EXPLOITATION À CIEL OUVERT

Lorsque le retour en studio de Richard et de ses ardents jeunes musiciens, en vue de l’enregistrement d’un second album de Walnut Surprise, devint inévitable – lorsqu’il eut épuisé tous les modes de procrastination et de fuite, tout d’abord en jouant dans chaque ville un tant soit peu réceptive d’Amérique, puis en faisant des tournées dans des pays étrangers de plus en plus éloignés, jusqu’au moment où ses musiciens se sont rebellés quand il a ajouté Chypre à leur tournée turque, puis en se cassant l’index gauche quand il réceptionna un exemplaire de poche de l’étude essentielle de Samantha Power sur les génocides, lancé trop violemment par Tim, le batteur du groupe, à travers une chambre d’hôtel d’Ankara, avant de se retirer seul dans une petite maison en bois des Adirondacks afin de composer la bande musicale d’un film d’art et d’essai danois, et, totalement mort d’ennui avec ce projet, de se lancer à la recherche d’un dealer de coke dans Plattsburgh puis de piquer cinq mille euros de subvention du gouvernement danois pour se les mettre dans le nez, et de disparaître soudainement durant une période de débauche coûteuse à New York puis en Floride, qui ne se termina que lorsqu’il fut arrêté à Miami pour conduite sous influence et possession de drogue et qu’il alla s’inscrire à la Gubser Clinic de Tallahassee pour y passer six semaines de désintoxication et de résistance narquoise à l’évangile de la guérison, et enfin se remettre du zona qu’il n’avait pas été assez prudent pour éviter lors d’une épidémie de varicelle à la Gubser, et effectuer deux cent cinquante heures de travail d’intérêt général agréablement peu prise de tête dans un parc du comté de Dade, et, pour finir, en refusant tout simplement de répondre au téléphone ou de regarder ses e-mails pendant qu’il lisait des livres dans son appartement sous prétexte de renforcer ses défenses contre les nanas et les drogues que ses copains du groupe semblaient tous capables de consommer sans trop gravement dépasser les bornes – il envoya alors à Tim une carte postale lui demandant de dire aux autres qu’il était fauché comme les blés et reprenait à plein temps son travail de construction de decks sur les toits ; les autres membres de Walnut Surprise commencèrent à se sentir un peu idiots d’avoir attendu.

Non que cela fût important, mais Katz était réellement fauché. Recettes et dépenses s’étaient plus ou moins équilibrées durant les dix-huit mois de tournée avec le groupe ; chaque fois qu’il y avait eu danger de gagner de l’argent, il avait choisi des hôtels plus luxueux et payé des verres dans des bars pleins de fans et d’inconnus. Bien que Nameless Lake et l’intérêt nouvellement ravivé du consommateur pour les vieux enregistrements des Traumatics lui aient rapporté plus d’argent que ses vingt précédentes années de travail additionnées, il avait réussi à claquer chaque cent dans sa quête visant à retrouver ce moi qu’il avait égaré. Les événements les plus traumatiques à avoir accablé le leader de toujours des Traumatics avaient été 1) être nommé aux Grammy, 2) entendre sa musique sur la National Public Radio, et 3) déduire, à partir des chiffres des ventes de décembre, que Nameless Lake était devenu le petit cadeau de Noël idéal à déposer sous des arbres élégamment décorés dans plusieurs centaines de milliers de maisons d’auditeurs de la NPR. La nomination aux Grammy avait été particulièrement embarrassante et perturbante.

Katz avait lu énormément d’ouvrages de vulgarisation sur la sociobiologie, et sa conception de la personnalité dépressive et de la persistance apparemment perverse de cette structure psychologique dans les gènes humains lui donnait à penser que la dépression était une adaptation réussie à des épreuves et à des douleurs constantes.

Pessimisme, manque d’estime de soi et sentiment d’illégitimité, incapacité à tirer de la satisfaction du plaisir, conscience tourmentée de l’état merdique général du monde : pour les ancêtres paternels juifs de Katz, qui avaient été pourchassés de shtetl en shtetl par d’implacables antisémites, tout comme pour les anciens Angles et Saxons de la lignée maternelle, qui avaient trimé pour faire pousser du seigle et de l’orge sur des sols pauvres durant les courts étés de l’Europe du Nord, se sentir mal tout le temps et s’attendre au pire avaient été des moyens naturels de s’adapter à leurs conditions de vie piteuses. Peu de choses faisaient plus plaisir aux dépressifs, après tout, que des nouvelles vraiment mauvaises. De toute évidence, ce n’était pas la meilleure façon de vivre, mais cela comportait certains avantages sur le plan de l’évolution. Les dépressifs plongés dans des situations sinistres transmettaient leurs gènes, même au plus profond du désespoir, tandis que les tenants du progrès personnel se convertissaient au christianisme ou partaient vivre sous des cieux plus ensoleillés. Les situations sinistres étaient à Katz ce que les eaux troubles sont à la carpe. Ses plus belles années avec les Traumatics avaient coïncidé avec Reagan I, Reagan II et Bush I ; Bill Clinton (au moins le Clinton pré-Lewinsky) avait été une sorte d’épreuve pour lui. Et maintenant, c’était Bush II, le pire des régimes, et il aurait sans doute pu se remettre à faire de la musique, sans cet accident qu’avait été le succès. Il s’agitait par terre, comme une grosse carpe, et ses branchies psychiques luttaient vainement pour tirer une sombre subsistance de cette atmosphère d’approbation et de plénitude. Il était à la fois plus libre qu’il ne l’avait été depuis la puberté et plus près que jamais du suicide. Durant les derniers jours de l’année 2003, il se remit à construire des decks.

Il eut de la chance avec ses deux premiers clients, deux garçons travaillant dans les fonds propres, fans des Red Hot Chili Peppers, qui n’auraient pas su faire la différence entre Richard Katz et Ludwig van Beethoven. Il put scier et clouer avec sa machine sur leur toit dans une paix relative. Ce n’est qu’avec son troisième contrat, qui démarra en février, qu’il eut l’infortune de travailler pour des gens qui pensaient savoir qui il était. Le bâtiment en question se trouvait dans White Street, entre Church et Broadway, et le client, un riche éditeur indépendant de livres d’art, possédait les œuvres complètes des Traumatics sur vinyle et parut peiné que Katz ne se souvienne pas d’avoir vu son visage parmi différentes foules clairsemées au Maxwell’s, ou à Hoboken, au fil des années.

« Il y a tellement de visages, dit Katz. J’ai du mal avec les visages.

— La nuit où Molly est tombée de la scène, on a tous bu ensemble après. J’ai toujours quelque part la serviette tachée de sang de Molly. Tu ne te souviens pas ?

— Absolument pas. Désolé.

— Bon, en tout cas, c’est super de te voir récolter un peu de la reconnaissance que tu mérites.

— Je préférerais ne pas parler de ça, dit Katz. Parlons de ton toit, plutôt.

— En fait, ce que je veux, c’est que tu sois créatif et puis tu me donnes la facture, dit le client. Je veux avoir un deck construit par Richard Katz. Ça m’étonnerait que tu fasses ce boulot longtemps. Je ne pouvais pas y croire quand j’ai appris que tu étais dans ce business.

— Faut quand même une idée grosso modo de la surface et de tes préférences pour les matériaux, ça serait utile.

— Vraiment tu fais comme tu veux. Sois créatif, c’est tout. Le reste n’a aucune importance.

— Fais-moi plaisir, et fais semblant de croire que ça en a, dit Katz. Parce que si ça n’a vraiment aucune importance, je ne suis pas sûr de…

— Tu couvres le toit, d’accord ? Tu fais dans le vaste, dit le client qui semblait agacé par Katz. Lucy veut pouvoir faire des fêtes, ici. C’est une des raisons pour lesquelles on a acheté cet endroit. »

Le client avait un fils, Zachary, en dernière année à Stuy High, futur gars dans le coup et plus ou moins guitariste. Il vint sur le toit voir Katz dès le premier jour après les cours, tout en restant à une distance prudente, comme si Katz était un lion enchaîné, afin de l’accabler de questions visant à faire la démonstration de ses propres connaissances en matière de guitares vintage, ce que Katz trouva être une forme de fétichisme particulièrement assommante. Il le lui dit, et le gosse repartit très agacé.

Lors du second jour de travail de Katz, alors qu’il transportait du bois et des planches Trex vers le toit, la mère de Zachary, Lucy, le coinça sur le palier du second pour lui faire part, sans qu’on lui ait rien demandé, de son opinion, à savoir que les Traumatics avaient été le genre de groupe de jeunes mecs à la posture adolescente, faisant de l’angoisse leur fonds de commerce, qui ne l’avaient jamais intéressée. Puis elle attendit, bouche entrouverte, regard insolent et provocateur, de voir l’effet que sa présence – sa présence théâtrale – pouvait bien produire. Comme souvent chez ce type de nanas, elle semblait persuadée de l’originalité de sa provocation. Katz avait entendu les mêmes attaques presque mot pour mot des centaines de fois, ce qui le mettait maintenant dans la position ridicule de se sentir mal à l’aise parce qu’incapable de faire semblant d’être provoqué : le vaillant petit ego de Lucy, flottant sur l’océan d’insécurité de la maturité féminine, lui faisait pitié. Il ne pensait pas pouvoir aller où que ce soit avec elle, quand bien même il aurait eu envie d’essayer, mais il savait que la fierté de Lucy serait touchée s’il ne faisait pas au moins un effort visible pour être désagréable.

« Je sais, dit-il en calant les planches Trex contre le mur. C’est pour ça que ça a été si important pour moi de produire un disque avec d’authentiques sentiments adultes que les femmes, aussi, pourraient apprécier.

— Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai aimé Nameless Lake ? dit Lucy.

— Qu’est-ce qui vous fait penser que ça a de l’importance pour moi ? » répliqua courageusement Katz.

Il avait monté et descendu l’escalier toute la matinée, mais ce qui l’épuisait réellement était d’avoir à jouer son rôle.

— J’ai bien aimé, dit-elle. Je crois juste qu’on l’a un peu trop encensé.

— Je ne pourrais pas être plus d’accord avec vous », dit Katz.

Elle s’éloigna, agacée.

Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, pour éviter de brader ses meilleurs atouts comme entrepreneur – il faisait une musique confidentielle nécessitant un soutien financier – Katz avait presque été forcé de se comporter de manière non professionnelle. La clientèle qui lui apportait son pain quotidien avait été des artistes de Tribeca ou des gens de cinéma qui lui avaient donné de la nourriture et parfois de la drogue, et qui se seraient interrogés sur sa fibre artistique s’il était venu travailler avant le milieu de l’après-midi, s’il s’était abstenu de sauter sur des femmes qui n’étaient pas disponibles, ou s’il avait terminé à temps sans exploser le budget. Mais, maintenant que Tribeca était totalement annexé par l’industrie de la finance, alors que Lucy se prélassait sur son lit DUX toute la matinée, assise en tailleur en débardeur et mini-slip tout en lisant le Times ou en discutant au téléphone, et en lui faisant des signes par la lucarne chaque fois qu’il passait, sa toison à peine couverte et ses jambes remarquables offertes à sa vue, il devint un démon de professionnalisme et de vertu protestante, il arrivait ponctuellement à neuf heures et travaillait plusieurs heures après le coucher du soleil, dans l’espoir de gagner un jour ou deux sur le projet et de se tirer de là.

Il était revenu de Floride aussi hostile au sexe qu’à la musique. Ce type d’aversion était nouveau pour lui, et il était assez rationnel pour reconnaître que cela avait tout à voir avec son état mental et peu ou rien avec la réalité. Tout comme la similitude fondamentale des corps féminins n’empêchait en rien une variété infinie, il n’y avait aucune raison rationnelle de désespérer de la similitude fondamentale de la musique populaire, les accords majeurs et mineurs, les mesures à deux ou quatre temps, le schéma A-B-A-B-C. À chaque heure du jour, quelque part dans l’agglomération new-yorkaise, une jeune personne impétueuse travaillait sur une chanson qui aurait l’air, en tout cas lors des quelques premières écoutes – peut-être même vingt ou trente écoutes – aussi nouvelle que le premier matin du monde. Depuis qu’il avait reçu ses papiers du centre de liberté conditionnelle de Floride et qu’il avait pris congé de Marta Molina, sa surveillante aux gros nichons du Service des parcs, Katz n’avait plus été capable d’allumer sa stéréo, de toucher un instrument ou d’imaginer laisser entrer quelqu’un dans son lit. Il ne se passait pas un jour sans qu’il entende un son nouveau et intéressant montant d’un sous-sol où répétait quelqu’un, ou même (cela pouvait se produire) émanant des portes ouvertes d’une boutique Banana Republic ou Gap, et sans qu’il voie, dans les rues du sud de Manhattan, une jeune nana qui allait bientôt changer la vie de quelqu’un ; mais il avait cessé de croire que ce quelqu’un pourrait être lui.

Arriva alors un jeudi après-midi glacial, avec un ciel d’un gris uniforme, une neige légère qui rendait l’espace négatif de la ligne d’horizon des tours du centre-ville moins négatif, plongeant dans le flou le Woolworth Building et ses tourelles de conte de fées, inclinant doucement les tenseurs climatiques vers l’Hudson et le sombre Atlantique, et isolant Katz de la mêlée des piétons et de la circulation, quatre étages plus bas. Dans les rues, l’humidité de la neige fondue élevait agréablement les graves des sifflements de la circulation et lui supprimait presque totalement ses acouphènes. Il se sentait doublement enveloppé, par la neige et par son travail manuel, alors qu’il sciait et calait les Trex dans des espaces aux contours compliqués, entre trois cheminées. Le milieu du jour devint crépuscule avant même qu’il ait pensé une seule fois aux cigarettes, et puisque l’intervalle entre deux cigarettes était ce qui lui permettait de découper ses journées en portions digestes, il eut l’impression qu’il ne s’était pas écoulé plus de quinze minutes entre son sandwich du midi et l’apparition soudaine et malvenue de Zachary.

Il portait un sweat à capuche et un jean slim à taille basse, comme ceux que Katz avait vus pour la première fois à Londres.

« Tu penses quoi, de Tutsi Picnic, dit-il. Tu kiffes ?

— Connais pas, dit Katz.

— Pas possible ! J’te crois pas.

— C’est pourtant la vérité, dit Katz.

— Et les Flagrants ? Ils ne sont pas géniaux ? Avec leur chanson de trente-sept minutes ?

— Je n’ai pas eu le plaisir.

— Hé ! dit Zachary, toujours pas découragé, t’en penses quoi, de ces groupes psychédéliques de Houston qui enregistraient sur Pink Pillow à la fin des années soixante ? Leur son me rappelle pas mal ce que tu faisais au début.

— J’ai besoin de la planche sur laquelle tu as les pieds, dit Katz.

— Je me suis dit que certains avaient pu t’influencer. Surtout Peshawar Rickshaw.

— Si tu veux bien lever le pied gauche, juste une seconde.

— Hé, je peux te poser encore une question ?

— La scie va faire du bruit, là.

— Juste une question.

— D’accord.

— Est-ce que ça fait partie de ta trajectoire musicale ? De reprendre ton ancien boulot ?

— Je n’y ai pas vraiment pensé.

— Je te dis ça parce que mes amis, au bahut, ils me demandent. Je leur ai dit qu’à mon avis ça faisait partie de ta trajectoire. Genre, tu te reconnectes avec l’ouvrier pour trouver du matos pour ton prochain disque.

— Sois gentil, dit Katz, tu dis à tes amis de dire à leurs parents de m’appeler s’ils veulent que je leur construise un deck. Je travaille partout au sud de la quatorzième et à l’ouest de Broadway.

— Sérieusement, c’est pour ça que tu fais ça ?

— La scie fait beaucoup de bruit.

— D’accord, mais juste une question ? Je jure que c’est ma dernière. Je peux t’interviewer ? »

Katz mit la scie en route.

« S’il te plaît… dit Zachary. Il y a une fille dans ma classe qui est folle de Nameless Lake. Ça m’aiderait bien, pour qu’elle me parle, si je pouvais enregistrer une petite interview que je mettrais en ligne. »

Katz posa la scie et regarda Zachary d’un air grave.

« Tu joues de la guitare et tu me dis que tu as du mal avec les filles ?

— Enfin, avec celle-là, oui. Elle a des goûts plus conformistes. Je galère vraiment avec elle.

— Et c’est celle-là que tu veux, sans laquelle tu ne peux pas vivre ?

— C’est un peu ça.

— Et elle est en terminale, dit Katz mû par un vieux réflexe de calcul, avant de se dire de ne pas faire ça. Elle a sauté des classes ?

— Pas à ma connaissance.

— Elle s’appelle ?

— Caitlyn.

— Amène-la ici après les cours, demain.

— Mais elle ne voudra pas croire que tu es là. C’est pour ça que je veux faire l’interview, pour prouver que tu es là. Après, elle voudra bien venir te rencontrer. »

Katz était à deux jours de huit semaines de célibat. Durant les sept semaines précédentes, renoncer au sexe avait été comme le complément naturel du renoncement à l’alcool ou à la drogue – une forme de vertu soutenant l’autre. Moins de cinq heures plus tôt, en jetant un coup d’œil par la lucarne sur la mère exhibitionniste de Zachary, il avait ressenti un manque d’intérêt frisant la légère nausée. Mais là, soudain, avec une clarté divinatoire, il sut qu’il allait flancher à la veille de franchir le cap des huit semaines : il allait s’adonner à l’acquisition méticuleuse de Caitlyn, oblitérant les innombrables moments de conscience entre cet instant et le lendemain soir en imaginant les millions de visages et de corps subtilement différents qu’elle pourrait se trouver posséder, puis en exerçant sa maestria et en récoltant les fruits d’un tel exercice, le tout dans le but assez louable de rabattre son caquet à Zachary et de désillusionner une fan de dix-huit ans aux goûts « conformistes ». Il sut qu’il avait simplement fait une vertu de son désintérêt pour le vice.

« On va faire comme ça, dit-il. Toi, tu réfléchis à tes petites questions, et moi j’ai fini dans environ deux heures. Mais il faut que je voie les résultats dès demain. Il faut que je voie que c’est pas simplement une de tes conneries.

— Super, dit Zachary.

— Tu entends bien ce que je dis, on est d’accord ? Je ne fais plus d’interviews. Si je fais une exception, il me faut des résultats.

— Je te jure qu’elle voudra venir. C’est sûr qu’elle va vouloir te rencontrer.

— Bien, va méditer un peu sur l’énorme faveur que je te fais. Je descends vers sept heures. »

L’obscurité était tombée. La neige n’était plus qu’une averse poudreuse, et le cauchemar vespéral quotidien du Holland Tunnel avait déjà commencé. Presque toutes les lignes de métro de la ville, à deux près, tout comme l’indispensable train PATH, convergeaient à moins de trois cents mètres de l’endroit où se trouvait Katz. C’était toujours le centre du monde, ce quartier. Ici se trouvait la cicatrice inondée de lumière du World Trade Center, ici le tas d’or de la Federal Reserve, ici la prison des Tombs, la Bourse et l’Hôtel de Ville, là la Morgan Stanley, l’American Express et les blocs monolithiques dépourvus de fenêtres de Verizon, là enfin des perspectives étourdissantes vers le port et la lointaine statue de la Liberté dans sa longue robe vert oxydé. Les bureaucrates – des femmes robustes et des hommes filiformes – qui faisaient fonctionner la ville envahissaient Chambers Street avec leurs petits parapluies aux couleurs vives, filant vers leurs foyers de Queens et de Brooklyn. L’espace d’un moment, avant d’allumer ses lampes de chantier, Katz se sentit presque heureux, à nouveau presque en paix avec lui-même ; mais deux heures plus tard, alors qu’il rangeait ses outils, il se rendit compte de toutes les façons dont il haïssait déjà Caitlyn, ainsi que de l’étrangeté et de la cruauté de cet univers qui lui donnait envie de baiser une nana parce qu’il la haïssait, il comprit combien cet épisode allait mal finir, comme tant d’autres auparavant, et le gâchis de temps purifié patiemment accumulé que cela provoquerait. Il détestait encore plus Caitlyn pour ce gâchis.

Et pourtant, il était important de rabattre son caquet à Zachary. Ce gosse avait sa propre pièce pour faire de la musique, un espace cubique capitonné de polystyrène et rempli de plus de guitares que ce que Katz avait possédé en trente ans. Déjà, sur le plan de la pure technique, à en juger par ce que Katz avait entendu au cours de ses allées et venues, le gamin était un bien meilleur soliste que Katz ne l’avait jamais été ou ne le serait jamais. Mais c’était le cas de centaines de milliers de jeunes lycéens américains. Et alors ? Plutôt que de contrarier les ambitions indirectes du père en matière de rock’n’roll en se lançant dans l’entomologie ou en s’intéressant aux dérivatifs financiers, Zachary singeait docilement Jimi Hendrix. Quelque part, il y avait eu un échec de l’imagination.

Le gosse attendait dans sa pièce avec un ordi portable Apple et une liste imprimée de questions, lorsque Katz entra, la goutte au nez et les mains gelées, douloureuses dans la chaleur de la maison. Zachary lui montra la chaise pliante sur laquelle il devait s’asseoir.

« Je me demandais, dit-il, si tu pourrais pas commencer par chanter une chanson et puis peut-être après une autre et ce serait bon.

— Non, je ne vais pas faire ça, dit Katz.

— Une chanson. Ce serait vraiment cool.

— Tu me poses tes questions, et c’est tout. C’est déjà assez humiliant comme ça. »

 

Q : Et donc, Richard Katz, cela fait trois ans depuis Nameless Lake, et deux ans exactement depuis que Walnut Surprise a été nommé pour les Grammy. Tu peux nous dire un peu comment ta vie a changé depuis ce moment-là ?

 

R : Je ne peux pas répondre à cette question. Tu dois me poser de meilleures questions.

 

Q : Bon, alors peut-être que tu peux me parler un peu de ta décision de reprendre ton travail manuel. Tu te sens en panne sur le plan artistique ?

 

R : Là, faut vraiment que tu changes de direction.

 

Q : Que penses-tu de la révolution du MP3 ?

 

R : Révolution, ouaouh ! C’est super d’entendre le mot « révolution » à nouveau. C’est super qu’aujourd’hui une chanson coûte exactement la même chose qu’un paquet de chewing-gum et quelle dure exactement aussi longtemps, avant de perdre son goût et qu’il faille alors dépenser un autre dollar. L’époque qui a fini par se terminer… quand, disons hier – tu sais, cette époque où on prétendait que le rock était le fléau du conformisme et du consumérisme, au lieu d’en être le serviteur béni –, cette époque m’irritait beaucoup. Je crois qu’il est bon pour l’honnêteté du rock’n’roll comme pour le pays en général qu’on puisse enfin voir Bob Dylan et Iggy Pop pour ce qu’ils ont vraiment été : des fabricants de Chiclets à la menthe.

 

Q : Tu penses donc que le rock a perdu sa dimension subversive ?

 

R : Je dis qu’il n’a jamais eu de dimension subversive. Ça a toujours été des Chiclets à la menthe, on aimait juste se dire que c’était autre chose.

 

Q : Et quand Dylan est passé à l’électrique ?

 

R : Si tu veux parler d’histoire ancienne, revenons à la Révolution française. Tu te souviens quand, j’ai oublié son nom, mais quand ce rocker qui a écrit “La Marseillaise”, Jean-Jacques Machin – tu te souviens quand sa chanson a commencé à vraiment marcher en 1792, et puis soudain les paysans se sont soulevés et ont renversé l’aristocratie ? Ça, c’est une chanson qui a changé le monde. Mais ce qui manquait aux paysans, c’était une attitude. Ils avaient déjà tout le reste – une servitude humiliante, une pauvreté terrible, des dettes impossibles à rembourser, des conditions de travail atroces. Mais sans une chanson, mec, ça n’aboutissait à rien. Le style sans-culotte, c’est ce qui a vraiment changé le monde.

 

Q : Quelle est la prochaine étape pour Richard Katz, alors ?

 

R : Je vais me lancer dans la politique avec les Républicains.

 

Q : Ah ah ah…

 

R : Sérieusement. Être nommé aux Grammy était un honneur tellement inattendu, que je me sens le devoir d’en tirer le plus grand parti possible en cette année électorale critique. On m’a donné la possibilité de participer au grand courant de la pop music et de faire des Chiclets, d’aider à convaincre des ados de quatorze ans que le look et le toucher des produits de Apple Computer traduisent l’engagement d’Apple Computer à contribuer à bâtir un monde meilleur. Parce que bâtir un monde meilleur, c’est cool, non ? Et Apple Computer doit être très engagé là-dedans, parce que les iPods sont bien plus cool d’aspect que les autres MP3, ce qui explique pourquoi ils sont bien plus chers et incompatibles avec les logiciels des autres compagnies, parce que… En fait, on ne voit pas trop clairement pourquoi, dans un monde meilleur, les produits les plus cool devraient apporter les profits les plus obscènes à un minuscule groupe d’habitants de ce monde meilleur. C’est peut-être un cas où il faut reculer et prendre un peu de distance pour comprendre pourquoi avoir ton propre iPod est ce qui précisément contribue à un monde meilleur. Et c’est ce que je trouve si rafraîchissant dans le parti républicain. Ils laissent l’individu décider ce que ce monde meilleur pourrait être. C’est le parti de la liberté, pas vrai ? C’est pour ça que je ne comprends pas pourquoi ces moralistes chrétiens intolérants ont tant d’influence sur le parti. Ces gens-là sont l’inverse du choix. Certains sont même opposés à la vénération de l’argent et des biens matériels. Je crois que le iPod est le vrai visage de la politique des républicains, et je suis pour que l’industrie de la musique monte vraiment au créneau sur ce coup, en devenant plus active sur le plan politique, en se levant bien fièrement pour le crier très fort : Nous, dans le business de la fabrication des Chiclets, nous ne nous occupons pas de justice sociale, nous ne nous occupons pas d’information exacte ou objectivement vérifiable, nous ne nous occupons pas d’emplois intéressants, nous ne nous occupons pas d’un ensemble cohérent d’idéaux nationaux, nous ne nous occupons pas de sagesse. Nous nous occupons de choisir ce que NOUS voulons écouter, en ignorant tout le reste. Nous nous occupons de ridiculiser ceux qui ont la mauvaise habitude de ne pas vouloir être cool comme nous. Nous nous occupons de nous offrir une gentille petite douceur toutes les cinq minutes. Nous nous occupons sans cesse du renforcement et de l’exploitation de nos droits de propriété intellectuelle. Nous nous occupons de persuader des enfants de dix ans de dépenser vingt-cinq dollars pour un petit étui d’iPod très cool en silicone dont la fabrication a coûté trente-neuf cents à un sous-traitant officiel d’Apple Computer.

 

Q : Plus sérieusement, maintenant. Il y a eu un esprit antiguerre très fort lors de la dernière soirée des Grammy. De nombreux nominés ont été très clairs. Pensez-vous que les musiciens qui ont du succès ont une responsabilité en tant que modèles ?

 

R : Moi, moi, moi, achetez, achetez, achetez, fête, fête, fête… Restez bien au chaud dans votre petit monde, tranquilles, les yeux fermés. Ce que je voulais dire, c’est qu’on est déjà de parfaits modèles républicains.

 

Q : Si c’est bien le cas, alors pourquoi y avait-il un censeur à la remise des prix l’an dernier, pour s’assurer que personne ne parlait contre la guerre ? Tu es en train de dire que Sheryl Crow est républicaine ?

 

R : Je l’espère bien. Elle a vraiment l’air d’être une gentille fille. Je n’aimerais pas du tout apprendre qu’elle est démocrate.

 

Q : Elle s’est exprimée très clairement contre la guerre.

 

R : Tu penses que George Bush déteste vraiment les gays ? Tu penses qu’il en a personnellement quelque chose à faire, de l’avortement ? Tu penses que Dick Cheney croit vraiment que Saddam Hussein est à l’origine du 11-Septembre ? Sheryl Crow fabrique des chewing-gums et je dis ça car j’en fabrique moi-même depuis longtemps. La personne qui se soucie de savoir ce que Sheryl Crow pense de la guerre en Irak est la même personne qui va acheter un MP3 à un prix obscène parce que Bono Vox le sponsorise.

 

Q : Mais il y a aussi une place pour les leaders dans la société, n’est-ce pas ? Est-ce que ce n’est pas ce que l’Amérique du capital voulait faire taire aux Grammy ? Les voix des leaders potentiels d’un mouvement antiguerre ?

 

R : Tu veux que le PDG de Chiclets devienne un leader dans la lutte contre les caries ? Qu’il utilise les mêmes techniques publicitaires pour vendre des chewing-gums et pour dire au monde que le chewing-gum est mauvais pour la santé ? Je sais que je viens d’envoyer une vanne sur Bono, mais il a plus d’intégrité que le monde de la musique tout entier. Si tu fais une fortune en vendant des Chiclets, tu pourrais tout aussi bien continuer à aller vendre des iPods trop chers, devenir encore plus riche, et ensuite te servir de ton argent et de ton statut pour avoir tes entrées à la Maison-Blanche et essayer de faire vraiment un peu de bien en Afrique. Genre : sois un homme, serre les dents, reconnais que tu aimes faire partie de la classe dirigeante, que tu crois en la classe dirigeante et que tu feras tout ce qui sera nécessaire pour renforcer ta position dans cette classe.

 

Q : Tu es en train de dire que tu étais pour l’invasion de l’Irak ?

 

R : Je dis que si envahir l’Irak avait été le genre de choses qu’une personne comme moi soutenait, ça ne se serait jamais produit.

 

Q : Revenons une minute à Richard Katz, la personne.

 

R : Non, on va éteindre ta petite machine. Je crois qu’on a fini.

 

« C’était super, dit Zachary, en appuyant sur le bouton. Parfait. Je mets ça en ligne et j’envoie le lien à Caitlyn.

— Tu as son adresse e-mail ?

— Non, mais je connais quelqu’un qui l’a.

— Bien, je vous verrai tous les deux demain après les cours. »

Katz descendit Church Street vers le train PATH sous le nuage familier des remords post-interviews. Il ne s’inquiétait certes pas d’avoir offensé quelqu’un ; c’était son fonds de commerce, que d’offenser les gens. Il avait peur d’avoir eu l’air pathétique – d’avoir eu l’air trop évident du talent lessivé dont le seul recours était de salir ceux qui avaient plus de succès que lui. Il éprouvait une forte aversion pour la personne qu’il venait à nouveau de démontrer qu’il était malheureusement. Et cela, bien sûr, était la définition la plus simple de la dépression qu’il connaissait : une forte aversion pour soi-même.

De retour à Jersey City, il s’arrêta chez le marchand de kebab qui lui fournissait trois ou quatre de ses dîners chaque semaine, et repartit avec un sac puant, lourd d’une viande de la pire qualité et de pita, il grimpa l’escalier menant à son appartement dont il avait été si éloigné durant les deux ans et demi passés que le lieu semblait s’être retourné contre lui, ne plus vouloir être son chez-lui. Un petit peu de coke aurait pu changer ça – cela aurait pu rendre à l’appartement son lustre perdu de convivialité – mais juste pour quelques heures, quelques jours au plus, après quoi cela n’aurait fait que rendre les choses bien pires encore. La seule pièce qu’il aimait encore à moitié était la cuisine, dont le violent éclairage fluorescent convenait à son humeur. Il s’installa à la vieille table au plateau émaillé pour se distraire du goût de son dîner en lisant Thomas Bernhard, son nouvel écrivain préféré.

Derrière lui, sur un comptoir jonché de plats sales, son téléphone fixe sonna. Le petit écran annonçait WALTER BERGLUND.

« Walter, ma conscience ! dit Katz. Pourquoi tu viens m’emmerder, là ? »

Il fut tenté, malgré lui, de décrocher, parce que récemment il s’était aperçu que Walter lui manquait, mais il se souvint, en un éclair, que ce pouvait tout aussi bien être Patty qui l’appelait de la maison. De son expérience avec Molly Tremain, il avait appris qu’il ne faut pas tenter de sauver une femme qui se noie sauf si vous êtes prêt à vous noyer vous-même, et c’est ainsi qu’il était resté sur le quai à regarder Patty se débattre et appeler à l’aide. Il ne voulait pas entendre parler de l’état dans lequel elle pouvait maintenant se trouver. Le grand bénéfice d’avoir poussé à mort cette tournée Nameless Lake – vers la fin, il était capable de poursuivre de longues ruminations tout en jouant, capable de passer en revue les finances du groupe et de penser à essayer de nouvelles drogues ou de s’en vouloir pour la dernière interview, sans perdre une mesure ni sauter une ligne – avait été de vider de toute signification les paroles, de séparer pour toujours les chansons de l’état de tristesse (pour Molly, pour Patty) dans lequel il les avait écrites. Il en avait même été jusqu’à penser que cette tournée avait pu épuiser la tristesse. Mais il n’était pas question qu’il touche au téléphone tant qu’il sonnait.

Cela dit, il écouta sa boîte vocale.

Richard ? C’est Walter… Berglund. Je ne sais pas si tu es là, tu es probablement à l’étranger, mais je me demandais si tu serais dans le coin demain. Je passe à New York pour le travail, et j’ai une petite proposition à te faire. Désolé de te prévenir si tard. Enfin, c’est surtout pour dire bonjour. Patty te dit bonjour aussi. J’espère que tout va bien pour toi !

Pour effacer ce message, tapez 3.

Cela faisait deux ans que Katz n’avait pas entendu parler de Walter. Comme le silence s’était prolongé, il s’était mis à se dire que Patty, dans un moment de stupidité ou de malheur, avait confessé à son mari ce qui s’était passé au Nameless Lake. Walter, féministe comme il l’était, et avec ses exaspérants doubles critères inversés, aurait rapidement pardonné à Patty et laissé Katz porter seul le fardeau de la trahison. C’était toujours comme ça, avec Walter : les circonstances ne cessaient de conspirer pour que Katz, qui par ailleurs n’avait peur de personne, se sente rabaissé et intimidé par lui. En renonçant à Patty, en sacrifiant son propre plaisir et en la décevant brutalement pour préserver son mariage, il s’était momentanément hissé au niveau de l’excellence de Walter, mais tout ce qu’il avait récolté pour sa peine était d’envier son ami qui prenait pour acquise la possession de sa femme. Il tenta de se convaincre qu’il rendait service aux Berglund en cessant toute communication avec eux, mais en fait il ne voulait surtout pas entendre dire qu’ils étaient heureux dans leur solide mariage.

Katz n’aurait pas su dire exactement pourquoi Walter lui importait autant. Sans aucun doute, c’était en partie à mettre sur le compte d’un simple accident de chronologie : d’avoir formé un lien affectif à un âge impressionnable, avant que les contours de sa personnalité aient été véritablement établis. Walter s’était glissé dans sa vie avant qu’il ait fermé la porte sur le monde des gens ordinaires et mêlé son sort à celui des désaxés et des marginaux. Non que Walter fut lui-même aussi ordinaire que ça. Il était à la fois désespérément naïf et très rusé, obstiné et instruit. Vint ensuite la complication posée par Patty, qui, même si elle avait longtemps tout fait pour prétendre le contraire, était encore moins ordinaire que Walter, et la complication supplémentaire due au fait que Katz n’était pas moins attiré par Patty que ne l’était Walter, voire notablement plus attiré par Walter que ne l’était Patty. C’était vraiment très étrange. Aucun autre homme n’avait jamais réchauffé le creux des reins de Katz comme pouvait le faire la vue de Walter après une longue absence. Cette sensation n’avait pas plus à voir avec le sexe à proprement parler, elle n’était pas plus homo qu’une érection après un rail de poudre longtemps attendu, mais il y avait indéniablement quelque chose de très profondément chimique là-dedans. Quelque chose qui insistait pour se faire appeler amour. Katz avait aimé voir la famille des Berglund s’agrandir, il avait aimé les connaître, il avait aimé savoir qu’ils se trouvaient là-bas, dans le Middle West, menant une vie heureuse dans laquelle il pouvait s’inviter lorsqu’il ne se sentait pas très bien. Et puis il avait tout détruit en s’autorisant à passer une nuit dans une maison de vacances, seul avec une ancienne joueuse de basket, habile à se faufiler dans les allées étroites des occasions à saisir. Ce qui avait vaguement été son univers chaleureux et son refuge domestique s’était effondré, en une nuit, dans le microcosme chaud et avide du con de Patty. Auquel il ne pouvait toujours pas croire avoir eu un accès aussi cruellement éphémère.

Patty te dit bonjour aussi.

« De la merde ! » dit Katz en mangeant son kebab.

Mais dès que son appétit eut cédé la place à un profond malaise gastrique dû aux moyens choisis pour le satisfaire, il rappela Walter. Heureusement, ce fut Walter qui répondit.

« Quoi de neuf ? dit Katz.

— Quoi de neuf pour toi ? contra Walter avec une gentillesse légère. On dirait que tu n’as pas arrêté de te balader.

— Oui, “j’ai vraiment chanté le corps électrique”, comme dit Whitman. Des moments forts.

— Et “dansé avec une légèreté fantastique”.

— Exactement. Dans une cellule d’une prison du comté de Dade.

— Oui, j’ai lu ça. Mais qu’est-ce que tu foutais en Floride, pour commencer ?

— Une nana sud-américaine que j’ai prise par erreur pour un être humain.

— Je m’étais dit que ça faisait partie du trip de la célébrité, dit Walter. “La célébrité exige toutes sortes d’excès.” Je me souviens qu’on parlait de ça, dans le temps.

— Enfin, heureusement, tout ça c’est derrière moi. Je ne suis plus là-dedans.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je me suis remis à la construction de decks.

— Des decks ? Tu blagues ou quoi ? Mais c’est fou, ça ! Tu devrais être en train de mettre à sac des chambres d’hôtel et d’enregistrer tes chansons les plus allez-tous-vous-faire-foutre !

— Y en a marre, de tout ça, mon vieux. Je fais la seule chose honorable que je peux imaginer.

— Mais c’est un tel gâchis !

— Attention à ce que tu dis. Tu pourrais m’offenser.

— Sérieusement, Richard, tu as un très grand talent. Tu ne peux pas t’arrêter parce qu’il se trouve que des gens ont aimé un de tes disques.

— Un très grand talent. C’est comme dire à quelqu’un que c’est un génie au morpion. On parle de pop, je te rappelle.

— Oh, ouaouh ! dit Walter. Ce n’est pas ce que je m’attendais à entendre. Je pensais que tu finissais un disque et que tu te préparais pour une autre tournée. Je t’aurais appelé avant si j’avais su que tu faisais des decks. Je ne voulais pas t’ennuyer.

— Tu ne dois jamais penser ça.

— Oui, mais comme je n’avais pas de nouvelles, je me disais que tu étais occupé.

— Mea culpa, dit Katz. Et vous, comment ça va ? Tout va bien chez vous ?

— Plus ou moins. Tu sais qu’on a déménagé à Washington, non ? »

Katz ferma les yeux et se creusa les méninges pour pouvoir produire un souvenir confirmant cela.

« Oui, dit-il. Je crois que je le savais.

— Eh bien, les choses sont devenues un peu complexes, ici, en fait. C’est même ça qui m’a poussé à t’appeler. J’ai un truc à te proposer. Tu as un peu de temps demain après-midi ? En fin de journée ?

— En fin d’après-midi, non. Le matin ? »

Walter lui expliqua qu’il devait rencontrer Robert Kennedy Jr. à midi et ensuite rentrer à Washington le soir car il avait un avion pour le Texas le samedi matin.

« On pourrait se parler maintenant au téléphone, dit-il, mais mon assistante veut vraiment te rencontrer. C’est avec elle que tu travaillerais. Je ne voudrais pas lui couper l’herbe sous le pied en disant quelque chose maintenant.

— Ton assistante… dit Katz.

— Lalitha. Elle est incroyablement jeune et brillante. En fait, elle vit juste à l’étage au-dessus de chez nous. Je suis sûr que tu vas l’aimer. »

La vivacité et l’excitation dans la voix de Walter, la touche de culpabilité ou le petit frisson dans les mots « en fait », n’échappèrent pas à Katz.

« Lalitha, dit-il. C’est quoi, ça, comme nom ?

— Indien. Bengali. Elle a grandi dans le Missouri. Elle est vraiment très jolie.

— Je vois. Et c’est quoi, sa proposition ?

— Sauver la planète.

— Je vois. »

Katz soupçonna que Walter agitait délibérément cette Lalitha comme appât, et il fut irrité qu’on le pense si aisément manipulable. Et pourtant – connaissant Walter comme un homme qui ne disait pas d’une femme qu’elle était jolie sans une bonne raison – il fut bien manipulé, il fut intrigué.

« Laisse-moi voir si je peux arranger ça pour demain après-midi, dit-il.

— Fantastique », dit Walter.

Advienne que pourra. D’après l’expérience de Katz, ce n’était jamais très grave de faire attendre les nanas. Il appela White Street et annonça à Zachary que la rencontre avec Caitlyn devait être repoussée.

Le lendemain après-midi, à trois heures quinze, avec à peine un quart d’heure de retard, il entra chez Walker’s et il vit Walter avec l’Indienne qui attendaient à une table dans un coin. Avant même d’atteindre la table, il avait compris qu’il n’avait aucune chance avec elle. Il y avait dix-huit mots dans le langage corporel avec lesquels les femmes signifiaient leur disponibilité et leur soumission, et Lalitha en utilisait alors une bonne douzaine en même temps à l’adresse de Walter. Elle avait l’air de l’illustration vivante de l’expression suspendue à ses lèvres. Quand Walter se leva pour prendre Katz dans ses bras, les yeux de la fille restèrent fixés sur Walter ; l’univers avait vraiment pris un tour très bizarre. Jamais auparavant Katz n’avait vu Walter en mode tombeur, faisant tourner une jolie tête. Il portait un costume noir bien coupé et avait pris le léger embonpoint de la maturité. Ses épaules avaient une largeur nouvelle, sa poitrine un allant nouveau.

« Richard, Lalitha, dit-il.

— Ravie de faire votre connaissance », dit Lalitha en lui serrant mollement la main, sans rien ajouter sur un éventuel honneur ou un éventuel plaisir, rien ne pouvant signifier qu’elle était une grande fan.

Katz s’effondra dans un fauteuil avec l’impression d’avoir reçu l’uppercut de la révélation destructrice : contrairement aux mensonges qu’il s’était toujours dits, il désirait les femmes de Walter non pas en dépit de son amitié, mais à cause de cette amitié. Pendant deux ans, il avait été constamment oppressé par des déclarations de fans, et là, soudain, il était déçu de ne pas recevoir une de ces déclarations de la part de Lalitha, à cause de sa façon de regarder Walter. Elle avait la peau sombre et était, de manière complexe, à la fois ronde et mince. Les yeux ronds, le visage rond, les seins ronds ; mais le cou et les bras minces. Un bon B + qui pourrait devenir un A - si elle se donnait un peu de mal. Katz se passa la main dans les cheveux, faisant voler quelques particules de poussière de bois. Son vieil ami et ennemi rayonnait du plaisir sans mélange de le revoir.

« Alors, quoi de neuf ? dit-il.

— Eh bien, pas mal de choses, dit Walter. Mais par où commencer ?

— C’est un beau costume, au passage. Ça te va bien.

— Ah oui, tu aimes bien ? dit Walter en baissant les yeux sur son costume. C’est Lalitha qui me l’a fait acheter.

— Je n’arrêtais pas de lui dire que sa garde-robe craignait, dit la fille. Ça faisait dix ans qu’il ne s’était pas acheté un costume. »

Elle avait une pointe d’accent du sous-continent, elle était percutante, elle avait les pieds sur terre et regardait Walter avec un air de propriétaire. Si son corps n’avait pas exprimé un tel désir de plaire, Katz aurait pu croire qu’elle le possédait déjà.

« Toi aussi, tu es bien, dit Walter.

— Merci de ce mensonge.

— Non, c’est vrai, c’est un genre de look à la Keith Richards.

— Voilà, là on est honnête. Keith Richards a l’air d’un loup qui aurait mis le bonnet de la mère-grand. Le bandeau ? »

Walter consulta Lalitha.

« Vous trouvez que Richard ressemble à une grand-mère ?

— Non, dit-elle, avec un son ON bref et nasal.

— Comme ça, vous êtes à Washington, maintenant, dit Katz.

— Oui, c’est un peu étrange, comme situation, dit Walter. Je travaille pour un type qui s’appelle Vin Haven et qui est basé à Houston, c’est une grosse légume dans le pétrole et le gaz. Le père de sa femme était un républicain vieille école. Il a servi sous Nixon, Ford et Reagan. Il lui a laissé une grande maison à Georgetown, qu’ils n’habitaient presque jamais. Quand Vin a monté le Trust, il a installé les bureaux au rez-de-chaussée et il nous a vendu à Patty et à moi le premier et le second à un prix inférieur au marché. Il y a aussi un petit appartement au dernier étage, où vit Lalitha.

— J’ai le troisième meilleur rapport maison-lieu de travail, dit Lalitha. Avec Walter, c’est encore mieux qu’avec le président. On partage tous la même cuisine.

— Ça a l’air sympa, dit Katz en lançant à Walter un coup d’œil éloquent que ce dernier ne sembla pas capter. Et c’est quoi, ce Trust ?

— Je crois que je t’en ai dit quelques mots, la dernière fois qu’on s’est parlé.

— À ce moment-là je prenais plein de drogues, il va falloir tout me redire au moins deux fois.

— C’est le Cerulean Mountain Trust, dit Lalitha. C’est une toute nouvelle approche de la protection de la nature. C’est l’idée de Walter.

— En fait, c’était plutôt l’idée de Vin, en tout cas au début.

— Mais les idées vraiment originales sont toutes de Walter », insista Lalitha à l’adresse de Katz.

Une serveuse (rien de spécial, déjà connue de Katz et dénuée de tout intérêt) prit la commande des cafés, et Walter se lança dans l’histoire du Cerulean Mountain Trust. Vin Haven, dit-il, était un homme vraiment hors du commun. Lui et sa femme, Kiki, étaient des passionnés d’oiseaux qui se trouvaient également être des amis proches de George et de Laura Bush, et de Dick et de Lynne Cheney. Vin avait accumulé une fortune à neuf chiffres en perdant de l’argent avec profit ultérieur sur des forages pétroliers et gaziers au Texas et en Oklahoma. Il commençait à se faire vieux et, n’ayant pas eu d’enfant avec Kiki, il avait décidé de consacrer plus de la moitié de son magot à la préservation d’une seule espèce d’oiseau, la paruline azurée qui, précisa Walter, n’était pas seulement une belle petite créature, mais aussi l’oiseau chanteur au déclin le plus rapide en Amérique du Nord.

« C’est l’oiseau de notre campagne », dit Lalitha en sortant une brochure de son attaché-case.

L’oiseau, sur la couverture, ne parla pas du tout à Katz. Bleuté, petit, l’air peu intelligent.

« Oui, c’est un oiseau, quoi, dit-il.

— Attendez, dit Lalitha. Il ne s’agit pas seulement de l’oiseau. C’est bien plus important que ça. Attendez donc d’entendre la vision de Walter. »

La vision ! Katz commençait à penser que l’objectif réel de Walter, dans l’organisation de cette rencontre, avait simplement été de lui infliger le fait qu’il était vénéré par une jeune femme de vingt-cinq ans plutôt jolie.

La paruline azurée, dit Walter, vivait exclusivement dans les forêts de feuillus anciennes et tempérées du nord, avec une prédilection pour les Appalaches centrales. Il y avait une population particulièrement résistante dans le sud de la Virginie-Occidentale, et Vin Haven, à cause de ses liens avec l’industrie de l’énergie non renouvelable, avait vu là l’occasion de s’associer avec des compagnies houillères afin de créer une très vaste réserve privée permanente pour la paruline et les autres espèces menacées de ces forêts de feuillus. Les houillères avaient des raisons de craindre que la paruline soit bientôt classée en tant qu’espèce menacée, avec des conséquences potentiellement délétères sur leur liberté d’abattre des forêts et de faire exploser des cimes de montagnes. Vin pensait qu’on pourrait les persuader d’aider la paruline, afin que l’oiseau ne figure pas sur la liste et qu’ils puissent recevoir la bonne presse dont ils avaient bien besoin, du moment qu’on les autorisait à continuer d’extraire du charbon. Et c’est ainsi que Walter avait obtenu ce poste de directeur général du Trust. Dans le Minnesota, quand il travaillait pour le Nature Conservancy, il avait noué de bonnes relations avec les intérêts miniers, et il était exceptionnellement ouvert à une relation constructive avec les gens des houillères.

« Mr. Haven a auditionné une demi-douzaine d’autres candidats avant Walter, dit Lalitha. Certains se sont levés et sont sortis sous son nez, en plein milieu de l’entretien. Ils avaient l’esprit trop étroit et ils craignaient d’être critiqués ! Seul Walter a été capable de voir le potentiel pour quelqu’un qui est désireux de prendre un grand risque sans se soucier trop de la sagesse populaire. »

Walter grimaça sous l’effet du compliment, mais il était de toute évidence content.

« Ces gens avaient tous de meilleurs postes que moi. Ils avaient plus à perdre.

— Oui mais quel écologiste se soucie davantage de sauver son travail que de sauver la Terre ?

— Eh bien, ils sont nombreux, malheureusement. Ils ont des familles et des responsabilités.

— Mais vous aussi !

— Regarde les choses en face, mon vieux, tu es trop parfait », dit Katz, sans aménité.

Il nourrissait encore l’espoir de constater que, quand ils se lèveraient pour partir, Lalitha se révélerait dotée d’un gros postérieur ou de cuisses épaisses.

Pour aider à sauver la paruline azurée, dit Walter, le Trust entendait créer un territoire de cent miles carrés, sans aucune route – Haven’s Hundred en était le nom de travail – dans le comté du Wyoming en Virginie-Occidentale, entouré d’une « zone tampon » plus vaste ouverte à la chasse et aux loisirs motorisés. Pour pouvoir payer à la fois le terrain et les droits d’exploitation d’une zone aussi vaste, le Trust allait devoir d’abord autoriser l’extraction du charbon sur à peu près un tiers de la surface, par exploitation à ciel ouvert avec explosifs. C’était ça qui avait fait fuir les autres candidats. Ce type d’exploitation, tel qu’il était couramment pratiqué, était déplorable sur le plan écologique – on faisait sauter la roche des crêtes des montagnes, ce qui mettait à nu les couches sous-jacentes de charbon, les vallées environnantes se couvraient alors de débris et des cours d’eau biologiquement riches disparaissaient. Walter, cela dit, pensait que des efforts de réhabilitation correctement gérés pourraient atténuer les dégâts bien davantage que ce que croyaient les gens ; et le grand avantage d’une terre complètement exploitée, c’était que personne n’allait à nouveau la faire exploser.

Katz se souvenait qu’une des choses qui lui avaient le plus manqué avec Walter, c’était une bonne discussion sur de vraies idées.

« Mais on ne veut pas laisser le charbon dans la terre ? demanda-t-il. Je croyais qu’on détestait le charbon.

— Ça, ce serait une discussion plus longue, pour un autre jour, dit Walter.

— Walter a d’excellentes idées sur l’utilisation des carburants fossiles pour remplacer le nucléaire et le vent, dit Lalitha.

— Disons juste que nous sommes réalistes sur le charbon », dit Walter.

Encore plus passionnant, continua-t-il, le Trust allait investir un tas d’argent en Amérique du Sud, où la paruline azurée, comme tant d’autres oiseaux chanteurs nord-américains, passait ses hivers. Les forêts andines disparaissaient à un rythme catastrophique et, ces deux dernières années, Walter avait effectué des trajets mensuels vers la Colombie, pour acheter de vastes surfaces de terre et s’entendre avec des ONG locales qui encourageaient l’écotourisme et aidaient les paysans à remplacer leurs poêles à bois par du chauffage solaire. Un dollar valait encore beaucoup d’argent dans l’hémisphère sud, et la moitié sud-américaine du parc panaméricain de la paruline était déjà en place.

Freedom
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