montrant chiante et inutile pour porter ses affaires.

« Il y a quelque chose qui ressemble à une salle de bains, par là, dit-il. Tu auras peut-être plus de chance que moi pour trouver l’interrupteur. »

Elle lui adressa un regard languissant, dont il se détourna sur le champ, délibérément. La surprise cuisante de cette réaction, la fatigue du trajet, le stress de l’arrivée, l’aspect lugubre de la pièce : c’en fut trop, elle éteignit la lumière et s’allongea tout habillée, elle pleura un long moment, en prenant bien soin qu’on ne l’entende pas, jusqu’au moment où sa désillusion s’évanouit dans le sommeil.

Le lendemain matin, réveillée à six heures par un soleil féroce et de fort mauvaise humeur après avoir attendu pendant des heures et des heures que quelqu’un s’agite dans l’appartement, elle devint réellement chiante. La journée tout entière finit par représenter le degré zéro de la convivialité. Les amis d’Herrera étaient physiquement plutôt bruts de décoffrage et face à eux elle se sentait toute petite car elle ne comprenait aucune de leurs références culturelles branchées. On lui accorda trois brèves occasions de faire ses preuves, après quoi on l’ignora sèchement, puis, à son grand soulagement, ils quittèrent l’appartement avec Richard, qui revint seul, un carton de beignets pour le petit déjeuner à la main.

« Je vais travailler dans cette pièce, aujourd’hui, dit-il. Ça me rend malade de voir le boulot de merde qu’ils sont en train de faire. Tu veux poncer ?

— Je pensais qu’on aurait pu aller jusqu’au lac, ou ailleurs. Je veux dire, il fait tellement chaud, ici. Ou au musée, peut-être. »

Il la regarda avec gravité.

« Tu veux aller au musée ?

— Juste faire un truc, sortir et profiter de Chicago.

— On peut faire ça ce soir. Y a Magazine qui joue. Tu connais Magazine ?

— Je ne connais rien. Ça ne se voit pas ?

— Tu es de mauvaise humeur. Tu veux tailler la route.

— Je ne veux rien faire du tout.

— Si on nettoie la pièce, tu dormiras mieux ce soir.

— Je m’en fiche. J’ai juste pas envie de poncer. »

L’espace cuisine était une vraie porcherie, jamais nettoyée, qui puait la mort. Assise sur le canapé qui avait servi de lit à Richard, Patty tenta de lire un des livres qu’elle avait apportés dans l’espoir de l’impressionner, un roman d’Hemingway sur lequel, à cause de la chaleur et de l’odeur, de sa fatigue, de la boule dans sa gorge et des albums de Magazine que Richard ne cessait de passer, il lui était impossible de se concentrer. Lorsque la chaleur lui devint carrément intolérable, elle alla dans la pièce qu’il était en train d’enduire et lui annonça qu’elle allait se promener.

Il était torse nu, les poils de sa poitrine étaient raides et aplatis par la sueur qui coulait.

« Pas terrible comme quartier, pour ça, dit-il.

— Eh bien tu pourrais peut-être venir avec moi.

— Donne-moi encore une heure.

— Non, c’est bon, dit-elle, je vais y aller toute seule. On a une clé pour ici ?

— Tu veux vraiment sortir toute seule avec tes cannes ?

— Oui, sauf si tu veux venir avec moi.

— Je viens de te le dire, laisse-moi une heure.

— Oui, mais je n’ai pas envie d’attendre une heure.

— Dans ce cas, dit Richard, la clé est sur la table de la cuisine.

— Pourquoi es-tu aussi méchant avec moi ? »

Il ferma les yeux et parut compter silencieusement jusqu’à dix. Il détestait les femmes et tout ce qu’elles pouvaient raconter, c’était évident.

« Pourquoi tu ne prendrais pas une douche froide, dit-il, en attendant que je termine ?

— Tu sais, hier, pendant un moment, j’ai eu l’impression que tu m’aimais bien.

— Mais je t’aime bien, c’est vrai. C’est juste que je travaille, là.

— Bien, dit-elle. Travaille ! »

Dans le soleil de l’après-midi, les rues étaient encore plus étouffantes que l’appartement. Patty adopta une allure étonnamment rapide, en s’efforçant de ne pas pleurer de manière trop visible, en essayant d’avoir l’air de savoir où elle allait. Quand elle atteignit la rive du fleuve, il lui parut moins dangereux que dans la nuit, il semblait plein d’algues et pollué plutôt que maléfique et capable de tout engloutir. De l’autre côté se trouvaient des rues mexicaines décorées pour une fête mexicaine imminente ou récente, ou peut-être étaient-elles simplement décorées ainsi en permanence. Elle dénicha une taqueria climatisée où on la dévisagea sans toutefois l’ennuyer et où elle put boire un Coca en se vautrant dans ses malheurs de jeune fille. Son corps désirait ardemment Richard, mais le reste d’elle-même voyait bien qu’elle avait fait une Erreur Majeure en venant avec lui : tout ce qu’elle avait espéré de lui et de Chicago n’avait été qu’une de ses bonnes grosses rêveries. Des expressions familières apprises en cours d’espagnol au lycée, lo siento, hace mucho calor, ou ¿ qué quiere la señora ? émergeaient dans le brouhaha ambiant. Elle rassembla son courage pour commander trois tacos qu’elle dévora tout en regardant d’innombrables bus passer devant les fenêtres, chacun soulevant un sillage de crasse scintillante. Le temps s’écoula de cette manière particulière que l’autobiographe, qui a maintenant une expérience assez riche d’après-midi foutus en l’air, est capable d’identifier comme « dépressive » (à la fois interminable et passant à une vitesse étourdissante, plein à ras bord seconde par seconde, mais vide de tout contenu heure par heure), jusqu’à ce que pour finir, comme la journée de travail se terminait, des groupes de jeunes ouvriers arrivent et se mettent à lui prêter trop d’attention, en parlant de ses muletas, et elle dut alors s’en aller.

Quand elle rebroussa chemin, le soleil était une boule orange au bout des rues allant d’est en ouest. Son intention, comme elle s’autorisait maintenant à s’en rendre compte, avait été de rester dehors assez longtemps pour que Richard soit très inquiet à son sujet, et il sembla bien que son plan ait totalement échoué. Il n’y avait personne dans l’appartement. Les murs de sa pièce étaient presque terminés, le sol soigneusement balayé, le lit fait pour elle avec soin, avec de vrais draps et de vrais oreillers. Sur le couvre-lit indien se trouvait un petit mot de Richard, écrit en lettres majuscules microscopiques, lui donnant l’adresse d’un club et les indications pour prendre le E1 afin de s’y rendre. Le message concluait : ATTENTION, J’AI DÛ AMENER NOS HÔTES.

Avant de décider de sortir ou pas, Patty s’allongea pour faire une courte sieste et fut réveillée des heures plus tard, totalement désorientée, par le retour des amis d’Herrera. Elle clopina, sur une jambe, jusqu’à la grande pièce où elle apprit, de la bouche du plus désagréable d’entre eux, celui en caleçon de la veille, que Richard était parti avec d’autres gens et avait demandé qu’on dise à Patty de ne pas l’attendre – il serait de retour à temps pour l’emmener à New York.

« Il est quelle heure, là ? dit-elle.

— Environ une heure.

— Du matin ? »

L’ami d’Herrera la regarda d’un air mauvais.

« Non, c’est une éclipse totale du soleil.

— Et où est Richard ?

— Il est parti avec deux filles qu’il a rencontrées. Il n’a pas dit où. »

Comme cela a déjà été évoqué, Patty n’était pas douée pour estimer les distances en voiture. Afin d’arriver à Westchester à temps pour aller avec sa famille à la Mohonk Mountain House, elle et Richard auraient dû quitter Chicago à cinq heures ce matin-là. Elle dormit bien au-delà de cette heure et s’éveilla pour découvrir un temps gris et orageux, une ville différente, une saison différente. Toujours pas de Richard. Elle mangea des beignets rassis et tourna quelques pages d’Hemingway jusque vers onze heures mais elle comprit tout de même que mathématiquement ça ne pouvait plus marcher.

Elle prit la mesure du fiasco et appela ses parents en PCV.

« Chicago ! dit Joyce. Je n’arrive pas à y croire. Tu es près d’un aéroport ? Tu peux prendre un avion ? On pensait que tu serais là, à cette heure. Papa veut partir de bonne heure, à cause des embouteillages du week-end.

— J’ai foiré, dit Patty. Je suis désolée.

— Bon, tu peux être là demain matin ? Le grand dîner, c’est demain soir.

— Je vais vraiment faire mon possible », dit Patty.

Joyce était députée de l’État depuis trois ans maintenant. Si elle n’avait pas continué à énumérer à Patty tous les parents et amis de la famille en train de converger vers Mohonk pour cet important hommage à un mariage, à préciser l’excitation extraordinaire avec laquelle la fratrie de Patty attendait le week-end, et combien elle (Joyce) se sentait honorée par ce déluge de sentiments venant littéralement des quatre coins du pays, il est possible que Patty eût fait le nécessaire pour arriver à temps à Mohonk. Les choses étant ce qu’elles étaient, cela dit, une paix et une certitude étranges l’envahirent pendant qu’elle écoutait sa mère. Une pluie légère avait commencé à tomber sur Chicago ; de bonnes odeurs émanant du béton détrempé et du lac Michigan étaient apportées jusque dans l’appartement par le vent qui agitait les rideaux de toile.

Avec un manque de ressentiment totalement nouveau, un regard très distancié, Patty plongea en elle-même et vit que rien de grave ni de douloureux n’arriverait à quiconque si elle manquait tout simplement la fête. La majeure partie du chemin avait déjà été faite. Elle vit qu’elle était presque libre, et faire le dernier pas fut certes assez terrible, mais pas dans le mauvais sens du terme, si jamais cela signifie quelque chose.

Elle était assise à une fenêtre, respirant la pluie et regardant le vent courber les mauvaises herbes et les buissons sur le toit d’une usine abandonnée depuis longtemps, quand vint l’appel de Richard.

« Vraiment désolé, dit-il. Je suis là dans l’heure.

— Pas besoin de te dépêcher, dit-elle. C’est déjà bien trop tard.

— Mais ta fête, c’est demain soir.

— Non, Richard, ça, c’était le dîner. Je devais y être aujourd’hui. Aujourd’hui à cinq heures.

— Merde ! Tu me charries ?

— T’as vraiment oublié ?

— C’est un peu embrouillé dans ma tête, là. Je manque un peu de sommeil.

— Ça va, c’est bon. Y a plus du tout besoin de se dépêcher. Je crois que je vais rentrer chez moi. »

Et elle rentra effectivement chez elle. Elle descendit sa valise en la poussant dans l’escalier puis la suivit avec ses cannes, héla un taxi clandestin dans Halstead, elle prit ensuite un bus pour Minneapolis, puis un autre pour Hibbing, où Gene Berglund se mourait dans un hôpital luthérien. Il faisait moins de cinq degrés et il pleuvait à verse dans les rues vides du centre de Hibbing au petit matin. Les joues de Walter étaient plus roses que jamais. Devant la gare routière, dans la vieille caisse puant la cigarette du père de Walter, Patty se jeta au cou de Walter, se lança à la découverte de sa manière d’embrasser, et fut heureuse de constater qu’il faisait ça fort gentiment.

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