LA COLÈRE DE L’HOMME GENTIL

Par une sinistre fin d’après-midi de mars, sous une pluie froide et collante, Walter, en voiture avec son assistante, Lalitha, se rendait de Charleston vers les montagnes du sud de la Virginie-Occidentale. Bien que Lalitha conduise vite et de façon quelque peu imprudente, Walter avait fini par préférer l’angoisse d’être son passager à la colère intraitable qui le consumait quand il était au volant – cette sensation apparemment inévitable que, de tous les conducteurs roulant sur cette route, il était le seul à voyager à la vitesse parfaite, il était le seul à atteindre le bon équilibre entre un respect trop pointilleux des règles et une transgression trop dangereuse de ces mêmes règles. Durant les deux dernières années, il avait passé de nombreuses heures à enrager sur les routes de la Virginie-Occidentale, à coller aux pare-chocs de lambins crétins avant de ralentir lui-même pour punir les grossiers personnages qui lui collaient au pare-chocs, à défendre avec acharnement la file intérieure des autoroutes contre les connards qui essayaient de le dépasser par la droite, à dépasser lui-même par la droite lorsqu’un idiot, un accro au portable ou alors un défenseur zélé de la limite de vitesse bloquait cette file, tout en brossant le portrait et en psychanalysant sauvagement les conducteurs qui refusaient d’utiliser leurs clignotants (presque toujours des hommes jeunes, pour lesquels l’usage de ces clignotants semblaient une insulte à leur virilité, déjà manifestement compromise à en juger par le gigantisme compensatoire de leurs pick-up et de leurs 4 × 4), il avait passé des heures à ressentir une haine meurtrière envers des chauffeurs routiers et leurs camions pleins de charbon violant l’interdiction de rouler à gauche, causant ainsi des accidents fatals au moins une fois par semaine en Virginie-Occidentale, à blâmer sans rien y pouvoir les législateurs corrompus de l’État qui refusaient de baisser la limite de poids des camions de charbon en dessous des 55 tonnes, malgré les nombreuses preuves des ravages qu’ils causaient, des heures à marmonner, « Incroyable ! Incroyable ! » quand un chauffeur, devant lui, freinait à un feu vert avant d’accélérer à l’orange et de le laisser bloqué au rouge, à écumer tandis qu’il attendait une bonne minute à des intersections sans aucune circulation visible à des kilomètres de chaque côté, et à ravaler avec peine, par égard pour Lalitha, les invectives qu’il désirait exprimer quand il se faisait coincer par un conducteur refusant de faire son virage à droite autorisé au feu rouge : « Ouh-ouh ! Tu dors ? T’es pas tout seul ! Les autres sont là ! Apprends à conduire ! Bonjour ! » Mieux valait la bouffée d’adrénaline quand Lalitha appuyait sur le champignon pour dépasser des camions peinant dans des côtes que ce stress dans ses artères cérébrales quand il prenait lui-même le volant et restait alors coincé derrière ces mêmes camions. Ainsi, il pouvait regarder le bois gris à allumettes des forêts des Appalaches, les crêtes ravagées par les exploitations minières et diriger sa colère contre des problèmes qui en étaient plus dignes.

Lalitha était très euphorique lorsqu’ils attaquèrent dans leur voiture de location la grande côte de vingt-cinq kilomètres de l’I-64, un ensemble de travaux phénoménalement chers financés par le gouvernement fédéral, remporté par le sénateur Byrd à des fins électoralistes.

« Je suis prête à fêter ça, dit-elle. Vous m’invitez ce soir pour fêter ça ?

— On verra s’il y a un restaurant décent à Beckley, dit Walter, mais j’ai bien peur que ça ne soit pas le cas.

— Soûlons-nous ! On peut aller dans le meilleur endroit de la ville et boire des martinis.

— Tout à fait. Je veux bien vous offrir un martini super-géant. Et même plus d’un, si vous voulez.

— Non, mais vous aussi, enfin, dit-elle. Juste une fois. Faites donc une exception, pour l’occasion.

— Je crois bien qu’un martini pourrait vraiment me tuer, à ce stade de ma vie.

— Une bière légère, alors. Moi, je prendrai trois martinis et vous pourrez me porter dans ma chambre. »

Walter n’aimait pas beaucoup quand elle disait des choses pareilles. Elle ne mesurait pas ses propos, c’était juste une jeune femme joyeuse – en réalité, c’était le rayon de soleil le plus radieux de toute sa vie, ces derniers temps – et elle ne voyait pas pourquoi le contact physique entre employeur et employée ne pourrait pas être un sujet de plaisanterie.

« Trois martinis, ça donnerait certainement un sens nouveau à l’expression “grand chambardement”, demain matin, dit-il, en une référence maladroite à la démolition à laquelle ils allaient assister dans le comté du Wyoming.

— C’est quand, la dernière fois que vous avez bu un verre ? dit Lalitha.

— Jamais. Je n’ai jamais bu.

— Même pas au lycée ?

— Jamais.

— Walter, mais c’est incroyable ! Il faut essayer ! C’est vraiment amusant, de boire, parfois. Une bière, ça ne fera pas de vous un alcoolique.

— Ce n’est pas ce qui me soucie », dit-il en se demandant, au moment où il parlait, si c’était bien vrai.

Son père et son frère aîné, qui à eux deux avaient été le fléau de sa jeunesse, étaient des alcooliques, et sa femme, qui était en bonne voie de devenir le fléau de sa maturité, avait des penchants alcooliques. Il avait toujours envisagé sa stricte sobriété en termes d’opposition à ces trois-là – voulant tout d’abord être aussi différent que possible de son père et de son frère, et, plus tard, désirant se montrer aussi invariablement gentil avec Patty quelle pouvait, une fois ivre, être dure avec lui. C’était là une des façons dont lui et Patty avaient appris à s’entendre : lui toujours sobre, elle parfois ivre, et ni lui ni elle ne suggérant jamais que l’autre change.

« Qu’est-ce qui vous soucie, alors ? dit Lalitha.

— Je crois que cela m’inquiète de changer quelque chose qui a parfaitement marché pour moi pendant quarante-sept ans. Si ça n’est pas cassé, pourquoi le réparer ?

— Parce que c’est amusant ! »

Elle donna un brusque coup de volant pour dépasser un semi-remorque pataugeant dans ses propres éclaboussures.

« Je vais vous commander une bière et vous faire boire au moins une gorgée pour fêter ça. »

La forêt septentrionale de feuillus, au sud de Charleston, était maintenant d’une seule teinte, à la veille de l’équinoxe, comme une austère tapisserie de gris et de noirs. Dans une semaine ou deux, l’air chaud du sud arriverait pour verdir ces bois, et un mois plus tard les oiseaux chanteurs assez robustes pour migrer des tropiques les empliraient de leurs chants, mais le gris de l’hiver semblait à Walter être le véritable état d’origine de la forêt septentrionale. L’été n’étant qu’une grâce accidentelle annuelle.

Plus tôt dans la journée, à Charleston, lui et Lalitha, avec leur avocat local, avaient officiellement présenté aux partenaires industriels du Cerulean Mountain Trust, Nardone et Blasco, les documents dont ils avaient besoin pour commencer la démolition de Forster Hollow et pour ouvrir à l’exploitation à ciel ouvert les cinq mille six cents hectares de réserve destinés à la paruline. Des représentants de Nardone et Blasco avaient ensuite signé les piles de papiers que les avocats du Trust préparaient depuis deux ans, engageant officiellement les houillères à conclure une série d’accords de réhabilitation et de droits de transferts qui, pris tous ensemble, garantiraient que cette terre éventrée reviendrait pour toujours « à la nature ». Vin Haven, le président du conseil du Trust, avait été « présent » par le biais de la visioconférence et il appela plus tard Walter directement sur son portable pour le féliciter. Mais Walter ne se sentait pas du tout d’humeur à célébrer quoi que ce fut, bien au contraire. Il avait fini par réussir à obtenir la disparition de douzaines de jolies collines boisées et de centaines de kilomètres de cours d’eau clairs, à la richesse biotique, des cours d’eau classes III, IV et V. Rien que pour arriver à ce résultat, Vin Haven avait dû vendre vingt millions de dollars de droits d’exploitation, en d’autres endroits de l’État, à des compagnies gazières prêtes à violer cette terre, avant d’en donner les bénéfices à d’autres groupes que Walter n’aimait pas. Et tout ça pour quoi ? Pour préserver l’« habitat » d’une espèce en voie de disparition, que l’on pouvait recouvrir d’un timbre-poste sur une carte routière de la Virginie-Occidentale.

Walter, dans sa colère et dans sa déception face au monde, se sentait comme ces grises forêts septentrionales. Et Lalitha, née dans la chaude Asie du Sud, était cette personne ensoleillée qui apportait une sorte d’été provisoire à son âme. La seule chose qu’il pouvait avoir envie de célébrer ce soir-là était que, ayant « réussi » en Virginie-Occidentale, ils étaient maintenant en mesure de se lancer à fond dans leur projet contre la surpopulation. Mais il était conscient de la jeunesse de son assistante et détestait la démoraliser.

« D’accord, dit-il. Je vais essayer une bière, une fois. En votre honneur.

— Non, Walter, en votre honneur à vous. C’est vous qui avez tout fait. »

Il secoua la tête, sachant que, sur ce point précis, elle se trompait vraiment. Sans sa chaleur, sans son charme et son courage, tout l’accord avec Nardone et Blasco aurait sans doute capoté. Il était vrai qu’il avait apporté les grandes idées ; mais les grandes idées, c’était tout ce qu’il semblait avoir. Lalitha était maintenant aux manettes dans tous les autres domaines. Elle portait une parka, avec la capuche baissée pleine de sa chevelure noire brillante, sur le tailleur rayé qu’elle avait choisi pour les formalités du matin. Elle avait les mains posées à dix heures dix sur le volant, ses poignets étaient nus, les bracelets d’argent ayant glissé sous les manches de la parka. Walter détestait des myriades de choses dans la modernité en général et dans la culture de la voiture en particulier, mais l’assurance des jeunes femmes au volant, l’autonomie qu’elles avaient atteinte durant les cent dernières années, ne figuraient pas sur la liste. L’égalité des sexes, telle qu’elle s’exprimait dans la pression du pied assuré de Lalitha sur l’accélérateur, le rendait heureux de vivre au vingt et unième siècle.

Le problème le plus difficile qu’il avait eu à résoudre pour le Trust concernait les deux cents familles, environ, pour la plupart très pauvres, qui possédaient des maisons ou des mobile homes sur de petits ou très petits lopins de terre situés à l’intérieur des limites envisagées pour le parc aux parulines. Certains des hommes travaillaient toujours aux houillères, comme mineurs de fond ou comme chauffeurs, mais la plus grande partie d’entre eux étaient au chômage et passaient le temps avec des armes à feu et des moteurs à combustion interne, ajoutant à l’alimentation de leur famille le gibier tiré plus loin dans les bois puis transporté dans leurs tout-terrain. Walter s’était dépêché de racheter les terrains d’autant de familles que possible avant que le Trust n’attire de publicité ; il avait payé parfois à peine deux cent cinquante dollars le demi-hectare pour certains lopins dans les collines. Mais lorsque ses tentatives de courtiser la communauté écologique locale échouèrent et qu’une militante effroyablement motivée du nom de Jocelyn Zorn se mit à faire campagne contre le Trust, plus de cent familles attendaient encore, vivant pour la plupart dans la vallée de la Nine Mile Creek, qui menait à Forster Hollow.

Le problème de Forster Hollow mis à part, Vin Haven avait trouvé les vingt-cinq mille hectares parfaits pour la réserve principale. Les droits de surface de quatre-vingt-dix-huit pour cent du terrain se trouvaient entre les mains de trois sociétés seulement, les deux premières étant des holdings anonymes et économiquement rationnelles, la troisième appartenant intégralement à une famille du nom de Forster qui avait quitté l’État il y avait plus d’un siècle et se distrayait maintenant confortablement en menant la grande vie en bord de mer. Les trois compagnies géraient le terrain comme une exploitation forestière certifiée et n’avaient aucune raison de ne pas vendre au Trust à un prix raisonnable. Il y avait aussi, près du centre de Haven’s Hundred, une énorme concentration, vaguement en forme de sablier, de très riches filons de houille. Jusqu’à présent, personne n’avait exploité ces cinq mille six cents hectares, parce que le comté du Wyoming était bien trop éloigné de tout et bien trop montagneux, même pour la Virginie-Occidentale. Une mauvaise route étroite, impraticable pour les camions transportant le charbon, traversait les collines en sinuant le long de la Nine Mile Creek ; au bout de la vallée, près du point central du sablier, se trouvait Forster Hollow, ainsi que le clan et les amis de Coyle Mathis.

Au fil des ans, Nardone et Blasco avaient tous deux vainement essayé de traiter avec Mathis, ne récoltant que son animosité persistante. De fait, un des principaux attraits que Vin Haven avait fait valoir aux houillères, durant les négociations initiales, avait été la promesse de les débarrasser du problème posé par Mathis. « Ça fait partie de la synergie magique que nous avons ici, avait dit Haven à Walter. Nous sommes des joueurs nouveaux à qui Mathis n’a aucune raison d’en vouloir. Avec Nardone en particulier, j’ai beaucoup travaillé sur la réhabilitation en promettant de les débarrasser de Mathis. Un tout petit peu de bonne volonté que j’ai trouvée sur le bord de la route, tout simplement parce que je n’étais pas Nardone, s’avère valoir deux millions. »

Si seulement !

Coyle Mathis incarnait le pur esprit négatif des terres reculées de la Virginie-Occidentale. Il était totalement cohérent dans sa haine d’absolument tout le monde. Être l’ennemi d’un ennemi de Mathis ne faisait de vous qu’un autre de ses ennemis. Les houillères, le syndicat des mineurs, les écologistes, toutes les formes de gouvernement, les Noirs, les Yankees blancs qui mettaient leur nez partout : il haïssait l’ensemble sans distinction. La philosophie de sa vie était, Dégage, putain, ou tu vas le regretter. Six générations de Mathis bourrus avaient été enterrées dans le flanc de colline pentu menant au cours d’eau, qui serait parmi les premiers sites à sauter quand les houillères arriveraient. (Personne n’avait prévenu Walter du problème posé par les cimetières en Virginie-Occidentale quand il avait accepté de travailler pour le Trust, mais il l’avait vite découvert.)

Connaissant lui-même une chose ou deux de la colère tous azimuts, Walter aurait peut-être pu gérer Mathis, si l’homme ne lui avait pas autant rappelé son propre père. Sa méchanceté têtue et autodestructrice. Walter avait préparé un joli lot d’offres attrayantes quand lui et Lalitha, n’ayant jamais reçu de réponses à leurs nombreuses lettres amicales, avaient remonté en voiture la route poussiéreuse menant à la vallée de la Nine Mile Creek, sans invitation, par une chaude et lumineuse matinée de juillet. Il était prêt à donner aux Mathis et à leurs voisins jusqu’à mille deux cents dollars le demi-hectare, plus du terrain gratuit dans une vallée assez agréable sur les marges sud de la réserve, plus les frais de déménagement, plus une exhumation et nouvelle inhumation dans les règles de l’art pour tous les ossements Mathis. Mais Coyle Mathis n’attendit même pas d’entendre les détails. Il dit « Non, N-O-N » avant d’ajouter qu’il avait l’intention de se faire enterrer dans le cimetière familial et que personne n’allait l’en empêcher. Et soudain, Walter s’est retrouvé à seize ans, étourdi de colère. De la colère non seulement contre Mathis, contre son manque de manières et de bon sens, mais aussi, paradoxalement, contre Vin Haven, qui l’opposait à un homme dont à un certain niveau il reconnaissait et admirait l’irrationalité économique. « Je suis navré », dit-il, suant abondamment sur une piste pleine d’ornières, sous un soleil de plomb, à côté d’une cour jonchée de détritus dans laquelle Mathis l’avait clairement dissuadé de pénétrer, mais c’est tout simplement stupide. »

Lalitha, à côté de lui, qui tenait un attaché-case rempli des documents qu’ils s’étaient imaginé que Mathis pourrait peut-être vraiment signer, s’éclaircit la gorge, en une réaction explosive de regret pour ce mot déplorable.

Mathis, un homme mince et étonnamment séduisant de presque soixante ans, décocha un sourire ravi vers les collines vertes, grouillantes d’insectes, qui les entouraient. Un de ses chiens, un clébard à moustache doté d’une physionomie absurde, se mit à grogner.

« Stupide ! dit Mathis. C’est un drôle de mot à employer, ça, monsieur. Ça pourrait bien être votre fête. C’est pas tous les jours qu’on me dit que je suis stupide. On pourrait même dire que les gens d’ici savent qu’y vaut mieux pas le faire.

— Écoutez, je suis sûr que vous êtes un homme très intelligent, dit Walter. Je parlais de…

— Je pense bien que je suis assez intelligent pour compter jusqu’à dix, dit Mathis. Et vous, monsieur ? Vous avez l’air d’avoir de l’instruction. Vous savez compter jusqu’à dix ?

— En fait, moi, je sais compter jusqu’à mille deux cent, dit Walter, et je sais multiplier ça par quatre cent quatre-vingt, et je sais comment additionner deux cent mille au produit. Et si vous vouliez bien juste prendre une minute pour écouter…

— Ma question, dit Mathis, c’est, est-ce que vous pouvez le faire à l’envers ? Allez, je vous aide à démarrer. Dix, neuf…

— Écoutez, je suis vraiment désolé d’avoir utilisé le mot stupide. Le soleil tape un peu fort, ici. Je ne voulais pas dire…

— Huit, sept…

— Peut-être qu’on reviendra une autre fois, dit Lalitha. On peut vous laisser de la documentation que vous pourrez lire à votre convenance.

— Ah, parce que vous autres vous pensez que je sais lire, pas vrai ? dit Mathis, la mine rayonnante, tandis que ses trois chiens grognaient, maintenant. Je crois que j’en suis à six. Ou c’était cinq ? Je suis vraiment stupide, j’ai déjà oublié.

— Allez, dit Walter, je vous présente des excuses sincères si j’ai…

— Quatre trois deux ! »

Les chiens, eux-mêmes apparemment plutôt intelligents, s’avancèrent, les oreilles rabaissées.

« Nous reviendrons, dit Walter avant de battre en retraite avec Lalitha.

— Je tire dans votre caisse si vous revenez ! » leur cria joyeusement Mathis.

Sur tout le trajet du retour, sur cette piste terrible menant à l’autoroute, Walter maudit bruyamment sa propre stupidité et son incapacité à contrôler sa colère, tandis que Lalitha, d’ordinaire une fontaine de louanges et de réconfort, restait pensive sur le siège du passager, ruminant sur ce qu’il fallait faire ensuite. Il n’était pas exagéré que de dire que, sans la coopération de Mathis, tout ce qu’ils avaient déjà fait pour se garantir Haven’s Hundred n’aurait servi à rien. Au fond de la vallée poussiéreuse, Lalitha donna son avis.

« Il faut le traiter comme s’il était un homme important.

— C’est un sociopathe à la petite semaine, dit Walter.

— Il n’empêche, dit-elle – et elle avait une manière indienne tout à fait charmante de prononcer cette expression qui comptait parmi ses préférées, avec une cadence hachée évoquant son côté pratique que Walter ne se lassait jamais d’entendre –, nous allons devoir flatter son ego. Il a besoin d’être le sauveur, et non celui qui capitule.

— Oui, mais malheureusement, tout ce qu’on lui demande, c’est de capituler.

— Et si j’y retournais et que je parlais à certaines des femmes ?

— C’est un putain de patriarcat, là-haut, dit Walter. Vous ne l’avez pas remarqué ?

— Non, Walter, les femmes sont très fortes. Pourquoi vous ne me laissez pas aller leur parler ?

— C’est un cauchemar. Un vrai cauchemar.

— Il n’empêche, redit Lalitha, je me demande si je ne devrais pas rester et essayer de parler aux gens.

— Il a déjà dit non à l’offre. Un non catégorique.

— Il nous faut faire une meilleure offre, alors. Vous allez devoir parler à Mr. Haven d’une meilleure offre. Repartez à Washington pour lui parler. Ça vaut probablement mieux que vous ne retourniez pas dans la vallée. Mais peut-être que toute seule, je n’aurai pas l’air aussi menaçante.

— Je ne peux pas vous laisser faire ça.

— Je n’ai pas peur des chiens. Il avait dirigé ses chiens contre vous, mais pas contre moi, je ne crois pas.

— C’est absolument sans espoir.

— Peut-être, mais peut-être pas », dit Lalitha.

Sans parler de la bravoure de Lalitha, cette jeune femme à la peau sombre, à l’ossature fine et aux traits séduisants, qui retournait seule dans la propriété de pauvres Blancs où elle avait déjà été menacée physiquement, Walter fut frappé, durant les mois qui suivirent, par le fait que c’était elle, la fille d’un ingénieur électricien élevée dans la banlieue, et non lui le fils d’un ivrogne teigneux ayant grandi dans une petite ville, qui avait pu accomplir un miracle à Forster Hollow. Non seulement Walter ne savait pas parler aux gens simples ; mais toute sa personnalité s’était formée en opposition à cette campagne isolée dont il était issu. Mathis, avec sa déraison et son ressentiment de pauvre Blanc, avait offensé l’essence même de Walter : il l’avait aveuglé de fureur. Tandis que Lalitha, qui n’avait aucune expérience des semblables de Mathis, avait pu retourner vers lui avec un esprit ouvert et un cœur plein de sympathie. Elle avait approché ces gens de la campagne pauvres mais fiers un peu comme elle conduisait les voitures, comme si rien de mal ne pouvait arriver à une personne aussi joyeuse et aussi pleine de bonne volonté ; et ces pauvres et fiers campagnards lui avaient accordé le respect qu’ils avaient refusé à un Walter fou de colère. Le succès de Lalitha engendrait chez Walter un sentiment d’infériorité, il se sentait indigne de l’admiration de cette dernière, et il était donc d’autant plus empli de reconnaissance à son égard. Ce qui l’amena ensuite à un enthousiasme plus général envers les jeunes et leur capacité à faire le bien dans le monde. Et ce qui l’amena aussi – bien qu’il résistât à toute prise de conscience de cela – à l’aimer bien au-delà de ce qui était raisonnable.

Se fondant sur les informations que Lalitha apporta à son retour de Forster Hollow, Walter et Vin Haven avaient élaboré une nouvelle offre, outrageusement dispendieuse, pour les habitants. Se contenter de leur proposer plus d’argent, dit Lalitha, n’allait pas faire l’affaire. Pour que Mathis puisse sauver la face, il devait être le Moïse qui allait conduire son peuple vers une nouvelle Terre promise. Malheureusement, à la connaissance de Walter, les gens de Forster Hollow avaient des compétences négligeables à part la chasse, la réparation de moteurs, la culture des terres, la cueillette de plantes médicinales et l’encaissement des chèques d’allocations familiales. Vin Haven mena cependant obligeamment son enquête au sein de son large cercle d’amis hommes d’affaires et revint vers Walter avec une seule possibilité intéressante : les gilets pare-balles.

Avant de prendre l’avion pour Houston et de rencontrer Haven, au cours de l’été 2001, Walter n’était pas très familiarisé avec le concept du bon Texan, les nouvelles nationales étant tellement dominées par les mauvais. Haven possédait un grand ranch dans le Hill Country, et un autre, encore plus grand, au sud de Corpus Christi, tous deux gérés avec amour pour fournir un habitat aux oiseaux sauvages. Haven était ce genre de Texan aimant la nature qui faisait fuir avec plaisir les sarcelles cannelles à coups d’explosifs, mais qui passait également des heures à observer avec ravissement, grâce à un système de vidéosurveillance, l’évolution de bébés chouettes dans un nid sur sa propriété, et qui pouvait parler sans fin, en expert, des dessins en forme d’écailles sur le plumage hivernal du bécasseau de Baird. C’était un homme petit, bourru, à la tête ronde, que Walter avait aimé dès la première minute de son entretien d’embauche.

« Un enjeu de cent millions de dollars pour une espèce de passerine, avait dit Walter. C’est une somme intéressante. »

Haven avait penché sa tête ronde de côté.

« Ça vous pose un problème ?

— Pas nécessairement. Mais dans la mesure où l’oiseau ne figure pas encore sur les listes fédérales, je suis curieux d’avoir votre avis.

— Mon avis, c’est que ce sont mes cent millions et que je peux les dépenser comme je veux.

— C’est juste.

— Les informations scientifiques les plus fiables que nous avons sur la paruline azurée montrent des populations qui déclinent au rythme de trois pour cent par an depuis les quarante dernières années. Simplement parce qu’elle n’a pas passé le seuil fédéral des espèces menacées, on peut vraiment dessiner la ligne qui file tout droit vers le zéro. Car c’est là que ça va, vers le zéro.

— Oui, et pourtant…

— Et pourtant il y a d’autres espèces qui sont encore plus proches de zéro. Je le sais. Et j’espère vraiment que quelqu’un d’autre s’en occupera. Je me demande souvent, est-ce que je me trancherais la gorge si on me garantissait que je pourrais ainsi sauver une espèce ? Nous savons tous qu’une vie humaine vaut plus que la vie d’un oiseau. Mais est-ce que ma misérable vie vaut toute une espèce ?

— Dieu merci ce n’est pas un choix qui est demandé à qui que ce soit.

— Dans un sens, c’est vrai, dit Haven. Mais dans un sens plus large, c’est un choix que tout le monde fait. J’ai reçu un appel du directeur du National Audubon en février dernier, juste après l’inauguration. Il s’appelle Martin Jay. Il y en a qui ont le nom adéquat pour le boulot. Martin Jay se demande si je ne pourrais pas lui arranger une rencontre avec Karl Rove à la Maison-Blanche. Il dit qu’une heure lui suffit pour persuader Karl Rove que faire de la préservation de la nature une priorité est un point gagnant pour le nouveau gouvernement. Alors, je lui dis, je crois que je peux vous arranger une heure avec Rove, mais vous devez faire quelque chose pour moi d’abord. Vous devez me trouver un institut indépendant de bonne réputation qui fera un sondage sur l’importance de faire de l’environnement une priorité pour rallier les électeurs hésitants. Si vous pouvez montrer à Karl Rove des chiffres attrayants, il sera tout ouïe. Et Martin Jay de se répandre en merci, merci beaucoup, fabuloso, c’est comme si c’était fait. Et je dis à Martin Jay, Il y a juste une toute petite chose, cela dit : avant de commander ce sondage et de laisser Rove le voir, il vaudrait mieux que vous ayez une assez bonne idée de ce que vont être les résultats. C’était il y a six mois. Je n’ai plus jamais entendu parler de lui.

— Vous et moi sommes plutôt du même avis sur la dimension politique de tout ça, dit Walter.

— Kiki et moi nous occupons de Laura, chaque fois qu’on le peut, dit Haven. C’est peut-être plus prometteur dans cette direction.

— C’est génial, c’est incroyable.

— On se calme. Il m’arrive de penser que W est plutôt marié à Rove qu’à Laura. Mais je ne vous ai rien dit.

— Mais alors, pourquoi la paruline azurée ?

— J’aime cet oiseau. C’est un joli petit oiseau. Il pèse moins lourd que la première phalange de mon pouce et il vole jusqu’en Amérique du Sud pour revenir chaque année. C’est une belle chose. Un homme, une espèce. Ce n’est pas assez ? Si on pouvait juste rassembler six cent vingt autres personnes, toutes les espèces d’Amérique du Nord seraient couvertes. Si vous aviez la chance de tomber sur le rouge-gorge, vous n’auriez même pas un penny à dépenser pour le préserver. Mais moi, j’aime les défis. Et le pays du charbon des Appalaches est un putain de défi. C’est juste quelque chose que vous allez devoir accepter si vous voulez diriger ça pour moi. Vous devez avoir les idées larges quant à l’exploitation à ciel ouvert. »

Durant ses quarante années passées dans le monde du pétrole et du gaz, à diriger une entreprise appelée Pelican Oil, Vin Haven avait noué des relations avec à peu près tout ceux qui comptaient au Texas, de Ken Lay et Rusty Rose à Ann Richards et le père Tom Pincelli, « le prêtre des oiseaux » du bas Rio Grande. Il était tout particulièrement proche des gens de LBI, le géant du matériel pétrolier, qui, comme son super rival Halliburton, avait fini par devenir une des plus importantes compagnies fournissant l’armée sous les gouvernements de Reagan et de Bush Senior. C’est vers LBI qu’Haven s’était tourné pour trouver une solution au problème Coyle Mathis. Contrairement à Halliburton, dont l’ancien PDG gouvernait maintenant le pays, LBI luttait toujours pour gagner son accès au nouveau gouvernement et était donc tout particulièrement disposé à rendre service à un ami personnel de George et de Laura.

Une filiale de LBI, ArDee Enterprises, avait récemment décroché un gros contrat pour fournir les gilets pare-balles de haute qualité dont les forces américaines avaient grand besoin, alors que des engins artisanaux commençaient à exploser un peu partout en Irak. La Virginie-Occidentale, avec sa main-d’œuvre bon marché et sa réglementation laxiste, qui avait de manière inattendue donné à Bush et Cheney leur marge de victoire en 2000 – en choisissant le candidat républicain pour la première fois depuis le raz-de-marée Nixon de 1972 –, était regardée avec un œil très favorable dans les cercles que fréquentait Vin Haven. ArDee Enterprises construisait à la hâte une usine de gilets pare-balles dans le comté de Whitman, et Haven, se jetant sur ArDee avant que l’embauche ait commencé, avait pu obtenir la garantie de cent vingt emplois permanents pour les gens de Forster Hollow, en échange d’une série de concessions si généreuses qu’ArDee aurait pratiquement sa main-d’œuvre pour rien. Haven promit à Coyle Mathis, par l’intermédiaire de Lalitha, de payer des logements de grande qualité et des formations professionnelles pour lui et les autres familles de Forster Hollow, et il agrémenta encore davantage l’accord par une belle somme versée à ArDee, assez importante pour financer les assurances santé et les plans de retraite des ouvriers pour les vingt prochaines années. Quant à la sécurité de l’emploi, il suffisait de rappeler les déclarations, faites par divers membres du gouvernement Bush, selon lesquelles l’Amérique allait devoir se défendre au Moyen-Orient pendant plusieurs générations à venir.

Il n’y avait pas de fin prévisible à la guerre contre la terreur et, ergo, pas de fin non plus à la demande de gilets pare-balles.

Walter, qui avait une mauvaise opinion de l’aventure Bush-Cheney en Irak et une opinion encore plus mauvaise de la moralité des compagnies fournissant l’armée, était mal à l’aise de devoir travailler avec LBI et de fournir ainsi des munitions supplémentaires aux écologistes de gauche qui s’opposaient à lui en Virginie-Occidentale. Mais Lalitha était d’un enthousiasme effréné.

« C’est parfait, dit-elle à Walter. Comme ça, on peut devenir plus qu’un modèle de réhabilitation des terrains sur des bases scientifiques. On peut également être un modèle de compassion en relogeant et en formant les personnes déplacées, au nom de la préservation d’espèces menacées.

— Un vilain coup de malchance, bien sûr, pour ceux qui ont capitulé tout de suite, dit Walter.

— S’ils ont toujours du mal à joindre les deux bouts, on peut leur donner du boulot aussi.

— Pour je ne sais combien de millions additionnels.

— Et le fait que ce soit patriotique est également parfait, dit Lalitha. Les gens veulent toujours faire quelque chose pour aider leur pays en temps de guerre.

— Je ne suis pas certain que ces gens-là perdent le sommeil à réfléchir à comment aider leur pays.

— Non, Walter, vous vous trompez sur ce point. Luanne Coffey a deux fils en Irak. Elle déteste ce gouvernement qui ne fait pas assez pour les protéger. On en a parlé toutes les deux. Elle déteste le gouvernement, mais elle déteste encore plus les terroristes. C’est parfait. »

Et donc, en décembre, Vin Haven se rendit à Charleston dans son jet et il accompagna personnellement Lalitha à Forster Hollow, tandis que Walter restait à bouillonner de colère et d’humiliation dans une chambre de motel de Beckley. Il n’avait pas été surprenant d’apprendre par Lalitha que Coyle Mathis s’adonnait toujours à de longues diatribes sur son patron arrogant, ce crétin coincé du cul. Elle avait joué le rôle du bon flic au maximum, et Vin Haven, qui savait vraiment parler aux gens simples (comme le prouvait son amitié avec George W.), fut apparemment assez bien toléré à Forster Hollow aussi. Tandis qu’un petit groupe de protestataires extérieurs à la vallée, menés par cette folle de Jocelyn Zorn, défilait avec des banderoles (CONFIANCE ZÉRO POUR LE TRUST) devant la minuscule école élémentaire où se tenait la réunion, les quatre-vingts familles de la vallée abandonnèrent leurs droits et acceptèrent, sur-le-champ, quatre-vingts énormes chèques sur le compte du Trust à Washington.

Et maintenant, quatre-vingt-dix jours plus tard, Forster Hollow était devenu un village fantôme possédé par le Trust et prêt à la démolition pour le lendemain, six heures du matin. Walter n’avait vu aucune raison d’assister à la première matinée de démolition, et il en avait même trouvé plusieurs de ne pas le faire, mais Lalitha était enthousiaste à l’idée de la suppression imminente des dernières structures permanentes dans le parc aux parulines. Il l’avait séduite, quand il l’avait embauchée, avec sa vision de centaines de kilomètres carrés entièrement vides de toute souillure humaine, et elle avait gobé en grand la vision. Puisque c’était elle qui avait porté celle-ci jusqu’à sa réalisation, il ne pouvait pas vraiment lui refuser la satisfaction d’aller à Forster Hollow. Il voulait lui donner toutes les petites choses possibles, puisqu’il ne pouvait pas lui donner son amour. Il la gâtait comme il avait souvent été tenté de gâter Jessica, tout en s’en empêchant la plupart du temps, au nom d’une bonne éducation.

Lalitha était courbée en avant d’impatience, tandis qu’elle conduisait la voiture de location dans Beckley, où il pleuvait maintenant plus fort.

« Cette route sera une pataugeoire, demain, dit Walter en regardant la pluie et en notant, avec déplaisir, une aigreur de vieillard dans sa voix.

— On se lèvera à quatre heures et on roulera lentement, dit Lalitha.

— Ça, ce serait une première. Je vous ai déjà vue conduire lentement ?

— Mais je suis très excitée, Walter !

— Je ne devrais même pas être là, dit-il avec aigreur. J’étais censé faire cette conférence de presse demain matin.

— Cynthia dit que le lundi, c’est mieux pour le cycle des infos, dit Lalitha, en parlant de leur attachée de presse dont le travail, jusqu’à maintenant, avait surtout consisté à éviter la presse.

— Je ne sais pas ce que je crains le plus, dit Walter. Que personne ne vienne, ou que l’on ait une pièce pleine de journalistes.

— Oh mais c’est sûr qu’on préfère une pièce pleine. Ce sont vraiment des nouvelles fantastiques, si vous les expliquez bien.

— Tout ce que je sais, c’est que ça me fait peur. »

Séjourner à l’hôtel avec Lalitha était peut-être devenu l’aspect le plus difficile de leur relation professionnelle. À Washington, où elle vivait au-dessus de chez lui, elle se trouvait au moins à un étage différent, et Patty était là pour, de manière générale, perturber le tableau. Au Days Inn de Beckley, ils glissèrent les mêmes cartes dans les mêmes serrures, à moins de cinq mètres l’un de l’autre, et pénétrèrent dans des chambres dont la même tristesse profonde n’aurait pu être surmontée que par une liaison illicite torride. Walter ne pouvait s’empêcher de penser à Lalitha, si seule dans sa chambre identique à la sienne. Une part de son sentiment d’infériorité consistait en de l’envie pure et simple – envie de la jeunesse de Lalitha, de son idéalisme innocent ; envie de la simplicité de sa situation, comparée à la sienne, totalement impossible – et il lui semblait que la chambre de Lalitha, bien qu’apparemment identique, était la chambre de la plénitude, celle du désir beau et permis, tandis qu’il se trouvait dans la chambre du vide et de la prohibition stérile. Il alluma la télévision sur CNN, pour la lumière, et regarda un reportage sur le dernier carnage en Irak tout en se déshabillant en vue d’une douche solitaire.

La veille au matin, avant qu’il parte vers l’aéroport, Patty était apparue sur le seuil de leur chambre.

« Je vais te dire ça le plus simplement possible, dit-elle. Tu as ma permission.

— Permission de quoi ?

— Tu sais bien de quoi. Et je te dis que tu l’as. »

Il aurait presque pu croire qu’elle le pensait si l’expression de son visage n’avait pas été aussi pitoyable, et si elle ne s’était pas tordu les mains aussi piteusement en lui parlant.

« Quoi que ce soit, dit-il, je ne veux pas de ta permission. »

Elle l’avait alors regardé d’un air suppliant, puis désespéré, et l’avait laissé. Une demi-heure plus tard, avant de sortir, il avait frappé à la porte de la petite pièce où elle écrivait et envoyait ses e-mails et où, de plus en plus fréquemment ces temps-ci, elle dormait.

« Chérie, dit-il à travers la porte, à jeudi soir. »

Ne recevant aucune réponse, il frappa à nouveau et entra. Assise sur le canapé dépliable, elle s’écrasait les doigts d’une main dans l’autre main. Son visage était tout rouge, ravagé, sillonné de larmes. Il s’accroupit à ses pieds et lui tint les mains, des mains qui vieillissaient plus vite que le reste de sa personne, des mains très osseuses à la peau fine.

« Je t’aime, dit-il. Tu comprends ça ? »

Elle hocha vivement la tête en se mordant les lèvres, appréciant sans pour autant être convaincue.

« D’accord, dit-elle en un grincement murmuré. Tu devrais y aller. »

Combien de milliers de fois encore, se demanda-t-il en descendant les marches menant au bureau du Trust, vais-je laisser cette femme me poignarder le cœur ?

Pauvre Patty, pauvre Patty, toujours compétitive mais perdue, qui ne faisait rien de courageux ni d’admirable à Washington, et qui ne pouvait que voir l’admiration qu’il ressentait pour Lalitha. La raison pour laquelle il ne pouvait même pas s’autoriser à penser à aimer Lalitha, pour ne rien dire de faire quelque chose dans ce sens, c’était Patty. Ce n’était pas uniquement qu’il respectait la lettre de la loi maritale, c’était aussi qu’il ne pouvait supporter l’idée qu’elle sache qu’il y avait quelqu’un qu’il estimait plus qu’elle. Lalitha était meilleure que Patty. C’était un simple fait. Mais Walter avait le sentiment qu’il préférerait mourir plutôt que reconnaître cette évidence devant Patty, parce que, quelle que pût être la force de son amour pour Lalitha, et aussi impossible que fût devenue sa vie avec Patty, il aimait Patty d’une manière totalement différente, plus vaste, plus abstraite mais néanmoins essentielle, qui avait plus ou moins à voir avec le sens des responsabilités, avec le fait d’être une personne bien. S’il virait Lalitha, littéralement et/ou métaphoriquement, elle pleurerait pendant quelques mois puis reprendrait sa vie et irait accomplir de bonnes choses avec quelqu’un d’autre. Lalitha était jeune et avait reçu la bénédiction de la clarté d’esprit. Tandis que Patty, même si elle était souvent cruelle avec lui et si, récemment, elle évitait de plus en plus ses caresses, avait toujours besoin qu’il pense d’elle tout le bien du monde. Il le savait, sinon pourquoi ne l’avait-elle pas quitté ? Il le savait très, très bien. Il y avait un vide au centre de Patty et c’était son lot à lui dans la vie que de faire de son mieux pour le combler d’amour. Une vague étincelle d’espoir en elle que lui seul pouvait sauvegarder. Et donc, bien que sa situation fût déjà impossible et semblât devenir de plus en plus impossible chaque jour, il n’avait d’autre choix que de persister dans cette voie.

Émergeant de sa douche dans le motel, prenant soin de ne pas regarder dans le miroir cet énorme corps blanc d’âge moyen, il vérifia son BlackBerry et trouva un message de Richard Katz.

 

Hé poto, le boulot est fini, ici. On se voit à Washington ou pas ? Je vais à l’hôtel ou je dors sur ton canapé ? Je veux tous les avnatages en nature que je mérite.

Mes amitiés à toutes tes belles femmes. RK

 

Walter étudia le message avec un malaise d’origine incertaine. C’était peut-être la faute de frappe, qui rappelait le manque de soin fondamental de Richard, mais peut-être aussi un arrière-goût de leur rencontre à Manhattan deux semaines plus tôt. Même si Walter avait été très content de revoir son vieil ami, il avait par la suite été hanté par l’insistance de Richard, au restaurant, quand il avait demandé à Lalitha de répéter le mot « putain », par ses insinuations ultérieures sur l’intérêt de Lalitha pour la fellation, et par la façon dont lui-même, au bar de Penn Station, avait entrepris de dire du mal de Patty, ce qu’il ne s’autorisait jamais, avec qui que ce soit d’autre. À quarante-sept ans, vouloir encore tenter d’impressionner son coloc de fac en dénigrant sa femme et en dévoilant des confidences qui devraient plutôt rester tues, c’était pathétique. Bien que Richard eût lui aussi paru assez heureux de le revoir, Walter ne pouvait chasser cette vieille impression que Richard essayait de lui imposer sa vision katzienne du monde et, ce faisant, de l’accabler. Quand, à la surprise de Walter, avant qu’ils se séparent, Richard avait accepté de prêter son nom et son image à la croisade contre la surpopulation, Walter avait immédiatement appelé Lalitha pour lui annoncer la grande nouvelle. Mais elle seule avait été capable de la savourer avec un enthousiasme total. Walter avait pris le train pour Washington en se demandant s’il avait bien fait.

Et pourquoi donc, dans son e-mail, Richard avait-il mentionné la beauté de Lalitha et de Patty ? Pourquoi leur envoyer ses amitiés mais pas à Walter lui-même ? Juste un oubli, une négligence de plus ? Walter ne le pensait pas.

Un peu plus loin dans la rue du Days Inn se trouvait un restaurant spécialisé dans la viande, en plastique jusqu’à la moelle mais équipé d’un bar. C’était ridicule d’aller là, puisque ni Lalitha ni lui ne mangeaient de viande bovine, mais l’employé du motel n’avait rien de mieux à recommander. Dans un compartiment capitonné de plastique, Walter toucha avec le bord de son verre de bière celui de Lalitha, un martini gin auquel elle entreprit de régler son sort rapidement. Il fit un signe à leur serveuse d’en apporter un autre, puis il se pencha dans l’étude douloureuse du menu. Entre les horreurs du méthane des bovins, les mares d’excréments dévastateurs pour les nappes phréatiques générés par les fermes d’élevage de cochons et de poulets, les océans pillés par la pêche, les désastres écologiques qu’étaient les élevages de crevettes ou de saumons, l’orgie d’antibiotiques dans les laiteries, et le carburant gâché par la mondialisation de la production, il n’y avait pas grand-chose qu’il pouvait commander en toute bonne conscience, à part des pommes de terre, des haricots et du tilapia d’élevage.

« Et merde ! dit-il en refermant le menu. Je vais prendre le faux-filet.

— Excellent, excellente façon de fêter ça, dit Lalitha, le visage déjà rouge. Moi, je vais prendre le délicieux croque-monsieur du menu des enfants. »

La bière était intéressante. Étonnamment acide et peu savoureuse, comme de la pâte buvable. Après deux ou trois gorgées seulement, des vaisseaux sanguins dont il avait rarement entendu parler se mirent à palpiter de manière désagréable dans son cerveau.

« J’ai reçu un e-mail de Richard, dit-il. Il veut bien venir travailler avec nous sur la stratégie. Je lui ai dit qu’il devrait venir ce week-end.

— Ha ! Vous voyez ? Vous pensiez que ça ne valait même pas la peine de lui demander.

— Non, non. Vous aviez raison. »

Lalitha remarqua quelque chose dans le visage de Walter.

« Mais vous n’êtes pas content ?

— Mais si, bien sûr, dit-il. En théorie. Il y a juste quelque chose que je ne… qui ne m’inspire pas confiance. Je crois qu’au fond je me demande pourquoi il fait ça.

— Parce que nous avons été très persuasifs !

— Oui, peut-être. Ou parce que vous êtes très jolie. »

Elle parut à la fois contente et perturbée par cela.

« C’est votre meilleur ami, n’est-ce pas ?

— C’était. Avant qu’il devienne célèbre. Et maintenant tout ce que je vois, c’est ce qui ne m’inspire pas confiance chez lui.

— Et en quoi n’avez-vous pas confiance ? »

Walter secoua la tête, il ne voulait pas parler.

« Vous n’avez pas confiance, par rapport à moi ?

— Non, ça serait très stupide, n’est-ce pas ? Je veux dire, qu’est-ce que cela pourrait me faire, après tout ? Vous êtes une adulte, vous pouvez voir par vous-même. »

Lalitha rit, elle était maintenant simplement contente, elle n’était plus du tout perturbée.

« Je crois qu’il est très drôle et très charismatique, dit-elle. Mais je le plains, en fait. Vous voyez ce que je veux dire ? Il a l’air d’être un de ces hommes qui passent tout leur temps à maintenir une posture, parce qu’ils sont faibles à l’intérieur. Rien à voir avec l’homme que vous êtes. Tout ce que j’ai vu, quand on parlait, c’est combien il vous admire, et combien il s’efforçait de ne pas trop le montrer. Vous ne le voyiez pas ? »

Le degré de plaisir que Walter ressentit en entendant cela lui parut dangereux. Il voulait le croire, mais il ne s’y fiait pas, parce qu’il savait que Richard était, à sa façon, impitoyable.

« Sérieusement, Walter. Ce genre d’homme est vraiment très primitif. Tout ce qu’il a, c’est la dignité, le self-control et sa posture. Bien peu de chose, alors que vous avez tout le reste.

— Mais ce qu’il a, c’est ce que le monde veut, dit Walter. Vous avez lu tout ce que Nexis dit sur lui. Vous savez de quoi je veux parler. Le monde ne récompense ni les idées ni les émotions, il récompense l’intégrité et le fait d’être cool. Et c’est pour ça que je n’ai pas confiance en lui. Il a truqué les cartes pour gagner tout le temps. En privé, il peut bien penser qu’il admire ce que nous faisons, mais il ne l’admettra jamais en public, parce qu’il doit maintenir sa posture, parce que c’est ce que le monde veut, et il le sait.

— Oui, mais c’est pour ça que c’est génial qu’il travaille avec nous. Je ne veux pas que vous soyez cool. Je n’aime pas les hommes cool. J’aime les hommes comme vous. Mais Richard peut nous aider à communiquer. »

Walter fut soulagé quand la serveuse vint prendre leur commande et mit un terme au plaisir d’entendre pourquoi Lalitha l’aimait bien. Mais le danger ne fit que s’aggraver avec le second martini de Lalitha.

« Je peux vous poser une question personnelle ? dit-elle.

— Euh… bien sûr.

— Voilà ma question : vous croyez que je devrais me faire ligaturer les trompes ? »

Elle avait parlé assez fort pour que les autres tables aient pu entendre, et Walter mit instinctivement un doigt sur ses lèvres. Il se sentait déjà assez visible comme ça, trop évidemment citadin, assis avec une fille d’une race différente parmi les deux variétés de ruraux de la Virginie-Occidentale, les obèses et les très maigres.

« Cela me semble tout simplement logique, dit-elle plus doucement, puisque je sais que je ne veux pas d’enfants.

— Eh bien… dit-il, je ne… je ne… »

Il voulait dire que, puisque Lalitha voyait si rarement Jairam, son petit ami de toujours, la grossesse ne semblait pas vraiment être un souci pressant, et que, si jamais elle tombait enceinte accidentellement, elle pourrait toujours se faire avorter. Mais cela lui semblait extraordinairement inapproprié de discuter ainsi des trompes de son assistante. Elle lui souriait avec une sorte de vague timidité, comme si elle cherchait sa permission ou qu’elle craignait sa désapprobation.

« Je crois, dans le fond, dit-il, je crois que Richard avait raison, si vous vous souvenez de ce qu’il a dit. Il a dit que les gens changeaient d’avis sur ces sujets. Il vaut probablement mieux garder toutes vos options.

— Oui, mais si je sais que c’est ce que je veux maintenant, et si je ne fais pas confiance à ce que je serai dans l’avenir ?

— Vous ne serez plus ce que vous étiez, dans le futur. Vous serez une autre personne. Et cette autre personne pourrait bien vouloir des choses différentes.

— Eh bien qu’elle aille se faire foutre, cette autre personne, dit Lalitha en se penchant en avant. Si elle veut se reproduire, je n’ai déjà plus de respect pour elle. »

Walter se força à ne pas regarder les autres dîneurs.

« Mais pourquoi on parle de ça maintenant ? Vous ne voyez quasiment plus Jairam.

— Parce que Jairam veut des enfants, voilà pourquoi. Il ne veut pas croire que je suis aussi sérieuse que ça sur le sujet. Je dois le lui prouver, pour qu’il arrête de m’embêter. Je ne veux plus être sa petite amie.

— Je ne suis vraiment pas sûr que nous devrions discuter de ce genre de choses.

— D’accord, mais avec qui je peux en parler, alors ? Vous êtes la seule personne qui me comprenne.

— Mon Dieu, Lalitha, dit Walter, la tête étourdie de bière. Je suis vraiment désolé. Vraiment désolé. J’ai l’impression de vous avoir entraînée dans quelque chose où je ne voulais pas du tout vous entraîner. Vous avez encore toute la vie devant vous, et je… j’ai l’impression de vous avoir entraînée dans autre chose. »

Tout cela avait l’air complètement à côté de la plaque. En essayant de dire quelque chose de précis, de spécifiquement lié au problème de la population mondiale, il avait réussi à faire vaguement allusion à eux deux. Il avait donné l’impression d’oblitérer une possibilité plus vaste qu’il n’était pas encore prêt à oblitérer, même s’il savait que ce n’était pas réellement une possibilité.

« Ce sont mes pensées à moi, pas les vôtres, dit Lalitha. Vous ne m’avez rien mis dans la tête. Je vous demandais juste un conseil.

— Dans ce cas, je crois que mon conseil, c’est qu’il ne faut pas le faire.

— Bon, alors, je vais reprendre un verre. Ou vous me conseillez de ne pas le faire ?

— Oui, je vous conseille de ne pas le faire.

— S’il vous plaît, commandez-m’en un quand même. »

Un gouffre s’ouvrait devant Walter, dans lequel il lui était possible de sauter immédiatement. Il fut choqué de voir comment une telle chose pouvait s’ouvrir aussi rapidement devant lui. La seule autre fois – non, non, non, la seule fois – où il était tombé amoureux, il lui avait fallu pas loin d’un an avant d’agir, et même alors Patty avait fait le plus gros à sa place. Il lui apparaissait maintenant que ces choses pouvaient se régler en quelques minutes seulement. Juste deux ou trois mots imprudents de plus, une autre lampée de bière, et Dieu seul savait…

« Je voulais juste dire, fit-il, que je vous avais peut-être entraînée trop loin dans cette histoire de surpopulation. Au point que vous en soyez obsédée. Avec ma stupide colère, mes propres problèmes. Je ne voulais rien dire de plus. »

Elle hocha la tête. De minuscules perles de larmes se collaient à ses cils.

« Je me sens très paternel envers vous, bafouilla-t-il.

— Je comprends. »

Mais le mot « paternel » n’allait pas non plus – il oblitérait la sorte d’amour qu’il lui était encore trop pénible d’admettre qu’il ne se permettrait jamais.

« De toute évidence, dit-il, je suis trop jeune pour être votre père, ou presque trop jeune, et en plus, vous avez un père. Je faisais juste référence au fait que vous m’aviez demandé un conseil paternel. Au fait que j’ai, en tant que patron, et en tant que personne considérablement plus âgée, une certaine… sollicitude envers vous. En ce sens, c’est “paternel”. Pas dans le sens d’un tabou quelconque. »

Tout cela semblait absolument absurde, au moment même où il le disait. Tout son putain de problème avait à voir avec des tabous. Lalitha, qui semblait le savoir, leva ses jolis yeux et les plongea dans ceux de Walter.

« Vous n’êtes pas forcé de m’aimer, Walter. Il suffit que je vous aime. D’accord ? Vous ne pouvez pas m’empêcher de vous aimer. »

Le gouffre s’agrandit de manière effrayante.

« Mais je vous aime ! dit-il. Je veux dire, dans un sens. Un sens très précis. Je vous aime, vraiment. Beaucoup. Vraiment beaucoup, en vérité. D’accord ? C’est juste que je ne vois pas où ça peut nous mener. Je veux dire, si on veut continuer à travailler ensemble, on ne peut absolument pas avoir ce genre de conversation. C’est déjà très, très, très mauvais comme ça.

— Oui, je sais, dit-elle en baissant les yeux. Et en plus, vous êtes marié.

— Oui, exactement ! Exactement. Voilà où nous en sommes.

— Oui, voilà où nous en sommes.

— Je m’occupe de votre verre. »

L’amour déclaré, le désastre évité, il alla chercher la serveuse pour commander un troisième martini, bien chargé en vermouth. Sa rougeur, qui toute sa vie avait été quelque chose qui allait et venait constamment, s’était maintenant manifestée mais ne disparaissait pas. Il fonça, tête baissée, dans les toilettes des hommes et tenta d’uriner. Son besoin était à la fois pressant et difficile à déclencher. Devant l’urinoir, respirant profondément, il était finalement sur le point de se soulager lorsque la porte s’ouvrit brusquement et que quelqu’un entra. Walter entendit le type se laver les mains et se les sécher tandis que, les joues en feu, il attendait que sa vessie surmonte sa timidité. Il était à nouveau en passe de réussir lorsqu’il se rendit compte que le type, au lavabo, traînassait délibérément. Il renonça à pisser, gâcha de l’eau en tirant la chasse pour rien et remonta la fermeture Éclair de sa braguette.

« Vous devriez peut-être voir un médecin, mon vieux, pour vos problèmes urinaires, dit lentement le type du lavabo d’un ton sadique.

Blanc, la trentaine, les épreuves de la vie marquant ses traits, il correspondait exactement au profil dessiné par Walter du genre de conducteur qui ne croyait pas aux clignotants. Il se posta près de l’épaule de Walter pendant que ce dernier se lavait les mains et se les séchait.

« Vous aimez la viande sombre, pas vrai ?

— Quoi ?

— Je dis que je vois bien ce que vous faites avec cette négresse.

— Elle est asiatique, dit Walter en le contournant. Si vous voulez bien m’excuser…

— Un petit cadeau, c’est sympa, mais avec un petit verre, ça va plus vite, pas vrai, vieux ? »

Il y avait tant de haine dans sa voix que Walter, craignant un accès de violence, s’échappa sans même répondre. Il n’avait ni donné ni reçu de coup en trente-cinq ans, et il soupçonnait qu’un uppercut ferait beaucoup plus mal à quarante-sept ans qu’à douze. Tout son corps vibrait de cette violence non déchargée, l’injustice lui faisait tourner la tête, lorsqu’il s’assit à sa place devant un bol de laitue iceberg.

« Et votre bière ? demanda Lalitha.

— Intéressante », dit-il en vidant le reste de son verre.

Sa tête lui semblait capable de se détacher de son cou et d’aller se coller au plafond comme un ballon gonflé à l’hélium.

« Je suis désolée si j’ai dit des choses que je n’aurais pas dû.

— Ne vous en faites pas pour ça, dit-il. Je suis – amoureux de toi, je suis terriblement amoureux de toi –, je suis dans une position difficile, chérie. Je veux dire, pas “chérie”. Pas “chérie”. Lalitha. Chérie. Je suis dans une position difficile.

— Vous devriez peut-être prendre une autre bière, dit-elle avec un sourire malicieux.

— Parce que vous voyez, le problème, c’est que j’aime aussi ma femme.

— Oui, bien sûr », dit-elle.

Mais elle ne faisait rien pour l’aider à se sortir de là. Elle se cambra comme un chat et s’étira en avant au-dessus de la table, étalant les dix ongles pâles de ses belles et jeunes mains de chaque côté du bol de salade, l’invitant à les toucher.

« Je suis vraiment soûle », dit-elle en lui décochant un sourire malin.

Il regarda autour de lui dans cette salle de restaurant tout en plastique pour voir si son bourreau des toilettes pouvait le voir.

Le type n’était visiblement pas en vue, et personne d’autre ne les regardait indûment. En baissant les yeux sur Lalitha qui calait sa joue contre la nappe en plastique comme s’il s’agissait du plus doux des oreillers, il se souvint de la prophétie de Richard. La fille à genoux, la tête qui s’agite, la fille qui sourit. Ah ! La clarté médiocre de la vision du monde de Richard Katz… Un élan de ressentiment transperça la rêverie de Walter et le calma. Profiter de cette fille, c’était du Richard, pas du Walter.

« Redressez-vous, dit-il sévèrement.

— Dans une minute, murmura-t-elle en agitant ses doigts écartés.

— Non, redressez-vous tout de suite. Nous sommes les représentants du Trust, et nous ne devons pas l’oublier.

— Je crois qu’il va falloir que vous me raccompagniez, Walter.

— Il faut que vous mangiez quelque chose, avant.

— Mmmm… », dit-elle, en souriant, les yeux fermés.

Walter se leva, alla voir la serveuse pour lui demander d’empaqueter les plats qu’ils emporteraient avec eux. Lorsqu’il regagna leur compartiment, Lalitha était toujours affalée sur la table, son troisième martini à moitié bu à hauteur de son coude. Il la releva et la soutint fermement par le haut du bras pour la mener dehors et l’installer sur le siège du passager. Il rentra pour aller chercher la nourriture et tomba, dans le vestibule vitré, sur son bourreau des toilettes.

« Putain d’amateur de chair sombre ! dit le gars. Putain de spectacle ! Qu’est-ce que tu fous là, bordel ? »

Walter voulut le contourner, mais le type lui bloqua le passage.

« J’t’ai posé une question, dit-il.

— Ça ne m’intéresse pas », dit Walter.

Il essaya de le repousser, mais se retrouva plaqué violemment contre la paroi de verre, ce qui fit trembler la structure du vestibule. Mais, avant que quelque chose de pire puisse se produire, la porte intérieure s’ouvrit et l’hôtesse dure à cuire leur demanda ce qui se passait.

« Cette personne m’importune, dit Walter en respirant fort.

— Putain de pervers !

— Oui, eh bien vous allez devoir régler ça dehors, dit l’hôtesse.

— Moi, je ne vais nulle part. C’est ce salopard qui s’en va.

— Alors retournez vous asseoir à votre table et ne me parlez pas comme ça.

— J’peux plus manger, il me fait vomir, ce mec. »

Les laissant tous les deux régler ça, Walter entra et se retrouva dans la ligne de mire du regard meurtrier et haineux d’une jeune blonde robuste, visiblement la femme de son bourreau, qui se trouvait toute seule à une table près de la porte. Tandis qu’il attendait la nourriture, il se demanda pourquoi c’était ce soir, entre tous les soirs, que lui et Lalitha avaient provoqué ce genre de haine. Ils avaient reçu quelques coups d’œil appuyés çà et là, surtout dans les petites villes, mais jamais rien de pareil. En fait, il avait été agréablement surpris par le nombre de couples mixtes qu’il avait pu voir à Charleston, et par la place généralement réduite qu’occupait le racisme parmi les nombreux fléaux affligeant l’État. La plus grande partie de la Virginie-Occidentale était trop blanche pour que la race soit un problème important. Il en arriva à la conclusion que ce qui avait attiré l’attention du jeune couple était la culpabilité, sa sale culpabilité à lui, qui irradiait de leur table. Ce n’était pas Lalitha qu’ils haïssaient, c’était lui. Et il le méritait. Lorsque la nourriture finit par arriver, ses mains tremblaient tant qu’il eut du mal à signer la facturette de la carte de crédit.

De retour au Days Inn, il porta Lalitha dans ses bras sous la pluie et la reposa à terre devant la porte de sa chambre. Il était à peu près sûr quelle aurait pu marcher, mais il voulait faire comme elle le lui avait demandé un peu plus tôt et la porter dans sa chambre. Et cela l’aidait de la tenir dans ses bras comme une enfant, cela lui rappelait ses responsabilités. Lorsqu’elle s’assit sur son lit et qu’elle tomba à la renverse, il la recouvrit avec un jeté de lit comme il avait pu jadis le faire avec Jessica et Joey.

« Je vais à côté pour manger, dit-il en écartant tendrement les cheveux sur son front. Je laisse votre dîner ici.

— Non, ne faites pas ça, dit-elle. Restez, et regardez la télé. Je vais dessoûler et on pourra dîner ensemble. »

Là encore, il se montra complaisant et lui céda, il trouva PBS sur le câble et regarda la fin de NewsHour – une discussion sur le passé militaire de John Kerry dont l’ineptie le rendit si nerveux qu’il eut du mal à suivre. Il ne supportait plus très bien de regarder les informations, quelles qu’elles fussent. Tout allait trop vite, bien trop vite. Il ressentit un élan de sympathie pour la campagne de Kerry, qui avait maintenant moins de sept mois pour renverser l’humeur du pays et dénoncer trois années de mensonge et de manipulation sophistiquée.

Lui-même s’était trouvé en proie à une pression énorme quand il s’était agi de faire signer les contrats avec Nardone et Blasco avant que leur accord initial avec Vin Haven expire le 30 juin et redevienne sujet à négociation. Dans sa hâte de traiter avec Coyle Mathis et de tenir la date butoir, il n’avait pas eu d’autre choix que de signer le contrat des gilets pare-balles avec LBI, aussi exorbitant et déplaisant qu’il fût. Et maintenant, avant qu’on puisse reconsidérer quoi que ce fût, les houillères se dépêchaient d’aller dévaster la vallée de la Nine Mile Creek et de progresser dans la montagne avec leurs dragues, ce qu’elles étaient libres de faire parce que l’un des rares francs succès de Walter, en Virginie-Occidentale, avait été de faire accélérer l’obtention des permis d’exploitation à ciel ouvert et de persuader l’Appalachian Environmental Law Center de retirer les sites de la Nine Mile Creek de leurs poursuites judiciaires dilatoires. Le marché avait été conclu, et Walter devait maintenant oublier la Virginie-Occidentale dans son ensemble et se mettre à travailler sérieusement à sa croisade contre la surpopulation – il devait mettre en route le programme des stagiaires avant que les étudiants les plus progressistes du pays finalisent leurs projets pour l’été et aillent plutôt travailler à la campagne de Kerry.

Durant les deux semaines et demie qui avaient suivi sa rencontre avec Richard à Manhattan, la population mondiale s’était accrue de 7 000 000 de personnes. Un gain net de sept millions d’êtres humains – l’équivalent de la population de New York – prêts à abattre des forêts, polluer des fleuves, bitumer des prairies, jeter des déchets en plastique dans l’Océan Pacifique, brûler de l’essence et du charbon, exterminer d’autres espèces, obéir à ce putain de pape et pondre des familles de douze enfants. Pour Walter, il n’y avait pas de plus grande force maléfique au monde, pas de cause plus puissante pour désespérer de l’humanité et de la merveilleuse planète qui leur avait été donnée, que l’Église catholique, même si, de fait, les intégrismes siamois de Bush et de Ben Laden la talonnaient de près ces temps-ci. Il ne pouvait plus voir une église ni un autocollant portant les mots LES VRAIS HOMMES AIMENT JÉSUS ou un poisson sur une voiture sans que sa poitrine ne se serre de colère. Dans un endroit comme la Virginie-Occidentale, cela voulait dire qu’il se mettait en colère à peu près chaque fois qu’il s’aventurait au-dehors, ce qui bien évidemment contribuait à sa rage routière. Et ce n’était pas seulement la religion, ce n’était pas seulement ce grand n’importe quoi auquel ses compatriotes semblaient penser avoir un droit exclusif, ce n’étaient pas seulement les Wal-Mart et les seaux de sirop de maïs ou les camions monstrueux ; c’était ce sentiment que personne d’autre, dans ce pays, ne prêtait même cinq secondes d’attention à ce que cela signifiait que de mettre chaque mois 13 000 000 de nouveaux grands primates sur la surface limitée du monde. La sérénité sans nuage de l’indifférence de ses compatriotes le rendait fou de colère.

Patty avait récemment suggéré, comme antidote à sa rage routière, qu’il se distraie avec la radio chaque fois qu’il conduisait, mais, pour Walter, le message délivré par chaque station de radio était que personne d’autre en Amérique ne pensait à la destruction de la planète. Les stations de Dieu, les stations de country, celles de Limbaugh acclamaient toutes, bien sûr, la destruction ; les stations de rock et d’informations ne cessaient de faire énormément de bruit pour absolument rien ; et la radio nationale publique était, à ses yeux, encore pire. Mountain Stage et A Prairie Home Companion qui parlaient littéralement de tout et de rien pendant que la planète brûlait ! Le pire, c’était Morning Edition et All Things Considered. Le service des infos de la radio publique, qui jadis avait été plutôt de gauche, était devenu une voix supplémentaire du centre droit et de l’idéologie de marché, qualifiant le moindre ralentissement du taux de croissance économique nationale de « mauvaise nouvelle » et gâchant délibérément de précieuses minutes d’antenne matin et soir – des minutes qui auraient pu être consacrées à donner l’alarme sur la surpopulation et les extinctions massives d’espèces – avec des critiques littéraires au sérieux prétentieux et des groupes bizarres comme Walnut Surprise.

Et la télévision : la télévision, c’était comme la radio, en dix fois pire. Un pays suivant attentivement chaque faux rebondissement d’American Idol tandis que le monde s’embrasait semblait, pour Walter, mériter tous les cauchemars que l’avenir lui réservait.

Il était conscient, bien sûr, qu’il ne fallait pas penser ainsi – ne serait-ce que parce que, pendant presque vingt ans, à St. Paul, il n’avait pas pensé comme ça. Il était conscient du lien intime entre colère et dépression, conscient qu’il était mentalement malsain d’être obsédé de manière aussi exclusive par des scénarios apocalyptiques, conscient de la façon dont, dans son cas, l’obsession se nourrissait de la frustration avec sa femme et de la déception causée par son fils. Il est probable que s’il avait été véritablement seul dans sa colère, il n’aurait pas tenu.

Mais Lalitha était avec lui à chaque pas. Elle ratifiait sa vision et partageait son sens de l’urgence. Lors de son premier entretien d’embauche, elle lui avait parlé d’un voyage familial dans l’ouest du Bengale, quand elle avait quatorze ans. Elle avait alors exactement le bon âge pour ne pas être simplement attristée et horrifiée, mais aussi réellement dégoûtée par la densité, par les souffrances et l’horreur de la vie humaine à Calcutta. Son dégoût l’avait poussée, une fois rentrée aux États-Unis, à s’intéresser au végétarisme et aux études écologiques, en se concentrant, à la fac, sur le problème des femmes dans les pays en voie de développement. Même s’il se trouvait qu’après ses études elle avait décroché un bon poste au Nature Conservancy, son cœur – comme celui de Walter quand il était jeune – avait toujours été du côté des questions de population et de durabilité.

Il y avait aussi, bien sûr, tout un autre versant, chez Lalitha, un versant avec une faiblesse pour les hommes forts et traditionnels. Son petit ami, Jairam, était solidement bâti et assez laid, mais il était arrogant et ambitieux, chirurgien cardiaque de formation, et Lalitha n’était en aucun cas la première jeune femme séduisante que Walter avait vue mettre ses charmes à l’abri avec le modèle Jairam pour éviter d’être ennuyée partout où elle allait. Mais six années d’escalade dans l’absurde chez Jairam semblaient finir par la guérir de cette relation. La seule vraie surprise à propos de la question qu’elle avait posée à Walter ce soir, la question sur la stérilisation, c’était qu’elle ait même ressenti le besoin de la poser.

Oui, pourquoi lui avait-elle demandé cela ?

Il éteignit la télévision et fit les cent pas dans la chambre de Lalitha pour réfléchir de plus près à la question, et la réponse lui vint immédiatement : en fait elle lui avait demandé s’il voudrait avoir un enfant avec elle. Ou peut-être, plus précisément, elle l’avait prévenu que même si lui le voulait, elle pourrait ne pas le vouloir.

Et le plus malsain – s’il était honnête avec lui-même – c’était qu’il voulait vraiment avoir un enfant avec elle. Non pas qu’il n’adorât pas Jessica ou, de manière plus abstraite, qu’il n’aimât pas Joey. Mais leur mère lui paraissait soudain très loin de lui. Patty était une personne qui n’avait sans doute même pas ardemment désiré l’épouser, une personne dont il avait tout d’abord entendu parler par Richard, en réalité, qui avait mentionné, lors d’une lointaine soirée d’été passée à Minneapolis, que la nana avec laquelle il couchait vivait avec une star du basket qui battait en brèche ses préjugés sur les sportives. Patty avait failli s’en aller avec Richard, et à partir du fait plutôt gratifiant que cela ne s’était pas produit – elle avait succombé à l’amour de Walter à la place –, s’étaient développés toute leur vie ensemble, leur mariage, leur maison et leurs enfants. Ils avaient toujours formé un bon couple mais un couple étrange ; maintenant, de plus en plus, ils avaient simplement l’air mal assortis. Alors que Lalitha était véritablement une âme sœur, qui l’adorait de tout son cœur. Si jamais ils avaient un fils, ce fils serait comme lui.

Il continua à arpenter la chambre, très agité. Alors que son attention avait été détournée par l’alcool et les ploucs, le gouffre béant qui s’ouvrait à ses pieds n’avait cessé de grandir. Il pensait maintenant à avoir des enfants avec son assistante ! Et sans même le nier ! Et tout cela datait de moins d’une heure. Il savait que c’était tout nouveau, parce que, quand il lui avait conseillé de ne pas se faire ligaturer les trompes, il ne pensait alors vraiment pas du tout à lui.

« Walter ? dit Lalitha depuis le lit.

— Hé, comment ça va ? dit-il, en se ruant vers elle.

— Je croyais que j’allais vomir, mais maintenant je pense que ça ne va pas être nécessaire.

— C’est bien ! »

Elle lui fit un ou deux clins d’œil rapides, avec un tendre sourire.

« Merci d’être resté avec moi.

— Oh, mais de rien.

— Et comment ça va avec la bière ?

— Je ne sais même pas. »

Les lèvres de Lalitha étaient juste là, sa bouche était juste là, et le cœur de Walter semblait capable de lui faire exploser la cage thoracique tellement il battait. Embrasse-la ! Embrasse-la ! Embrasse-la ! Voilà ce que son cœur lui disait.

C’est alors que son BlackBerry sonna. Le chant de la paruline azurée retentit.

« Allez-y, dit Lalitha.

— Euh…

— Non, non, allez-y. Je suis bien, là sur le lit. »

C’était Jessica, ce n’était pas urgent, ils se parlaient tous les jours. Mais voir son nom sur le petit écran suffit à éloigner Walter du bord du gouffre. Il s’assit sur l’autre lit et répondit.

« On dirait que tu marches, dit Jessica. Tu cours quelque part ?

— Non, dit-il. Je fête quelque chose, en fait.

— On dirait que tu fais du cardio-training, à t’entendre souffler comme ça. »

Il n’avait pas assez de force dans le bras pour tenir un simple téléphone à son oreille. Il s’allongea sur le côté et raconta à sa fille les événements de la matinée, ainsi que ses différents doutes, et elle fit de son mieux pour le rassurer. Il avait fini par apprécier le rythme de leurs appels quotidiens. Jessica était la seule personne au monde à laquelle il permettait de lui poser des questions sur lui-même avant de l’accabler à son tour de questions sur sa vie. C’est ainsi qu’elle veillait sur lui ; c’était elle l’enfant qui avait hérité de son sens des responsabilités. Bien qu’elle eût toujours l’ambition de devenir écrivain, et qu’elle occupât pour l’heure un poste d’assistante d’édition à peine payé dans Manhattan, elle avait profondément la fibre verte et espérait faire des questions d’environnement le cœur de ce qu’elle écrirait. Walter lui apprit que Richard venait à Washington et lui demanda si elle avait toujours l’intention de se joindre à eux pour le week-end, pour apporter sa précieuse jeune intelligence aux débats. Elle lui dit que oui, sans aucun doute.

« Et ta journée ? demanda-t-il.

— Euh… dit-elle. Mes colocs n’ont pas été remplacées comme par magie par de meilleures colocs pendant que je travaillais. Je dois calfeutrer ma porte avec des vêtements contre la fumée.

— Il ne faut pas les laisser fumer à l’intérieur. Il suffit de le leur dire.

— Oui, mais j’ai été mise en minorité, en fait. Elles viennent juste de commencer à fumer. Il est encore possible qu’elles comprennent que c’est idiot et qu’elles s’arrêtent. En attendant, moi je retiens littéralement mon souffle.

— Et le travail ?

— Comme d’hab. Simon est de plus en plus lourd. C’est comme une usine à sébum. Faut tout essuyer quand il a traîné autour de votre bureau. Il a passé environ une heure au bureau d’Emily aujourd’hui, à essayer de la convaincre d’aller à un match des Knicks avec lui. Les éditeurs ont toujours des billets gratuits pour plein de trucs, des événements sportifs par exemple, je ne sais pas pourquoi. J’imagine que les Knicks doivent être au bout du rouleau pour remplir leurs meilleures places comme ça. Et Emily lui balance, il faut vous dire non de combien de centaines de manières différentes ? J’ai fini par y aller et poser des questions à Simon sur sa femme. Tu sais… ta femme ? Les trois enfants à Teaneck ? Coucou ? Arrête de regarder dans le chemisier d’Emily ! »

Walter ferma les yeux et essaya de trouver quelque chose à dire.

« Papa, tu es là ?

— Je suis là, oui. Il a quel âge, euh… Simon ?

— Je ne sais pas. Âge indéterminé. Probablement pas plus de deux fois l’âge d’Emily. On se demande s’il se teint les cheveux. La couleur a l’air de changer un peu parfois, d’une semaine sur l’autre, mais ça pourrait être aussi une affaire de graisse corporelle. Heureusement, je ne suis pas directement sous ses ordres. »

Walter eut soudain peur de se mettre à pleurer.

« Papa, tu es là ?

— Oui, oui.

— C’est juste que ton portable est très silencieux quand tu ne parles pas.

— Oui, bon, dit-il, c’est génial que tu viennes pour le week-end. Je crois qu’on va installer Richard dans la chambre d’amis. On va faire une longue réunion le samedi, et une plus courte le dimanche. Essaie de mettre en place un plan concret. Lalitha a déjà de bonnes idées.

— Je n’en doute pas, dit Jessica.

— C’est très bien, alors. On se parle demain.

— D’accord. Je t’aime, papa.

— Je t’aime aussi, ma chérie. »

Il laissa le téléphone lui glisser de la main et resta un moment allongé à pleurer, en silence, secouant le lit bon marché. Il ne savait pas quoi faire, il ne savait pas comment vivre. Chaque chose nouvelle qu’il rencontrait dans sa vie le poussait dans une direction qui le convainquait totalement de sa justesse, et puis la chose suivante apparaissait et le poussait dans la direction opposée, qui lui semblait tout aussi juste. Il n’y avait pas de récit dominant : il avait l’impression d’être une boule de flipper uniquement réactive, dont le seul objet était de rester en mouvement simplement pour rester en mouvement. Abandonner son mariage et suivre Lalitha lui avait paru irrésistible jusqu’au moment où il s’était reconnu dans le collègue plus âgé de Jessica, comme un mâle américain blanc, un consommateur de plus qui pensait avoir droit à toujours plus : il perçut l’impérialisme romantique de son entichement pour quelqu’un de jeune venant d’Asie, après avoir épuisé les ressources locales. La même chose pouvait être dite de la trajectoire qu’il avait mise en place depuis deux ans et demi avec le Trust, convaincu de la pertinence de ses arguments et de la justesse de sa mission, pour finir par avoir le sentiment, ce matin, à Charleston, qu’il n’avait fait que d’horribles erreurs. Même chose pour l’initiative sur la surpopulation : quelle meilleure façon de vivre y avait-il que de se lancer dans le défi le plus important de son temps ? Un défi qui lui paraissait truqué et stérile lorsqu’il pensait à sa Lalitha et à ses trompes ligaturées. Comment faire, pour vivre ?

Il était en train de se sécher les yeux et de se reprendre, quand Lalitha se leva et s’approcha pour poser une main sur son épaule. Une douce odeur de martini flottait dans son haleine.

« Mon patron, dit-elle doucement en lui caressant l’épaule. Vous êtes le meilleur patron du monde. Vous êtes un homme tellement merveilleux. Vous allez voir, on va se réveiller demain matin et tout ira bien. »

Il hocha la tête en reniflant et en hoquetant un peu.

« Je vous en prie, ne vous faites pas stériliser, dit-il.

— Non, dit-elle, en le caressant. Je ne vais pas le faire ce soir.

— Rien n’est aussi urgent. Il faut que ça se calme.

— Ça va se calmer, ça va se calmer. Tout va se calmer. »

Si elle l’avait embrassé, il lui aurait rendu son baiser, mais elle se contenta de continuer à lui caresser l’épaule, et il finit par être capable de recouvrer un semblant d’attitude professionnelle. Lalitha avait l’air mélancolique, mais pas trop déçue. Elle bâilla et étira les bras comme une enfant endormie. Walter la laissa avec son sandwich et regagna sa chambre avec son steak, qu’il dévora avec une coupable sauvagerie, en le tenant à deux mains et en arrachant les morceaux avec les dents, se couvrant le menton de graisse. Il repensa une fois encore à Simon, le collègue huileux et harceleur de Jessica.

Apaisé par tout ça, ainsi que par la solitude stérile de sa chambre, il se lava le visage et s’occupa de ses e-mails pendant deux heures, tandis que Lalitha dormait dans sa chambre respectée en rêvant de… quoi ? Il ne pouvait l’imaginer. Mais il sentait bien que, en s’approchant si près du gouffre avant de s’en écarter aussi maladroitement, ils s’étaient immunisés contre le danger de s’en rapprocher autant une autre fois. Ce qui lui allait bien, maintenant. C’était ainsi qu’il savait vivre : dans la discipline et dans le déni de soi. Il se réconforta en pensant qu’il s’écoulerait bien du temps avant qu’ils voyagent ensemble à nouveau.

Cynthia, son attachée de presse, lui avait envoyé par mail les moutures finales de ce qui serait donné à la presse et l’annonce préliminaire qui sortirait à midi le lendemain, dès que la démolition de Forster Hollow aurait commencé. Il y avait également une note laconique et triste d’Eduardo Soquel, le porte-parole du Trust en Colombie, confirmant qu’il acceptait de manquer la quinceañera de sa fille aînée dimanche, pour venir à Washington. Walter avait besoin d’avoir Soquel à ses côtés à la conférence de presse de lundi, pour mettre l’accent sur la nature panaméricaine du parc et souligner les succès du Trust en Amérique du Sud.

Il n’était pas inhabituel que de gros contrats de préservation de terres soient gardés sous le manteau jusqu’à leur finalisation, mais rares étaient les contrats contenant une bombe comme l’ordre d’ouvrir cinq mille six cents hectares de forêt à l’exploitation à ciel ouvert. À la fin 2002, quand Walter avait simplement suggéré à la communauté écologique locale que le Trust pourrait autoriser l’exploitation à ciel ouvert sur sa réserve à parulines, Jocelyn Zorn avait alerté tous les journalistes anticharbon de la Virginie-Occidentale. Une flopée d’articles défavorables en avait résulté, et Walter avait compris qu’il ne pouvait tout simplement pas se permettre de porter toute l’affaire devant le public. L’horloge tournait ; il n’y avait pas le temps pour le lent travail d’éducation du public et de la structuration de son opinion. Mieux valait garder secrètes ses négociations avec Nardone et Blasco, mieux valait laisser Lalitha convaincre Coyle Mathis et ses voisins de signer des accords de non-divulgation et attendre que les faits deviennent des faits accomplis. Mais là, c’était cuit, maintenant que la grosse cavalerie arrivait. Walter savait qu’il devait aller devant la presse et raconter l’histoire à sa façon, comme la « success-story » d’une réhabilitation fondée sur la science et des relogements compassionnels. Et pourtant, plus il y pensait maintenant, plus il était certain que la presse allait le massacrer pour cette affaire d’exploitation à ciel ouvert. Il pouvait très bien être coincé pendant des semaines à tenter d’éteindre toutes sortes de feux. Et pendant ce temps, l’horloge tournait également pour son initiative sur la surpopulation, qui était tout ce qui lui importait dorénavant.

Après avoir relu ce qui serait transmis à la presse, profondément mal à l’aise, il regarda une fois de plus sa boîte de réception et trouva un nouveau message, venant de capervillea@nytimes.com

 

Bonjour, Mr. Berglund,

Je m’appelle Dan Caperville et je travaille à un article sur la conservation des terres dans les Appalaches. Je crois comprendre que le Cerulean Mountain Trust vient de conclure un accord pour la préservation d’un vaste territoire forestier dans le comté du Wyoming en Virginie-Occidentale. J’aimerais pouvoir en parler avec vous dès que cela vous conviendra…

 

C’est quoi, ce bordel ? Comment le Times savait-il pour la signature de ce matin ? Walter était si peu disposé à réfléchir à cet e-mail, dans les circonstances présentes, qu’il rédigea une réponse immédiate et qu’il l’envoya avant d’avoir le temps d’y repenser.

 

Cher Mr. Caperville,

Freedom
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