AU PAYS DES FEMMES

Durant son enfance et son adolescence, à St. Paul, Joey Berglund avait reçu d’innombrables assurances que sa vie était placée sous le signe de la chance. La façon dont les demis offensifs vedettes parlent d’une longue course à travers la défense adverse, cette impression de couper et de se faufiler à toute vitesse à travers une défense qui avance au ralenti, avec le terrain tout entier aussi visible et aussi immédiatement compréhensible que dans un jeu vidéo niveau débutant, voilà comment chaque facette de sa vie lui était apparue durant ses dix-huit premières années. Le monde se donnait à lui et il était content de le prendre. Il arriva comme étudiant de première année à Charlottesville avec les vêtements idéaux et la coupe de cheveux idéale, pour découvrir que la fac l’avait associé avec un coloc parfait de NoVa (comme les gens du coin appelaient les banlieues de Washington situées en Virginie). Pendant deux semaines et demie, la fac lui sembla être une extension du monde tel qu’il l’avait toujours connu, mais en mieux. Il en était si convaincu – prenant tout cela tellement pour acquis – que le matin du 11-Septembre il laissa Jonathan, son coloc, surveiller le World Trade Center et le Pentagone en flammes pour se dépêcher d’aller à son cours magistral d’éco niveau 2. Ce n’est qu’en arrivant au grand auditorium et en le trouvant désert qu’il comprit qu’un pépin vraiment sérieux s’était produit.

Malgré tous ses efforts, durant les semaines et les mois qui ont suivi, il ne parvint pas à se souvenir de ce qu’il avait pu penser en traversant le campus à moitié désert. C’était tout à fait étrange pour lui de se retrouver comme ça sans aucune idée, et le profond chagrin qu’il ressentit alors, sur les marches du bâtiment de chimie, devint le terreau de son ressentiment très personnel envers les attaques terroristes. Plus tard, quand ses ennuis se firent plus importants, il eut l’impression que cette bonne fortune, que son enfance lui avait appris à considérer comme un droit de naissance, avait été bafouée par un coup de malchance d’un ordre supérieur, mauvais au point de ne pas en être réel. Il ne cessait d’attendre que cette erreur, cette imposture, soit mise à nu, et que le monde retrouve son ordre originel, pour qu’il puisse connaître l’expérience estudiantine à laquelle il s’était attendu. Lorsque cela ne se produisit pas, il devint la proie d’une colère dont l’objet spécifique se refusait à lui apparaître nettement. Le coupable, rétrospectivement, semblait presque être Ben Laden, mais pas tout à fait. Le coupable était quelque chose de plus profond, quelque chose qui n’était pas politique, une chose structurellement malveillante, comme la bosse du trottoir qui vous fait trébucher et atterrir sur le nez alors que vous vous promenez innocemment.

Dans les jours qui suivirent le 11-Septembre, tout parut soudain extrêmement stupide à Joey. Il était stupide qu’une « Veillée » se tienne sans aucune raison pratique concevable, il était stupide que les gens continuent à regarder encore et encore les mêmes images du désastre, il était stupide que les types de la fraternité Chi Phi suspendent une bannière de « soutien » à leur bâtiment, il était stupide que le match de football contre Penn State soit annulé, il était stupide que tant d’étudiants quittent « Le Terrain » pour retrouver leurs familles (et il était stupide que tout le monde, à Virginia, dise « Le Terrain » plutôt que le « campus »). Les quatre voisins de palier démocrates de Joey avaient des discussions aussi interminables que stupides avec les vingt autres gars conservateurs, comme si quiconque se souciait de ce que des jeunes de dix-huit ans pouvaient penser du Moyen-Orient. On fit bêtement tout un plat autour des étudiants qui avaient perdu des membres ou des amis de leur famille lors des attaques, comme si toutes les autres morts horribles qui ne cessaient de survenir dans le monde importaient moins, et il y eut des applaudissements stupides quand une voiturée d’étudiants de dernière année partit solennellement pour New York afin d’aider les sauveteurs à Ground Zéro, comme s’il n’y avait pas déjà assez de gens à New York pour faire le boulot. Joey voulait juste que la vie normale reprenne au plus vite. Il avait l’impression d’avoir cogné son vieux Discman contre un mur et que le laser avait sauté de la chanson qu’il écoutait pour une autre qu’il ne reconnaissait pas ou qu’il n’aimait pas, et qu’il ne pouvait plus arrêter l’engin. Il se sentit longtemps si esseulé, isolé et en manque de son univers familier qu’il commit l’erreur assez grave de donner à Connie Monaghan l’autorisation de prendre un car Greyhound pour venir le voir à Charlottesville, mettant à mal un été de travail de terrassement pour la préparer à la rupture inévitable.

Tout l’été, il avait trimé pour convaincre Connie de l’importance de ne plus se voir pendant au moins neuf mois, afin de tester leurs sentiments. L’idée, c’était de se construire comme sujets indépendants et de voir si ces sujets indépendants pouvaient toujours s’entendre, mais pour Joey ce n’était pas davantage un « test » qu’une « expérience » de chimie au lycée pouvait être de la recherche. Connie allait rester dans le Minnesota tandis qu’il se lancerait dans une carrière dans les affaires et qu’il rencontrerait des filles plus exotiques, plus sophistiquées, avec de meilleures relations. C’est en tout cas ce qu’il avait imaginé avant le 11-Septembre.

Il prit bien garde de planifier la visite de Connie pendant que Jonathan était rentré chez lui à NoVa pour une fête juive. Elle passa tout le week-end à camper sur le lit de Joey, son petit sac de voyage à ses pieds, rangeant chaque chose dans le sac dès qu’elle n’en avait plus besoin, comme pour laisser le moins de traces possible. Pendant que Joey tentait de lire Platon pour un cours du lundi matin, elle étudia soigneusement les visages de l’album de première année de Joey, en riant de ceux qui avaient des expressions bizarres ou des noms ridicules. Bailey Bodsworth, Crampton Ott, Taylor Tuttle. Selon les calculs infaillibles de Joey, ils firent l’amour huit fois en quarante heures, tout en se défonçant à la marijuana hydroponique qu’elle avait apportée. Lorsque vint l’heure de la raccompagner à la gare routière, il téléchargea quelques chansons nouvelles sur le MP3 de Connie, pour les pénibles vingt heures du voyage de retour vers le Minnesota. La déplorable vérité, c’est qu’il se sentait responsable d’elle, mais qu’il était sûr qu’il devait malgré tout rompre avec elle, et il ne savait pas comment faire.

À la gare, il aborda le sujet des études de Connie, qu’elle avait promis de poursuivre mais que, à sa manière obstinée, elle n’avait pas fait, sans aucune explication.

« Tu dois reprendre les cours en janvier, lui dit-il. Tu commences à Inver Hills et puis peut-être que tu iras à la fac l’an prochain.

— D’accord, dit-elle.

— Tu es vraiment intelligente, dit-il. Tu ne peux pas être serveuse toute ta vie.

— D’accord, dit-elle en regardant d’un air désolé la file d’attente qui se formait devant son car. Je le ferai pour toi.

— Pas pour moi. Pour toi. Comme tu l’as promis. »

Elle secoua la tête.

« Tout ce que tu veux, c’est que je t’oublie.

— Ce n’est pas vrai, pas vrai du tout, dit Joey, bien que ce ne fût pas tout à fait faux.

— J’irai aux cours, dit-elle. Mais je ne t’oublierai pas pour autant. Rien ne peut me faire t’oublier.

— Bien, dit-il, mais il n’empêche qu’on doit trouver qui on est. On doit tous les deux grandir.

— Je sais déjà qui je suis.

— Mais tu te trompes, peut-être. Tu as peut-être encore besoin de…

— Non, dit-elle. Je ne me trompe pas. Je veux juste être avec toi. C’est tout ce que je veux, dans la vie. Tu es la meilleure personne au monde. Tu peux faire tout ce que tu veux, et moi je peux être là pour toi. Tu vas posséder beaucoup d’entreprises et je pourrai travailler pour toi. Ou tu peux être candidat à la présidence, et je travaillerai pour ta campagne. Je ferai des choses que personne d’autre ne fera. Si tu as besoin que quelqu’un fasse quelque chose d’illégal, je le ferai pour toi. Si tu veux des enfants, je les élèverai pour toi. »

Joey avait bien conscience qu’il lui aurait fallu tous ses esprits pour répondre à cette déclaration plutôt inquiétante, mais il était malheureusement encore quelque peu défoncé.

« Tiens, voilà ce que je veux que tu fasses, dit-il. Je veux que tu ailles à la fac. Parce que, par exemple, ajouta-t-il imprudemment, si tu devais travailler pour moi, il faudrait que tu connaisses plein de choses.

— C’est pour ça que je dis que je ferai des études pour toi, dit Connie. Tu ne m’écoutais pas, ou quoi ? »

Il commençait à comprendre ce qui lui avait échappé à St. Paul, à savoir que le prix des choses n’était pas toujours évident au premier abord : le gros des intérêts à payer pour ses plaisirs de lycéen se trouvait peut-être encore devant lui.

« On devrait faire la queue, dit-il. Si tu veux une bonne place.

— D’accord.

— Et aussi, je trouve qu’on devrait passer au moins une semaine sans s’appeler. Il faut qu’on redevienne plus disciplinés.

— D’accord », dit-elle en marchant docilement vers le car.

Joey la suivit, portant le sac de voyage. Au moins, il n’avait pas à s’inquiéter de scènes qu’elle pourrait faire. Elle n’avait jamais rien négocié, n’avait jamais insisté pour qu’ils se donnent la main dans la rue, elle ne se plaignait jamais, ne boudait pas, ne faisait pas de reproches. Elle gardait totale son ardeur pour quand ils étaient tous les deux seuls, c’était un peu sa spécialité. Lorsque s’ouvrirent les portes du car, elle le transperça d’un regard brûlant, avant de tendre son sac au chauffeur et d’embarquer. Pas de conneries du genre signes de mains à la fenêtre ou envoi de bisous. Elle se fourra ses écouteurs dans les oreilles, s’affala et disparut de la vue de Joey.

Pas de conneries durant les semaines qui suivirent, non plus.

Connie s’abstint sagement de l’appeler et tandis que la fièvre nationale commençait à baisser et l’automne à recouvrir les montagnes de la Blue Ridge, s’attardant avec un soleil couleur jaune foin, de riches odeurs de pelouse chaude et de feuilles prenant une teinte dorée, Joey assista à des défaites cuisantes des Cavaliers, s’entraîna à la salle de sport et prit pas mal de kilos à cause de la bière. Socialement, il gravitait autour de camarades venant de familles prospères qui croyaient aux vertus du tapis de bombes déversé sur le monde islamique pour lui apprendre à se tenir. Il n’était pas de droite lui-même mais était à l’aise avec ceux qui l’étaient. Niquer l’Afghanistan n’était pas exactement ce que son idée de la dislocation exigeait, mais c’en était suffisamment proche pour lui procurer quelque satisfaction.

Ce n’est que lorsqu’une quantité suffisante de bière avait été consommée pour amener la conversation d’un groupe sur le sexe qu’il se sentait isolé. Son histoire avec Connie était trop intense et trop étrange – trop sincère en fait, trop marquée par l’amour – pour devenir un sujet de vantardise. Il méprisait mais aussi enviait ses camarades pour leur assurance, leurs aveux salaces de ce qu’ils voulaient faire aux nanas les plus chouettes de l’album de la fac, ou de ce qu’ils étaient supposés avoir fait, dans des circonstances particulières, très imbibés, et apparemment sans regret ni conséquence, à des filles également très imbibées de leurs lycées ou écoles privées. Les désirs de ses camarades étaient toujours très centrés sur la pipe, que Joey était apparemment le seul à considérer comme à peine plus qu’une branlette glorifiée, un amusement de parking pendant la pause du déjeuner.

La masturbation en soi était une occupation dégradante dont il apprenait néanmoins à priser l’utilité alors qu’il tentait de se détacher de Connie. Son lieu préféré pour se soulager était les toilettes pour handicapés de la bibliothèque de science, où il récoltait 7,65 dollars de l’heure à lire des manuels et le Wall Street Journal tout en allant occasionnellement chercher des livres de science pour des polards à lunettes. Décrocher ce boulot d’étudiant à la bibliothèque lui avait paru une confirmation supplémentaire qu’il était destiné à être chanceux dans la vie. Il fut surpris de constater que la bibliothèque possédait toujours des textes imprimés d’une telle rareté et d’un intérêt si grand qu’ils devaient être gardés dans des lieux spéciaux et ne pouvaient quitter le bâtiment. Il apparaissait inévitable qu’ils soient numérisés dans les quelques années à venir. Bien des textes de la réserve étaient écrits dans des langues étrangères qui avaient été autrefois populaires, et illustrés de somptueuses pages en couleurs ; les Allemands du dix-neuvième siècle avaient été des recenseurs tout spécialement industrieux du savoir humain. Cela pourrait même conférer de la dignité à la masturbation, un petit peu au moins, que d’utiliser un atlas allemand sur l’anatomie sexuelle vieux d’un siècle comme adjuvant. Il savait que tôt ou tard il devrait briser le silence avec Connie, mais à la fin de chaque journée, après avoir utilisé les robinets à pédale spécial handicapés pour laver ses gamètes et ses fluides prostatiques et s’en débarrasser dans le lavabo, il décidait de risquer d’attendre vingt-quatre heures de plus, jusqu’au moment où, un soir, à son bureau de la réserve, le jour même où il s’était rendu compte qu’il avait sans doute attendu un jour de trop, il reçut un appel de la mère de Connie.

« Carole, dit-il aimablement. Bonjour.

— Salut Joey. Tu sais sans doute pourquoi je t’appelle.

— Non, en fait, je ne sais pas.

— Parce que tu viens de briser le petit cœur de notre amie, voilà pourquoi. »

L’estomac agité, il battit en retraite vers les rayonnages de livres.

« J’allais l’appeler ce soir, dit-il à Carol.

— Ce soir. Vraiment. Tu allais l’appeler ce soir.

— Oui.

— Et pourquoi je ne te crois pas ?

— Je ne sais pas.

— En tout cas, elle est couchée, alors tu as bien fait de ne pas appeler. Elle est allée se coucher sans dîner. Elle est allée se coucher à sept heures.

— J’ai bien fait de ne pas appeler, alors.

— Ce n’est pas drôle, Joey. Elle est très déprimée. Tu lui as filé une dépression et il faut que tu arrêtes de faire n’importe quoi. Tu comprends ce que je veux dire ? Ma fille n’est pas un chien que tu peux attacher à un parcmètre et oublier.

— Il faudrait peut-être lui donner des antidépresseurs.

— Ce n’est pas ton petit animal que tu peux laisser sur le siège arrière avec les vitres fermées, dit Carol, filant la métaphore. On fait partie de ta vie, Joey. Je crois qu’on mérite un peu plus que le rien que tu nous donnes. Cet automne a été terrible pour tout le monde, et toi tu es resté absent.

— Tu sais bien, j’ai des cours, et tout ça.

— Trop occupé pour appeler cinq minutes. Après trois semaines et demie de silence.

— J’allais vraiment l’appeler ce soir.

— Ne parlons même pas de Connie, dit Carol. Laissons Connie en dehors de tout ça une minute. Toi et moi on a vécu comme une famille pendant presque deux ans. Je n’aurais jamais cru m’entendre dire ça, mais je commence à avoir une idée de ce que tu as fait subir à ta mère. Sérieusement, ce n’est que cet automne que j’ai compris combien tu étais froid. »

Joey lança un sourire de pure oppression vers le plafond. Il y avait toujours eu quelque chose d’un peu bizarre dans ses relations avec Carol. Elle était ce que ses camarades sortis d’école privée et les gars de la fraternité avaient l’habitude d’appeler une MTFB (un acronyme qui, de l’avis de Joey, devenait parfaitement crétin du fait de l’omission du « à », dans « tout à fait baisable »). Même s’il avait généralement un très bon sommeil, il y avait eu certaines nuits, lorsqu’il résidait chez les Monaghan, où il s’était réveillé dans le lit de Connie avec d’étranges et angoissantes prémonitions sur son propre compte : il se retrouvait, horrifié, involontairement dans le lit de sa sœur, par exemple, ou il plantait accidentellement un clou dans le front de Blake avec la cloueuse électrique de ce dernier, ou, plus étrange encore, il se voyait comme la grue la plus haute sur le quai d’un port des Grands Lacs, avec son membre horizontal qui balançait de lourds containers au-dessus des ponts d’un gros cargo pour les déposer doucement sur une barge plus petite et plus plate. Ces visions avaient tendance à survenir après des moments d’association inappropriée avec Carol – un aperçu fugitif de ses fesses nues à travers la porte mal fermée de sa chambre ; le clin d’œil complice qu’elle avait décoché à Joey à la suite d’un rot émis par Blake à la table du dîner ; l’argumentation longue et détaillée qu’elle lui avait présentée (illustrée d’histoires très vivantes sur sa propre jeunesse dissipée) pour expliquer pourquoi elle avait mis Connie sous pilule. Dans la mesure où Connie était foncièrement incapable d’être mécontente de Joey, il incombait à sa mère de verbaliser ses insatisfactions. Carol était l’organe bavard de Connie, son avocat au franc parler, et Joey avait parfois l’impression, les soirs de week-end quand Blake sortait avec ses potes, d’être pris en sandwich dans un trio virtuel, avec Carol qui ne cessait de dire tout ce que Connie ne disait pas, Connie qui en silence faisait avec Joey tout ce que Carol ne pouvait faire, et Joey qui, aux petites heures de la nuit, se réveillait en sursaut avec la sensation d’être piégé dans quelque chose qui n’allait pas vraiment. Mère Tout Fait Baisable.

« Alors, je suis censé faire quoi, moi ? dit-il.

— Eh bien, pour commencer, je veux que tu sois un petit ami plus responsable.

— Je ne suis pas son petit ami. On fait un break.

— C’est quoi, ça, un break ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire qu’on fait l’expérience de la séparation.

— Ce n’est pas ce que me dit Connie. Connie me dit que tu veux qu’elle suive des cours pour avoir une qualification administrative et être ton assistante dans ce que tu vas entreprendre.

— Attends, dit Joey. Carol. J’étais défoncé quand j’ai dit ça. J’ai dit par erreur ce qu’il ne fallait pas parce que j’étais défoncé avec cette herbe incroyablement forte que Connie avait achetée.

— Parce que tu crois que je ne sais pas qu’elle fume ? Tu crois que Blake et moi on n’a pas de nez ? Tu n’es pas en train de m’apprendre quelque chose que je ne sais pas. Tout ce que tu fais, c’est te donner l’air du sale petit ami qui cafte.

— Ce que je veux dire, c’est que je n’ai pas trouvé les bons mots. Et je n’ai pas eu l’occasion de me rattraper, puisqu’on avait décidé de ne pas se parler pendant un moment.

— Et qui est responsable de ça ? Tu sais que tu es comme un dieu pour elle. Littéralement comme un dieu, Joey. Tu lui dis de retenir son souffle, elle retient son souffle jusqu’à l’évanouissement. Tu lui dis de s’asseoir dans un coin, elle s’assoit dans un coin jusqu’à ce qu’elle tombe d’inanition.

— Oui, et c’est la faute à qui ? dit Joey.

— C’est ta faute.

— Non, Carol, c’est ta faute à toi. C’est toi le parent. C’est dans ta maison qu’elle vit. Moi, je suis juste passé par là.

— Oui, et maintenant tu traces ta route, sans assumer tes responsabilités. Après avoir été quasiment marié avec elle. Après avoir fait partie de notre famille.

— Hola, hola, Carol. Je suis en première année de fac. Tu comprends ça ? Je veux dire, tu comprends la bizarrerie de cette conversation ?

— Je comprends que quand j’avais un an de plus que toi, j’avais déjà une petite fille et je devais me débrouiller dans la vie.

— Et ça a marché ?

— Pas si mal, en fait. Je n’allais pas t’en parler, parce qu’il est encore tôt, mais puisque tu le demandes, Blake et moi, on va avoir un bébé. Notre petite famille est sur le point de s’agrandir. »

Joey eut besoin d’un moment pour comprendre qu’elle lui annonçait qu’elle était enceinte.

« Écoute, dit-il, je suis encore au boulot. Enfin, félicitations et tout et tout. Mais je suis occupé, là.

— Occupé. C’est ça.

— Je promets, je vais l’appeler demain après-midi.

— Non, je suis désolée, dit Carol, ça, ça ne marche pas. Tu dois venir tout de suite et passer un peu de temps avec elle.

— C’est hors de question.

— Alors, tu viens une semaine à Thanksgiving. On va se faire un super Thanksgiving familial, tous les quatre. Comme ça, elle aura quelque chose à attendre, et toi tu pourras constater comme elle est déprimée. »

Joey avait le projet de passer ce congé à Washington avec son coloc, Jonathan, dont la sœur aînée, en deuxième année à Duke, était soit photographiée de manière admirablement trompeuse, soit quelqu’un qu’il fallait absolument rencontrer. La sœur s’appelait Jenna, ce qui, dans l’esprit de Joey, l’associait aux jumelles Bush, aux fêtes et aux mœurs relâchées que le nom de Bush connotait.

« Je n’ai pas de quoi payer le billet d’avion, dit-il.

— Tu peux prendre un bus, comme Connie. Ou alors, le bus, ce n’est pas assez bien pour Joey Berglund ?

— Et puis, j’ai d’autres projets.

— Eh bien, tu ferais mieux de changer tes projets, dit Carol. Ta petite amie depuis quatre ans est sérieusement déprimée. Elle pleure pendant des heures, elle ne mange plus. J’ai dû parler à son patron chez Frost’s pour qu’elle ne soit pas virée, parce qu’elle ne se souvient pas des commandes, elle se mélange les pinceaux, et elle ne sourit jamais. Peut-être qu’elle fume au boulot, ça ne m’étonnerait pas. Après, elle rentre à la maison, elle va se coucher direct et reste dans sa chambre. Quand elle travaille l’après-midi, je dois rentrer à la maison pendant ma pause-déjeuner pour m’assurer qu’elle est bien levée et habillée pour le boulot, parce qu’elle ne répond pas au téléphone. Et puis il faut que je la conduise chez Frost’s, pour vérifier qu’elle entre bien. J’ai essayé de demander à Blake de le faire, mais elle ne lui parle plus et ne fait rien de ce qu’il dit. Parfois, je me dis qu’elle veut briser ma relation avec lui, juste par méchanceté, parce que tu es parti. Quand je lui dis d’aller voir le docteur, elle dit qu’elle n’a pas besoin de docteur. Quand je lui demande ce qu’elle cherche à prouver, et quels sont ses projets dans la vie, elle dit que son projet, c’est d’être avec toi. C’est son seul projet. Alors quel que soit ton petit programme de Thanksgiving, tu ferais mieux de le changer.

— J’ai dit que je l’appellerais demain.

— Tu crois vraiment que tu peux te servir de ma fille comme jouet sexuel pendant quatre ans et puis t’en aller quand ça te chante ? C’est vraiment ça, ce que tu penses ? C’était encore une enfant quand tu as commencé à avoir des relations avec elle. »

Joey repensa à ce jour fatidique, dans sa vieille cabane dans l’arbre, quand Connie avait frotté l’entrejambe de son short avant de prendre sa main à lui, un peu plus petite, pour lui montrer où la toucher : il n’avait vraiment pas eu besoin de la pousser beaucoup.

« J’étais un enfant, moi aussi, dit-il.

— Chéri, tu n’as jamais été un enfant, dit Carol. Tu as toujours été si cool et si maître de toi. Et ne crois pas que je ne te connaissais pas quand tu étais bébé. Tu ne pleurais même pas ! Je n’avais jamais rien vu de tel de toute ma vie. Tu ne pleurais même pas quand tu te cognais le doigt de pied. Tu faisais une grimace, mais pas un seul sanglot.

— Non, je pleurais. Je me rappelle très bien avoir pleuré.

— Tu t’es servi d’elle, tu t’es servi de moi, tu t’es servi de Blake. Et maintenant, tu crois que tu peux nous tourner le dos et poursuivre ta route ? Tu crois que c’est comme ça qu’il marche, le monde ? Tu crois qu’on est tous là juste pour ton bon plaisir ?

— Je vais essayer de la convaincre de voir un médecin pour un traitement. Mais, Carol, tu sais, notre conversation est vraiment bizarre. Ce n’est pas une conversation normale.

— Eh bien, tu ferais mieux de t’y habituer, parce qu’on va en avoir une autre demain, et après-demain, et après après-demain, jusqu’à ce que tu me dises que tu viens pour Thanksgiving.

— Je ne viens pas pour Thanksgiving.

— Alors il va falloir t’habituer à m’entendre. »

Après la fermeture de la bibliothèque, il sortit dans la nuit froide et alla s’asseoir sur un banc, devant sa résidence ; il caressa son téléphone en essayant de penser à quelqu’un qu’il pourrait appeler. À St. Paul, il avait clairement fait comprendre à tous ses amis qu’on ne parlait pas de Connie, et en Virginie il avait gardé ça secret. Presque tous ses camarades communiquaient quotidiennement avec leurs parents, quand ce n’était pas toutes les heures, et bien que cela lui fît ressentir une gratitude inattendue envers ses parents, qui avaient été bien plus cool et bien plus respectueux de ses souhaits qu’il n’avait été capable de l’apprécier tant qu’il vivait à côté de chez eux, cela déclenchait aussi chez lui une sorte de panique. Il avait demandé sa liberté, ils la lui avaient accordée, et il ne pouvait plus revenir en arrière, maintenant. Il y avait eu un bref épisode de coups de fil familiaux après le 11-Septembre, mais les conversations avaient surtout été impersonnelles, avec sa mère qui s’amusait à ressasser qu’elle ne pouvait s’empêcher de regarder CNN, même si elle était convaincue que trop regarder CNN lui faisait du mal, et avec son père qui saisissait l’occasion pour exprimer son hostilité de toujours envers toute religion organisée, et enfin avec Jessica qui étalait sa connaissance des cultures non-occidentales et expliquait la légitimité de leur hargne contre l’impérialisme américain. Jessica se trouvait tout en bas de la liste des gens que Joey appellerait en cas de détresse. Sauf, peut-être, si elle était sa dernière connaissance vivante, qu’il avait été arrêté en Corée du Nord et qu’il était prêt à supporter un pénible sermon, alors là oui, peut-être.

Comme pour se rassurer et se convaincre que Carol se trompait sur son compte, il pleura un peu dans le noir, sur son banc. Il pleura pour Connie et ses malheurs, il pleura pour l’avoir abandonnée à Carol – parce qu’il n’était pas la personne qui pouvait la sauver. Puis il se sécha les yeux et appela sa propre mère, dont Carol aurait sans doute pu entendre le téléphone sonner à condition de se tenir suffisamment près de la fenêtre, aux aguets.

« Joseph Berglund, dit sa mère. J’ai l’impression que ce nom me dit quelque chose.

— Salut m’man. »

Immédiatement, un silence.

« Désolé de ne pas avoir appelé depuis longtemps, dit-il.

— Oh, tu sais, il ne se passe pas grand-chose par ici, sauf des paniques à l’anthrax, un agent immobilier peu réaliste qui essaie de vendre notre maison, et ton père qui fait des allers-retours à Washington. Tu sais qu’ils forcent les gens qui prennent l’avion pour Washington à rester assis une heure avant l’atterrissage ? C’est un peu bizarre, comme régulation. Enfin, qu’est-ce qu’ils pensent ? Que les terroristes vont renoncer à leur sombre projet parce qu’il y a le signe demandant d’attacher les ceintures ? Papa dit qu’ils ont à peine décollé que l’hôtesse se met à prévenir tout le monde d’aller aux toilettes tout de suite avant qu’il soit trop tard. Et après, ils distribuent des canettes de soda à tout le monde. »

On aurait dit une vieille dame bavarde, et non la force vitale qu’il imaginait encore lorsqu’il s’autorisait à penser à elle. Il dut fermer les yeux très fort pour ne pas se remettre à pleurer. Tout ce qu’il avait fait la concernant durant les trois dernières années avait été calculé pour supprimer les conversations intensément personnelles qu’ils avaient eues quand il était plus jeune : pour qu’elle la ferme, pour qu’elle apprenne à se contenir, pour qu’elle cesse de l’agacer avec son cœur débordant et son manque d’inhibition. Et maintenant que l’apprentissage avait été fait, qu’elle se montrait docilement triviale avec lui, il se sentait privé d’elle et voulait tout annuler.

« J’ai le droit de te demander si tout va bien pour toi ? dit-elle.

— Tout va bien pour moi.

— La vie est douce dans les anciens États esclavagistes ?

— Très douce. Il fait très beau.

— Bien sûr. C’est l’avantage d’avoir grandi dans le Minnesota. Où que tu ailles après il fait toujours plus beau.

— Ouais.

— Et tu te fais beaucoup d’amis ? Tu rencontres beaucoup de gens ?

— Ouais.

— Bien, très, très bien. C’est très, très bien. C’est gentil d’appeler, Joey. Je veux dire, tu n’es pas forcé, alors c’est gentil de le faire. Tu as de vrais fans, ici au pays. »

Une horde de mâles de première année surgit hors du dortoir et fonça sur la pelouse, les voix amplifiées par la bière.

« Jo-eeey, Jo-eeey ! » beuglèrent-ils avec affection.

Il leur fit un signe de tête en guise de réponse très cool.

« On dirait que tu as aussi des fans là-bas, dit sa mère.

— Ouais.

— Mon petit garçon est très populaire.

— Ouais. »

Un autre silence tomba tandis que la horde s’éloignait vers de nouveaux points d’eau. Joey eut une douloureuse impression de désavantage, en les regardant partir. Il avait déjà presque un mois d’avance sur ses dépenses prévisionnelles du trimestre d’automne. Il ne voulait pas être le gars pauvre qui ne buvait qu’une bière quand les autres en prenaient six, mais il ne voulait pas non plus avoir l’air d’un parasite. Il voulait être dominant et généreux ; et cela exigeait des fonds.

« Papa, il aime bien son nouveau boulot ? fit-il l’effort de demander à sa mère.

— Oui, je crois qu’il l’aime bien. Ça le rend un peu fou. Tu sais, il se retrouve soudain avec des tonnes d’argent appartenant à d’autres, qu’il peut dépenser pour arranger tout ce qui ne va pas dans le monde selon lui. Avant, il pouvait se plaindre que personne ne faisait rien. Maintenant, c’est lui qui doit essayer de faire quelque chose, ce qui est impossible, bien sûr, puisqu’on fonce tous droit dans le mur, de toute façon. Il m’envoie des e-mails à trois heures du matin. Je ne crois pas qu’il dorme beaucoup.

— Et toi ? Comment ça va ?

— Ah mais c’est gentil de demander, sauf que tu n’as pas vraiment envie de savoir.

— Bien sûr que si.

— Mais non, crois-moi. Et ne te fais pas de souci, je ne dis pas ça méchamment. Ce n’est pas un reproche. Tu as ta vie et j’ai la mienne. C’est très, très bien comme ça.

— Non, mais je veux dire, tu fais quoi, toute la journée ?

— Pour ton information, dit sa mère, cela peut être une question maladroite à poser à quelqu’un. C’est comme de demander à un couple sans enfant pourquoi ils n’en ont pas, ou à une personne célibataire pourquoi elle ne s’est pas mariée. Il faut faire attention avec certaines questions qui peuvent te paraître tout à fait inoffensives.

— Hum…

— Je suis un peu dans les limbes en ce moment, dit-elle. C’est difficile d’engager de grands changements dans ma vie, alors que je sais que je vais déménager. J’ai démarré un petit projet d’écriture, pour m’amuser. Je dois aussi faire en sorte que la maison ait l’air d’un bed and breakfast au cas où un agent immobilier débarquerait avec une offre potentielle. Je passe beaucoup de temps à m’assurer que les magazines soient joliment présentés en éventail. »

Le sentiment d’abandon douloureux qu’éprouvait Joey cédait peu à peu place à l’irritation, parce que, elle avait beau le nier, elle ne semblait pas pouvoir s’empêcher de lui faire des reproches. Ces mères et leurs reproches, c’était toujours pareil. Il l’appelait pour avoir un peu de soutien et, en moins de deux, c’était presque lui qui la soutenait.

« Et pour l’argent, ça va ? dit-elle, comme si elle sentait son irritation. Tu as assez d’argent ?

— Je suis un peu juste, admit-il.

— Je me doute !

— Dès que je serai résident, les frais d’inscription baisseront bien. C’est juste la première année qui est très dure.

— Tu veux que je t’envoie un peu d’argent ? »

Il sourit dans le noir. Il l’aimait bien, en dépit de tout ; il ne pouvait s’en empêcher.

« Je croyais que papa avait dit qu’il n’y aurait plus d’argent.

— Papa n’a pas besoin de tout savoir.

— Oui, mais la fac ne me considérera pas comme résident de l’État si j’ai quoi que ce soit de ta part.

— La fac n’a pas besoin de tout savoir non plus. Je pourrais t’envoyer un mandat, si ça peut t’aider.

— Oui, et après ?

— Et après, rien, promis. Rien en échange. Ce que je dis, c’est que tu as déjà été clair avec papa. Inutile de payer des intérêts si élevés, juste pour continuer à prouver quelque chose que tu as déjà prouvé.

— Laisse-moi le temps d’y réfléchir.

— Tu sais, je vais te mettre un mandat au courrier. Tu décides ensuite dans ton coin si tu veux l’encaisser ou pas. Tu n’auras pas besoin d’en discuter avec moi. »

Il sourit à nouveau.

« Pourquoi tu fais ça ?

— Eh bien, tu me crois ou pas, Joey, mais tu sais, je veux que tu aies la vie que tu désires. J’ai eu pas mal de temps libre pour me poser certaines questions, pendant que je disposais les magazines en éventail sur la table basse. Genre, si tu nous disais, à papa et à moi, que tu ne veux plus jamais nous voir, pour le restant de tes jours, est-ce que je voudrais toujours que tu sois heureux ?

— C’est une question hypothétique bizarre. Et ça n’a rien à voir avec la réalité.

— C’est sympa d’entendre ça, mais ce n’est pas ce que je veux dire. Ce que je veux dire, c’est que nous pensons tous connaître la réponse à la question. Les parents sont programmés pour vouloir le meilleur pour leurs enfants, quel que soit ce qu’ils reçoivent en retour. C’est ça l’amour, non ? Mais en fait, si on y réfléchit bien, c’est une idée étrange. Parce que nous savons comment les gens sont vraiment. Égoïstes, peu clairvoyants, égotistes et avides. Pourquoi le fait d’être un parent, en soi et pour soi, conférerait d’une manière ou d’une autre une supériorité de caractère sur tous les autres ? De toute évidence, ce n’est pas le cas. Je t’ai déjà un peu parlé de mes propres parents, par exemple…

— Pas beaucoup, dit Joey.

— Eh bien, peut-être qu’un jour je t’en dirai plus, si tu me le demandes gentiment. Mais ce que je veux dire, c’est que j’ai vraiment sérieusement pensé à cette question de l’amour, en ce qui te concerne. Et j’ai décidé…

— M’man, ça t’ennuie si on parle d’autre chose ?

— J’ai décidé…

— Ou plutôt, une autre fois ? La semaine prochaine, par exemple ? J’ai encore beaucoup de choses à faire avant d’aller au lit. »

Le silence de la blessure s’abattit sur St. Paul.

« Désolé, dit-il. C’est juste qu’il est très tard, je suis fatigué et j’ai encore plein de trucs à faire.

— J’étais juste en train d’expliquer, dit sa mère d’une voix beaucoup plus basse, pourquoi je vais t’envoyer un mandat.

— D’accord, merci. C’est gentil de ta part, on va dire. »

D’une voix encore plus ténue et blessée, sa mère le remercia d’avoir appelé et raccrocha.

Joey scruta la pelouse à la recherche d’un buisson ou d’un recoin architectural où il pourrait pleurer sans être vu par des meutes passant par là. Ne voyant rien, il courut à l’intérieur de son bâtiment et, à l’aveugle, comme s’il avait besoin de vomir, s’engouffra dans les premiers gogues qu’il vit, sur un palier qui n’était pas le sien, il s’enferma dans un box et pleura toute sa haine pour sa mère. Quelqu’un se douchait dans un nuage de savon déodorant et d’humidité. Une grosse érection au visage souriant, s’élevant dans les airs comme Superman, laissant échapper des gouttelettes, était dessinée au feutre sur la porte piquetée de rouille. En dessous, quelqu’un avait écrit TIRE TON COUP MAINTENANT OU REPRENDS TA PLACE DANS LA QUEUE.

La nature du reproche de sa mère n’était pas aussi simple que le reproche de Carol Monaghan. Carol, contrairement à sa fille, n’était pas très maligne. Connie possédait une intelligence concise et ironique, un petit clitoris bien ferme de discernement et de sensibilité auquel elle ne donnait accès à Joey que derrière des portes closes. Lorsque Connie, Carol, Blake et Joey dînaient tous ensemble, Connie mangeait les yeux baissés, apparemment perdue dans ses étranges pensées, mais après, une fois seule avec Joey dans leur chambre, elle pouvait reproduire jusqu’au dernier et déplorable détail le comportement à table de Carol et de Blake. Elle demanda un jour à Joey s’il avait remarqué que presque tous les commentaires de Blake avaient pour but de dire combien les gens étaient stupides et combien lui, Blake, était supérieur et sous-estimé. D’après Blake, la météo du matin sur KSTP était stupide, les Paulsen avaient mis leur caisse à recyclage dans un endroit stupide, le signal de la ceinture de sécurité dans son camion était stupide de ne pas s’arrêter après soixante secondes, les conducteurs qui respectaient la limite de vitesse dans Summit Avenue étaient stupides, le feu tricolore au carrefour de Summit et Lexington était stupidement programmé, son patron était stupide, les codes régissant la construction de la ville étaient stupides. Joey se mit à rire tandis que Connie poursuivait, avec sa mémoire implacable, sa liste d’exemples : la nouvelle télécommande de la télé était stupidement conçue, les horaires du début de soirée sur NBC avaient été stupidement réorganisés, la National League était stupide de ne pas adopter la règle du frappeur désigné, les Vikings étaient stupides d’avoir laissé partir Brad Johnson et Jeff George, le modérateur du second débat présidentiel, avait été stupide de ne pas insister sur le fait qu’Al Gore était un fieffé menteur, le Minnesota était stupide de faire payer à ses citoyens qui travaillaient dur une couverture médicale gratuite haut de gamme pour les clandestins mexicains et les tricheurs à l’allocation, une couverture médicale gratuite haut de gamme…

— Et tu sais quoi ? conclut Connie.

— Quoi ? dit Joey.

— Tu ne fais jamais ça. Tu es vraiment plus intelligent que les autres, alors tu n’as pas besoin de dire qu’ils sont stupides. »

Joey accepta le compliment avec gêne. Tout d’abord, il ressentit une forte bouffée de compétition devant cette comparaison directe entre lui et Blake – le sentiment désagréable d’être un pion ou un prix dans une lutte complexe mère-fille. Et même s’il était vrai qu’il avait dû laisser pas mal de ses opinions et jugements à la porte lorsqu’il avait emménagé chez les Monaghan, il avait bien auparavant déclaré stupides toutes sortes de choses, en particulier sa propre mère, qui avait fini par lui sembler être un puits sans fond de bêtise exaspérante. Et voilà que Connie paraissait suggérer que ce qui poussait les gens à se plaindre de la stupidité était en fait leur propre stupidité.

En vérité, le seul domaine où sa mère avait été coupable de stupidité, ç’avait été avec Joey lui-même. D’accord, elle avait également été très bête, par exemple, de montrer si peu de respect pour Tupac, dont Joey voyait les meilleurs morceaux comme des pépites de pur génie, ou d’être aussi hostile à Mariés, deux enfants, dont la stupidité était si calculée et extrême que ça en devenait carrément brillant. Mais elle n’aurait jamais attaqué Mariés, deux enfants si Joey n’avait pas passé tout son temps à regarder des rediffusions, elle ne se serait jamais abaissée à faire ses mauvaises et embarrassantes caricatures de Tupac si Joey ne l’avait pas autant admiré. La cause véritable et originale de sa stupidité était son souhait que Joey continue à être son ami : qu’il continue à être plus diverti et plus fasciné par sa mère que par de grandes séries télé ou par un réel génie du rap. Là résidait l’origine malsaine de sa stupidité : elle était en compétition.

Au bout du compte, il avait été assez désespéré pour parvenir à lui faire entrer dans le crâne qu’il ne voulait plus être son ami. Cela n’avait même pas été un plan conscient, plus un genre de produit dérivé de l’irritation que sa sœur moralisatrice avait suscitée chez lui : il ne pouvait penser à meilleur moyen de la mettre en rage et de l’horrifier que d’inviter un groupe de potes à la maison pour se soûler au Jim Beam pendant que les parents se trouvaient auprès de leur grand-mère souffrante à Grand Rapids, avant de baiser Connie le lendemain soir de manière tout spécialement sonore contre le mur mitoyen entre sa chambre et celle de Jessica, poussant cette dernière à monter le son insupportable de Belle and Sebastien à un volume digne d’une boîte de nuit et, plus tard, après minuit, à cogner à la porte verrouillée de la chambre de Joey avec ses phalanges vertueusement blanches…

« Bordel, Joey ! T’arrêtes ça tout de suite ! Tout de suite, tu m’entends ?

— Hé, du calme, je te rends service, sur ce coup.

— Quoi ?

— T’en as pas marre de ne jamais cafter ? Je te rends service ! Je te tends la perche !

— Je vais cafter tout de suite. Je vais appeler papa tout de suite.

— Vas-y ! Tu ne m’as pas entendu ? J’ai dit que je te rendais service.

— Espèce de con ! Espèce de sale petit con ! J’appelle papa tout de suite… »

Pendant ce temps, Connie, nue comme un ver, la lèvre et les mamelons rouge sang, restait assise et retenait son souffle en regardant Joey avec un mélange de peur, d’étonnement, d’excitation, d’allégeance et de plaisir qui le persuada, comme rien auparavant et peu de choses par la suite, qu’aucune règle, aucune bienséance, aucune loi morale n’importait à Connie, tant quelle était son élue et sa partenaire dans le péché.

Il ne s’était pas attendu à ce que sa grand-mère meure cette semaine-là – elle n’était pas si vieille que ça. En foutant la merde juste la veille de son trépas, il s’était mis dans une position tout à fait insoutenable. La preuve en fut qu’on ne lui cria même pas dessus. À Hibbing, lors de l’enterrement, ses parents l’ont simplement ignoré. Il resta tout seul, à mijoter dans sa culpabilité, pendant que le reste de sa famille se rassemblait dans un chagrin qu’il aurait dû partager avec eux. Dorothy avait été le seul grand-parent qu’il avait connu, elle l’avait impressionné, quand il était encore très jeune, en l’invitant à toucher sa main déformée pour voir que c’était toujours une main humaine dont il ne fallait pas avoir peur. Par la suite, il n’avait jamais objecté aux gentillesses que ses parents lui avaient demandé de lui prodiguer quand elle venait les voir. C’était une personne, peut-être la seule personne, avec laquelle il avait été bon à cent pour cent. Et maintenant, soudain, elle était morte.

L’enterrement fut suivi de plusieurs semaines de répit de la part de sa mère, plusieurs semaines de froideur bienvenue, mais peu à peu elle recommença à le chercher. Elle exploita le prétexte de la franchise de Joey à propos de Connie pour se montrer à son tour d’une franchise inappropriée avec lui. Elle tenta de faire de lui son Confident Désigné, ce qui s’avéra bien pire que d’être son ami. C’était sournois et irrésistible. Tout débuta par une confidence : elle vint s’asseoir sur le lit de Joey un après-midi et se mit à lui raconter comment elle avait été harcelée à la fac par une menteuse pathologique et droguée qu’elle aimait néanmoins et que le père de Joey n’approuvait pas. « Il fallait que je le dise à quelqu’un, dit-elle, et je ne voulais pas le dire à papa. J’allais chercher mon nouveau permis de conduire hier, et je me suis rendu compte qu’elle se trouvait devant moi dans la file d’attente. Je ne l’avais pas revue depuis le soir où je m’étais bousillé le genou. Ça fait quoi, vingt ans ? Elle a pris beaucoup de poids, mais c’est sûr, c’était elle. Et j’ai eu très peur, en la voyant. J’ai compris que je me sentais coupable.

— Pourquoi avoir peur ? se retrouva-t-il à dire, comme le psy de Tony Soprano. Pourquoi se sentir coupable ?

— Je ne sais pas. Je suis partie de là ventre à terre avant qu’elle ait le temps de me voir. Il va falloir que je revienne, pour mon permis. Mais j’étais terrifiée à l’idée qu’elle se retourne et qu’elle me voie. J’étais terrifiée de ce qui allait se passer. Parce que tu sais, je ne suis pas du tout lesbienne. Crois-moi, je le saurais si je l’étais – la moitié de mes vieilles amies sont gays. Ce qui n’est vraiment pas mon cas.

— C’est bon à entendre, dit-il avec un ricanement nerveux.

— Mais je me suis rendu compte, hier, en la voyant, que j’avais été amoureuse d’elle. Et je n’ai jamais su affronter ça. Et maintenant, elle a cette sorte de lourdeur due au lithium…

— C’est quoi, le lithium ?

— C’est pour les maniaco-dépressifs. Les bipolaires.

— Ah…

— Et je l’ai totalement abandonnée, parce que papa la détestait tant. Elle souffrait, et je ne l’ai jamais rappelée, et j’ai jeté ses lettres sans même les ouvrir.

— Mais elle t’a menti. Elle faisait peur.

— Je sais, je sais, mais n’empêche, je me sens coupable. »

Elle lui raconta bien d’autres secrets durant les mois qui suivirent. Des secrets qui se révélèrent être comme des bonbons empoisonnés à l’arsenic. Pendant un temps, il se trouva réellement chanceux d’avoir une mère si cool et si franche. En retour, il lui dévoila diverses perversions et petits délits de ses camarades de classe, pour tenter de l’impressionner en lui montrant combien ses pairs étaient plus blasés et plus débauchés que les jeunes des années soixante-dix. Et puis un jour, lors d’une conversation sur le viol dans les campus, il avait semblé assez naturel à Patty de lui dire que cela lui était arrivé quand elle était adolescente, qu’il ne devait jamais en dire un mot à Jessica, parce que Jessica ne la comprenait pas comme lui la comprenait – personne ne la comprenait comme Joey la comprenait. Il avait passé les nuits qui avaient suivi cette conversation allongé sans dormir, nourrissant une colère meurtrière contre le violeur de sa mère, se sentant scandalisé par l’injustice du monde, coupable de toutes les choses négatives qu’il avait pu dire ou penser sur sa mère, mais aussi privilégié et important parce qu’il avait ainsi accès au monde des secrets des adultes. Et puis, un matin, il s’éveilla en la haïssant très violemment, au point qu’il en avait la chair de poule et l’estomac retourné quand il se trouvait dans la même pièce qu’elle. Ce fut comme une transformation chimique. Comme si de l’arsenic suintait de ses organes et de sa moelle épinière.

Ce qui l’avait décontenancé ce soir-là au téléphone, c’était le fait qu’elle lui avait semblé tout sauf stupide. Là, en effet, résidait la substance de son reproche. Elle ne paraissait pas être très douée pour vivre sa vie, mais ce n’était pas parce qu’elle était stupide. C’était presque le contraire, en réalité. Elle avait une conscience tragi-comique d’elle-même et semblait, qui plus est, sincèrement vouloir s’excuser d’être comme elle était. Et pourtant tout cela aboutissait à un reproche à son adresse à lui. Comme si elle parlait une langue aborigène sophistiquée mais mourante qu’il incombait à la jeune génération (c’est-à-dire à Joey) soit de perpétuer, soit de laisser disparaître en en assumant la responsabilité. Ou comme si elle était un des oiseaux menacés du père de Joey, chantant son chant obsolète dans les bois, dans l’espoir triste qu’un esprit ami passant par là l’entendrait. Il y avait elle, et puis il y avait le reste du monde, et à la façon même dont elle choisissait de lui parler, elle lui reprochait de prêter allégeance au reste du monde plutôt qu’à elle. Et qui pourrait le blâmer de préférer le monde ? Il devait tenter de vivre sa vie ! Le problème venait du fait que lorsqu’il était plus jeune, dans sa faiblesse, il lui avait laissé entendre qu’il comprenait la langue qu’elle parlait, qu’il reconnaissait son chant, et maintenant elle ne pouvait apparemment s’empêcher de lui rappeler que ces capacités-là se trouvaient toujours en lui, si jamais il voulait à nouveau les exploiter.

Celui qui se douchait dans la salle de bains du dortoir avait terminé et s’essuyait. La porte du palier s’ouvrit et se referma, s’ouvrit et se referma ; une odeur mentholée de brossage de dents s’éleva des lavabos et pénétra le compartiment de Joey. Sa crise de larmes lui avait donné une érection qu’il libéra de son caleçon et de son pantalon de coton pour s’y accrocher comme à sa vie. S’il appuyait assez fort à la base, il pouvait faire gonfler le bout jusqu’à le rendre énorme et hideux, presque noir de sang veineux. Il aimait tellement regarder ça, il se délectait tellement du sentiment de protection et d’indépendance que cette beauté répugnante lui donnait, qu’il était réticent à l’idée de se finir et de perdre toute cette dureté. Marcher en bandant chaque minute de la journée, bien sûr, ferait de lui ce que les gens appelaient un queutard. Ce qu’était Blake. Joey ne voulait pas être comme Blake, mais il voulait encore moins être le Confident Désigné de sa mère. Avec des doigts silencieusement agités de spasmes, tout en regardant fixement son membre dur, il jouit dans les toilettes béantes et tira immédiatement la chasse.

En haut, dans sa chambre du coin de l’étage, il trouva Jonathan qui lisait John Stuart Mill tout en regardant la neuvième manche d’un match des World Series.

« La situation est très perturbante, ici, dit Jonathan. Je suis en train de ressentir de vraies bouffées de sympathie pour les Yankees. »

Joey, qui ne regardait jamais le base-ball tout seul mais qui n’était pas hostile à le regarder avec d’autres, s’assit sur son lit tandis que Randy Johnson balançait des balles rapides à un Yankee aux yeux de vaincu. Le score était de 4-0.

« Ils peuvent encore revenir, dit-il.

— Pas possible, dit Jonathan. Et je suis désolé, mais depuis quand les équipes nouvelles peuvent jouer dans les Series après quatre saisons ? Déjà, je n’ai pas encore réussi à accepter que l’Arizona ait une équipe.

— Je suis heureux de constater que tu vois enfin la lumière de la raison.

— Attends, comprends-moi bien. Il n’y a toujours rien de plus doux qu’une défaite yankee, de préférence d’un point, de préférence sur une balle passée par Jorge Posada, la merveille sans menton. Mais cette année est l’année où on voudrait malgré tout les voir gagner. C’est un sacrifice patriotique qu’on doit tous faire pour New York.

— Moi, je veux qu’ils gagnent chaque année, dit Joey, même s’il n’en était au fond pas si convaincu que ça.

— Mais, dis-moi, tu n’es pas censé aimer les Twins ?

— C’est sans doute surtout parce que mes parents détestent les Yankees. Mon père adore les Twins parce qu’ils ne sont pas bien payés du tout et naturellement les Yankees sont les ennemis quand on parle d’argent. Et ma mère, c’est une maniaque anti-New York de base. »

Jonathan lui lança un regard intéressé. Jusqu’alors, Joey avait révélé très peu de choses sur ses parents, juste assez pour éviter d’avoir l’air désagréablement mystérieux sur leur compte.

« Pourquoi déteste-t-elle New York ?

— Je ne sais pas. J’imagine que c’est parce qu’elle vient de là. »

Sur l’écran de Jonathan, Derek Jeter atteignit la seconde base et ce fut la fin du match.

« On a un mélange très complexe d’émotions, là, dit Jonathan en éteignant le téléviseur.

— Tu sais, je ne connais même pas mes grands-parents, dit Joey. Ma mère est vraiment très bizarre, là-dessus. Durant toute mon enfance, ils ne sont venus nous voir qu’une fois, genre pour quarante-huit heures. Pendant tout le temps, ma mère s’est comportée de manière incroyablement névrotique et fausse. On est allés les voir une autre fois, quand on était en vacances à New York, et ça s’est mal passé, là aussi. Ils m’envoient des cartes d’anniversaire avec trois semaines de retard, et ma mère, elle, elle les maudit pour ce retard, même si ce n’est pas vraiment leur faute. Je veux dire, comment tu veux qu’ils se souviennent de la date d’anniversaire de quelqu’un qu’ils ne voient pratiquement jamais ? »

Jonathan fronçait les sourcils d’un air méditatif.

« Où, à New York ?

— Je ne sais pas. Quelque part en banlieue. Ma grand-mère fait de la politique, au niveau de l’État, quelque chose comme ça. C’est une gentille dame juive élégante, mais ma mère ne supporte pas de se trouver dans la même pièce qu’elle.

— Attends, redis-moi ça ? dit Jonathan en se redressant sur son lit. Ta mère est juive ?

— J’imagine que oui, sur un plan théorique.

— Mais alors mec, t’es juif ! Je n’en avais aucune idée !

— Oui, enfin, juste un quart, dit Joey. C’est vraiment très dilué.

— Tu pourrais émigrer en Israël dès maintenant, sans aucune question.

— Le rêve de ma vie.

— Je te le dis, c’est tout. Tu pourrais avoir un Desert Eagle, ou piloter un avion de combat et sortir avec une vraie sabra. »

Pour illustrer son idée, Jonathan ouvrit son ordinateur portable et se rendit sur un site consacré à des photos de déesses israéliennes bronzées, avec des cartouchières pour gros calibres en bandoulière sur leurs seins nus bonnets D.

« C’est pas mon truc, dit Joey.

— Pas le mien non plus, dit Jonathan avec une honnêteté peut-être pas tout à fait totale. Je te le dis, c’est tout, au cas où ce serait ton truc.

— En plus, y a pas un problème avec les colonies illégales et les Palestiniens qui n’ont aucun droit ?

— Oui ! Il y a un problème ! Le problème, c’est d’être un petit îlot démocratique et pro-occidental entouré de fanatiques musulmans et de dictateurs hostiles.

— Ouais, mais ça veut juste dire que c’était idiot de mettre cet îlot à cet endroit, dit Joey. Si les Juifs n’étaient pas partis au Moyen-Orient, et si on n’était pas obligés de les soutenir, peut-être que les pays arabes ne seraient pas aussi hostiles à notre égard.

— Attends, mec. Ça te dit quelque chose, l’holocauste ?

— Oui, je sais. Mais pourquoi ne sont-ils pas plutôt allés à New York ? On les aurait laissés venir. Ils auraient pu installer leurs synagogues ici, et ainsi de suite, et on aurait pu avoir des relations normales avec les Arabes.

— Mais l’holocauste a eu lieu en Europe, qui était censée être civilisée. Quand tu perds la moitié de ta population mondiale dans un génocide, tu ne fais plus confiance qu’à toi-même pour te protéger. »

Joey se rendait compte avec embarras qu’il exposait là des opinions qui étaient plus celles de ses parents que les siennes, et qu’il était donc sur le point de perdre un débat qu’il se fichait de gagner pour commencer.

« D’accord, persista-t-il néanmoins, mais pourquoi faut-il que ce soit notre problème ?

— Parce que c’est notre affaire de soutenir la démocratie et les marchés libres partout où ils sont, dit Jonathan. C’est le problème en Arabie Saoudite – trop de gens en colère sans perspectives économiques. C’est pour ça que Ben Laden peut recruter là-bas. Je suis totalement d’accord avec toi sur les Palestiniens. C’est juste une putain de zone d’élevage géante pour terroristes. C’est pour ça qu’on doit essayer d’apporter la liberté à tous les pays arabes. Mais on ne commence pas à faire ça en lâchant la seule démocratie qui marche dans toute la région. »

Joey admirait Jonathan non seulement parce qu’il était cool, mais aussi parce qu’il avait assez confiance en lui pour ne pas faire semblant d’être stupide afin de rester cool. Il réussissait le coup difficile de rendre l’intelligence cool.

« Hé ! dit Joey, pour changer de sujet, je suis toujours invité pour Thanksgiving ?

— Invité ? Tu es doublement invité, maintenant. Ma famille n’est pas vraiment le genre de famille juive à détester les Juifs. Mes parents aiment vraiment, mais vraiment beaucoup les Juifs. Ils vont te dérouler le tapis rouge. »

Le lendemain après-midi, seul dans leur chambre, soucieux de ne pas avoir encore donné le coup de fil promis à Connie au sujet du docteur, Joey se retrouva à allumer l’ordinateur de Jonathan pour y chercher des photos de sa sœur, Jenna. Il ne considérait pas qu’aller directement aux photos de famille que Jonathan lui avait de toute façon déjà montrées était indiscret. L’excitation suscitée chez son coloc par sa judaïté pouvait présager une réception également chaleureuse de la part de Jenna, et il copia les deux photos les plus alléchantes sur son propre disque dur, modifiant l’extension de fichier pour que lui seul puisse les retrouver, afin de s’imaginer une alternative concrète à Connie avant de lui passer l’appel redouté.

La population femelle de la fac ne s’était pas révélée satisfaisante jusque-là. Comparées à Connie, les filles vraiment jolies qu’il avait rencontrées en Virginie semblaient toutes avoir été arrosées de Teflon, enfermées dans leur suspicion quant aux motivations de Joey. Même les plus belles étaient trop maquillées, elles portaient des vêtements trop élégants et s’habillaient pour les matchs des Cavaliers comme pour aller au Kentucky Derby. Il était vrai que certaines filles de seconde catégorie, lors de fêtes où elles avaient trop bu, lui avaient laissé entendre qu’il était un garçon avec lequel il pouvait y avoir une ouverture. Mais pour une raison quelconque, parce qu’il était un gringalet, parce qu’il détestait crier plus fort que la musique, parce qu’il avait une trop haute idée de lui-même, ou encore parce qu’il était incapable de ne pas remarquer que trop d’alcool rendait les filles vraiment agaçantes et idiotes, il avait développé très tôt un préjugé contre ces fêtes et leurs ouvertures et décidé qu’il préférait de loin traîner avec d’autres types.

Il resta assis un long moment, le téléphone à la main, peut-être pendant une demi-heure, tandis que le ciel, aux fenêtres, se couvrait, annonçant la pluie. Il attendit si longtemps et dans une telle stupeur réticente, que ce fut pratiquement du niveau du tir à l’arc zen quand son pouce, de son propre chef, pressa la touche du numéro de Connie et que la sonnerie le poussa à l’action.

« Hé, répondit-elle, d’une voix normale et joyeuse, une voix qui lui avait manqué. Tu es où ?

— Dans ma chambre.

— Il fait comment, chez toi ?

— Je ne sais pas. C’est plutôt gris.

— La vache, ici il neigeait ce matin. C’est déjà l’hiver.

— Ouais, écoute-moi, dit-il, tu vas bien ?

— Moi ? dit-elle, apparemment surprise par la question. Oui. Tu me manques à chaque minute de la journée, mais je m’habitue.

— Je suis désolé de ne pas avoir appelé pendant si longtemps.

— Pas de problème. J’adore te parler, mais je comprends pourquoi on doit être plus disciplinés. J’étais juste en train de m’occuper de ma demande pour Inver Hills. Je me suis aussi inscrite au SAT en décembre, comme tu l’as suggéré.

— J’ai suggéré ça ?

— Si je dois vraiment faire des études à l’automne, comme tu as dit, c’est ce que je dois faire. J’ai acheté un livre pour me préparer. Je vais travailler trois heures tous les jours.

— Donc tu vas vraiment bien.

— Oui ! Et toi ? »

Joey avait du mal à faire coller le récit de Carol sur Connie avec la clarté et le calme quelle manifestait là.

« J’ai parlé avec ta mère, hier soir, dit-il.

— Je sais. Elle m’a dit.

— Elle t’a dit qu’elle était enceinte ?

— Oui, c’est une bénédiction pour nous. Je crois que ça va être des jumeaux.

— Vraiment ? Pourquoi ?

— Je ne sais pas. C’est juste une impression que j’ai. Ça va être vraiment horrible dans un sens.

— Toute la conversation a été assez bizarre, en fait.

— Je lui ai parlé, dit Connie. Elle ne t’appellera plus. Si elle le fait, tu me le dis et je ferai en sorte qu’elle arrête.

— Elle a dit que tu étais très déprimée », hasarda Joey.

Ce qui entraîna un silence soudain et total, avec cette dimension de trou noir que seule Connie savait apporter au silence.

« Elle a dit que tu dormais toute la journée et que tu ne mangeais pas assez, dit Joey. Elle avait l’air vraiment inquiète pour toi. »

Un autre silence.

« J’ai été un peu déprimée pendant un moment, dit Connie après quelques secondes. Mais ça ne regarde pas Carol. Et maintenant, je vais mieux.

— Mais tu as peut-être besoin d’antidépresseurs ou de trucs comme ça ?

— Non, je vais bien mieux.

— Bien, c’est super, dit Joey, même s’il sentait confusément que ce n’était pas du tout super – qu’une faiblesse et une dépendance morbide de la part de Connie auraient pu lui fournir une échappatoire.

— Et alors, tu as couché avec d’autres ? dit Connie. Je me suis dit que c’était peut-être pour ça que tu n’appelais pas.

— Non ! Non. Pas du tout.

— C’est pas un problème pour moi, si tu le fais. Je voulais déjà te le dire le mois dernier. T’es un mec, tu as des besoins. Je ne m’attends pas à ce que tu sois comme un moine. C’est juste du sexe, c’est pas important.

— Oui, enfin, c’est valable aussi pour toi, dit-il avec gratitude, sentant poindre une autre échappatoire.

— Sauf que ça n’arrivera pas avec moi, dit Connie. Personne d’autre ne me voit comme tu me vois. Je suis invisible pour les hommes.

— Je n’en crois pas un mot.

— Si, c’est vrai. Des fois, j’essaie d’être amicale, et même de flirter, au restaurant. Mais c’est comme si j’étais invisible. Je m’en fiche, de toute façon. Je ne veux que toi. Je crois que les gens le sentent.

— Je te veux aussi, se surprit-il à murmurer, contrevenant ainsi à certaines règles de sécurité qu’il s’était fixées.

— Je sais, dit-elle. Mais les mecs, c’est différent, c’est tout ce que je dis. Il faut que tu te sentes libre.

— En fait, je me suis surtout beaucoup branlé.

— Ouais, moi aussi. Pendant des heures et des heures. Y a des jours, c’est la seule chose que j’ai envie de faire. C’est sans doute pour ça que Carol croit que je suis déprimée.

— Mais tu es peut-être déprimée, aussi.

— Non, c’est juste que j’aime beaucoup jouir. Je pense à toi et je jouis. Je pense encore à toi et je jouis encore. C’est tout. »

Très rapidement, la conversation tourna au sexe par téléphone, qu’ils n’avaient plus pratiqué depuis les premiers temps, quand ils se cachaient pour murmurer dans leurs chambres respectives. C’était devenu beaucoup plus intéressant par la suite, parce qu’ils savaient maintenant comment se parler. En même temps, c’était comme s’ils n’avaient jamais eu de relation sexuelle auparavant – c’était aussi cataclysmique que ça.

« J’aimerais bien pouvoir le lécher sur tes doigts, dit Connie quand ils eurent terminé.

— Je le lèche pour toi, dit Joey.

— Oui, c’est ça. Lèche-le pour moi. C’est bon ?

— Oui.

— Je te jure que j’ai le goût dans ma bouche.

— Je te goûte, aussi.

— Oh, chéri. »

Ce qui mena immédiatement à un deuxième round, une séance plus nerveuse, dans la mesure où le cours de l’après-midi de Jonathan se terminait et qu’il pouvait rentrer assez vite.

« Mon chéri, dit Connie. Oh mon chéri, mon chéri, mon chéri. »

Quand il jouit à nouveau, Joey se vit à la place de Connie dans sa chambre de Barrier Street, son dos arqué était le dos arqué de Connie, ses petits seins étaient les petits seins de Connie. Allongés, ils respiraient comme un seul corps dans leurs téléphones portables. Il s’était trompé, la veille au soir, quand il avait dit à Carol que c’était elle, et pas lui, qui était responsable de l’état de Connie. Il sentait maintenant dans son corps à quel point ils s’étaient mutuellement construits l’un et l’autre.

« Ta mère veut que je vienne passer Thanksgiving avec vous, dit-il après un moment.

— Tu n’es pas forcé de le faire, dit-elle. On a décidé qu’on allait essayer d’attendre neuf mois.

— Oui, enfin, elle fait un peu suer, là-dessus.

— Elle est comme ça. Elle fait suer. Mais je lui ai parlé, et ça ne se reproduira plus.

— Et donc, tu t’en fiches ?

— Tu sais ce que je veux. Thanksgiving n’a rien à voir là-dedans. »

Il avait espéré, pour des raisons paradoxalement opposées, que Connie se joindrait à Carol pour le presser de revenir pour le congé. Il avait bien envie, d’un côté, de la voir et de coucher avec elle, mais, de l’autre, de lui trouver des failles, pour avoir à résister à quelque chose et s’en éloigner. Ce qu’elle faisait, au lieu de cela, avec sa calme clairvoyance, c’était de renouer un lien dont, pendant un temps, ces dernières semaines, il avait réussi à se dégager à moitié. De le renouer plus fortement que jamais.

« Je devrais sans doute raccrocher, dit-il. Jonathan va rentrer.

— D’accord », dit Connie en le laissant faire.

Leur conversation avait été si différente de ce à quoi il s’était attendu qu’il ne pouvait même plus se souvenir de ce qu’il avait anticipé. Il se leva de son lit comme s’il refaisait surface par un trou de ver dans le tissu de la réalité, le cœur battant, la vision altérée, pour faire les cent pas dans la chambre sous les regards conjoints de Tupac et de Natalie Portman. Il avait toujours beaucoup aimé Connie. Toujours. Et alors, pourquoi était-il maintenant, parmi tous les moments inopportuns, saisi, comme pour la première fois, par une telle lame de fond titanique d’affection pour elle ? Comment était-il possible, après des années de relations sexuelles avec elle, des années de sentiments tendres et protecteurs, qu’il ne soit aspiré que maintenant dans ces eaux profondes de l’affection ? Qu’il se sente lié à elle d’une manière aussi terriblement lourde de conséquences ? Pourquoi maintenant ?

Ça n’allait pas, ça n’allait pas, il savait que ça n’allait pas. Il s’assit devant son ordinateur pour regarder les photos de la sœur de Jonathan en une tentative de rétablir un peu d’ordre. Heureusement, juste avant d’avoir le temps de réenregistrer le fichier au format JPG et de se faire prendre la main dans le sac, Jonathan lui-même entra.

« Mec, mon frère juif, dit-il en s’effondrant sur son lit comme la victime d’un tir. Ça boume ?

— Ça boume, dit Joey en refermant à la hâte une fenêtre sur son écran.

— Ouaouh, mince, c’est quoi cette odeur de chlore dans l’air ? T’es allé à la piscine ou quoi ? »

Joey faillit alors tout raconter à son coloc, toute son histoire avec Connie jusqu’au moment présent. Mais le monde imaginaire dans lequel il avait baigné, cet endroit onirique d’identités sexuellement confondues, disparaissait rapidement devant la présence masculine de Jonathan.

« Je ne sais pas de quoi tu parles, dit-il avec un sourire.

— Ouvre donc une fenêtre, pour l’amour du ciel, je veux dire, je t’aime bien et tout, mais je ne suis pas encore prêt à aller jusqu’au bout. »

Prenant à cœur la plainte de Jonathan, Joey, par la suite, ouvrit les fenêtres. Il rappela Connie dès le lendemain, et une fois encore deux jours plus tard. Il mit tranquillement de côté ses arguments raisonnables contre des appels trop fréquents et plongea avec gratitude dans le sexe téléphonique, comme substitut à ses séances de masturbation solitaire dans la bibliothèque de science, qui lui paraissaient maintenant une aberration sordide, dont le souvenir était embarrassant. Il réussit à se persuader que, tant qu’ils évitaient les bavardages et les échanges de nouvelles ordinaires pour ne parler que de sexe, ce n’était pas un problème d’exploiter cette brèche dans son embargo par ailleurs strict sur des contacts excessifs. Cela dit, comme ils continuèrent à exploiter cette brèche, comme octobre devint novembre et que les jours se firent plus courts, il s’aperçut que cela rendait leur contact de plus en plus profond et de plus en plus vrai que d’entendre Connie finalement nommer les choses qu’ils avaient faites et les choses qu’elle imaginait qu’ils feraient dans l’avenir. Cet approfondissement était un peu étrange, puisque tout ce qu’ils faisaient, c’était prendre leur pied. Mais après coup, il avait l’impression qu’à St. Paul, le silence de Connie avait dressé comme une barrière protectrice : qu’il avait donné à leurs accouplements ce que les politiques appelaient un démenti. Découvrir, maintenant, que le sexe s’était totalement inscrit en elle comme un langage – comme des mots qu’elle pouvait dire à haute voix – la rendait bien plus vraie pour lui en tant que personne. Tous deux ne pouvaient plus feindre de croire qu’ils n’étaient que deux jeunes animaux sans voix en train de faire leur affaire. Les mots rendaient le tout moins inoffensif, les mots n’avaient pas de limites, les mots créaient leur propre monde. Un après-midi, tel que Connie le décrivit, son clitoris excité finit par faire douze centimètres de long, comme un crayon protubérant de tendresse avec lequel elle sépara doucement les lèvres de son pénis et se glissa jusqu’à la base du fourreau. Un autre jour, à la demande pressante de Connie, Joey lui décrivit la chaude et lisse fermeté des étrons de Connie lorsqu’ils glissaient de son anus pour tomber dans sa bouche ouverte à lui, où, puisque ce n’étaient que des mots, ils avaient le goût d’un excellent chocolat noir. Tant qu’il avait les mots de Connie dans l’oreille, qui le pressaient de continuer, il n’avait honte de rien. Il replongeait dans le trou de ver trois, quatre, voire cinq fois par semaine, disparaissait dans le monde qu’ils avaient tous les deux créé, puis il émergeait à nouveau, fermait les fenêtres et se rendait dans la salle à manger ou dans le salon de la résidence pour se livrer sans effort à l’affabilité superficielle que la vie estudiantine exigeait de lui.

Comme l’avait dit Connie, ce n’était que sexuel. La permission qu’elle lui avait accordée de pouvoir s’y adonner avec d’autres était très présente dans l’esprit de Joey, tandis qu’il roulait avec Jonathan vers No Va pour Thanksgiving. Ils se trouvaient dans le Land Cruiser de Jonathan, qu’il avait reçu comme cadeau pour son diplôme de fin d’études secondaires et qu’il garait maintenant près du campus, transgressant ainsi ouvertement la règle interdisant les voitures aux premières années. Joey avait l’impression, forgée d’après des films et des livres, que bien des choses pouvaient très vite se passer quand des étudiants étaient laissés la bride sur le cou à Thanksgiving. Durant tout l’automne, il avait pris soin de ne pas poser de questions à Jonathan sur sa sœur Jenna, se disant qu’il n’avait rien à gagner à faire naître prématurément des soupçons chez Jonathan. Mais, dès qu’il mentionna Jenna dans le Land Cruiser, il comprit que toutes ses précautions avaient été inutiles. Jonathan lui envoya un coup d’œil entendu, avant de déclarer :

« Elle a un mec et c’est très sérieux.

— Bien sûr.

— En fait, non, désolé, j’aurais dû dire qu’elle prenait au sérieux un mec ridicule, une andouille de première classe. Je n’insulterai pas mon intelligence en te demandant pourquoi tu te renseignes sur elle.

— C’est juste par politesse, dit Joey.

— Ah-ah-ah… Ce qui est intéressant, quand elle a fini par aller à la fac, c’est que j’ai pu faire la différence entre mes vrais amis et ceux qui voulaient juste venir chez moi quand elle était là. Je dirais à peu près cinquante pour cent des gars.

— J’ai eu le même problème, mais pas avec ma sœur, dit Joey, en souriant à la pensée de Jessica. Pour moi, c’était le baby-foot, l’air-hockey et le tonneau de bière. »

Il poursuivit, tout à la liberté de se trouver sur la route, et dévoila à Jonathan les détails de ses deux dernières années de lycée. Jonathan écouta assez attentivement mais ne semblait intéressé que par une partie du récit, celle concernant sa vie avec sa petite amie.

« Et où est cette personne, maintenant ? demanda-t-il.

— À St. Paul. Elle est toujours à la maison.

— Sans blague, dit Jonathan, très impressionné. Mais attends… La fille que Casey a vue entrer dans notre chambre à Yom Kippour, c’était pas elle, si ?

— En fait si, dit Joey. On a cassé, mais on a un peu remis le couvert.

— Putain de petit menteur ! Tu m’avais dit que ce n’était qu’un coup comme ça.

— Non. Tout ce que j’ai dit, c’est que je ne voulais pas en parler.

— Attends… tu m’as laissé croire que c’était juste un coup comme ça. J’arrive pas à croire que tu l’as réellement amenée chez nous pendant que je n’étais pas là.

— C’est ce que je t’ai dit, on a un peu remis le couvert. On a rompu, maintenant.

— Pour de bon ? Tu ne lui parles plus au téléphone ?

— Juste un tout petit peu. Elle est vraiment déprimée.

— Je suis vraiment impressionné de voir quel sale petit menteur tu es.

— Je ne suis pas un menteur, dit Joey.

— Comme dit le menteur. T’as une photo d’elle sur ton ordi ?

— Non, mentit Joey.

— Joey, l’étalon secret, dit Jonathan. Joey le fuyard. Bon sang ! Je te comprends mieux, maintenant.

— D’accord, mais je suis toujours juif, alors tu es toujours obligé de m’aimer.

— Je n’ai pas dit que je ne t’aimais pas. J’ai dit que je te comprenais mieux. Je m’en fous complètement, si tu as une nana – je ne vais rien dire à Jenna. Je veux juste te prévenir dès maintenant que tu n’as pas la clé de son cœur.

— Et ça serait quoi, cette clé ?

Freedom
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