L’OGRE DE WASHINGTON

Le père de Walter, Gene, était le plus jeune fils d’un Suédois au caractère difficile, Einar Berglund, qui avait immigré au tournant du vingtième siècle. Il y avait certes bien des choses désagréables dans la Suède rurale – le service militaire obligatoire, les pasteurs luthériens qui se mêlaient de la vie de leurs paroissiens, une hiérarchie sociale qui empêchait toute mobilité vers le haut – mais ce qui avait en fait poussé Einar vers l’Amérique, selon l’histoire que Dorothy avait racontée à Walter, c’était un problème avec sa mère.

Einar était l’aîné de huit enfants, le prince héritier d’une famille vivant dans une ferme du sud de l’Österland. Sa mère, qui n’était peut-être pas la première femme à ne pas être satisfaite de son mariage avec un Berglund, avait privilégié scandaleusement son premier-né, l’habillant avec des vêtements plus beaux que ceux qui étaient réservés à sa fratrie, lui donnant la crème qui flottait sur le lait des autres, le dispensant des tâches à la ferme pour qu’il puisse se consacrer à son éducation et à sa mise. (« L’homme le plus vaniteux que j’aie jamais rencontré », dit Dorothy.) Le soleil maternel avait brillé pour Einar pendant vingt ans, mais ensuite, par erreur, sa mère eut un bébé sur le tard, un fils, et elle s’enticha de lui comme elle s’était jadis entichée d’Einar ; Einar ne le lui pardonna jamais. Incapable de supporter de ne plus être le favori, il partit pour l’Amérique le jour de son vingt-deuxième anniversaire. Une fois installé là-bas, il ne revint jamais en Suède, ne revit jamais sa mère, avouait fièrement qu’il avait oublié le moindre mot de sa langue maternelle et se lançait, à la plus petite provocation, dans de longues diatribes contre « le pays le plus stupide, le plus suffisant, et à l’esprit le plus étroit sur cette terre ». Il devint une donnée de plus dans l’expérience américaine d’autogouvernement, une expérience statistiquement faussée dès le départ, puisque ceux qui avaient fui l’Ancien Monde surpeuplé pour le nouveau continent n’étaient pas les personnes dotées de gènes sociables ; c’étaient au contraire ceux qui ne s’entendaient pas bien avec les autres.

Jeune homme, dans le Minnesota, il travailla d’abord comme bûcheron et abattit les dernières forêts vierges, puis il fut terrassier dans un groupe construisant des routes ; ne gagnant pas grand-chose dans l’un ou l’autre cas, Einar fut attiré par l’idée communiste que son travail était exploité par les capitalistes de la côte Est. Puis, un jour, en écoutant un imprécateur communiste fulminer dans Pioneer Square, il avait eu une révélation et avait compris que la seule façon d’avancer dans son nouveau pays, c’était d’exploiter lui-même le travail des autres. Avec plusieurs de ses jeunes frères qui l’avaient suivi en Amérique, il monta une société de construction de routes. Pour s’occuper durant les mois de gel, lui et ses frères fondèrent également une petite ville sur les rives du haut Mississippi et ils y ouvrirent un bazar. Il est possible qu’il ait encore eu à ce moment-là ses idées politiques radicales, puisqu’il accordait des facilités de caisse illimitées aux fermiers communistes, finlandais pour la plupart, qui trimaient pour gagner leur vie une fois que le capital de la côte Est avait pris sa part. Le bazar perdit assez vite de l’argent, et Einar était sur le point de vendre sa part, lorsqu’un de ses anciens amis, un homme du nom de Christiansen, ouvrit une boutique concurrente de l’autre côté de la rue. Par pure méchanceté (d’après Dorothy), Einar dirigea son bazar pendant cinq années supplémentaires, jusqu’au creux de la Grande Crise, accumulant des reconnaissances de dettes impossibles à honorer auprès de tous les fermiers à quinze kilomètres à la ronde, jusqu’à ce que le pauvre Christiansen soit finalement acculé à la banqueroute. Einar s’installa alors à Bemidji, où il fit de bonnes affaires comme constructeur de routes, mais il finit par vendre son entreprise à un prix désastreusement bas à un associé aux manières mielleuses qui prétendait avoir des sympathies socialistes.

L’Amérique, pour Einar, était le pays de la liberté non suédoise, le pays des espaces ouverts où un fils pouvait encore s’imaginer être spécial. Mais rien ne perturbe davantage ce sentiment d’être spécial que la présence d’autres êtres humains qui se sentent tout aussi spéciaux. Il avait certes atteint, par son intelligence innée et un dur travail, un certain niveau d’aisance et d’indépendance, mais pas suffisamment de l’une ou de l’autre, et il devint donc un cas d’école en matière de colère ou de déception. Quand il prit sa retraite, dans les années cinquante, il se mit à envoyer aux membres de sa famille des lettres de Noël dans lesquelles il fustigeait la stupidité du gouvernement américain, les iniquités de sa politique économique, la fatuité de sa religion – développant, par exemple, dans des vœux de Noël particulièrement caustiques, un parallèle rusé entre la Madone non mariée de Bethléem et la « prostituée suédoise » Ingrid Bergman, dont la naissance de sa « bâtarde » (Isabella Rossellini) venait d’être fêtée par des médias américains contrôlés par « les intérêts des grandes multinationales ». Bien qu’étant lui-même un entrepreneur, Einar détestait le monde des affaires. Bien qu’ayant fait une carrière fondée sur des contrats passés avec le gouvernement, il haïssait également le gouvernement. Et même s’il aimait la grand-route, cette route le rendait fou et malheureux. Il s’achetait des berlines américaines avec les moteurs les plus puissants possible, afin de pouvoir rouler à plus de cent cinquante sur les routes toutes plates de l’État du Minnesota, dont il avait construit un grand nombre, et dépasser en rugissant les imbéciles qui se trouvaient sur son chemin. Si une voiture s’approchait en face la nuit avec ses feux de route, Einar répliquait en mettant lui-même ses feux de route et en les laissant allumés. Si un crétin osait tenter de le dépasser sur une route à deux voies, il mettait le pied au plancher pour maintenir son allure puis décélérait pour empêcher l’audacieux de reprendre sa place dans la file, en éprouvant un plaisir particulier en cas de danger de collision avec un camion arrivant en face. Si un autre conducteur lui coupait la route ou lui refusait une priorité, il poursuivait le véhicule coupable et tentait de le pousser à une sortie de route, pour pouvoir bondir hors de sa voiture et hurler des malédictions à l’adresse du conducteur. (La personnalité sensible au rêve de liberté sans limite est une personnalité qui est aussi encline, si jamais le rêve venait à tourner à l’aigre, à la misanthropie et à la rage.) Einar avait soixante-dix-huit ans lorsqu’une manœuvre terriblement malheureuse le força à choisir entre le choc frontal et un profond fossé sur la Route 2. Sa femme, qui était assise sur le siège du passager et qui, contrairement à Einar, avait attaché sa ceinture de sécurité, passa trois jours à l’hôpital de Grand Rapids avant d’expirer de ses brûlures. Selon la police, elle aurait pu survivre si elle n’avait pas tenté d’extraire son mari mort de leur Eldorado en flammes. « Il l’a traitée comme un chien toute sa vie, avait dit le père de Walter par la suite, et puis il a fini par la tuer. » Des quatre enfants d’Einar, Gene était celui sans ambition, celui qui était resté près de la maison familiale, celui qui voulait profiter de la vie, celui qui avait un millier d’amis. Ce qui était en partie sa nature et en partie un reproche délibéré adressé à son père. Gene avait été une star du hockey quand il était lycéen à Bemidji et ensuite, après Pearl Harbor, au grand chagrin de son père antimilitariste, il s’était engagé très jeune dans l’armée. Il servit à deux reprises dans le Pacifique, et s’en sortit chaque fois sans blessure, mais aussi sans promotion supérieure au grade de soldat de première classe ; il rentra à Bemidji pour faire la fête avec ses amis et travailler dans un garage, ignorant les injonctions pressantes de son père de profiter du G. I. Bill. Il n’est pas certain qu’il aurait épousé Dorothy s’il ne l’avait pas mise enceinte, mais dès qu’ils furent mariés il entreprit de l’aimer avec toute la tendresse dont il croyait que son père avait privé sa mère.

Que Dorothy ait malgré tout fini par trimer comme un chien pour lui, et que son fils Walter ait fini par le haïr pour cela, ce ne fut qu’un des aléas de la destinée familiale. Au moins Gene n’insistait-il pas, comme l’avait fait son père, pour dire qu’il était supérieur à sa femme. Au contraire, il la réduisit en esclavage à cause de ses faiblesses à lui – son penchant pour l’alcool, en particulier. Les autres traits par lesquels il en vint à ressembler à Einar furent indirectement similaires dans leur origine. Il était d’un populisme véhément, se targuait avec beaucoup de fierté de ne pas être quelqu’un de spécial et était attiré, du coup, par le versant sombre de la politique de droite. Il aimait sa femme et il lui était reconnaissant, il était réputé chez ses amis et compagnons vétérans pour sa générosité et sa loyauté, et pourtant, et de plus en plus souvent en vieillissant, il se trouva enclin à de brûlantes éruptions de ressentiment berglundien. Il détestait les Noirs, les Indiens, les gens instruits, les gens prout-prout, et surtout, il détestait le gouvernement fédéral ; il aimait sa liberté (de boire, de fumer, d’aller retrouver ses potes dans une cabane pour aller pêcher dans la glace) d’autant plus intensément qu’elle demeurait modeste. Il ne se montrait méchant avec Dorothy que lorsqu’elle suggérait, avec une sollicitude timide – car elle blâmait surtout Einar, et non Gene, pour les défauts de Gene –, qu’il devrait boire un peu moins.

La part que Gene reçut de l’héritage d’Einar, bien que très réduite par les termes masochistes de la vente de l’affaire d’Einar, fut encore assez importante pour lui permettre de se payer le petit motel de bord de route dont il se disait depuis longtemps que ce serait « chouette » de le posséder et de le gérer. Le Whispering Pines, quand Gene l’acheta, avait des canalisations défaillantes, un sérieux problème de moisissure et se trouvait déjà trop près d’une grande route très fréquentée par des camions chargés de minerai, qui devait de surcroît être bientôt élargie. Derrière le motel, il y avait une ravine pleine de déchets et de jeunes bouleaux vigoureux, dont l’un poussait à travers un caddy de supermarché cassé qui finirait par l’étrangler et en stopper la croissance.

Gene aurait dû savoir qu’un motel plus accueillant ne manquerait pas d’apparaître sur le marché local, si seulement il pouvait être un peu patient. Mais les mauvaises décisions d’affaires ont leur propre calendrier. Pour investir sagement, il aurait dû être une personne plus ambitieuse, et puisque ce n’était pas son genre, il était impatient d’en finir avec son erreur, de dépenser tout son magot et de commencer à s’efforcer d’oublier combien d’argent il avait gaspillé, de l’oublier littéralement, pour se souvenir tout aussi littéralement d’une somme ressemblant davantage à celle qu’il dit plus tard à Dorothy avoir payée. Il y a, après tout, une forme de bonheur dans le malheur, s’il s’agit du bon malheur. Gene n’avait plus à craindre de grande déception dans l’avenir, puisqu’il l’avait déjà vécue ; il avait passé cet obstacle, il était devenu tout seul et pour toujours une victime du monde. Il contracta un autre prêt écrasant pour payer un nouveau système d’assainissement, et tous les désastres qui suivirent, petits ou grands – comme un pin tombé à travers le toit du bureau de réception, un client qui a payé en liquide et qui a vidé des poissons sur le couvre-lit de la chambre 24, le panneau au néon COMPLET qui a brillé tout au long d’un week-end du 4 Juillet avant que Dorothy le remarque et l’éteigne – contribuèrent à confirmer sa conception du monde et de la place miteuse qu’il y occupait.

Durant les quelques premiers étés passés au motel, les membres de la fratrie de Gene qui avaient mieux réussi amenèrent leur famille d’autres États pour rester là une semaine ou deux à des prix spéciaux dont la négociation laissa tout le monde insatisfait. Les cousins de Walter prirent possession de la piscine piquetée de tanin tandis que ses oncles aidaient Gene à appliquer de l’enduit sur le parking ou à tenter de stopper le glissement de terrain à l’arrière de la propriété avec des traverses de chemin de fer. Au fond de cette ravine propre à vous filer la malaria, près des vestiges du caddie de supermarché, Leif, le cousin sophistiqué de Walter, venu de Chicago, raconta des histoires édifiantes et poignantes sur les banlieues des grandes villes ; dont la plus mémorable et la plus anxiogène, pour Walter, fut celle d’un élève de quatrième d’Oak Park qui avait réussi à se retrouver nu avec une fille et qui, ne sachant pas trop ce qui allait se passer par la suite, lui avait fait pipi sur les jambes. Parce que les cousins de la ville ressemblaient bien plus à Walter que ses propres frères, ces premiers étés furent les plus heureux de son enfance. Chaque jour apportait son lot de nouvelles aventures et de nouveaux incidents : piqûres de frelon, vaccins antitétaniques, mauvaises mises à feu de bouteilles-fusées, méchants cas d’empoisonnement au sumac, ou quasi-noyades. Tard le soir, lorsque la circulation se faisait moins dense, les pins qui se trouvaient près de la réception murmuraient vraiment.

Assez vite, cela dit, les autres épouses Berglund s’allièrent en un front du refus et les visites cessèrent. Pour Gene, ce fut juste une preuve de plus du mépris de sa fratrie, qui se pensait trop chic pour son motel, et, de manière générale, appartenait à cette classe privilégiée d’Américains qu’il était de plus en plus content de rabaisser et de mépriser. Il fit de Walter la victime de sa dérision uniquement parce que Walter aimait ses cousins de la ville et qu’ils lui manquaient. Dans l’espoir de le voir se démarquer d’eux, Gene assigna à son fils friand de livres les tâches de maintenance les plus sales et les plus viles. Walter grattait la peinture, frottait les taches de sang ou de sperme sur les moquettes, et, grâce à des cintres métalliques, allait à la pêche des masses de saletés et de cheveux en décomposition dans les bondes des baignoires. Si un client avait laissé des toilettes particulièrement sales après une diarrhée, et si Dorothy n’était pas là pour nettoyer avant, Gene forçait ses trois garçons à regarder les dégâts puis, après avoir poussé les frères de Walter à une hilarité répugnante, il laissait Walter seul pour tout laver. En disant, « Ça lui fera du bien ». Et les frères d’ajouter, en écho, « Ouais, ça lui fera du bien ». Si Dorothy apprenait ça et lui en faisait le reproche, Gene restait assis à sourire et à fumer avec un plaisir sans mélange, il absorbait la colère de sa femme sans la lui retourner – fier, comme toujours, de ne jamais lever la voix ou la main contre elle. « Allez, Dorothy, t’occupe pas de ça, disait-il. Le travail lui fait du bien. Ça lui apprend à ne pas trop s’y croire. »

C’était un peu comme si toute l’hostilité que Gene aurait pu diriger contre sa femme qui avait fait des études supérieures, ce à quoi il se refusait de peur de ressembler à Einar, avait trouvé une cible plus acceptable en la personne de son fils cadet, qui, comme Dorothy elle-même pouvait le voir, était assez fort pour le supporter. Dorothy choisit la justice à long terme. À court terme, il aurait pu être injuste de la part de Gene de se montrer aussi dur envers Walter, mais au bout du compte son fils allait réussir, alors que son mari ne serait jamais grand-chose. Quant à Walter lui-même, en accomplissant sans se plaindre les sales tâches que lui assignait son père, en refusant de pleurer ou de geindre auprès de Dorothy, il montrait à son père qu’il pouvait le battre, même à son propre jeu. Les chocs nocturnes d’un Gene chancelant contre les meubles, ses paniques puériles quand il n’avait plus de cigarettes, ses critiques constantes de ceux qui avaient bien réussi : si Walter n’avait pas été continuellement occupé à le haïr, il aurait pu le prendre en pitié. Et il y avait peu de choses que Gene craignait davantage que la pitié.

Lorsque Walter eut neuf ou dix ans, il confectionna un panneau « Non fumeur » qu’il posa sur la porte de la chambre qu’il partageait avec Brent, son petit frère, que les cigarettes de Gene gênaient. Walter ne l’aurait pas fait pour son propre compte – il aurait préféré laisser Gene lui souffler de la fumée directement dans les yeux plutôt que se plaindre. Et Gene, pour sa part, ne se sentait pas suffisamment à l’aise avec Walter pour arracher tout simplement le panneau. Il se contenta donc de se moquer de lui.

« Et si ton petit frère veut fumer au milieu de la nuit ? Tu vas le forcer à sortir dans le froid ?

— Il respire déjà bizarrement la nuit, à cause de la fumée, dit Walter.

— Première nouvelle.

— Je suis avec lui, je l’entends.

— Je dis juste que tu as mis ce panneau pour vous deux, d’accord, et qu’est-ce qu’il en pense, Brent ? Il partage bien la chambre avec toi, non ?

— Il a six ans, dit Walter.

— Gene, je crois que Brent pourrait bien être allergique à la fumée, dit Dorothy.

— Moi, je crois que c’est plutôt Walter qui est allergique à moi.

— On ne veut personne avec une cigarette dans notre chambre, c’est tout, dit Walter. Tu peux fumer de l’autre côté de la porte, mais pas dans la pièce.

— Je ne vois pas la différence, que la cigarette soit d’un côté de la porte ou de l’autre.

— C’est une nouvelle règle pour notre chambre, c’est tout.

— Alors comme ça, c’est toi qui fais les règles, ici, c’est ça ?

— Dans notre chambre, oui, c’est ça », dit Walter.

Gene était sur le point de dire quelque chose de rageur lorsqu’une expression d’épuisement l’inonda. Il secoua la tête et décocha le sourire tordu et réfractaire avec lequel, toute sa vie, il avait répondu aux affirmations d’autorité. Il est possible aussi qu’il ait alors vu, dans l’allergie de Brent, l’excuse qu’il cherchait pour adjoindre à la réception un « bar » dans lequel il pourrait fumer en paix et où ses amis pourraient passer boire un coup avec lui. Dorothy avait vu juste en pensant que ce bar causerait la perte de Gene.

Le grand refuge, dans l’enfance de Walter, à part l’école, avait été la famille de sa mère. Le père de Dorothy était médecin dans une petite ville, et sa fratrie, ainsi que ses oncles et tantes comptaient des professeurs d’université, un couple marié d’anciens artistes de music-hall, un peintre amateur, deux libraires et plusieurs célibataires qui étaient sûrement gays. La famille de Dorothy vivant dans les Twin Cities invitait Walter pour de fantastiques week-ends de musées, de musique et de théâtre ; ceux qui vivaient encore dans l’Iron Range organisaient de gigantesques pique-niques l’été et des fêtes à Noël. Ils aimaient jouer aux pantomimes ou à d’anciens jeux de cartes comme la canasta ; ils avaient des pianos et ils chantaient tous ensemble. Ils étaient également tous si clairement inoffensifs que même Gene se détendait en leur compagnie, qu’il riait de leurs goûts ou de leurs idées politiques comme autant d’excentricités, qu’il les prenait gentiment en pitié pour leurs échecs dans les entreprises viriles. Ils faisaient ressortir en lui un côté plus familial que Walter adorait mais dont il ne profitait que rarement, sauf au moment de Noël, quand on faisait les bonbons.

Cette affaire de bonbons était trop lourde et trop importante pour être laissée uniquement à Dorothy et à Walter. La production commençait le premier dimanche de l’Avent et se poursuivait pendant la majeure partie de décembre. Des ustensiles nécromantiques – chaudrons et égouttoirs de métal, lourds engins en aluminium pour préparer les noix – sortaient alors de profonds placards. De grandes dunes de sucre et des tourelles de boîtes en fer-blanc saisonnières apparaissaient. Plusieurs mètres cubes de beurre salé étaient mis à fondre avec du lait et du sucre (pour le fudge sans chocolat) ou juste avec du sucre (pour le célèbre toffee de Noël de Dorothy) ou bien encore étaient étalés par Walter dans l’escadrille de réserve de poêles et de casseroles peu profondes que sa mère, au fil des années, avait achetées dans des brocantes. Il y avait de grands débats quant aux « boules dures », aux « boules molles » et au « craquant ». Gene, avec son tablier, agitait les chaudrons comme un rameur viking, faisant de son mieux pour ne pas laisser tomber de cendre de cigarette dedans. Il avait trois antiques thermomètres à bonbons dont les étuis de métal avaient la forme des palettes en bois des fraternités et dont la nature consistait à ne signaler aucune augmentation de température pendant plusieurs heures pour ensuite, tout d’un coup et tous ensemble, afficher les températures auxquelles le fudge brûlait et le toffee durcissait comme de la résine. Dorothy et lui ne formaient jamais davantage une équipe que lorsqu’ils se battaient contre le temps pour ajouter les noix et verser le caramel liquide. Venait ensuite la tâche brutale du découpage du toffee trop dur : la lame du couteau se courbant sous l’énorme pression que lui infligeait Gene, le son désagréable (moins entendu que ressenti dans la moelle des os, ou dans les nerfs des dents) d’une pointe aiguisée s’émoussant sur le fond d’un plat de métal, les explosions d’ambre brun poisseux, les cris paternels, Putain de bordel de merde !, et les injonctions récriminatrices maternelles de ne pas jurer ainsi.

Lors du dernier week-end de l’Avent, alors que quatre-vingts ou cent boîtes avaient été doublées de papier ciré et remplies de fudge, de toffee et garnies de dragées, Gene, Dorothy et Walter partaient les distribuer. Cela leur prenait tout le week-end, souvent plus. Mitch, le frère aîné de Walter, restait au motel avec Brent qui, bien qu’il devînt plus tard pilote de chasse, était un enfant souvent malade en voiture. Les friandises étaient d’abord distribués aux nombreux amis de Gene à Hibbing, puis après maints retours sur leurs pas et maintes impasses, à des amis et parents plus lointains, jusque dans l’Iron Range et à Grand Rapids, voire au-delà. Il était inconcevable de ne pas accepter une tasse de café et un petit gâteau dans chaque maison. Entre deux arrêts, Walter, assis à l’arrière avec un livre, observait un petit carré de soleil se poser sur la banquette, et puis, quand un angle droit finissait par être atteint, se glisser à travers le canyon du sol de la voiture pour réapparaître, déformé, sur le dossier du siège avant. Dehors s’étendaient les sempiternels et dérisoires terrains boisés, les sempiternelles tourbières recouvertes de neige, les pubs pour de l’engrais vendu dans des boîtes en fer-blanc clouées aux poteaux téléphoniques, les faucons aux ailes repliées et les audacieux corbeaux. Sur la banquette, à côté de lui, s’empilaient les paquets venant des foyers qui avaient déjà été visités – des plats cuisinés scandinaves, des gourmandises finlandaises ou croates, des bouteilles de « remontant » offertes par les amis célibataires de Gene – et diminuait lentement le tas de boîtes en fer des Berglund. Le grand mérite de ces boîtes était qu’elles contenaient les mêmes bonbons qu’au début du mariage de Gene et Dorothy. Le bonbon s’était graduellement transformé, au fil des ans, et était passé du statut de douceur à celui de souvenir de douceurs d’antan. C’était le seul cadeau annuel dont les pauvres Berglund pouvaient encore être riches.

Walter finissait son année de première lorsque le père de Dorothy mourut et lui laissa la petite maison au bord du lac dans laquelle elle avait passé ses étés d’enfance. Dans l’esprit de Walter, la maison était associée aux problèmes de santé de sa mère, parce que c’était là que, petite fille, elle avait passé de longs mois à lutter contre l’arthrite qui avait handicapé sa main droite et déformé son bassin. Sur une étagère basse près de la cheminée se trouvaient les pauvres vieux « jouets » avec lesquels elle s’était « amusée » pendant des heures – un genre de casse-noix avec des ressorts en acier, une trompette en bois à cinq pistons – pour tenter de préserver et même d’augmenter la mobilité dans les articulations ravagées de ses doigts. Les Berglund avaient toujours eu trop à faire au motel pour passer beaucoup de temps dans la petite maison, mais Dorothy l’aimait bien, et rêvait d’y prendre sa retraite avec Gene s’ils pouvaient un jour se débarrasser du motel, ce qui explique pourquoi elle n’avait pas tout de suite été d’accord quand Gene avait proposé de la vendre. Gene était en mauvaise santé, le motel était hypothéqué en totalité, et le faible attrait qu’il avait pu un jour posséder était maintenant totalement érodé par la dureté des hivers de Hibbing. Mitch avait fini ses études et travaillait comme détaillant en carrosserie, il vivait toujours à la maison et dépensait toute sa paie en filles, boissons, armes à feu, matériel de pêche ou pour sa Thunderbird gonflée. Gene aurait peut-être vu la maison d’un autre œil si le petit lac sans nom avait recélé des poissons plus intéressants à pêcher que des crapets ou des perches, mais puisque ce n’était pas le cas, il ne voyait pas l’intérêt de garder une maison de vacances dont ils n’auraient de toute façon pas le temps de profiter. Dorothy, d’ordinaire un parangon de pragmatisme résigné, en devint si triste qu’elle resta couchée pendant plusieurs jours, se plaignant d’une migraine. Et Walter, qui était tout disposé à souffrir mais qui ne supportait pas de la voir souffrir, intervint.

« Je peux aller dans la maison et la réparer, cet été, et puis on pourra peut-être la louer, dit-il à ses parents.

— On a besoin de toi ici, dit Dorothy.

— Mais de toute façon, je ne suis là que pour un an encore. Comment vous ferez quand je serai parti ?

— On verra quand on y sera, dit Gene.

— Tôt ou tard, vous allez devoir engager quelqu’un.

— C’est pour ça qu’il va falloir vendre la maison, dit Gene.

— Il a raison, Walter, dit Dorothy. Je déteste l’idée, mais il a raison.

— Oui, et Mitch, alors ? Il pourrait au moins payer une part de loyer, vous pourriez engager quelqu’un, avec ça.

— Il se débrouille seul, maintenant, dit Gene.

— Mais maman lui prépare toujours ses repas et lui fait sa lessive ! Pourquoi il ne paie pas au moins un peu le loyer ?

— Ça ne te regarde pas.

— Mais ça regarde maman ! Tu préfères vendre la maison de maman que de faire grandir Mitch !

— C’est sa chambre, et je ne vais pas le virer de là.

— Tu crois vraiment qu’on pourrait louer la maison ? dit Dorothy pleine d’espoir.

— Il faudrait faire le ménage toutes les semaines, et la lessive aussi, dit Gene. On n’en finirait plus.

— Je pourrais y aller une fois par semaine, dit Dorothy. Ce ne serait pas si difficile.

— Mais c’est maintenant, qu’on a besoin de l’argent, dit Gene.

— Et si je faisais comme Mitch ? dit Walter. Et si je disais non ? Et si j’allais passer l’été dans cette maison pour la remettre en état ?

— Tu n’es pas Jésus-Christ, dit Gene. On peut se débrouiller ici sans toi.

— Gene, on peut au moins essayer de louer la maison l’été prochain. Si ça ne marche pas, on pourra toujours la vendre.

— J’irai le week-end, dit Walter. Ça va, comme ça ? Mitch peut me remplacer le week-end, non ?

— Si tu veux essayer de convaincre Mitch, te gêne pas, dit Gene.

— Je ne suis pas son père !

— Allez, y’en a assez », dit Gene en gagnant son bar.

La raison pour laquelle Gene laissait carte blanche à Mitch était assez claire : il voyait en son fils aîné une réplique presque exacte de lui-même et ne voulait pas le traiter comme il avait jadis été traité par Einar. Mais la timidité de Dorothy envers Mitch était plus mystérieuse pour Walter. Peut-être était-elle déjà trop usée par son mari pour avoir encore la force ou le cœur de lutter également contre son fils, ou peut-être entrevoyait-elle déjà l’avenir raté de Mitch et souhaitait-elle qu’il puisse profiter de quelques années supplémentaires de douceur à la maison avant que le monde ne lui fasse subir toute sa dureté. En tout cas, il revint à Walter de frapper à la porte de Mitch, couverte d’autocollants STP ou Pennzoil, et de tenter d’être comme un parent pour son frère aîné.

Mitch était allongé sur son lit, il fumait une cigarette en écoutant Bachman-Turner Overdrive sur la stéréo qu’il avait achetée avec son salaire. Le sourire récalcitrant qu’il adressa à Walter ressemblait à celui de leur père, en plus railleur.

« Qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux que tu commences à payer un loyer ici, ou que tu bosses un peu, ou alors que tu ailles ailleurs.

— Et depuis quand tu es le patron ?

— Papa a dit que je devrais te parler.

— T’as qu’à lui dire de me parler lui-même.

— Maman ne veut pas vendre la maison du lac, alors il faut que quelque chose change.

— C’est son problème.

— Bon sang, Mitch. Tu es la personne la plus égoïste que je connaisse.

— C’est ça, c’est ça. Toi, tu vas aller à Harvard ou un truc comme ça, et moi je vais finir ici, à m’occuper de ce motel. Mais c’est moi l’égoïste.

— Mais oui !

— J’essaie de faire un peu d’économies au cas où Brenda et moi on en aurait besoin, mais je suis l’égoïste. »

Brenda était la très jolie fille que ses parents avaient pratiquement reniée parce qu’elle sortait avec Mitch.

« Et c’est quoi, tes grands projets d’économies ? dit Walter. T’acheter plein de trucs que tu pourras mettre au clou plus tard ?

— Je travaille dur. Et alors, je n’ai pas le droit de m’acheter des trucs ?

— Je travaille dur, moi aussi, et je n’ai rien, parce que je ne suis pas payé.

— Et cette caméra ?

— C’est un prêt du lycée, crétin. Ce n’est pas à moi.

— Oui, eh bien moi, personne ne me prête rien, parce que je ne suis pas un fayot trouillard.

— Oui, mais je ne vois pas en quoi ça justifie que tu ne paies pas de loyer. Tu pourrais au moins aider le week-end. »

Mitch examina son cendrier comme s’il s’agissait d’une cour de prison grouillant de détenus poussiéreux, en se demandant comment y glisser un de plus.

« Depuis quand t’es le Jésus-Christ du coin ? dit-il, sans originalité. Je n’ai pas à négocier avec toi. »

Mais Dorothy refusa de parler avec Mitch (« Je préfère encore vendre la maison », dit-elle), et Walter, à la fin de l’année scolaire, qui marquait également le début de la haute saison pour le motel, si on peut parler de haute saison, décida de forcer les choses en se mettant en grève. Tant qu’il restait dans les environs, il ne pouvait pas ne pas faire ce qu’il y avait à faire. La seule manière de contraindre Mitch à prendre ses responsabilités, c’était de partir, c’est ainsi qu’il annonça qu’il allait passer l’été à réparer la maison du lac et à faire un film expérimental sur la nature. Son père lui dit que s’il voulait retaper la maison pour la vendre, ça lui convenait, mais que la maison serait vendue de toute façon. Sa mère le supplia d’oublier cette maison. Elle dit qu’elle s’était montrée égoïste en insistant autant, la maison n’avait pas d’importance pour elle, elle voulait juste que tout le monde s’entende bien, et quand Walter répondit qu’il partait de toute façon, elle cria que s’il se souciait vraiment de ce qu’elle voulait, il ne partirait pas. Mais, pour la première fois, il se sentait vraiment très en colère contre elle. Cela n’avait aucune importance, qu’elle l’aime autant ou qu’il la comprenne si bien – il la haïssait de se soumettre aussi humblement à son père et à son frère. Il ne le supportait plus. Il demanda à sa meilleure amie, Mary Siltala, de le conduire à la maison du lac avec un sac de paquetage plein de vêtements, quarante litres de peinture, son vieux vélo sans dérailleur, un exemplaire de poche d’occasion de Walden, la caméra super-8 qu’il avait empruntée au département audiovisuel du lycée, plus huit boîtes jaunes de film super-8. Ce fut, de loin, l’acte le plus rebelle qu’il eût jamais commis.

La maison était pleine de crottes de souris et de cloportes morts, elle avait besoin, outre un coup de peinture, d’un nouveau toit et de nouvelles moustiquaires pour les fenêtres. Walter consacra sa première journée au nettoyage de la maison et au désherbage pendant une dizaine d’heures, puis il partit se promener dans les bois, sous le soleil immuable de la fin d’après-midi, en quête des beautés de la nature. Il n’avait que vingt-quatre minutes de réserve de pellicule, et après en avoir perdu trois sur des chipmunks, il se rendit compte qu’il devait chercher quelque chose de moins facile à atteindre. Le lac était trop petit pour attirer les plongeons, mais quand il sortit le canoë en toile pour explorer des recoins rarement visités, il débusqua un genre de héron, un butor qui nichait dans les roseaux. Les butors étaient parfaits – si timorés qu’il pouvait les épier tout l’été sans même user vingt et une minutes de film. Il s’imagina réalisant un court-métrage expérimental qu’il intitulerait « Butoritude ».

Il se levait à cinq heures tous les matins, se badigeonnait d’antimoustique et ramait très lentement et très silencieusement vers les roseaux, la caméra reposant sur ses genoux. C’était dans les habitudes des butors de se tapir dans les roseaux, camouflés par leurs fines rayures verticales beige et marron, et d’embrocher de petits animaux avec leur bec. Quand ils sentaient le danger, ils se figeaient, le cou tendu et le bec pointant vers le ciel, ils ressemblaient alors à des roseaux secs. Lorsque Walter se rapprochait, dans l’espoir d’apercevoir plus de butors et moins de néant dans son viseur, ils disparaissaient généralement, mais il leur arrivait parfois de prendre leur envol, et il devait alors se pencher brusquement en arrière afin de les suivre avec sa caméra. Bien qu’il s’agît de véritables machines à tuer, il les trouvait hautement sympathiques, surtout pour le contraste entre leur plumage terne quand les ailes étaient repliées, et le magnifique gris et le noir d’ardoise de leurs ailes déployées quand ils volaient. Humbles et furtifs sur terre, près de leur demeure marécageuse, c’étaient des seigneurs dans le ciel.

Dix-sept années passées dans un espace confiné avec sa famille lui avaient donné une soif de solitude dont il découvrait seulement maintenant qu’elle allait être inextinguible. N’entendre que le vent, les chants d’oiseaux, les insectes, les poissons qui bondissent, les branches qui craquent, les feuilles de bouleau qui crissent les unes contre les autres : il ne cessait de s’arrêter pour savourer ce silence bruissant pendant qu’il grattait la peinture sur les murs extérieurs de la maison. Le trajet aller-retour en vélo pour se rendre à la coopérative de Fen City lui prenait une heure et demie. Il se faisait de grandes marmites de lentilles et de soupe aux haricots, d’après des recettes de sa mère, et, le soir, il jouait avec le flipper à ressorts, vénérable mais encore en service, qui se trouvait dans la maison depuis toujours. Il lisait au lit jusqu’à minuit et même alors il ne s’endormait pas immédiatement, mais s’immergeait dans le silence.

Une fin d’après-midi, un vendredi, son dixième jour au lac, alors qu’il rentrait en canoë avec quelques images supplémentaires peu satisfaisantes de butors, il entendit des moteurs de voitures, de la musique forte, puis des motos qui avançaient dans l’allée. Le temps de sortir le canoë de l’eau, Mitch, la sexy Brenda et trois autres couples – trois potes brutasses de Mitch et trois filles en pattes d’éph ultra-moulants et en débardeurs – déchargeaient de la bière, du matériel de camping et des glacières sur la pelouse, derrière la maison. Le moteur d’un pick-up diesel ronronnait comme un fumeur qui tousse, alimentant une stéréo qui jouait Aerosmith. Une des brutasses avait un rottweiler au collier clouté retenu par une grosse chaîne.

« Hé, l’amoureux de la nature, dit Mitch. J’espère que la compagnie ne te dérange pas.

— Si, justement, dit Walter en rougissant, malgré lui, à l’idée que les autres devaient le trouver tout sauf cool. Ça me dérange beaucoup. Je suis ici tout seul. Tu ne peux pas rester.

— Bien sûr que si, dit Mitch. En fait, c’est toi qui ne devrais pas être là. Tu peux rester ici ce soir si tu veux, mais maintenant je suis là. Tu es sur ma propriété.

— Ce n’est pas ta propriété.

— Je la loue, maintenant. Tu voulais que je paie un loyer, et voilà ce que je loue.

— Et ton boulot ?

— J’ai arrêté. J’ai quitté tout ça. »

Walter, presque en larmes, entra dans la maison et cacha la caméra dans un panier à linge sale. Puis il partit en vélo dans un crépuscule soudain dénué de tout charme, empli de moustiques et d’hostilité, et il appela la maison de la cabine qui se trouvait devant la coopérative de Fen City. Oui, lui confirma sa mère, elle, Mitch et son père avaient eu des mots violents et ils avaient décidé que la meilleure solution était de garder la maison dans la famille et de laisser Mitch faire les réparations pour qu’il apprenne à prendre ses responsabilités.

« Mais maman, ici, ça va être la fête non-stop. Il va foutre le feu à la maison.

— Peut-être, mais je me sens plus à l’aise de t’avoir ici et Mitch là-bas, de son côté, dit-elle. Tu avais raison, là-dessus, mon chéri. Maintenant, tu peux rentrer. Tu nous manques et tu n’as pas vraiment encore l’âge de passer tout l’été tout seul.

— Mais je m’amuse beaucoup, ici. Et je fais plein de choses.

— Je suis désolée, Walter. Mais c’est ce qu’on a décidé. »

Sur le chemin du retour dans une quasi-obscurité, il entendit le bruit à plus de sept cents mètres. Des solos de guitare de rock macho, des cris rauques imbibés, les aboiements du chien, des pétards, un moteur de moto qui crépite et qui hurle. Mitch et ses amis avaient dressé des tentes et allumé un grand feu, ils tentaient maintenant de faire griller à la flamme des hamburgers dans un nuage de fumée de shit. Ils ne regardèrent même pas Walter quand il entra dans la maison. Il s’enferma dans la chambre, s’allongea sur le lit pour subir la torture du bruit. Mais pourquoi ne pouvaient-ils pas rester tranquilles ? Pourquoi ce besoin d’attaquer à coups de décibels un monde dans lequel certaines personnes aimaient le silence ? Le brouhaha ne cessa pas. Il provoquait une fièvre dont tous les autres semblaient protégés. Une fièvre d’aliénation et d’apitoiement sur soi. Qui s’embrasa en Walter cette nuit-là et allait lui donner pour toujours la haine de cette tonitruante vox populi, mais aussi, curieusement, une aversion pour le plein air. Il était venu à la nature le cœur grand ouvert, et la nature, dans sa faiblesse, qui n’était pas sans rappeler la faiblesse de sa mère, l’avait abandonné. Elle s’était laissé trop facilement déborder par des idiots bruyants. Il aimait la nature, mais de manière abstraite uniquement, et pas plus qu’il n’aimait les bons romans ou les films étrangers, et moins qu’il viendrait à aimer Patty et les enfants ; c’est donc ainsi qu’il devint, durant les vingt années qui suivirent, un citadin. Même lorsqu’il quitta la 3M pour travailler dans l’écologie, son intérêt premier avec le Nature Conservancy, et par la suite avec le Trust, était avant tout de préserver des poches de nature des exactions de ruraux comme son frère. L’amour qu’il ressentait pour les créatures dont il protégeait l’habitat se fondait sur la projection : sur l’identification avec son propre vœu de voir les gens bruyants le laisser tranquille.

Exception faite de quelques mois passés en prison, durant lesquels Brenda se retrouva seule avec leurs petites filles, Mitch vécut continuellement à la maison du lac jusqu’à la mort de Gene, six ans plus tard. Il posa un nouveau toit et stoppa le délabrement général, mais il abattit aussi plusieurs des plus grands et plus beaux arbres du terrain, dénuda la pente qui descendait jusqu’au lac pour en faire une aire de jeux pour ses chiens et creusa une piste pour un scooter des neiges, autour de l’autre rive du lac, là où les butors avaient jadis niché. Pour autant que Walter en ait su quelque chose, il ne paya jamais un cent de loyer à Gene et à Dorothy.

 

Le fondateur des Traumatics savait-il même ce qu’était le trauma ? Voilà ce qu’était le trauma : descendre dans votre bureau de bonne heure un dimanche matin, en pensant joyeusement à vos enfants, qui vous avaient tous deux rendus très fier durant les deux derniers jours, pour trouver sur votre table un long manuscrit, rédigé par votre femme, qui confirmait vos pires craintes quant à elle, vous-même et votre meilleur ami. La seule expérience vaguement comparable dans la vie de Walter avait été la première fois qu’il s’était masturbé, dans la chambre 6 du motel, en suivant les amicales instructions (« Prends de la vaseline ») du cousin Leif. Il avait quatorze ans, et le plaisir avait tellement éclipsé tous les autres plaisirs antérieurs, et l’issue avait été si cataclysmique et si étonnante, qu’il avait eu l’impression d’être un héros de science-fiction arraché en quatre dimensions d’une vieille planète vers une nouvelle. Le manuscrit de Patty fut tout aussi prenant et bouleversant. Sa lecture, comme cette première séance de masturbation, lui parut ne durer qu’un instant. Il se releva une fois, au début, pour aller fermer à clé la porte de son bureau, et il se retrouva soudain en train de lire la dernière page, il était exactement dix heures douze, le soleil qui tombait sur ses fenêtres n’était plus celui qu’il avait toujours connu. C’était une méchante étoile jaunasse, dans un coin étrange et désolé de la galaxie, et sa tête à lui n’était pas moins altérée par la distance interstellaire qu’il venait de traverser.

Il sortit de la pièce avec le manuscrit et passa devant Lalitha qui tapait quelque chose à son bureau.

« Bonjour, Walter.

— Bonjour », dit-il en frissonnant après avoir perçu son agréable odeur du matin.

Il traversa la cuisine et grimpa l’escalier de derrière jusqu’à la petite pièce où l’amour de sa vie était encore en pyjama de flanelle, lovée dans sa couette sur le canapé, une tasse de café au lait à la main, et regardait une chaîne de sport présentant le tournoi de basket de la NCAA. Le sourire qu’elle lui adressa – un sourire qui était un peu comme le dernier éclat de ce soleil familier qu’il avait maintenant perdu – devint une expression d’horreur quand elle vit ce qu’il tenait à la main.

« Et merde ! dit-elle en éteignant la télévision. Merde, Walter. Oh-oh, dit-elle en secouant violemment la tête. Non ! Non, non, non ! »

Il ferma la porte derrière lui et glissa le dos le long de la porte pour finir assis par terre. Patty inspira, inspira encore, et encore, mais elle ne parla pas. La lumière, à la fenêtre, était surnaturelle. Walter trembla à nouveau, ses molaires claquaient, alors même qu’il tentait de se contrôler.

« Je ne sais pas où tu as trouvé ça, dit Patty. Mais ce n’était pas pour toi. Je l’ai donné à Richard hier soir pour qu’il s’éloigne de moi, justement. Je voulais qu’il sorte de notre vie ! J’essayais de m’en débarrasser, Walter. Je ne sais pas pourquoi il a fait ça ! Mais c’est horrible, ce qu’il a fait ! »

À une distance de nombreux parsecs, il l’entendit qui se mettait à pleurer.

« Je n’ai jamais voulu que tu lises ça, dit-elle, d’une voix pleurnicharde et aiguë. Je le jure devant Dieu, Walter. Je te le jure devant Dieu. J’ai passé ma vie entière à essayer de ne pas te faire souffrir. Tu es si bon avec moi, tu ne mérites pas ça. »

Elle pleura ensuite un long moment, entre dix et cent minutes. Tous les programmes réguliers du dimanche matin furent suspendus devant cette urgence, et le cours normal de la journée s’en trouva effacé à un point qu’il ne put même en éprouver une quelconque nostalgie. Le hasard avait voulu que la partie du sol qui se trouvait juste devant lui ait été la scène d’un autre type d’urgence, juste trois soirs auparavant, une urgence bénigne, un accouplement agréablement traumatique qui maintenant, dans l’après-coup, ressemblait à un signe précurseur de cette deuxième urgence, maligne cette fois. Il était monté tard le jeudi soir et avait attaqué Patty sexuellement. Avait accompli, avec l’accord surpris de Patty, les actions bestiales qui, sans cet accord, auraient été celles d’un violeur : il lui avait arraché le pantalon noir qu’elle mettait pour aller au travail, l’avait renversée par terre, et l’avait brutalement pénétrée. Si cela lui avait jamais traversé l’esprit de faire cela dans le passé, il ne l’aurait pas fait, car il ne pouvait oublier qu’elle avait été violée quand elle était jeune. Mais la journée avait été longue et perturbante – sa quasi-infidélité avec Lalitha si brûlante, le blocage dans le comté du Wyoming si irritant, l’humilité, dans le ton de voix de Joey au téléphone, si nouvelle et si gratifiante – que Patty lui avait soudain paru être, lorsqu’il était entré dans sa pièce, un peu comme son objet. Son objet obstiné, son épouse frustrante. Et il en avait marre, marre de tous ces raisonnements et de toute cette compréhension, il l’avait donc jetée par terre et baisée comme une brute. L’expression de découverte qui était alors apparue sur le visage de Patty, qui devait sans doute refléter sa propre expression à lui, le fit s’arrêter presque dès qu’ils eurent commencé. S’arrêter, se dégager, s’asseoir à califourchon sur sa poitrine et lui planter son érection, qui semblait deux fois plus forte qu’à l’accoutumée, dans le visage. Pour lui montrer ce qu’il était en train de devenir. Ils souriaient tous deux comme des fous. Puis il fut à nouveau en elle et, au lieu des habituels petits soupirs prudes d’encouragement, elle poussa de vrais hurlements, ce qui l’embrasa d’autant plus ; le lendemain matin, en entrant dans son bureau, il comprit, au silence glacé de Lalitha, que les hurlements avaient empli toute la vaste demeure. Quelque chose avait commencé ce jeudi-là dans la soirée, seulement il ne savait pas trop quoi. Mais maintenant, le manuscrit de Patty lui avait montré de quoi il s’agissait. Il s’agissait de la fin. Elle ne l’avait jamais vraiment aimé. Elle avait juste voulu ce que le maléfique ami de Walter avait. Tout cela rendait maintenant Walter heureux de ne pas avoir brisé la promesse qu’il avait faite à Joey lors du dîner à Alexandria le lendemain soir, la promesse de ne dire à personne, et surtout pas à Patty, qu’il avait épousé Connie Monaghan. Ce secret, tout comme bien d’autres plus inquiétants que Joey lui avait confiés, avait pesé sur Walter tout le week-end, durant la longue réunion et le concert de la veille. Il s’était senti mal de ne pas avoir mis Patty au courant de ce mariage, un peu comme s’il la trahissait. Mais, maintenant, il voyait bien qu’en termes de trahison, la sienne était ridiculement petite. Petite à en pleurer.

« Richard est toujours dans la maison ? finit-elle par demander, en s’essuyant le visage avec son drap.

— Non, je l’ai entendu partir avant que je me lève. Je ne crois pas qu’il soit revenu.

— Merci mon Dieu, c’est déjà ça. »

Comme il aimait sa voix ! Mais l’entendre maintenant le tuait.

« Alors, vous avez baisé, hier soir ? dit-il. J’ai entendu parler dans la cuisine. »

Sa voix était aussi stridente que le cri d’un corbeau. Patty inspira profondément, comme si elle se préparait à de mauvais traitements prolongés.

« Non, dit-elle. Nous avons discuté et puis je suis allée me coucher. Je te l’ai dit, c’est fini. Il y a eu un petit problème, il y a des années, mais c’est fini.

— Des erreurs furent commises.

— Tu dois me croire, Walter. C’est vraiment, vraiment fini.

— Sauf que je ne te plais pas autant physiquement que mon meilleur ami. Ça n’a jamais été le cas apparemment. Et ça ne le sera jamais.

— Ooohh, dit-elle en fermant les yeux comme pour prier, ne me cite pas, s’il te plaît. Traite-moi de putain, dis-moi que je suis le cauchemar de ta vie, mais je t’en prie, essaie de ne pas me citer. Je te demande juste cette petite faveur, s’il te plaît.

— Il craint peut-être aux échecs, mais il est vraiment fort à l’autre jeu.

— D’accord, dit-elle en fermant les yeux plus fort. Tu vas me citer. D’accord. Cite-moi. Vas-y. Fais ce que tu as à faire. Je sais que je ne mérite pas ta pitié. Mais il faut que tu saches que c’est juste la pire chose que tu puisses me faire.

— Désolé. Je croyais que tu aimais parler de lui. En fait, je pensais même que c’était surtout ça qui t’intéressait dans le fait de me parler.

— Tu as raison. C’était le cas. Je ne vais pas te mentir. Pendant, environ trois mois. Mais c’était il y a vingt-cinq ans, avant que je tombe amoureuse de toi et que je fasse ma vie avec toi.

— Et quelle vie satisfaisante ! “Il n’y avait pas vraiment de problème”, je crois que c’est ta phrase. Même si les faits semblent suggérer autre chose. »

Elle grimaça, les yeux toujours fermés.

« Tu veux peut-être lire le tout maintenant et choisir les pires phrases ? Tu veux faire ça et qu’on en finisse ?

— En fait, ce que je veux, c’est te l’enfoncer dans la gorge. Je veux t’étouffer avec, putain !

— D’accord, t’as qu’à faire ça. Ce serait de toute façon un soulagement comparé à ce que je ressens en ce moment. »

Il serrait le manuscrit si fort qu’il en avait des crampes dans la main. Il relâcha la prise et le laissa glisser entre ses jambes.

« À dire vrai, je n’ai pas grand-chose à ajouter, dit-il. Je crois qu’on a fait le tour. »

Elle hocha la tête.

« Bien.

— Sauf que je ne veux plus te voir. Je ne veux plus me trouver dans la même pièce que toi. Je ne veux plus entendre le nom de cette personne. Je ne veux plus rien avoir à faire avec l’un ou l’autre. Jamais. Je veux juste être seul pour réfléchir au fait que j’ai gâché ma vie entière en t’aimant.

— Oui, OK, dit-elle en hochant à nouveau la tête. Mais non, en fait. Non, je ne suis pas d’accord avec ça.

— Je m’en fiche.

— Je sais. Mais écoute-moi. »

Elle renifla bruyamment, se reprit, posa sa tasse de café par terre. Ses larmes avaient adouci ses yeux, rosi ses lèvres, ce qui la rendait très jolie, mais ça n’avait plus aucune importance pour Walter.

« Je n’ai jamais voulu que tu lises ça, dit-elle.

— Et qu’est-ce que ça fout chez moi si ce n’est pas ce que tu voulais, putain ?

— Tu me crois ou pas, mais c’est la vérité. C’était juste quelque chose que je devais écrire pour moi, pour tenter d’aller mieux. C’était un projet thérapeutique, Walter. Je l’ai donné à Richard hier soir pour essayer de lui expliquer pourquoi je suis restée avec toi. Pourquoi je suis toujours restée avec toi. Pourquoi je veux toujours rester avec toi. Je sais bien qu’il y a des choses dans ce texte qui doivent être horribles à lire pour toi, je ne peux même pas imaginer à quel point ce doit être horrible, mais il n’y a pas que ça. J’ai écrit ça alors que j’étais déprimée, et c’est plein de toutes les mauvaises choses que je ressentais alors. Mais je commence enfin à me sentir mieux. Surtout après ce qui s’est passé l’autre nuit – je me sentais mieux ! Comme si on avait enfin trouvé une sorte de brèche ! Ce n’est pas ce que tu as éprouvé, toi aussi ?

— Je ne sais pas ce que j’ai éprouvé.

— J’ai aussi écrit des choses sympas sur toi, non ? Beaucoup, beaucoup plus de choses sympas que de choses pas sympas, non ? Si tu regardes le tout avec objectivité ? Je sais que tu ne peux pas le faire, mais n’empêche, à part toi, tout le monde verrait ces choses sympas. Que tu as toujours été plus gentil avec moi que je n’ai jamais cru le mériter de quiconque. Que tu es la personne la plus formidable que j’ai jamais rencontrée. Que toi, Joey et Jessica, vous êtes toute ma vie. Que c’était juste une mauvaise partie de moi-même qui a un jour regardé ailleurs, pendant peu de temps, à un moment vraiment difficile de ma vie.

— Tu as raison, croassa-t-il. Je n’ai sans doute pas vu ça.

— Mais c’est là, Walter ! Peut-être, plus tard, quand tu y repenseras, tu te souviendras que c’est là.

— Je n’ai pas l’intention d’y penser beaucoup.

— Pas maintenant, mais plus tard. Et même si tu ne veux toujours pas me parler, peut-être que tu me pardonneras un petit peu. »

La lumière à la fenêtre pâlit soudain, à cause du passage d’un nuage printanier.

« C’est la pire chose que tu pouvais me faire, dit-il. La pire, je te dis, et tu savais très bien que c’était la pire, mais tu l’as faite quand même. Alors, à quoi je pourrais avoir envie de repenser, à ton avis ?

— Je suis tellement désolée, dit-elle en pleurant à nouveau. Je suis vraiment désolée que tu ne puisses pas voir les choses comme je les vois. Je suis vraiment désolée de tout ce qui s’est passé.

— Ça ne s’est pas “passé”. Tu l’as fait. Tu as baisé avec ce salopard qui est allé laisser ça sur mon bureau pour que je le lise.

— Mais Walter, je t’en prie, Walter, c’était juste sexuel.

— Tu lui as fait lire des choses sur moi que tu ne m’aurais jamais fait lire.

— Juste sexuel, stupide, et il y a quatre ans. C’est quoi, comparé à toute notre vie ?

— Écoute, dit-il en se levant. Je ne veux pas te crier dessus. Pas avec Jessica dans la maison. Mais tu dois m’aider, et ne pas mentir, sinon je vais hurler comme un malade, putain !

— Mais je ne mens pas.

— Je suis sérieux, dit-il. Je ne vais pas te crier dessus. Je vais quitter cette pièce, et je ne veux plus jamais te voir après. Et c’est là qu’on va avoir un petit problème, parce qu’en fait moi, je dois travailler dans cette maison, ce n’est donc pas très commode pour moi de déménager.

— Je sais, je sais, dit-elle. Je sais que je dois partir. Je vais attendre le départ de Jessica, et je disparaîtrai de ta vue. Je comprends totalement ce que tu ressens. Mais je dois te dire une chose, avant de partir, juste pour que tu saches. Je veux être sûre que tu sais que c’est comme un coup de poignard dans le cœur pour moi, de te laisser avec ta collaboratrice. C’est comme si on m’écorchait vive. Je ne peux pas le supporter, Walter, ajouta-t-elle en le regardant d’un air implorant, je souffre tant et je suis si jalouse, je ne sais pas ce que je vais faire.

— Ça te passera.

— Peut-être. Un jour. Un petit peu. Mais tu vois ce que ça veut dire, si je ressens ça en ce moment ? Tu vois ce que ça veut dire, quel est celui que j’aime ? Tu vois ce qui se passe vraiment ici ? »

La vue des yeux suppliants et fous de Patty devint, à ce moment-là, si violemment douloureuse et répugnante pour lui – elle produisit un tel paroxysme de révulsion qui s’ajoutait à la souffrance qu’ils s’étaient infligés durant leur mariage – qu’il commença à crier malgré lui : « Qui m’a poussé à ça ? Pour qui je n’étais jamais assez bien ? Qui a toujours eu besoin de plus de temps pour y penser ? » Tu ne crois pas que vingt-six ans, c’est assez long, pour y penser ? Il te faut encore combien de temps, putain de merde ? Tu crois qu’il y a quelque chose qui m’a surpris dans ce que tu as écrit ? Tu crois que je ne connais pas chaque putain de détail de chaque putain de minute ? Et je t’aimais malgré tout, parce que je ne pouvais pas m’en empêcher. Et j’ai gâché toute ma vie.

— Ce n’est pas juste, non, ce n’est pas juste.

— Qu’elle aille se faire foutre, la justice ! Et va te faire foutre toi aussi ! »

Il fit s’envoler les feuilles blanches du manuscrit d’un coup de pied, mais fut assez discipliné pour ne pas claquer la porte derrière lui en sortant. En bas, dans la cuisine, Jessica se faisait griller un bagel ; un petit sac de voyage était posé sur la table.

« Mais où est tout le monde, ce matin ?

— Ta mère et moi on a eu une petite dispute.

— On dirait, répondit Jessica en écarquillant ironiquement les yeux, sa réaction habituelle au fait d’appartenir à une famille moins équilibrée qu’elle. Tout va bien, maintenant ?

— On verra, on verra.

— J’espérais prendre le train de midi, mais je peux en prendre un plus tard, si tu veux. »

Parce qu’il avait toujours été proche de Jessica et qu’il avait l’impression de pouvoir compter sur son soutien, il ne lui vint pas à l’esprit qu’il commettait une erreur tactique en la repoussant et en la laissant partir. Il ne vit pas combien il allait être crucial d’être le premier à lui annoncer la nouvelle et à lui raconter l’histoire comme il fallait : il n’imaginait pas la rapidité avec laquelle Patty, avec ses instincts de compétitrice, entreprendrait de consolider son alliance avec sa fille en lui emplissant les oreilles de sa version de l’histoire (papa jette maman sous un prétexte fallacieux et se met en ménage avec sa jeune assistante). Il ne pensait à rien d’autre qu’au moment présent, et il était étourdi de sentiments qui n’avaient précisément rien à voir avec la paternité. Il embrassa Jessica et la remercia chaleureusement d’être venue l’aider à lancer Free Space, avant de regagner son bureau pour aller regarder par les fenêtres. L’état d’urgence s’était suffisamment calmé en lui pour qu’il se souvienne de tout le travail qui l’attendait, mais pas suffisamment pour qu’il s’y mette. Il regarda un passereau sautiller autour d’une azalée prête à fleurir ; il envia l’oiseau de ne rien savoir de ce que lui savait ; il aurait échangé son âme avec la sienne sur-le-champ. Pour ensuite s’envoler, connaître le soutien de l’air, même pour une heure : l’échange n’était pas sorcier à comprendre, et l’oiseau, dans son indifférence joyeuse à Walter, dans l’assurance de sa propre nature, semblait tout à fait conscient du fait qu’il valait bien mieux être un oiseau.

Après un laps de temps plutôt surnaturel, alors qu’il avait entendu le roulement d’une grosse valise et le claquement de la porte d’entrée, Lalitha tapa à son bureau et passa la tête.

« Tout va bien ?

— Oui, dit-il. Viens t’asseoir sur mes genoux. »

Elle haussa les sourcils.

« Quoi, maintenant ?

— Oui, maintenant. Pourquoi pas maintenant ? Ma femme est partie, pas vrai ?

— Elle est sortie avec une valise, oui.

— Eh bien, elle ne reviendra pas. Alors viens, toi. Pourquoi pas. Il n’y a personne dans la maison. »

Elle s’exécuta. Elle n’était pas de nature hésitante, Lalitha. Mais la chaise de bureau était mal adaptée pour ce genre de sport ; elle dut s’accrocher au cou de Walter pour rester à bord, et même alors la chaise tangua dangereusement.

« C’est ce que tu veux ? dit-elle.

— En fait non. Je ne veux pas être dans ce bureau.

— Je suis d’accord. »

Il avait tant à penser qu’il savait qu’il se mettrait à penser pendant des semaines sans interruption si jamais il commençait maintenant. La seule chose à faire pour ne pas penser, c’était de plonger en avant. Une fois dans la petite chambre mansardée de Lalitha, les anciens quartiers du personnel, qu’il n’avait pas vue depuis qu’elle y avait emménagé et dont le sol était devenu une course d’obstacles entre des vêtements propres en tas et des vêtements sales en piles, il la coinça contre le mur latéral de la lucarne et se donna aveuglément à la seule personne qui le désirait inconditionnellement. Il s’agissait là d’un autre état d’urgence, il n’y avait plus ni heure ni jour, le cas était désespéré. Il la souleva et la cala contre ses hanches, se mit à tituber, ses lèvres collées à celles de Lalitha, et ils baisèrent férocement sans même se déshabiller, entre des piles d’autres vêtements ; puis l’une de ces pauses lui tomba dessus, un souvenir gênant du caractère universel de la montée vers l’acte sexuel, le côté si impersonnel, ou plutôt prépersonnel. Il se dégagea soudainement, alla vers le petit lit défait, et renversa une pile de livres et de documents relatifs à la surpopulation.

« L’un de nous deux doit partir à six heures pour aller chercher Eduardo à l’aéroport, dit-il. Je veux juste te le rappeler.

— Il est quelle heure, là ? »

Il retourna le réveil poussiéreux de Lalitha pour vérifier.

« Deux heures dix-sept, s’émerveilla-t-il, n’ayant jamais vu de sa vie une heure aussi étrange.

— Désolée pour le désordre, dit Lalitha.

— J’aime bien ça. J’adore comme tu es. Tu as faim ? J’ai un peu faim.

— Non, Walter, dit-elle en souriant. Je n’ai pas faim. Mais je peux t’apporter quelque chose.

— Je pensais à un truc comme du lait de soja, par exemple. Une boisson au soja.

— Je vais t’en chercher. »

Elle descendit, et il fut étrange de penser que les bruits de pas qu’il entendit remonter, une minute plus tard, appartenaient à la personne qui allait prendre la place de Patty dans sa vie. Elle s’agenouilla à côté de lui, le regarda intensément, avidement, tandis qu’il buvait le lait de soja. Puis elle déboutonna la chemise de Walter de ses doigts agiles aux ongles pâles. D’accord, bon, se dit-il. D’accord. On avance. Mais alors qu’il finissait lui-même de se déshabiller, les scènes de l’infidélité de sa femme, telles qu’elle les avait narrées avec autant d’exhaustivité, remontèrent en lui, entraînant dans leur sillage une envie vague mais bien réelle de lui pardonner ; et il comprit qu’il devait écraser cette envie. Sa haine de Patty et de son ami venait de naître, elle était encore hésitante, elle ne s’était pas encore endurcie, la vue et le son pitoyables des sanglots de Patty étaient encore trop frais dans son esprit. Heureusement, Lalitha s’était déshabillée et ne portait plus maintenant qu’une culotte blanche à petits pois rouges. Elle se tenait debout devant lui, insouciante, s’offrant à son inspection. Le corps de Lalitha, dans toute sa jeunesse, était absolument fabuleux. Sans faille, défiant la gravité, d’autant plus insupportable à regarder. Certes, il avait jadis connu le corps d’une femme encore un peu plus jeune, mais il n’en avait aucun souvenir, il était alors lui-même trop jeune pour remarquer la jeunesse de Patty. Il tendit la main pour en appuyer la paume contre le petit monticule chaud et couvert de coton, entre les jambes de Lalitha. Elle poussa un petit cri, ses genoux plièrent, elle s’effondra sur lui, l’inondant d’une douce souffrance.

Le combat pour ne pas faire de comparaison commença alors vraiment, le combat, en particulier, pour chasser de sa tête la phrase de Patty, « Il n’y avait pas vraiment de problème ». Il comprenait, rétrospectivement, que lorsqu’il avait demandé du temps à Lalitha, cela reposait sur une connaissance assez fine de lui-même. Mais le temps, maintenant qu’il avait jeté Patty dehors, n’était plus une option. Il avait besoin du petit coup rapide tout simplement pour pouvoir continuer à fonctionner – pour ne pas se faire avoir par la haine et l’apitoiement sur soi – et, d’une certaine façon, le coup fut très doux, parce que Lalitha était vraiment folle de lui, elle exsudait le désir, elle dégoulinait presque littéralement de désir. Elle plongeait ses yeux dans les siens avec amour et joie, déclarait belle, parfaite, merveilleuse la virilité que dans son document Patty avait vilipendée et sur laquelle elle avait craché. Comment ne pas aimer ça ? Walter était un homme dans la force de l’âge, elle était adorable, jeune et insatiable ; et c’était précisément ce qu’il pouvait ne pas aimer. Les émotions de Walter ne tenaient pas le coup face à la vigueur et à l’urgence de leur attirance animale, face au caractère interminable de leur accouplement. Elle avait besoin de le chevaucher, elle avait besoin d’être écrasée sous son corps, elle avait besoin de se retrouver les jambes sur les épaules de Walter, elle avait besoin d’être prise en levrette, elle avait besoin de se pencher au-dessus du lit, elle avait besoin de presser son visage contre le mur, elle avait besoin d’enrouler les jambes autour de lui, de rejeter la tête en arrière et de faire voler ses jeunes seins très ronds dans toutes les directions. Tout cela semblait particulièrement riche de sens pour elle, elle était un puits sans fond de bruits angoissés, et lui, il achetait le tout. Il était en bonne forme cardio-vasculaire, tout excité des extravagances de Lalitha, synchro avec les désirs de cette dernière, et il l’aimait beaucoup. Malgré cela, ce n’était pas vraiment personnel, et il ne parvenait pas à atteindre l’orgasme. Ce qui était fort étrange, un problème entièrement nouveau qu’il n’avait pas anticipé, en partie dû, peut-être, à son manque de familiarité avec les préservatifs, et aussi au fait que Lalitha était incroyablement mouillée. À combien de reprises, durant les deux dernières années, avait-il joui en pensant à son assistante, chaque fois en quelques minutes ? Cent fois. De toute évidence, son problème était maintenant psychologique. Le réveil de Lalitha marquait trois heures cinquante-deux quand ils s’effondrèrent enfin. Il n’était pas tout à fait évident qu’elle ait joui, mais il n’osa pas le lui demander. Et c’est alors que dans son épuisement, le Contraste, tapi dans le noir, saisit l’occasion de s’imposer, car Patty, chaque fois qu’elle pouvait être persuadée de s’intéresser un peu, avait fait le boulot pour eux deux avec une fiabilité certaine, les laissant tous deux raisonnablement satisfaits, ce qui permettait à Walter d’aller travailler ou de lire un livre, et à Patty de faire ces petites choses à la Patty qu’elle aimait bien faire. Les difficultés mêmes de Patty créaient de la friction, et la friction menait à la satisfaction…

Lalitha embrassa la bouche gonflée de Walter.

« Tu penses à quoi ?

— Je ne sais pas, dit-il. À beaucoup de choses.

— Tu regrettes ce qu’on a fait ?

— Non, non, j’en suis très heureux.

— Tu n’as pas l’air vraiment heureux.

— Attends, je viens juste de mettre ma femme à la porte après vingt-quatre ans de mariage. Il y a juste quelques heures.

— Je suis navrée, Walter. Tu peux encore revenir en arrière. Je peux partir et vous laisser tous les deux.

— Non, s’il y a une chose que je peux te promettre, c’est ça. Je ne reviendrai jamais en arrière.

— Et tu veux être avec moi ?

— Oui. »

Il prit les cheveux noirs de Lalitha à pleines mains, ils sentaient le shampooing à la noix de coco, et il s’en recouvrit le visage. Il avait maintenant ce qu’il avait désiré, mais cela lui donnait malgré tout un sentiment de solitude. Après tout ce temps passé à se languir, un temps infini en fait, il se retrouvait au lit avec cette fille finie qui était très jolie et très brillante et très engagée, mais aussi très désordonnée, une fille détestée par Jessica, et qui, de surcroît, ne savait pas cuisiner. Et elle était tout ce qui comptait pour lui, le seul rempart entre lui et la multitude de pensées qu’il ne voulait pas avoir. La pensée de Patty avec Richard au Nameless Lake ; la façon très humaine et très spirituelle dont ils s’étaient tous les deux parlé ; la réciprocité adulte de leur relation sexuelle ; leur bonheur parce qu’il n’était pas là. Il fondit en larmes dans les cheveux de Lalitha, elle le consola, elle lui essuya ses larmes, et ils refirent l’amour, avec plus de fatigue, plus de douleur, jusqu’au moment où il finit par jouir, sans fanfare, dans la main de la jeune femme.

Quelques jours difficiles s’ensuivirent. Eduardo Soquel, arrivant de Colombie, fut récupéré à l’aéroport et installé dans la « chambre » de Joey. Douze journalistes assistèrent à la conférence de presse du lundi matin, Walter et Soquel y survécurent, et une longue interview en tête à tête fut offerte à Dan Caperville du Times. Walter, qui avait travaillé dans les relations publiques toute sa vie, fut capable de faire taire son agitation intérieure, de rester fixé sur le message et de ne pas tomber dans les gros panneaux journalistiques. Le parc panaméricain aux parulines, dit-il, allait représenter un nouveau paradigme de préservation de la nature, fondé sur la science et financé par des fonds privés ; la laideur indéniable de l’exploitation minière à ciel ouvert était plus que contrebalancée par la perspective « d’emplois verts » durables (écotourisme, reforestation, forêt certifiée) en Virginie-Occidentale et en Colombie ; Coyle Mathis et les autres montagnards déplacés avaient coopéré totalement et positivement avec le Trust et seraient vite embauchés par une filiale de LBI, le généreux partenaire du Trust. Walter devait mobiliser une maîtrise de lui-même toute particulière quand il faisait l’éloge de LBI, étant donné ce que Joey lui avait dit. Après sa conversation avec Dan Caperville, il sortit dîner tard avec Lalitha et Soquel et il but deux bières, ce qui monta à trois la consommation de toute sa vie.

Le lendemain après-midi, une fois Soquel reparti à l’aéroport, Lalitha ferma à clé la porte du bureau de Walter et s’agenouilla entre ses jambes pour le récompenser de ses travaux.

« Non, non, non », dit-il en s’éloignant d’elle sur sa chaise de bureau à roulettes.

Elle le poursuivit à genoux.

« Je veux juste te voir. J’ai si faim de toi.

— Lalitha, non. »

Il entendait son staff s’activer à l’avant de la maison.

« Juste une seconde, dit-elle en lui ouvrant la braguette. Je t’en prie, Walter. »

Il pensa à Clinton et à Lewinsky, et puis, en voyant la bouche de son assistante pleine de sa chair, et ses yeux qui se levaient vers lui en souriant, il repensa à la prophétie de son maléfique ami. Tout cela semblait rendre Lalitha heureuse, et pourtant…

« Non, je suis désolé », dit-il en la repoussant aussi gentiment qu’il le put.

Elle fronça les sourcils. Elle était blessée.

« Tu dois me laisser faire, dit-elle, si tu m’aimes.

— Je t’aime mais ce n’est pas le bon moment.

— Je veux que tu me laisses faire. Je veux tout faire tout de suite.

— Je suis désolé mais c’est non. »

Il se leva et referma sa braguette. Lalitha demeura à genoux un moment, la tête baissée. Puis, elle aussi se leva, elle lissa sa jupe sur ses cuisses, et s’éloigna, d’un air malheureux.

« Il y a un problème dont nous devons d’abord parler, dit-il.

— D’accord. Parlons donc de ton problème.

— Le problème, c’est qu’il faut virer Richard. »

Le nom, qu’il avait jusqu’alors refusé de prononcer, était en suspens dans l’air.

« Et pourquoi on devrait faire ça ? dit Lalitha.

— Parce que je le hais, parce qu’il a eu une liaison avec ma femme, et que je ne veux plus jamais entendre son nom, parce qu’il est absolument hors de question que je travaille avec lui. »

En entendant ces mots, Lalitha sembla se ratatiner. Elle baissa la tête, ses épaules s’affaissèrent, elle devint une petite fille triste.

« C’est pour ça que ta femme est partie, dimanche ?

— Oui.

— Et tu es toujours amoureux d’elle, c’est ça ?

— Non !

— Bien sûr que si. C’est pour ça que tu ne me veux pas près de toi, là.

— Non, ce n’est pas vrai. C’est totalement faux.

— Il n’empêche, dit-elle en se redressant vivement, on ne peut pas virer Richard. C’est mon projet, et j’ai besoin de lui. J’ai déjà parlé de lui aux stagiaires, et j’ai besoin qu’il m’aide pour août. Alors tu as peut-être un problème avec lui, et tu es peut-être superdésolé pour ta femme, mais je ne le vire pas.

— Chérie, dit Walter. Lalitha. Je t’aime, vraiment. Tout va bien se passer. Mais essaie de te mettre à ma place.

— Non ! dit-elle en s’approchant de lui, étourdie par un sentiment de rébellion enjouée. Je m’en fiche ! Mon boulot, c’est de faire notre travail contre la surpopulation, et je vais le faire. Si ce travail est vraiment important pour toi, si je suis vraiment importante pour toi, tu vas me laisser faire à ma façon.

— C’est important. Tu es terriblement importante. Mais…

— Mais rien, alors. Je ne mentionnerai plus son nom. Tu peux quitter la ville quand il viendra voir les stagiaires en mai. Et on verra comment on fait en août quand on y sera.

— Mais il ne va plus vouloir participer. Samedi, il parlait déjà de faire marche arrière.

— Laisse-moi lui parler, dit-elle. Tu t’en souviendras peut-être, je suis assez bonne pour persuader les gens de faire ce qu’ils ne veulent pas faire. Comme employée, je suis assez efficace, et j’espère que tu seras assez gentil pour me laisser faire mon travail. »

Il se précipita de l’autre côté de son bureau pour la prendre dans ses bras, mais elle s’échappa.

Parce qu’il aimait l’ardeur et l’engagement de Lalitha, parce qu’il était accablé par sa colère, il n’insista pas. Mais comme les heures passèrent, puis plusieurs jours, et qu’elle ne lui annonçait pas que Richard se retirait de Free Space, Walter en déduisit qu’il devait toujours en être. Richard, qui ne croyait à foutre rien ! La seule explication imaginable, c’était que Patty lui avait parlé au téléphone et l’avait culpabilisé au point qu’il restait dans le programme. Et l’idée de ces deux-là, en train de se parler au téléphone, quel que fût le sujet, même pour quelques minutes, mais surtout s’il s’agissait de voir comment épargner « ce pauvre Walter » (oh, cette expression de Patty, cette expression abominable) et comment sauver son petit projet chéri, un peu comme un prix de consolation, le rendait malade de faiblesse, de corruption, de compromis et de petitesse. En plus, cela s’interposait aussi entre Lalitha et lui. Leurs ébats sexuels, quoique quotidiens et prolongés, étaient assombris par la sensation qu’il éprouvait que Lalitha l’avait trahi avec Richard, elle aussi, un petit peu, et du coup ils ne pouvaient devenir aussi personnels qu’il l’aurait souhaité. Partout où il se tournait, il y avait Richard.

Tout aussi perturbant, mais de manière différente, était le problème posé par LBI. Lorsqu’ils avaient dîné ensemble, Joey, dans un déploiement émouvant d’humilité et de remords, lui avait expliqué le contrat sordide dans lequel il avait été impliqué et, tel que Walter voyait les choses, le superméchant, dans cette affaire, c’était LBI. Kenny Bardes était de toute évidence un de ces clowns têtes brûlées, un sociopathe de troisième zone qui finirait tôt ou tard en prison ou au Congrès. La bande Cheney-Rumsfeld, aussi fétides qu’aient pu être leurs motivations pour envahir l’Irak, aurait malgré tout sans doute préféré recevoir des pièces de camion utilisables plutôt que les déchets paraguayens que Joey avait expédiés. Quant à Joey, même s’il aurait dû se méfier et ne pas s’engager avec Bardes, il avait convaincu Walter qu’il n’avait fait que continuer pour Connie ; sa loyauté pour elle, ses terribles remords, et sa bravoure en général (il n’avait que vingt ans !), tout cela était à mettre à son crédit. Le responsable, donc – ceux qui avaient à la fois une connaissance totale de la fraude et toute autorité pour l’approuver – c’était LBI. Walter n’avait pas entendu parler du vice-président auquel Joey s’était adressé, celui qui l’avait menacé d’un procès, mais sans aucun doute, ce type travaillait dans un bureau proche de celui du pote de Vin Haven qui avait été d’accord pour implanter une usine de gilets pare-balles en Virginie-Occidentale. Durant le dîner, Joey avait demandé à Walter ce qu’il devrait faire à son avis. Dénoncer l’affaire ? Ou simplement abandonner ses bénéfices à une œuvre caritative pour invalides de guerre, et retourner à la fac ? Walter avait promis d’y penser pendant le week-end, mais le week-end, c’était le moins qu’on pouvait dire, ne s’était pas montré propice à une calme réflexion morale. Ce ne fut qu’en présence des journalistes, le lundi matin, alors qu’il peignait LBI comme un partenaire pro-environnement exceptionnel, qu’il prit la mesure de sa propre implication.

Il tentait, maintenant, de séparer ses intérêts personnels – si le fils du directeur général du Trust portait cette triste histoire devant les médias, Vin Haven pourrait bien le virer et LBI pourrait même revenir sur leurs accords en Virginie-Occidentale – de ce qui était le mieux pour Joey. Même si Joey s’était montré arrogant et avide, il semblait très dur de demander à un garçon de vingt ans affligé de parents problématiques d’endosser toute la responsabilité morale et d’être sali publiquement, voire d’être traîné en justice. Et pourtant Walter était bien conscient que le conseil qu’il voulait donc donner à Joey – « Donne tes bénéfices à des œuvres caritatives et reprends le cours de ta vie » – les arrangeait beaucoup, lui et le Trust. Il voulait demander l’avis de Lalitha, mais il avait promis à Joey de ne rien dire à quiconque, il appela donc Joey pour lui dire qu’il réfléchissait toujours à la question et lui demander si lui et Connie voudraient bien se joindre à lui pour dîner le soir de son anniversaire la semaine prochaine ?

« Bien sûr, dit Joey.

— Il faut aussi que je te dise, dit Walter, ta mère et moi, on s’est séparés. C’est dur pour moi de te dire ça, mais ça s’est passé dimanche. Elle est partie pour quelque temps et on ne sait pas trop ce qui va se passer.

— Ouais… dit Joey.

— Quoi ouais ? dit Walter en fronçant les sourcils. T’as compris ce que je viens de te dire ?

— Ouais. Elle me l’a déjà dit.

— Oui, bien sûr. Comment en serait-il autrement ? Et elle t’a…

— Ouais. Elle m’a dit beaucoup de choses. Beaucoup trop d’informations, comme toujours.

— Alors tu comprends ma…

— Ouais.

— Et tu es toujours d’accord pour dîner avec moi pour mon anniversaire ?

— Ouais. On sera là sans faute.

— Eh bien, merci, Joey. Je t’aime, pour ça. Je t’aime pour beaucoup de choses.

— Ouais. »

Walter laissa ensuite un message sur le portable de Jessica, comme il le faisait deux fois par jour depuis le dimanche fatidique, sans qu’elle ait encore rappelé. « Jessica, écoute-moi, dit-il. Je ne sais pas si tu as parlé avec ta mère, mais quoi qu’elle puisse te raconter, il faut que tu me rappelles pour entendre ce que moi j’ai à dire. D’accord ? S’il te plaît, rappelle-moi. Il y a bien deux côtés dans cette histoire, et je crois que tu dois entendre les deux côtés. » Il aurait été bien utile de pouvoir ajouter qu’il n’y avait rien entre son assistante et lui, mais en fait, ses mains, son visage et son nez étaient tellement imprégnés de l’odeur du vagin de Lalitha que cette odeur persistait encore faiblement, même après sa douche.

Il se sentait compromis et en train de perdre sur tous les fronts. Un mauvais coup de plus vint l’atteindre le second dimanche de sa nouvelle liberté, sous la forme d’un long article de Dan Caperville en une du Times : « Le Trust, ami des houillères, détruit les montagnes pour mieux les sauver ». L’article n’était pas vraiment inexact sur le plan des faits, mais le Times n’avait de toute évidence pas été dupé par la vision différente que Walter pouvait avoir de l’exploitation à ciel ouvert. L’unité sud-américaine du parc aux parulines n’était même pas mentionnée dans l’article, et les meilleurs arguments de Walter – un paradigme nouveau, une économie verte, une réhabilitation fondée sur la science – étaient relégués presque à la fin de l’article, bien en dessous de la description que faisait Jocelyn Zorn de lui en train de hurler, « Cette *** de terre est à moi ! », bien en dessous du souvenir de Coyle Mathis, « Il m’a traité d’imbécile en me regardant dans le blanc des yeux ». L’idée de fond de l’article, mis à part le fait que Walter était une personne extrêmement désagréable, c’était que le Cerulean Mountain Trust s’acoquinait avec l’industrie du charbon et l’entreprise travaillant pour l’armée, LBI, qu’il permettait une exploitation à ciel ouvert à grande échelle sur sa réserve prétendument intouchée, que les écologistes locaux détestaient le Trust qui avait chassé de leurs maisons ancestrales les vrais habitants de la campagne, qui avait été fondé et financé par un magnat de l’énergie fuyant la publicité, Vincent Haven, qui, avec la connivence du gouvernement Bush, détruisait d’autres parties de la Virginie-Occidentale en forant des puits de gaz.

« Ça ne va pas si mal, ça ne va pas si mal, dit Vin Haven quand Walter l’appela chez lui à Houston le dimanche après-midi. On a notre parc aux parulines, personne ne peut nous le reprendre. Vous et votre copine, vous avez bien travaillé. Quant au reste, vous voyez maintenant pourquoi je n’ai jamais cherché à parler à la presse. C’est toujours négatif, jamais positif.

— J’ai parlé avec Caperville pendant deux heures, dit Walter. Je croyais vraiment qu’il était d’accord avec moi sur les points essentiels.

— Oui, eh bien, vos points y sont, dit Vin. Quoique pas trop visibles. Mais ne vous faites pas de souci pour ça.

— Mais je m’en fais, justement ! D’accord, on a le parc, ce qui est génial pour les parulines. Mais l’ensemble est supposé être un modèle. Et avec cet article, on dirait plutôt le modèle de ce qu’il ne faut pas faire.

— Ça passera. Une fois qu’on aura sorti le charbon et qu’on commencera la réhabilitation, les gens verront que vous aviez raison. Et ce Caperville, il sera aux nécros, à ce moment-là.

— Mais ça va prendre des années !

— Vous avez d’autres projets ? C’est ça, l’histoire ? Vous pensez à votre CV ?

— Non, Vin, je suis frustré avec les médias, c’est tout. Les oiseaux ne comptent pas du tout, tout tourne autour des intérêts humains.

— Et ça sera comme ça tant que les oiseaux ne contrôleront pas les médias, dit Vin. Je vous vois à Whitmanville, le mois prochain ? J’ai dit à Jim Elder que je ferai une apparition à l’inauguration de l’usine de gilets pare-balles, à condition qu’on ne me demande pas de poser pour des photos. Je pourrai vous prendre avec le jet au passage.

— Merci, on va prendre un vol commercial, dit Walter. Pour économiser du fuel.

— Essayez de vous souvenir que je gagne ma vie en vendant du fuel.

— C’est vrai, ah-ah ! Vous marquez un point, là. »

C’était agréable d’avoir l’approbation paternelle de Vin, mais les choses auraient été encore plus agréables si Vin n’avait pas donné l’impression d’être un père aussi douteux. Le pire, dans l’article du Times – mis à part la honte d’être présenté comme un connard dans une publication lue avec confiance par tous les gens que Walter connaissait –, c’était sa peur que le Times ait en fait raison sur le Cerulean Mountain Trust. Il avait craint d’être massacré dans les médias, et maintenant que c’était bel et bien le cas il devait réfléchir plus sérieusement aux raisons de cette crainte.

Freedom
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