Ils peuvent bien t’acheter

Ils peuvent bien te massacrer

 

Un yaourt à la marque rigolote et banale

Le chat a dégueulé hier

 

Crème techno, jaune beige

Délice créé par les béni-oui-oui

 

Ils peuvent bien te brutaliser

Ils peuvent bien t’enterrer

 

Jeunesse écrasée étouffée maudite

Qui apprend la consommation auprès des Yahoos

 

Ce ne peut pas être la crème du pays

Ce ne peut pas être la crème du pays

 

… et pour finir, sa chanson lente aux accents country, « Dark Side of the Bar », qui fit monter les larmes aux yeux de Patty tant elle était triste pour lui…

 

Il y a une porte sans signe qui ne mène nulle part

Du côté sombre du bar

Tout ce que j’ai jamais voulu

C’était me perdre dans l’espace avec toi

Les nouvelles de notre disparition

Nous poursuivent dans le vide

Nous avons pris la mauvaise direction aux cabines téléphoniques

On ne nous a plus jamais revus.

 

Le groupe était bon – cela faisait presque vingt ans que Richard et Herrera jouaient ensemble – mais il était difficile d’imaginer un groupe assez bon pour surmonter la désolation de ce lieu trop petit. Après un unique rappel, « I Hate Sunshine », Richard ne sortit pas par le côté de la scène, mais il se contenta de poser sa guitare sur un socle, il alluma une cigarette et sauta à terre d’un bond.

« C’est gentil à vous d’être restés, dit-il aux Berglund. Je sais que vous devez vous lever tôt.

— C’était super ! Tu as été super ! dit Patty.

— Sérieux, je crois que c’est votre meilleur album, dit Walter. Ce sont des chansons géniales. C’est encore un grand pas en avant.

— Ouais. »

Richard, distrait, observait le fond du club, cherchant si une des Sick Chelseas traînait encore. Oui, il y en avait bien une. Non pas la bassiste à la beauté conventionnelle sur laquelle Patty aurait parié, mais la grande batteuse à l’air aigri et blasé, ce qui bien sûr était plus logique, si Patty prend la peine d’y réfléchir.

« Il y a quelqu’un qui m’attend pour discuter un peu, dit Richard. Vous devez sans doute vouloir rentrer directement chez vous, mais on peut sortir tous ensemble si ça vous dit.

— Non, non, vas-y, dit Walter.

— Vraiment merveilleux d’avoir pu t’entendre, Richard », dit Patty.

Elle posa une main amicale sur le bras de Richard avant de le regarder partir vers la batteuse à l’air aigri et blasé.

Sur la route du retour vers Ramsey Hill, dans la Volvo familiale, Walter s’extasia sur l’excellence de Insanely Happy et sur les goûts dénaturés d’un public américain qui s’excitait par millions sur le Dave Matthews Band et qui ne savait même pas que Richard Katz existait.

« Excuse-moi, dit Patty. Tu me rappelles ce qui ne va pas avec Dave Matthews ?

— En fait tout, sauf la compétence technique, dit Walter.

— D’accord.

— Mais peut-être surtout la banalité des paroles. “Gotta be free, so free, yeah, yeah, yeah. Can’t live without my freedom, yeah, yeah”. C’est un peu comme ça dans toutes les chansons. »

Patty éclata de rire.

« Tu crois que Richard va coucher avec cette fille ?

— Je suis sûr qu’il va essayer, dit Walter. Et probablement réussir.

— Je n’ai pas trouvé qu’elles étaient très douées. Ces filles.

— Non, pas douées du tout. Si Richard couche avec elle, ce ne sera pas pour autant un plébiscite de leur talent. »

Une fois à la maison, après avoir vérifié que les enfants allaient bien, elle enfila un haut sans manches, un petit short en coton et alla se blottir contre Walter au lit. C’était très inhabituel de sa part, mais heureusement pas inédit au point de provoquer commentaires ou étonnement ; et Walter n’avait nul besoin d’être beaucoup poussé pour lui faire plaisir. Ce n’était pas très important, juste une petite surprise de fin de soirée, et pourtant, dans l’après-coup autobiographique, cela apparaît presque être le point culminant de leur vie ensemble. Ou peut-être, pour être plus exact, le point final : la dernière fois où elle s’est sentie bien, en sécurité, dans le mariage. Le fait d’avoir été si proche de Walter au 400 Bar, le souvenir de la scène de leur toute première rencontre, l’aisance avec Richard, le couple chaleureux qu’il formait, le plaisir simple d’avoir un vieil ami si cher, et puis enfin le cadeau rare, pour tous les deux, de son désir aussi soudain qu’intense de sentir Walter en elle : le mariage marchait, donc. Et il ne semblait y avoir aucune raison valable pour que cela ne continue pas à marcher, et peut-être même de mieux en mieux.

Quelques semaines plus tard, Dorothy s’effondra à la boutique de vêtements de Grand Rapids. Patty, ressemblant là à sa mère, fit part à Walter de ses inquiétudes quant aux soins qu’elle recevrait à l’hôpital, ce qui se vérifia tragiquement quand Dorothy fut victime de multiples défaillances aux organes vitaux et mourut. Le chagrin de Walter fut total, embrassant non seulement la perte de sa mère mais aussi la pauvre vie de cette dernière, pourtant il fut quelque peu atténué par le soulagement et la libération qu’engendrait cette mort – c’était la fin des responsabilités de Walter vis-à-vis d’elle, et son lien principal avec le Minnesota était dorénavant tranché. Patty fut surprise par l’intensité de son propre chagrin. Comme Walter, Dorothy avait toujours pensé du bien d’elle, et Patty était navrée que pour une personne aussi généreuse que Dorothy une exception n’ait pas pu être faite à cette règle qui veut qu’au bout du compte on meure toujours seul. Que Dorothy, avec sa gentillesse candide, ait dû passer les portes amères de la mort sans accompagnement : cela brisait tout simplement le cœur de Patty.

Elle s’apitoyait sur elle-même aussi, bien sûr, comme les gens le font toujours quand ils plaignent les autres pour leur mort solitaire. Elle s’occupa de l’organisation de l’enterrement dans un état de fragilité qui explique en partie, selon l’autobiographe, la malheureuse réaction de Patty face aux assauts sexuels sur Joey entrepris par Connie Monaghan, la fille un peu plus âgée des voisins. La série des erreurs que Patty se mit alors à commettre dans le sillage de cette découverte excéderait la longueur actuelle de ce document déjà substantiel. L’autobiographe a toujours tellement honte de ce qu’elle a fait à Joey qu’elle ne peut même pas commencer à en faire un récit raisonnable. Lorsque vous vous retrouvez dans la ruelle derrière la maison de votre voisin à trois heures du matin, avec un cutter à la main, pour bousiller les pneus de son pick-up, vous pouvez plaider la folie comme défense sur le plan légal. Mais sur le plan moral ?

Pour la défense : Patty avait tenté, dès le départ, de mettre Walter en garde contre le genre de personne qu’elle était. Elle lui avait bien dit qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas chez elle.

Pour l’accusation : Walter était prudent à juste titre. C’est Patty qui était allée le chercher à Hibbing et qui s’était jetée à son cou.

Pour la défense : Mais elle voulait être bonne et construire une belle vie ! Et après elle a abandonné tout le reste et a travaillé dur pour être une bonne mère et une bonne maîtresse de maison.

Pour l’accusation : Ses motivations étaient mauvaises. Elle était en compétition avec sa mère et ses sœurs. Elle voulait que ses enfants soient un reproche vivant adressé à ces dernières.

Pour la défense : Elle adorait ses enfants !

Pour l’accusation : Elle aimait Jessica comme il convenait, mais Joey, elle l’aimait bien trop. Elle savait ce qu’elle faisait mais n’a pas renoncé pour autant, parce qu’elle était folle de rage contre Walter qui n’était pas celui qu’elle voulait vraiment, parce qu’elle avait mauvais caractère et trouvait qu’elle méritait une compensation pour être une vedette et une sportive de haut niveau piégée dans la vie d’une femme au foyer.

Pour la défense : Mais l’amour, ça arrive, et puis c’est tout. Ce n’était pas sa faute à elle si chaque petite chose chez Joey la ravissait à ce point.

Pour l’accusation : C’était bien sa faute. On ne peut pas aimer excessivement les cookies et la glace et dire après que ce n’est pas votre faute si vous finissez par peser cent cinquante kilos.

Pour la défense : Mais elle ne savait pas ça ! Elle pensait qu’elle faisait ce qu’il fallait en donnant à ses enfants l’attention et l’amour que ses propres parents ne lui avaient pas donnés.

Pour l’accusation : Elle le savait bien, parce que Walter lui avait dit, et redit et redit encore.

Pour la défense : Mais on ne pouvait pas faire confiance à Walter. Elle pensait qu’elle devait soutenir Joey et faire le bon flic parce que Walter jouait le méchant.

Pour l’accusation : Le problème ne se situait pas entre Walter et Joey. Le problème se situait entre Patty et Walter, et elle le savait.

Pour la défense : Elle aime Walter !

Pour l’accusation : Les preuves suggèrent le contraire.

Pour la défense : Eh bien dans ce cas, Walter ne l’aime pas non plus. Il n’aime pas la vraie Patty. Il aime une idée fausse de Patty.

Pour l’accusation : Ce serait commode si seulement c’était vrai. Malheureusement pour Patty, il ne l’a pas épousée en dépit de qui elle était, il l’a épousée pour ce qu’elle était. Les gens gentils ne tombent pas nécessairement amoureux de gens gentils.

Pour la défense : Il n’est pas juste de dire qu’elle ne l’aime pas !

Pour l’accusation : Si elle ne peut pas se comporter correctement, cela n’a pas d’importance qu’elle l’aime ou pas.

Walter savait que Patty avait lacéré les pneus de l’horrible pick-up de leurs horribles voisins. Ils n’en parlèrent jamais, mais il savait. C’est parce qu’ils n’en ont jamais parlé qu’elle savait qu’il savait. Le voisin, Blake, était en train de construire une horrible extension derrière la maison de son horrible petite amie, l’horrible mère de Connie Monaghan, et Patty, cet hiver-là, trouvait opportun de boire une bouteille de vin ou plus chaque soir, pour ensuite s’éveiller au milieu de la nuit transpirant de rage et d’angoisse, et arpenter le rez-de-chaussée de la maison le cœur battant la chamade. Il y avait chez Blake une suffisance stupide que, le manque de sommeil aidant, elle assimilait à la suffisance stupide du procureur spécial qui avait fait mentir Bill Clinton à propos de Monica Lewinsky et à la suffisance stupide des élus du Congrès qui l’avaient récemment condamné pour ça. Bill Clinton était le seul homme politique qui ne paraissait pas moralisateur à Patty – qui ne prétendait pas être Monsieur Propre – et elle faisait partie de ces millions d’Américaines qui auraient sur-le-champ couché avec lui. Crever les pneus de l’horrible Blake était le moindre des coups qu’elle avait envie de frapper pour la défense de son président. Cela ne vise en aucune manière à la disculper, mais juste à élucider son état d’esprit.

Un facteur plus directement irritant était le fait que Joey, cet hiver-là, feignait d’admirer Blake. Joey était trop intelligent pour réellement admirer Blake, mais il traversait une crise d’adolescence qui exigeait qu’il aime précisément les choses que Patty détestait le plus, afin de la repousser. Elle le méritait sans doute, à cause des milliers d’erreurs qu’elle avait commises en l’aimant trop, mais, à l’époque, elle n’avait pas l’impression de mériter ça. Elle avait l’impression d’avoir le visage lacéré de coups de fouet. Et, à cause de choses monstrueusement méchantes qu’elle s’était vue capable de dire à Joey, à plusieurs reprises quand il l’avait titillée au point de lui faire perdre le contrôle et qu’elle s’était déchaînée contre lui, elle faisait de son mieux pour diriger sa peine et sa colère vers des tiers plus inoffensifs, comme Blake ou Walter.

Elle ne pensait pas être alcoolique. Elle n’était pas alcoolique. Elle devenait juste comme son père, qui s’échappait parfois de sa famille en buvant trop. Jadis, Walter avait vraiment aimé qu’elle apprécie un verre de vin ou deux après avoir mis les enfants au lit. Il disait que l’odeur d’alcool avait fini par lui donner la nausée mais qu’il avait appris à pardonner à cette odeur et à l’aimer sur le souffle de Patty, parce qu’il aimait son souffle, parce que son souffle venait du plus profond d’elle-même et qu’il aimait ces profondeurs. C’était le genre de choses qu’il lui disait – le genre d’aveu qu’elle ne pouvait rendre mais qui l’enivrait malgré tout. Mais quand un verre ou deux sont devenus six ou huit, tout a changé. Walter avait besoin qu’elle soit sobre le soir pour qu’elle puisse écouter toutes les choses qu’il trouvait moralement défaillantes chez leur fils, tandis qu’elle avait besoin de ne pas être sobre pour ne pas avoir à écouter. Ce n’était pas de l’alcoolisme, c’était de l’autodéfense.

Car voilà, voilà une vraie faille grave chez Walter : il ne pouvait accepter que Joey ne fût pas comme lui. Si Joey avait été timide et méfiant vis-à-vis des filles, si Joey avait aimé jouer le rôle de l’enfant, si Joey avait voulu un père qui lui apprenne des choses, si Joey avait été désespérément honnête, si Joey avait pris le parti des perdants, si Joey avait aimé la nature, si Joey avait été indifférent à l’argent, lui et Walter se seraient merveilleusement entendus. Mais Joey, depuis sa plus tendre enfance, était une personne plutôt coulée dans le moule Richard Katz – naturellement cool, invariablement sûr de lui, totalement fixé sur ce qu’il désirait, imperméable à toute leçon de morale, qui ne craignait absolument pas les filles – et Walter reportait sur Patty toute la frustration et la déception causées par son fils et posait le tout à ses pieds, comme si elle devait en être blâmée. Cela faisait quinze ans qu’il la suppliait de le soutenir quand il tentait de discipliner Joey, de l’aider à appliquer les interdictions familiales sur les jeux vidéo, l’excès de télévision et la musique aux paroles dégradantes pour les femmes, mais Patty ne pouvait s’empêcher d’aimer Joey comme il était. Elle admirait ses ruses pour échapper aux interdictions et s’en amusait : il lui faisait l’effet d’un garçon assez extraordinaire. Très bon élève, travailleur, populaire à l’école, avec un merveilleux esprit d’entreprise. Peut-être, si elle avait été mère célibataire, se serait-elle davantage souciée de le discipliner. Mais Walter s’était emparé de cette tâche, et elle s’était autorisée à sentir qu’elle vivait une amitié étonnante avec son fils. Elle en rajoutait sur ses méchants commentaires à propos des professeurs qu’il n’aimait pas, elle le gratifiait de ragots salaces non censurés venant des voisins, elle s’asseyait sur son lit, les bras serrés autour des genoux, et ne reculait devant rien pour le faire rire ; même Walter n’était pas un sujet tabou. Elle n’avait pas l’impression d’être déloyale envers Walter quand elle faisait rire Joey des excentricités de son père – son côté antialcoolique, son insistance pour aller au travail à vélo même en plein blizzard, son incapacité à se défendre contre les raseurs, sa haine des chats, sa désapprobation des serviettes en papier, son enthousiasme pour le théâtre hermétique – parce que c’étaient des choses qu’elle-même avait appris à aimer chez lui, ou au moins à trouver désuètes et amusantes, et elle voulait que Joey voie Walter de la même façon. Du moins s’en persuadait-elle, car, si elle était honnête, elle admettrait que ce qu’elle voulait vraiment, c’était que Joey n’ait d’yeux que pour elle.

Elle ne comprenait pas comment il pouvait être aussi loyal et dévoué envers la fille d’à côté. Elle trouvait que Connie Monaghan, cette petite compétitrice sournoise, avait réussi à avoir provisoirement une sale emprise sur lui. Elle saisit terriblement tard le caractère sérieux de la menace Monaghan, et durant les mois où elle avait sous-estimé les sentiments de Joey pour cette fille – quand elle pensait encore qu’elle pouvait faire disparaître Connie et se moquer allègrement de son idiote de mère et de son crétin de petit ami, et que Joey très vite l’imiterait – elle avait simplement réussi à détruire quinze années d’efforts pour être une bonne mère. Elle avait merdé dans les grandes largeurs, Patty, et avait ensuite entrepris de devenir plus ou moins cinglée. Elle eut de terribles disputes avec Walter durant lesquelles il lui reprochait d’avoir rendu Joey ingérable et elle était incapable de se défendre vraiment, parce qu’elle ne s’autorisait pas à exprimer la conviction malsaine qu’elle avait dans le cœur, à savoir que Walter avait détruit son amitié avec son fils. En dormant dans le même lit qu’elle, en étant son mari, en la revendiquant pour la placer du côté des adultes, Walter avait fait croire à Joey que Patty était dans le camp ennemi. Elle haïssait Walter pour ça, elle regrettait son mariage, et maintenant Joey avait quitté la maison pour aller s’installer chez les Monaghan et faisait verser à chacun des larmes amères pour leurs erreurs.

Bien que cela ne fasse qu’effleurer le problème, c’est déjà plus que ce que l’autobiographe comptait dire sur ces années, et elle va maintenant bravement continuer.

Avoir la maison pour elle seule comportait un petit avantage : Patty pouvait écouter la musique qu’elle voulait, surtout la country qui faisait hurler Joey de douleur et de révulsion dès les premières notes, et dont Walter, avec ses goûts formés aux radios universitaires, ne tolérait qu’un maigre et ancien échantillon : Patsy Cline, Hank Williams, Roy Orbison, Johnny Cash. Patty elle-même aimait ces chanteurs, mais elle adorait surtout Garth Brooks et les Dixie Chicks. Dès que Walter partait au travail le matin, elle montait le volume à un niveau incompatible avec toute activité de pensée et se plongeait dans des histoires de cœurs brisés assez proches de la sienne pour être réconfortantes mais assez différentes pour être un peu drôles. Patty était une fille strictement paroles-et-histoires – cela faisait longtemps que Walter avait cessé de tenter de l’intéresser à Ligeti et à Yo La Tengo – et elle ne se lassait jamais d’hommes infidèles, de femmes fortes et de l’indomptable esprit humain.

Exactement à la même époque, Richard était en train de former Walnut Surprise, son nouveau groupe de country alternative, avec trois jeunes dont les âges additionnés n’étaient pas beaucoup plus élevés que le sien. Richard aurait pu continuer avec les Traumatics et lancer d’autres disques dans le néant, sans un étrange accident qui ne pouvait arriver qu’à Herrera, son vieil ami et bassiste, dont la désorganisation échevelée faisait passer Richard pour l’homme au complet gris en comparaison. Décidant que Jersey City était trop bourgeois (!) et pas assez déprimant, Herrera avait déménagé à Bridgeport, dans le Connecticut, et s’était installé dans un taudis. Un jour, il était allé à Hartford à un meeting pour Ralph Nader et d’autres candidats du Green Party, et avait monté un spectacle qu’il intitula le Dopplerpus, qui consistait en un vieux manège forain en forme de pieuvre. Sur les tentacules, lui et sept amis étaient assis et jouaient des mélopées funèbres diffusées par des amplis portatifs tandis que le manège les faisait tourner en déformant les sons de manière intéressante. La petite amie de Herrera raconta plus tard à Richard que le Dopplerpus avait été une chose « étonnante » et un « grand succès » auprès de la centaine de personnes qui avaient assisté au meeting, mais après, alors qu’Herrera était en train de ranger son matériel, son van a commencé à dévaler une pente et Herrera lui a couru après, il s’est agrippé à la fenêtre et a pu attraper le volant, ce qui a fait virer le van contre un mur de brique et il s’est retrouvé écrasé comme une crêpe. Il a réussi malgré tout à ranger le matériel tant bien que mal et à conduire jusqu’à Bridgeport, en crachant du sang, et il a failli mourir là, avec la rate explosée, cinq côtes cassées, une clavicule brisée et un poumon perforé avant que sa petite amie l’amène à l’hôpital. L’accident, après les déceptions d’Insanely Happy, parut être à Richard un signe cosmique, et puisqu’il ne pouvait pas vivre sans faire de musique, il s’associa avec un de ses jeunes fans, un tueur à la pedal steel guitar, et c’est ainsi que naquit Walnut Surprise.

La vie personnelle de Richard était à peine plus reluisante que celle de Walter et de Patty. Il avait perdu plusieurs milliers de dollars avec la dernière tournée des Traumatics puis il avait « prêté » à Herrera, qui n’avait aucune assurance, quelques milliers de dollars de plus pour les dépenses médicales, et sa situation personnelle, telle qu’il la décrivit au téléphone à Walter, s’effondrait. Ce qui avait rendu toute son existence viable, depuis presque vingt ans, c’était le grand appartement du rez-de-chaussée à Jersey City pour lequel il payait un loyer si bas qu’il en était presque virtuel. Richard ne pouvait jamais se résoudre à se débarrasser des choses, et son appartement était assez grand pour qu’il n’ait pas à le faire. Walter l’avait vu lors d’un de ses voyages à New York et avait raconté que le couloir, devant la porte de Richard, était encombré de vieux matériel stéréo foutu, de matelas, de pièces détachées pour son pick-up et que la cour arrière s’emplissait petit à petit de matériel provenant de son affaire de construction de decks. Et le mieux, c’est qu’il y avait une pièce au sous-sol, juste sous son appartement, où les Traumatics avaient pu répéter (et par la suite enregistrer) sans déranger indûment les autres locataires. Richard avait toujours pris grand soin de demeurer en bons termes avec eux, mais dans le sillage de sa rupture avec Molly il avait commis la terrible erreur de franchir la ligne blanche et de se lier à l’une de ses voisines.

Sur le coup, cela n’avait paru être une erreur qu’à Walter, qui se considérait seul qualifié pour détecter les conneries dans le comportement de son ami avec les femmes. Quand Richard lui dit, au téléphone, qu’il était temps pour lui d’en finir avec les enfantillages et de construire une vraie relation avec une femme adulte, les sonnettes d’alarme avaient retenti dans la tête de Walter. La femme était une Équatorienne s’appelant Ellie Posada. Elle approchait des quarante ans, avait deux enfants dont le père, chauffeur de limousine, avait été percuté et tué lorsque sa voiture était tombée en panne sur le Pulaski Skyway. (Il n’échappa pas à l’attention de Patty que, si Richard baisait plein de filles très jeunes pour le plaisir, les femmes avec lesquelles il avait des relations à plus long terme étaient de son âge, voire plus âgées que lui.) Ellie travaillait pour une compagnie d’assurances et vivait sur le même palier que Richard. Pendant presque un an, il fit à Walter des rapports enjoués : à sa grande surprise les enfants d’Ellie l’adoraient et réciproquement, il prenait plaisir à rentrer à la maison retrouver Ellie, les femmes qui n’étaient pas Ellie étaient devenues totalement inintéressantes à ses yeux, il n’avait pas mangé aussi bien ni ne s’était senti en aussi bonne santé depuis le temps où il vivait avec Walter, et (cela fit définitivement résonner la sonnette d’alarme de Walter) le domaine des assurances était absolument fascinant. Walter dit à Patty qu’il percevait quelque chose de révélateur dans le ton de voix distrait, théorique ou distant de Richard durant cette année ostensiblement heureuse, et il ne fut pas surpris quand la vraie nature de Richard finit par le rattraper. La musique qu’il avait commencé à faire avec les Walnut Surprise se révéla encore plus fascinante que le domaine des assurances, et les nanas toutes minces tournant dans l’orbite de ses jeunes collègues musiciens ne se révélèrent pas si inintéressantes après tout ; Ellie se révéla par ailleurs être une constructiviste pure et dure quant aux contrats sexuels exclusifs, et il eut longtemps peur de rentrer chez lui le soir, dans son propre immeuble, parce qu’Ellie l’attendait en embuscade. Peu après, Ellie poussa les autres locataires de l’immeuble à se plaindre de l’appropriation excessive faite par Richard de leur espace collectif, le propriétaire jusque-là absent lui envoya de sévères lettres recommandées, et Richard finit sans-abri, à l’âge de quarante-quatre ans, au milieu de l’hiver, avec des cartes de crédit dont il avait tiré le maximum et une facture mensuelle de trois cents dollars pour entreposer toutes ses saletés.

Vint alors la plus belle heure de Walter en tant que grand frère de Richard. Il lui offrit un moyen de vivre sans avoir à payer de loyer, de se consacrer à l’écriture de chansons dans la solitude, et de se faire pas mal d’argent tout en mettant un peu d’ordre dans sa vie. Walter avait hérité de Dorothy son adorable petite maison, au bord d’un lac près de Grand Rapids. Il avait des projets de grandes améliorations intérieures et extérieures mais, depuis qu’il avait quitté la 3M et intégré le Nature Conservancy, il désespérait de trouver le temps de les faire lui-même, et il proposa à Richard de venir s’installer dans la maison, de se mettre sérieusement à la rénovation de la cuisine, pour ensuite, quand fondraient les neiges, construire un grand deck derrière la maison, donnant sur le lac. Richard serait payé trente dollars de l’heure, plus l’électricité et le chauffage gratuits, et ses horaires seraient libres. Richard, qui était dans la panade, et qui (comme il le confia plus tard à Patty, avec une touchante simplicité) en était venu à considérer les Berglund comme ce qui s’approchait le plus d’une famille pour lui, ne prit qu’une journée pour y réfléchir avant d’accepter l’offre. Pour Walter, cette réponse fut une autre douce confirmation que Richard l’aimait vraiment. Pour Patty, cela dit, le moment était dangereux.

En montant vers le nord, Richard s’arrêta, avec son vieux pick-up Toyota surchargé, pour une nuit à St. Paul. Patty avait déjà commencé à attaquer une bouteille quand il arriva, vers trois heures de l’après-midi, et ne s’acquitta pas très bien de son rôle d’hôtesse. Walter prépara le repas pendant qu’elle buvait pour eux trois. C’était comme s’ils avaient tous deux attendu de voir leur vieil ami pour exprimer leurs versions conflictuelles des raisons pour lesquelles Joey, au lieu de se joindre à eux pour le dîner, allait jouer au air-hockey avec un bourrin de droite dans la maison d’à côté. Richard, abasourdi, ne cessait de sortir pour aller fumer des cigarettes et reprendre des forces en vue du round suivant au festival des horreurs Berglund.

« Ça va s’arranger, dit-il en rentrant. Vous êtes des parents super. C’est juste, vous savez bien, quand un gosse a une forte personnalité, il peut y avoir de gros drames dans la construction de l’individu. Il faut du temps pour régler ces choses-là.

— Mon Dieu ! dit Patty. Mais depuis quand tu es devenu si sage ?

— Richard est l’un de ces êtres bizarres qui lisent encore vraiment des livres et qui réfléchissent vraiment aux choses, dit Walter.

— C’est vrai, c’est pas comme moi, je sais, dit-elle en se tournant vers Richard. De temps à autre, il arrive que je ne lise pas tous les livres qu’il me recommande. Parfois, je décide simplement… de faire l’impasse. Je crois que c’est ça, le sous-texte, là. L’infériorité de mon intelligence. »

Richard lui jeta un coup d’œil mauvais.

« Tu devrais freiner, sur la boisson », dit-il.

Il aurait pu tout aussi bien lui envoyer un coup de poing dans le sternum. Là où la désapprobation de Walter nourrissait activement son comportement erratique, celle de Richard eut pour effet de la surprendre dans son infantilisme, de mettre au grand jour ce qui n’était pas très reluisant en elle.

« Patty souffre beaucoup, dit Walter calmement, comme pour avertir Richard que sa loyauté, aussi incroyable que cela soit, était toujours du côté de sa femme.

— Tu peux boire autant que tu veux, pour ce que j’en ai à faire, dit Richard. Je dis juste que si tu veux que le gosse revienne, ça pourrait aider de mettre un peu d’ordre chez toi.

— Je ne suis même pas sûr de vouloir qu’il rentre, à ce stade, dit Walter. Je dois dire que j’apprécie que me soit épargné son mépris.

— Bon, voyons un peu, dit Patty. On a la construction de l’individu pour Joey, on a du soulagement pour Walter, et pour Patty, on a quoi ? Qu’est-ce qu’elle a, elle ? Du vin, j’imagine. C’est ça ? Patty, elle a du vin.

— Ouaouh, dit Richard. Une petite séance d’apitoiement sur soi ?

— Je t’en prie », dit Walter.

Il était terrible de voir, à travers les yeux de Richard, ce qu’elle était devenue. D’une distance de presque deux mille kilomètres, cela avait été facile de sourire des chagrins d’amour de Richard, de son éternelle adolescence, de l’échec de ses résolutions de laisser derrière lui les enfantillages et de sentir qu’ici, à Ramsey Hill, on menait une vie plus adulte. Mais maintenant, elle se trouvait dans la cuisine avec lui – la grande taille de Richard la surprenait toujours autant, ses traits à la Kadhafi plus marqués et plus profonds, sa masse de cheveux noirs grisonnant de manière séduisante – et il lui montra en un éclair révélateur la petite fille centrée sur elle-même qu’elle était restée en s’enfermant dans sa si jolie maison. Elle avait fui la puérilité de sa famille mais elle n’était devenue qu’un gros bébé. Elle n’avait pas de travail, ses enfants étaient plus adultes qu’elle, elle n’avait quasiment pas de vie sexuelle. Elle avait honte qu’il la voie. Durant toutes ces années, elle avait chéri son souvenir de leur petit voyage en voiture, elle l’avait enfermé en sécurité tout au fond d’elle, le laissant se bonifier comme du vin, si bien que, d’une manière symbolique, ce qui aurait pu se passer était resté vivant et vieillissait avec eux. La nature de la possibilité changeait en prenant de l’âge dans sa bouteille bien bouchée, mais le vin ne se gâtait pas, il demeurait potentiellement buvable, c’était une sorte de réconfort : ce libertin de Richard Katz l’avait jadis invitée à s’installer à New York avec lui, et elle avait dit non. Et maintenant, elle voyait bien que ce n’était pas comme ça que marchaient les choses. Elle avait quarante-deux ans et le nez tout rouge à force de boire.

Elle se leva avec précaution, en essayant de ne pas chanceler, et vida une bouteille à moitié finie dans l’évier. Elle posa son verre vide et dit qu’elle montait s’allonger un moment, et que les hommes n’avaient qu’à commencer à dîner.

« Patty… dit Walter.

— Ça va. Vraiment. C’est juste que j’ai un peu trop bu. Je descendrai peut-être plus tard. Je suis navrée, Richard. C’est merveilleux de te voir. Je suis juste pas très bien. »

Elle aimait beaucoup leur maison au bord du lac, elle y était déjà allée toute seule pour y passer plusieurs semaines, mais elle ne s’y rendit pas une seule fois durant le printemps que Richard passa là-bas à travailler. Walter trouva le temps de monter plusieurs longs week-ends pour aider, mais Patty était trop gênée. Elle restait à la maison et tentait de retrouver la forme : elle suivit le conseil de Richard quant à la boisson, se remit à courir et à manger, reprit assez de poids pour remplir les rides les plus sinistres qui s’étaient creusées sur son visage, et, de manière générale, reconnut certaines réalités concernant son apparence physique qu’elle avait ignorées dans son univers imaginaire. Une des raisons pour lesquelles elle avait résisté à toute entreprise de relooking était que sa détestable voisine, Carol Monaghan, en avait subi un quand son détestable toy-boy, Blake, avait fait son apparition. Tout ce que faisait Carol était irrémédiablement de l’ordre de l’anathème pour Patty, mais elle fit taire sa fierté et suivit l’exemple de Carol. Elle abandonna la queue-de-cheval, alla chez le coiffeur, et se fit faire une coupe de cheveux allant bien avec son âge. Elle fit des efforts pour voir davantage ses anciennes amies basketteuses, et elles la récompensèrent en lui disant quelle était beaucoup mieux maintenant.

Richard avait eu l’intention de repartir vers l’est à la fin mai, mais, Richard étant Richard, il travaillait encore sur le deck à la mi-juin lorsque Patty monta profiter de la campagne pendant quelques semaines. Walter l’accompagna les quatre premiers jours, en route pour une partie de pêche de VIP visant à récolter des fonds, organisée par un des principaux donateurs du Nature Conservancy, à son « camp » haut de gamme de la Saskatchewan. Pour rattraper sa médiocre prestation de l’hiver dernier, Patty se transforma en un tourbillon d’hospitalité à la maison du lac, préparant de splendides repas pour Walter et Richard, tandis qu’ils sciaient et donnaient des coups de marteau dans le jardin, derrière la maison. Elle fut fière de sa sobriété durant tout ce temps. Le soir, sans Joey avec elle dans la maison, elle n’avait aucun intérêt pour la télévision. Elle s’installait dans le fauteuil préféré de Dorothy, et lisait Guerre et Paix sur la recommandation de longue date de Walter, pendant que les deux hommes jouaient aux échecs. Heureusement pour toutes les forces en présence, Walter était meilleur aux échecs que Richard et il gagnait le plus souvent, mais Richard s’obstinait et ne cessait de réclamer une autre partie, et Patty savait bien que c’était dur pour Walter – parce qu’il luttait fort pour gagner, il s’énervait, et du coup ne s’endormirait pas avant des heures par la suite.

« Encore cette technique de merde du blocage par le milieu, dit Richard. T’attaques toujours par le milieu. J’ai horreur de ça.

— Je suis un bloqueur du milieu, affirma Walter d’une voix fébrile à force de cacher le plaisir que lui donnait la compétition.

— Ça me rend fou.

— Oui, parce que c’est efficace, dit Walter.

— C’est efficace uniquement parce que je n’ai pas assez de discipline pour te le faire payer.

— Tu joues d’une manière très divertissante. Je ne sais jamais ce qui va venir.

— Ouais, et puis je perds tout le temps. »

Les jours étaient lumineux et longs, les nuits étonnamment fraîches. Patty aimait beaucoup ces débuts d’été dans le nord, cela lui rappelait les premiers temps passés à Hibbing avec Walter. L’air piquant et la terre humide, l’odeur des conifères, le matin de sa vie. Elle avait l’impression qu’elle n’avait jamais été aussi jeune que lorsqu’elle avait vingt et un ans. C’était comme si son enfance de Westchester, bien que chronologiquement antérieure, avait malgré tout eu lieu à une époque plus tardive et moins heureuse. Dans la maison flottait une agréable odeur de renfermé rappelant Dorothy. Dehors, s’étendait le lac anonyme que Joey et Patty avaient choisi d’appeler le Nameless Lake, dont les glaces avaient récemment fondu, assombri par les écorces et les aiguilles, reflétant les clairs nuages de beau temps. En été, les arbres à feuilles caduques cachaient la seule maison proche de la leur, qu’une famille du nom de Lundner utilisait le week-end et le mois d’août. Entre la maison des Berglund et le lac s’élevait une butte herbeuse, hérissée de quelques vieux bouleaux, et, lorsque le soleil ou une brise décourageaient les moustiques, Patty s’allongeait sur l’herbe pendant des heures avec un livre et elle se sentait alors complètement en dehors du monde, sauf quand un rare avion passait au-dessus d’elle ou quand une voiture encore plus rare circulait sur la route de terre départementale.

La veille du départ de Walter pour la Saskatchewan, le cœur de Patty se mit à battre plus vite. C’était juste un truc de son cœur, de battre plus vite, comme ça. Le lendemain, à son retour à la maison après avoir conduit Walter jusqu’au minuscule aéroport de Grand Rapids, son cœur battait si vite qu’un œuf lui échappa et tomba par terre alors qu’elle faisait de la pâte à pancakes. Elle posa les mains sur le plan de travail et respira une ou deux fois très profondément avant de s’agenouiller pour nettoyer. Les finitions de la cuisine incombaient à Walter qui devait s’y mettre plus tard, mais jointoyer les carreaux aurait dû être dans les cordes de Richard, et il ne s’y était pas encore mis. Dans la colonne des plus, comme il le leur avait dit, il avait appris tout seul à jouer du banjo.

Le soleil était levé depuis plusieurs heures, mais il était encore tôt lorsqu’il émergea de sa chambre en jean, avec un tee-shirt vantant son soutien au sous-commandant Marcos et à la libération du Chiapas.

« Des pancakes ? dit Patty d’un ton jovial.

— Super.

— Je peux te faire des œufs au plat si tu préfères.

— J’aime bien les pancakes.

— Et du bacon, si tu veux.

— Je ne dirais pas non à du bacon.

— D’accord, alors ce sera pancakes et bacon. »

Si le cœur de Richard battait très vite aussi, il n’en donna aucun signe. Debout, elle le regarda engloutir deux piles de pancakes, en tenant sa fourchette de cette façon civilisée que Walter, elle le savait, lui avait enseignée lorsqu’ils étaient en première année de fac.

« Quels sont tes plans pour la journée ? lui demanda-t-il avec un intérêt allant de faible à modéré.

— Mon Dieu, je n’y ai pas pensé. Rien ! Je suis en vacances. Je crois que je ne vais rien faire de la matinée, et puis je te préparerai à déjeuner. »

Il hocha la tête et continua à manger, et elle prit alors conscience qu’elle était une personne qui vivait essentiellement dans le rêve, sans aucun lien avec la réalité. Elle alla dans la salle de bains et resta assise sur la lunette fermée des toilettes, le cœur battant la chamade, jusqu’au moment où elle entendit Richard sortir et se mettre à manipuler les planches de bois. Il y a une tristesse dangereuse dans les premiers bruits produits par le travail de quelqu’un le matin ; c’est comme si le silence souffrait d’être brisé. La première minute d’une journée de travail vous rappelle toutes les autres minutes qui composent une journée, et ce n’est jamais une bonne chose de penser à chaque minute séparément. Ce n’est que lorsque d’autres minutes ont rejoint la première, nue et solitaire, que la journée s’intégre plus sûrement dans le quotidien. Patty attendit que cela se produise avant de quitter la salle de bains.

Elle prit Guerre et Paix et sortit s’installer sur la butte herbeuse, avec la vague et ancienne motivation d’épater Richard avec sa culture, mais elle était embourbée dans un passage militaire et ne cessait de lire et de relire la même page. Un oiseau au chant mélodieux dont Walter avait fini par désespérer de lui apprendre le nom, une grive fauve, ou bien alors c’était un viréo, s’habitua à sa présence et se mit à chanter dans l’arbre qui se trouvait juste au-dessus de sa tête. Son chant était comme une idée fixe qu’il ne pouvait ôter de son petit crâne.

Voilà comment elle se sentait : comme si une impitoyable armée de résistants, bien organisée, s’était rassemblée et cachée dans les ténèbres de son esprit ; il était donc absolument impératif de ne pas laisser le projecteur de sa conscience briller près d’eux, pas même une seconde. Son amour pour Walter et sa loyauté envers lui, son désir d’être une bonne personne, sa compréhension de la compétition de toujours entre Walter et Richard, sa calme évaluation du caractère de Richard, et enfin la merde générale qui arrive quand vous couchez avec le meilleur ami de votre mari : ces considérations supérieures se dressaient, prêtes à annihiler les résistants. Il lui fallait donc constamment détourner l’attention des forces de la conscience. Elle ne se permettait même pas de penser à la façon dont elle s’habillait – elle devait immédiatement écarter l’idée de mettre une petite chose flatteuse sans manches avant d’aller porter le café et les cookies du milieu de la matinée à Richard, elle devait chasser totalement cette pensée – parce que la plus petite touche de flirt ordinaire attirerait le projecteur et le spectacle qu’elle illuminerait serait tout simplement trop révoltant, honteux et pathétique. Même si Richard n’en était pas dégoûté, elle le serait. Et si jamais il le remarquait et qu’il lui en parlait, comme il lui avait parlé de la boisson, ce serait le désastre, l’humiliation, le pire.

Son pouls, néanmoins, savait – et le lui disait par sa vitesse – qu’elle n’aurait probablement plus jamais une chance pareille. Pas avant de tomber du mauvais côté de la pente, physiquement parlant. Son pouls prenait note du fait qu’elle savait sans se le formuler que le camp de pêche de la Saskatchewan ne pouvait être atteint qu’en biplan, radio, ou téléphone satellite, et que Walter ne l’appellerait pas durant les cinq jours à venir, sauf urgence.

Elle posa le déjeuner de Richard sur la table et partit en voiture jusqu’au minuscule village tout proche de Fen City. Elle s’imaginait facilement avoir un accident et se perdit dans une rêverie où elle était tuée, où Walter pleurait sur son corps mutilé et où Richard le réconfortait stoïquement, à tel point qu’elle faillit brûler le seul stop de Fen City ; elle entendit vaguement le hurlement de ses freins.

Tout était dans sa tête, tout était dans sa tête ! La seule chose qui pouvait lui donner de l’espoir, c’était sa grande capacité à cacher son bouleversement intérieur. Elle avait peut-être été un peu vague et confuse ces quatre derniers jours, mais s’était infiniment mieux comportée qu’en février. Si elle-même parvenait à maintenir dissimulées ses propres zones ténébreuses, on pouvait supposer que Richard avait des zones correspondantes mais qu’il parvenait tout aussi bien à les cacher. Mais ce n’était là qu’un tout petit espoir ; cette manière folle de raisonner qu’ont les gens perdus dans leurs fantasmes.

Plantée devant la maigre sélection de bières américaines, les Miller, les Coors et les Budweiser, de la coopérative de Fen City, elle essayait de se décider. Elle soupesa un pack de six comme si elle pouvait être capable de juger à l’avance, à travers l’aluminium des canettes, ce qu’elle ressentirait si elle les buvait toutes. Richard lui avait dit de freiner sur la boisson ; ivre, elle lui avait paru laide. Elle reposa le pack et se força à s’éloigner vers des rayons moins attirants, mais il est difficile de prévoir un dîner quand on est sur le point de vomir. Elle revint vers le rayon des bières comme un oiseau qui répète son chant. Les canettes avaient des décorations différentes mais contenaient toutes le même breuvage faiblard. Il lui vint à l’idée d’aller jusqu’à Grand Rapids pour acheter du vin. Il lui vint à l’idée de rentrer à la maison sans rien acheter du tout. Mais, alors, où en serait-elle ? Une lassitude l’envahit qui la fit vaciller : le pressentiment qu’aucune des issues possibles n’apporterait assez de soulagement ou de plaisir pour justifier le désespoir qui lui faisait battre le cœur. Elle vit, en d’autres termes, ce que cela signifiait d’être une personne profondément malheureuse. Et pourtant aujourd’hui, l’autobiographe envie et prend en pitié la jeune Patty plantée là dans la coopérative de Fen City, croyant innocemment qu’elle a touché le fond : parce que, d’une façon ou d’une autre, la crise serait résolue dans les cinq prochains jours.

Une adolescente aux joues rebondies, à la caisse, s’était prise d’intérêt pour la paralysie de Patty. Cette dernière lui adressa un sourire de folle et partit chercher un poulet enveloppé de cellophane, cinq vilaines pommes de terre et quelques pauvres poireaux mollassons. La seule chose qui pouvait être pire que traverser cette anxiété en étant sobre, décida-t-elle, c’était de se saouler et de continuer à la traverser malgré tout.

« Je vais nous faire un poulet rôti », annonça-t-elle à Richard en rentrant à la maison.

Il avait des flocons de sciure dans les cheveux, sur les sourcils, et collés sur son large front en sueur.

« C’est très gentil de ta part, dit-il.

— Le deck est vraiment très beau, dit-elle. C’est un aménagement merveilleux pour la maison. Combien de temps il va encore te falloir, à ton avis ?

— Deux jours, peut-être.

— Tu sais, Walter et moi, on peut finir si tu veux rentrer à New York. Je sais que tu voulais être rentré, à l’heure qu’il est.

— C’est agréable de voir son travail terminé, dit-il. Ça ne prendra pas plus d’un jour ou deux. Sauf si tu veux être toute seule ?

— Est-ce que je veux être toute seule ?

— Oui, je veux dire, je fais beaucoup de bruit.

— Non, non, j’aime bien les bruits de travaux. D’une certaine façon, c’est réconfortant.

— Sauf si ça vient de tes voisins.

— Oui, mais je hais ces voisins, c’est différent.

— C’est vrai.

— Bon, je vais peut-être m’occuper de ce poulet. »

Elle avait dû trahir quelque chose dans sa façon de dire cela, parce que Richard fronça un peu les sourcils.

« Ça va ?

— Oui, oui, dit-elle. J’adore être ici. J’adore. C’est mon endroit préféré au monde. Cela ne résout rien, si tu vois ce que je veux dire. Mais j’adore me lever le matin. J’adore respirer cet air.

— Non, je veux dire, ça te va que je sois là ?

— Oh, oui, absolument. Mon Dieu. Oui, absolument. Oui, je veux dire, tu sais combien Walter t’aime. J’ai l’impression qu’on est amis depuis très longtemps, mais que je ne t’ai jamais vraiment parlé. C’est une bonne occasion. Mais vraiment, tu ne dois pas te sentir obligé de rester, si tu veux rentrer à New York. Je suis habituée à être toute seule ici. Pas de problème. »

Cette tirade sembla lui avoir demandé un long effort pour la mener à son terme. Un bref silence suivit et s’installa entre eux.

« J’essaie simplement d’entendre ce que tu dis réellement, dit Richard. Savoir si tu veux réellement que je sois ici ou pas.

— Mon Dieu, dit-elle, je n’arrête pas de le dire, non ? Je ne viens pas de le dire ? »

Elle voyait bien que la patience qu’il déployait avec elle, sa patience avec une femme, touchait à ses limites. Il leva les yeux au ciel et ramassa un bout de solive.

« Je vais terminer ça et puis j’irai nager un peu.

— Tu vas avoir froid.

— J’ai un peu moins froid à chaque fois. »

En rentrant dans la maison, elle ressentit une crispation d’envie envers Walter, qui pouvait se permettre de dire à Richard qu’il l’aimait, et qui ne voulait rien de déstabilisant en retour, rien de pire que d’être aimé. Comme c’était facile pour les hommes ! Elle eut l’impression, en comparaison, d’être une araignée sédentaire bouffie, tissant sa toile sèche année après année, dans l’attente. Elle comprit soudain ce qu’avaient dû ressentir les filles il y avait des années, ces étudiantes qui avaient mal vécu l’accès libre à Richard qu’avait Walter et qui avaient été irritées par sa présence dérangeante. L’espace d’un instant, elle vit Walter comme Eliza l’avait vu.

Je pourrais bien être obligée de le faire, je pourrais bien être obligée de le faire, je pourrais bien être obligée de le faire, se disait-elle en préparant le poulet, tout en se répétant qu’elle ne le pensait pas vraiment. Elle entendit un plongeon venant du lac et regarda Richard nager et s’éloigner dans l’ombre des arbres vers une eau que la lumière de l’après-midi dorait encore. Si vraiment il détestait le soleil, comme il le prétendait dans sa vieille chanson, le nord du Minnesota en juin était un endroit éprouvant pour lui. Les jours étaient si longs que vous vous étonniez que le soleil ne manque pas de carburant en fin de journée. Il ne cessait de brûler encore et encore. Elle céda au mouvement impulsif de mettre la main entre ses jambes, pour tenter quelque chose de nouveau, pour le choc, au lieu d’aller elle aussi nager. Suis-je en vie ? Ai-je un corps ?

Elle découpait ses pommes de terre en dessinant des angles fort curieux. Elles ressemblaient à des casse-tête géométriques.

Richard, après sa douche, entra dans la cuisine vêtu d’un tee-shirt uni qui avait dû être rouge vif quelques décennies auparavant. Ses cheveux, provisoirement domptés, étaient d’un noir brillant et juvénile.

« Tu as changé de look, cet hiver, fit-il remarquer à Patty.

— Non.

— Comment ça, non ? Tu as changé de coiffure, tu es superbe.

— Ce n’est pas vraiment différent. Juste un tout petit peu différent.

— Et… t’aurais pas pris un peu de poids ?

— Non. Enfin… Un petit peu.

— Ça te va bien. Tu es mieux, un peu moins maigre.

— Est-ce que c’est une manière gentille de me dire que je suis grosse ? »

Il ferma les yeux et grimaça comme s’il s’efforçait de ne pas perdre patience. Puis il les rouvrit.

« Bon, c’est quoi, ces conneries ?

— Hein ?

— Tu veux que je parte ? C’est ça ? Tu fais des choses un peu bizarres qui me donnent l’impression que tu n’es pas à l’aise avec moi, ici. »

Le poulet en train de rôtir sentait un peu comme ce qu’elle mangeait, avant. Elle se lava les mains et les essuya, fouilla dans le fond d’un placard pas complètement achevé et trouva une bouteille de sherry, recouverte de la poussière des travaux. Elle en versa dans un verre à jus de fruit et s’assit à la table.

« Bon, franchement ? Ta présence me rend un peu nerveuse.

— Faut pas.

— Je ne peux pas m’en empêcher.

— Tu n’as aucune raison d’être nerveuse. »

C’était exactement ce qu’elle ne voulait pas entendre.

« Je bois juste ce verre, dit-elle.

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