« Je t’ai entendu pendant cette interview, dit Lalitha. Tu as été bon. La seule raison pour laquelle le Times ne peut admettre qu’on ait raison, c’est parce qu’ils devraient alors revenir sur tous leurs éditoriaux contre l’exploitation à ciel ouvert.
— C’est ce qu’ils font en ce moment avec Bush et l’Irak, en fait.
— Bon, tu as payé le prix. Et maintenant, toi et moi, on va toucher notre petite récompense. Tu as dit à Mr. Haven qu’on fonçait avec Free Space ?
— Je trouvais que j’avais de la chance de ne pas être viré, dit Walter. Ça ne me semblait pas être le bon moment pour lui dire que je comptais dépenser la totalité du fonds discrétionnaire sur quelque chose qui va sans doute récolter une publicité encore pire.
— Mais, chéri, dit-elle, en l’étreignant et en posant la tête contre son cœur. Personne d’autre ne comprend les belles choses que tu accomplis. Personne sauf moi.
— C’est fort probable », dit-il.
Il aurait aimé rester dans ses bras un moment, mais le corps de Lalitha avait d’autres idées, et son propre corps y consentit. Ils passaient maintenant leurs nuits sur le lit trop étroit de Lalitha, puisque les pièces de Walter étaient encore trop pleines des traces de Patty – cette dernière ne lui avait donné aucune instruction à cet égard et il ne pouvait se résoudre à agir de son propre chef. Il ne fut pas surpris de voir que Patty ne reprenait pas contact, et pourtant ce silence lui paraissait tactique, hostile. Pour une personne qui, de son propre aveu, ne faisait que commettre des erreurs, elle projetait une ombre assez décourageante sur ce qu’elle pouvait bien faire, là où elle se trouvait. Walter se sentait lâche de se cacher d’elle dans la chambre de Lalitha, mais que pouvait-il faire d’autre ? Il était assiégé de toutes parts.
Le soir de son anniversaire, quand Lalitha fit visiter à Connie les bureaux du Trust, il emmena Joey dans la cuisine pour lui dire qu’il ne savait toujours pas quoi lui recommander.
« Je ne pense vraiment pas que tu devrais dénoncer l’affaire, dit-il. Mais je me méfie de moi, sur cette question. J’ai l’impression d’avoir un peu perdu mes repères moraux, ces temps-ci. L’histoire avec ta mère, l’histoire du New York Times… tu es au courant ?
— Ouais », dit Joey.
Il avait les mains dans les poches et s’habillait toujours comme un étudiant républicain, blazer bleu et mocassins brillants. Pour Walter, il était vraiment un étudiant républicain.
« Le portrait de moi n’est pas très reluisant, non ?
— Naan, dit Joey. Mais je crois que la plupart des gens ont pu voir que l’article n’était pas objectif. »
Avec gratitude, sans poser de questions, Walter accepta que son fils le rassure. Il se sentait vraiment très petit.
« Il faut que j’aille à ce truc de LBI la semaine prochaine, en Virginie-Occidentale, dit-il. Ils vont ouvrir une usine de gilets pare-balles dans laquelle toutes les familles qui ont été déplacées iront travailler. Tu vois, je ne suis pas la bonne personne à interroger sur LBI, parce que je suis trop impliqué.
— Pourquoi tu dois y aller ?
— Je dois faire un discours. Je dois exprimer ma reconnaissance au nom du Trust.
— Mais tu l’as déjà, ton parc pour tes parulines. Pourquoi ne pas t’arrêter là ?
— Parce qu’il y a un autre grand programme, celui de Lalitha contre la surpopulation, et je dois rester en bons termes avec mon patron. En fait, c’est son argent qu’on va dépenser.
— Dans ce cas, il vaut mieux y aller », dit Joey.
Il ne paraissait pas convaincu, et Walter détestait avoir l’air si faible et si petit. Comme s’il voulait se donner l’air encore plus faible et encore plus petit, il demanda à Joey s’il avait des nouvelles de Jessica.
« Je lui ai parlé, dit Joey, les mains dans les poches, les yeux rivés sur le sol. Je crois qu’elle est plutôt en colère contre toi.
— Je lui ai laissé environ vingt messages.
— Tu peux arrêter là. Je ne crois pas qu’elle les écoute. Les gens n’écoutent pas tous les messages de leur portable, de toute façon, ils regardent juste qui a appelé.
— Mais tu lui as dit qu’il y avait deux côtés, dans cette histoire ? »
Joey haussa les épaules.
« Je ne sais pas. Y a deux côtés ?
— Oui, bien sûr ! Ta mère s’est très mal comportée avec moi. Elle a fait une chose qui m’est incroyablement douloureuse.
— Je ne crois pas vraiment vouloir plus d’informations, dit Joey. Et je crois qu’elle m’en a déjà parlé, de toute façon. Je n’ai pas envie de choisir un camp.
— Elle t’en a parlé quand ? Il y a combien de temps ?
— La semaine dernière. »
Joey savait donc ce que Richard avait fait – ce que Walter avait laissé son meilleur ami, son ami rock-star, faire. Le rétrécissement dans le regard de son fils était maintenant total.
« Je vais me prendre une bière, dit-il. Puisque c’est mon anniversaire.
— Connie et moi, on peut en avoir une aussi ?
— Oui, c’est pour ça que je vous ai dit de venir ici de bonne heure. Mais en fait, Connie peut boire ce qu’elle veut au restaurant, aussi. Elle a bien vingt et un ans ?
— Ouais.
— Et, ce n’est pas pour te harceler, c’est juste pour savoir : tu as dit à maman que tu étais marié ?
— Papa, je m’en occupe, dit Joey en serrant les mâchoires. Mais laisse-moi faire les choses à ma façon, d’accord ? »
Walter avait toujours bien aimé Connie (il avait même, en secret, plutôt bien aimé la mère de Connie, pour sa façon de flirter avec lui). Pour l’occasion, elle portait des talons dangereusement hauts et une bonne couche d’ombre à paupières ; elle était encore assez jeune pour chercher à se vieillir. À La Chaumière, il put observer, le cœur en émoi, combien Joey était tendrement attentionné avec elle – il se penchait pour lire le menu avec elle et harmoniser leurs choix – et comment Connie, puisque Joey n’avait pas l’âge légal, déclina l’offre de Walter de prendre un cocktail et choisit un Coca Light à la place. Ils avaient l’un envers l’autre une sorte de confiance tacite, qui rappelait à Walter ce qu’il y avait eu entre lui et Patty lorsqu’ils étaient très jeunes, un couple formant un front uni face au monde ; ses yeux s’embuèrent quand il vit leurs alliances. Lalitha, mal à l’aise, essayait de prendre ses distances avec les deux jeunes gens pour s’aligner sur un homme qui avait presque le double de son âge, et elle se commanda un martini tout en entreprenant de remplir le vide conversationnel en parlant de Free Space et de la crise de la population mondiale ; Joey et Connie écoutèrent avec là courtoisie exquise d’un couple sûr de son univers uniquement peuplé de deux personnes. Même si Lalitha évitait d’afficher un air de propriétaire vis-à-vis de Walter, il n’avait aucun doute que Joey savait qu’elle était plus qu’une simple assistante. Tout en buvant sa troisième bière de la soirée, Walter se sentit devenir de plus en plus honteux de ce qu’il avait fait et de plus en plus reconnaissant de voir Joey prendre les choses si calmement. Rien ne l’avait rendu plus furieux chez Joey, au fil des années, que cette coquille de calme ; mais maintenant, comme il en était heureux ! Son fils avait gagné cette guerre, et il en était heureux.
« Et donc, Richard travaille encore avec vous ? dit Joey.
— Euh, oui, dit Lalitha. Et il nous aide beaucoup. En fait il vient juste de me dire que les White Stripes pourraient nous soutenir pour le festival d’août. »
Joey fronça les sourcils en réfléchissant à cela, tout en prenant bien garde à ne pas regarder son père.
« On devrait y aller, dit Connie à Joey. On peut y aller ? demanda-t-elle à Walter.
— Bien sûr que oui, dit-il, en se forçant à sourire. Ça devrait être très sympa.
— J’aime beaucoup les White Stripes, déclara-t-elle joyeusement, de sa manière dénuée de tout sous-entendu.
— Je t’aime beaucoup, dit Walter. Je suis heureux que tu fasses partie de la famille. Je suis très heureux que tu sois avec nous ce soir.
— Moi aussi, je suis heureuse d’être là. »
Joey ne parut pas gêné par cet échange sentimental, mais ses pensées étaient clairement ailleurs. Vers Richard, vers sa mère, vers le désastre familial en train de se déployer. Et il n’y avait rien que Walter pût dire pour rendre les choses plus faciles pour lui.
« Je ne peux pas, dit Walter à Lalitha à leur retour, seuls, à la maison. Je ne veux plus que ce connard soit dans le coup.
— On en a déjà parlé, dit-elle en traversant le couloir à pas vifs vers la cuisine. On a résolu le problème.
— Sauf qu’il faut qu’on en reparle, dit-il en la poursuivant.
— Non. Tu as vu comme le visage de Connie s’est éclairé quand j’ai parlé des White Stripes ? Qui d’autre que lui peut nous amener des talents pareils ? Nous avons pris notre décision, c’était une bonne décision, et je n’ai aucune envie d’entendre combien tu es jaloux de la personne avec laquelle ta femme a couché. Je suis fatiguée, j’ai trop bu et il faut que je dorme, maintenant.
— C’était mon meilleur ami, murmura Walter.
— Je m’en fiche, vraiment, Walter. Je sais que tu penses que je suis juste une jeune, mais en fait je suis plus âgée que tes enfants, j’ai presque vingt-huit ans. Je sais que c’était une erreur de tomber amoureuse de toi. Je sais que tu n’étais pas prêt, mais maintenant je suis amoureuse de toi, et toi tu ne penses qu’à elle.
— Je pense à toi constamment. Je dépends énormément de toi.
— Tu couches avec moi parce que je te désire et que tu peux le faire. Mais le monde tourne encore totalement autour de ta femme. Ce qu’elle peut avoir de si spécial, je ne le comprendrai jamais. Elle passe tout son temps à baver sur les gens. Moi, j’ai besoin d’une pause, pour pouvoir dormir un peu. Tu devrais peut-être dormir dans ton lit, ce soir, et penser à ce que tu veux faire.
— Qu’est-ce que j’ai dit ? supplia-t-il. Je croyais qu’on passait une bonne soirée d’anniversaire.
— Je suis fatiguée. La soirée a été fatigante. Je te vois demain matin. »
Ils se séparèrent sans un baiser. Il trouva un message de Jessica sur son téléphone fixe, soigneusement laissé pendant qu’il était dehors à dîner, pour lui souhaiter un joyeux anniversaire. « Désolée de ne pas avoir répondu à tes messages, disait-elle. J’ai été très occupée et je ne savais pas trop quoi dire. Mais j’ai pensé à toi, aujourd’hui, et j’espère que tu as passé une bonne journée. On peut peut-être se parler un jour, mais je ne sais pas trop quand j’aurai le temps. »
Clic.
Ce fut pour Walter un soulagement, durant toute la semaine qui suivit, de dormir seul. Se trouver dans une pièce encore pleine des vêtements, des livres et des photos de Patty, apprendre à se blinder contre elle. Dans la journée, il y avait beaucoup de travail administratif en retard à accomplir : des structures de gestion des terres à mettre en place en Colombie et en Virginie-Occidentale, une contre-offensive médiatique à lancer, de nouveaux donateurs à trouver. Walter avait même pensé qu’il pourrait être possible de faire une pause sexuelle avec Lalitha, mais leur proximité quotidienne rendait cela inconcevable – ils en avaient besoin, encore et toujours. Cela dit, il regagnait son lit pour dormir.
La veille de leur départ pour la Virginie-Occidentale, alors qu’il préparait ses bagages, il reçut un appel de Joey, qui lui annonçait qu’il avait décidé de ne rien dévoiler sur LBI et Kenny Bartles.
« Ils sont dégoûtants, dit-il, mais mon ami Jonathan n’arrête pas de me dire que je ne ferai de tort qu’à moi-même si je rends les choses publiques. Je pense donc que je vais simplement donner les bénéfices. Au moins, ça m’économisera pas mal d’impôts. Mais je voulais m’assurer que tu pensais toujours que c’était bien.
— C’est bien, Joey, dit Walter. Je trouve ça très bien. Je sais que tu es très ambitieux. Je sais que ça doit être très dur pour toi de donner tout cet argent. C’est déjà beaucoup.
— Enfin, c’est pas comme si je n’avais pas fait ma part. Je n’en ai pas fait plus, c’est tout. Maintenant, Connie peut retourner à la fac, et ça c’est bien. Je pense prendre une année sabbatique pour travailler et la laisser me rattraper.
— C’est super. C’est super de vous voir tous les deux veiller l’un sur l’autre comme ça. Il y avait autre chose ?
— Euh, juste que j’ai vu maman. »
Walter tenait toujours à la main deux cravates, une rouge et une verte, n’ayant pas encore fait son choix. Un choix, se rendit-il compte, qui n’était pas particulièrement important.
« Ah bon ? dit-il, en choisissant la verte. Où ? À Alexandria ?
— Non. À New York.
— Comme ça, elle est à New York.
— Euh, en fait, à Jersey City », dit Joey.
Quelque chose dans la poitrine de Walter se serra pour ne plus se détendre.
« Ouais, Connie et moi, on voulait le lui dire personnellement. Tu sais, pour le mariage. Et ça s’est pas trop mal passé, en fait. Elle a été plutôt gentille avec Connie. Tu sais bien, toujours condescendante, un peu faux-cul aussi, elle n’arrêtait pas de rire, mais pas méchante. Je crois qu’elle est distraite par plein d’autres choses. En tout cas, on a trouvé que ça s’était plutôt bien passé. Au moins Connie. Moi, j’ai trouvé que c’était plutôt, euh-euh… mais je voulais que tu saches qu’elle est au courant, comme ça, je ne sais pas, si jamais tu lui parles, tu n’as plus besoin de cacher ça. »
Walter regarda sa main gauche, qui était devenue toute blanche et paraissait très nue sans l’alliance.
« Elle est chez Richard ? réussit-il à demander.
— Euh, ouais, je crois, pour l’instant, dit Joey. Fallait pas que je le dise ?
— Il était là ? Quand tu l’as vue ?
— En fait ouais. Oui. Ce qui était sympa pour Connie, parce qu’elle aime bien sa musique. Il lui a montré ses guitares et tout. Je ne sais pas si je t’ai dit qu’elle voulait apprendre la guitare. Elle a une assez belle voix, aussi. »
Où Walter avait-il exactement pensé que Patty s’installerait, il n’aurait su le dire. Avec son amie Cathy Schmidt, avec une autre de ses anciennes coéquipières, peut-être avec Jessica, peut-être même avec ses parents. Mais après l’avoir entendue clamer, drapée dans sa dignité, que tout était fini entre elle et Richard, il n’avait pas une seconde imaginé qu’elle pourrait se trouver à Jersey City.
« Papa ?
— Quoi ?
— Papa, je sais que c’est bizarre, d’accord ? Tout ça est très bizarre. Mais tu as une copine, toi aussi ? Alors, ça va, non ? Les choses sont différentes, maintenant, et il faudrait qu’on se mette tous à les regarder en face. Tu ne crois pas ?
— Ouais, dit Walter. Tu as raison. Il faut qu’on regarde ça en face. »
Dès qu’il eut raccroché, il ouvrit violemment un tiroir de la commode, prit son alliance dans la boîte à boutons de manchettes dans laquelle il l’avait laissée, la jeta dans les toilettes et tira la chasse. D’un grand geste du bras, il fit tomber tous les cadres de Patty du plateau de la commode – Joey et Jessica en enfants innocents, des photos d’équipe de basketteuses dans des tenues années soixante-dix très attendrissantes, les portraits de lui les plus flatteurs qu’elle préférait – et il écrasa avec ses pieds les cadres et leurs vitres jusqu’au moment où il perdit tout intérêt pour cela et alla se cogner la tête contre le mur. Apprendre qu’elle était retournée vers Richard aurait dû le libérer, aurait dû lui permettre de jouir de Lalitha avec la conscience complètement tranquille. Pourtant, cela ne lui faisait pas l’effet d’une libération, mais d’une mort, plutôt. Il comprenait maintenant (ce que Lalitha avait compris depuis le début) que les trois dernières semaines avaient simplement été une sorte de retour sur investissement, une faveur qu’il méritait après la trahison de Patty. Malgré ses déclarations sur le fait que son mariage était fini, il n’en avait jamais cru un traître mot. Il se jeta sur le lit pour pleurer et finit par se mettre dans un état qui rendit préférables tous les autres états qu’il avait pu un jour connaître. Le monde avançait, le monde était plein de gagnants, LBI et Kenny Bardes engrangeaient des fortunes, Connie reprenait ses études, Joey faisait ce qu’il fallait, Patty vivait avec une star du rock, Lalitha menait son juste combat, Richard revenait à la musique, Richard était encensé dans la presse alors qu’il se montrait bien plus offensif que Walter, Richard séduisait Connie, Richard amenait les White Stripes… tandis que Walter était laissé en arrière avec les morts, les mourants et les oubliés, les espèces en voie de disparition, ceux qui ne savaient pas s’adapter…
Vers deux heures du matin, il entra en chancelant dans la salle de bains et trouva un vieux flacon des trazodones de Patty, ayant dépassé de dix-huit mois leur date de péremption. Il en prit trois, incertain de leur efficacité, mais ils firent encore de l’effet : il fut réveillé à sept heures par la douche très énergique de Lalitha. Il portait encore ses vêtements de la veille, toutes les lampes étaient allumées, la pièce était dévastée, il avait la gorge très sèche à cause d’un ronflement probablement violent, et sa tête le faisait souffrir pour un très grand nombre de bonnes raisons.
« On doit prendre un taxi maintenant, dit Lalitha, en lui tirant sur le bras. Je croyais que tu étais prêt.
— Peux pas y aller, dit-il.
— Allez, viens, on est déjà en retard. »
Il se redressa en essayant de garder les yeux ouverts.
« Il faut vraiment que je prenne une douche.
— On n’a pas le temps. »
Il se rendormit dans le taxi et se réveilla toujours dans le taxi, sur l’autoroute, bloqué dans un bouchon causé par un accident. Lalitha appelait la compagnie aérienne.
« On doit passer par Cincinnati, maintenant, lui dit-elle. On a raté notre vol.
— Pourquoi on n’arrête pas tout ? dit-il. J’en ai marre d’être Monsieur Parfait.
— On va sauter le déjeuner et aller directement à l’usine.
— Et si j’étais Monsieur Mauvais ? Tu m’aimerais encore ? »
Elle le regarda d’un air soucieux.
« Walter, tu as pris des médicaments ?
— Sérieusement, tu m’aimerais encore ? »
L’air soucieux de Lalitha s’accentua, et elle ne répondit pas. Il s’endormit dans la salle d’embarquement à National ; puis dans l’avion pour Cincinnati ; puis à Cincinnati ; puis dans l’avion pour Charleston ; puis dans la voiture de location que Lalitha conduisit à grande vitesse jusqu’à Whitmanville, où il se réveilla en se sentant mieux, en ayant soudainement faim, sous un ciel d’avril couvert et dans un paysage désolé sur le plan biotique, le genre de paysage devenu une spécialité américaine. D’énormes églises aux façades de plastique, un Wal-Mart, un Wendy’s, de vastes files pour tourner à gauche, des forteresses roulantes blanches. Rien à aimer pour un oiseau par ici, sauf si cet oiseau était un merle ou un corbeau. L’usine de gilets pare-balles (ARDEE ENTERPRISES, DU GROUPE LBI) était construite en gros blocs de parpaing, le parking fraîchement bitumé était déjà défoncé sur les bords et s’émiettait parmi les mauvaises herbes. Le parking se remplissait peu à peu de gros véhicules, dont un Navigator noir d’où émergeaient Vin Haven et quelques autres en costume, juste au moment où Lalitha arrêtait la voiture de location en faisant crisser les pneus.
« Désolés d’avoir manqué le déjeuner, dit-elle à Vin.
— Je crois que le meilleur repas, ce sera le dîner, dit Vin. Faut espérer, après ce qu’on a eu au déjeuner. »
L’intérieur de l’usine baignait dans d’agréables et fortes odeurs de peinture, de plastique et de machines neuves. Walter nota l’absence de fenêtres et donc le choix de la lumière électrique. Des chaises pliantes et une estrade avaient été installées devant un fond de matériaux de forme oblongue enveloppés de plastique et calés contre le mur. Environ une centaine de Virginiens traînaillaient là, parmi eux se trouvait Coyle Mathis, vêtu d’un sweat-shirt trop large et d’un jean tout aussi large qui avait l’air si neuf qu’il avait dû l’acheter au Wal-Mart en venant. Deux équipes de télévision locale avaient installé des caméras sur l’estrade, sous une banderole qui proclamait EMPLOIS + SÉCURITÉ NATIONALE = SÉCURITÉ DE L’EMPLOI.
Vin Haven (« Vous pouvez regarder sur Nexis toute la nuit, vous ne trouverez rien après quarante-sept années dans le monde des affaires ») était assis juste derrière les caméras, tandis que Walter, après avoir demandé à Lalitha une copie du discours qu’il avait écrit et qu’elle avait relu, alla rejoindre les autres types en costume – Jim Elder, directeur général adjoint de LBI, et Roy Dennett, PDG de sa filiale éponyme – sur les chaises, derrière l’estrade. Au premier rang du public, les bras croisés bien haut sur sa poitrine, trônait Coyle Mathis. Walter ne l’avait pas revu depuis leur malheureuse rencontre dans le jardin de Mathis (qui n’était maintenant plus qu’un champ stérile de gravats). Il regardait fixement Walter avec un air qui lui rappela une fois de plus son père. L’air d’un homme qui tente de repousser, par la férocité de son mépris, toute trace de son embarras ou toute pitié de la part de Walter. Walter en fut triste pour lui. Pendant ce temps, Jim Elder, au micro, commençait par louer nos braves soldats partis en Irak et en Afghanistan, et Walter fit à Mathis un sourire timide, pour lui montrer qu’il était triste pour lui, triste pour eux deux. Mais l’expression, sur le visage de Mathis, ne changea pas, et il ne cessa pas non plus de le regarder fixement.
« Je crois que nous allons maintenant entendre quelques mots du Cerulean Mountain Trust, dit Jim Elder, ce Trust qui est responsable de tous ces merveilleux emplois durables apportés à Whitmanville et à l’économie locale. Accueillez donc avec moi Walter Berglund, directeur général du Trust. Walter ? »
La tristesse qu’il éprouvait pour Mathis s’était faite plus générale, une tristesse universelle, une tristesse existentielle. Sur le podium, il chercha des yeux Vin Haven et Lalitha, qui étaient assis l’un à côté de l’autre, et leur adressa à chacun un petit sourire de regret et d’excuse. Puis il se pencha vers le micro.
« Merci, dit-il. Bienvenue. Bienvenue, tout spécialement, à Mr. Coyle Mathis, et aux hommes et femmes de Forster Hollow qui vont être embauchés dans cette usine qui semble vraiment peu performante sur le plan de l’énergie. Une longue route depuis Forster Hollow, n’est-ce pas ? »
Exception faite du bourdonnement sourd des systèmes, il n’y avait aucun bruit, sinon l’écho de sa voix amplifiée. Il jeta un rapide coup d’œil à Mathis, dont l’expression resta figée sur le mépris.
« Et donc, oui, bienvenue, dit-il. Bienvenue dans la classe moyenne ! Voilà ce que je veux vous dire. Mais, très vite, avant d’aller plus loin, je veux aussi dire à Mr. Mathis, qui est là, au premier rang : je sais que vous ne m’aimez pas. Et je ne vous aime pas non plus. Mais, vous voyez, quand vous refusiez d’avoir quoi que ce soit à voir avec nous, je respectais ça. Je ne l’appréciais pas, mais j’avais du respect pour votre position. Pour votre indépendance. Vous voyez, c’est parce que je venais en fait d’un endroit qui ressemble un peu à Forster Hollow, et après j’ai rejoint la classe moyenne. Et maintenant, vous faites partie de cette classe moyenne vous aussi, et je veux vous souhaiter la bienvenue à tous, parce qu’elle est merveilleuse, notre classe moyenne américaine. C’est le pilier de l’économie du monde entier ! »
Il vit Lalitha murmurer quelque chose à Vin.
« Et maintenant que vous avez ces emplois dans cette usine de gilets pare-balles, continua-t-il, vous allez pouvoir participer à cette économie. Vous aussi, vous pouvez contribuer à ruiner les ultimes parcelles d’habitat original en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud ! Vous aussi, vous allez pouvoir vous acheter des écrans plasma de deux mètres de large, qui consomment une quantité incroyable d’énergie, même quand ils ne sont pas allumés ! Mais c’est très bien, parce que c’est pour ça qu’on vous a chassés de chez vous pour commencer, pour pouvoir faire sauter vos collines de toujours et alimenter les générateurs à charbon qui sont la cause première du réchauffement climatique et autres choses excellentes comme les pluies acides. C’est un monde parfait, n’est-ce pas ? C’est un système parfait, parce que tant que vous avez vos écrans plasma de deux mètres de large et l’électricité pour les faire fonctionner, vous n’avez pas besoin de penser aux vilaines conséquences de tout ça. Vous pouvez regarder Survivor : Indonesia, jusqu’à la disparition de l’Indonésie ! »
Coyle Mathis fut le premier à le huer. Il fut vite rejoint par bien d’autres. De manière périphérique, par-dessus son épaule, Walter vit Elder et Dennett se lever.
« Très rapidement, reprit-il, parce que je veux rester bref. Quelques remarques encore sur ce monde parfait. Je voudrais évoquer ces nouveaux gros véhicules qui font du trente litres au cent que vous allez pouvoir vous acheter et conduire autant que vous le voudrez, maintenant que vous m’avez rejoint dans la classe moyenne. La raison pour laquelle ce pays a besoin de tant de gilets pare-balles, c’est que certaines personnes, dans certaines parties du monde, ne veulent pas qu’on leur vole tout leur pétrole, afin de faire marcher vos véhicules. Et donc, plus vous avez ce genre de véhicules, plus vos jobs dans l’usine de gilets pare-balles seront protégés. Ce n’est pas parfait, ça ? »
Le public s’était levé et avait commencé à crier à son adresse, en lui disant de la fermer.
« Ça suffit, dit Jim Elder, en essayant de l’écarter du micro.
— Encore une ou deux choses ! cria Walter, tout en se battant pour arracher le micro à sa base avant de s’éloigner avec en sautillant. Je veux tous vous souhaiter la bienvenue, à vous qui allez travailler pour une des corporations les plus corrompues et les plus sauvages du monde ! Vous m’entendez ? LBI n’en a rien à foutre de vos fils et de vos filles qui saignent en Irak, tant qu’ils font des bénéfices à mille pour cent ! Je le sais, c’est vrai ! J’ai les faits qui le prouvent ! Ça fait partie de cet univers parfait de la classe moyenne dans laquelle vous allez entrer ! Maintenant que vous travaillez pour LBI, vous pouvez enfin gagner assez d’argent pour empêcher vos enfants de s’engager dans l’armée et d’aller mourir dans les camions bousillés et les mauvais gilets pare-balles de LBI ! »
Le micro avait été coupé, Walter recula vivement, loin de cette masse de gens qui s’approchaient.
« ET PENDANT CE TEMPS, cria-t-il, NOUS AJOUTONS TREIZE MILLIONS D’ÊTRES HUMAINS CHAQUE MOIS SUR CETTE TERRE ! TREIZE MILLIONS DE PERSONNES EN PLUS QUI VONT S’ENTRE-TUER DANS LA COMPÉTITION POUR DES RESSOURCES LIMITÉES ! ET QUI VONT ANÉANTIR TOUTE AUTRE CRÉATURE VIVANTE AU PASSAGE ! C’EST UN PUTAIN DE MONDE PARFAIT TANT QUE VOUS NE PRENEZ PAS EN COMPTE LES AUTRES ESPÈCES ! NOUS SOMMES LE CANCER DE CETTE PLANÈTE ! LE CANCER DE CETTE PLANÈTE ! »
C’est à ce moment-là qu’il reçut un coup à la mâchoire, asséné par Coyle Mathis en personne. Il chavira sur le côté, sa vision s’emplit d’insectes d’un blanc aveuglant, il perdit ses lunettes et décida qu’il en avait peut-être assez dit. Il était maintenant entouré de Mathis et d’une douzaine d’autres hommes, qui entreprirent de lui faire vraiment mal. Il tomba à terre, tenta de fuir à travers une forêt de jambes chaussées de tennis chinoises qui lui filaient des coups de pied. Il se roula en boule, provisoirement sourd et aveugle, la bouche pleine de sang, avec au moins une dent cassée, et reçut d’autres coups. Puis les coups se calmèrent, et d’autres mains s’occupèrent de lui, dont celles de Lalitha. Quand le son revint, il l’entendit hurler de rage, « Poussez-vous ! Poussez-vous ! » Il s’étouffa et cracha une gorgée de sang sur le sol. Elle laissa tomber ses cheveux dans le sang et scruta son visage.
« Ça va ? »
Il sourit comme il put.
« Ça commence à aller mieux.
— Mon patron. Mon pauvre cher patron.
— Ça va vraiment mieux. »
C’était la saison de la migration, des envols, des chants et des amours. Dans les néotropiques, où la diversité était aussi vaste que partout ailleurs sur cette terre, quelques centaines d’espèces d’oiseaux commencèrent à s’agiter et abandonnèrent derrière elles plusieurs milliers d’autres espèces, dont un bon nombre étaient des proches parents sur le plan taxinomique, qui se contentaient de coexister là dans la surpopulation et de se reproduire à leur guise tropicale. Parmi les centaines d’espèces de tanagras d’Amérique du Sud, quatre exactement prirent leur envol pour les États-Unis, risquant les désastres du périple pour l’abondance de nourriture et d’endroits où nicher dans les bois tempérés durant l’été. Les parulines azurées remontèrent le long des côtes du Mexique et du Texas pour se disperser dans les forêts de feuillus des Appalaches et des monts Ozark. Les colibris à gorge rubis vinrent prospérer sur les fleurs de Veracruz avant de traverser les mille deux cents kilomètres du Golfe, brûlant la moitié de leur poids, et d’atterrir à Galveston le temps de reprendre leur souffle. Les sternes se rendirent d’une zone subarctique à une autre, les martinets dormirent en plein vol sans jamais atterrir, les grives chanteuses attendirent un vent du sud pour voler non-stop pendant douze heures, traversant des États entiers en une nuit. Des gratte-ciel, des lignes électriques, des éoliennes, des antennes-relais et la circulation routière fauchèrent des millions de migrants, des millions d’autres arrivèrent au but, et un grand nombre retrouvèrent exactement le même arbre que celui dans lequel ils avaient niché l’année précédente, la même ligne de crête ou les mêmes marais où ils avaient commencé leur vie ; une fois rendus, les mâles se mirent à chanter. Chaque année, à leur arrivée, ils trouvaient leur habitat de plus en plus bitumé, avec des parkings ou des autoroutes, de plus en plus couvert de rondins destinés à faire des palettes, de plus en plus fragmenté en sous-divisions, totalement dénudé par endroits à cause du forage pétrolier ou de l’exploitation du charbon, divisé par la construction de centres commerciaux, déchiqueté par la production d’éthanol, ou alors défiguré de manières variées par des pistes de ski, des circuits de motos ou des parcours de golf. Les migrants, épuisés par leur voyage de huit mille kilomètres, devaient lutter pour ce qui restait de leur territoire avec ceux qui étaient arrivés plus tôt ; ils cherchaient en vain un partenaire, abandonnaient l’idée de faire un nid et survivaient sans se reproduire, avant de se faire tuer par des chats errants chassant pour le plaisir. Mais les États-Unis étaient toujours un pays riche et relativement jeune, et on pouvait encore trouver des zones pleines d’oiseaux si on s’en donnait la peine.
Ce que Walter et Lalitha entreprirent de faire, à la fin avril, dans un van chargé d’équipement de camping. Ils avaient tout un mois devant eux avant que leur travail avec Free Space commence réellement, et leurs responsabilités au Trust avaient pris fin. Quant à leur empreinte carbone, avec leur van gourmand en essence, Walter se consola en se disant qu’il avait fait tous ses trajets à vélo ou à pied pendant les vingt-cinq dernières années et qu’il ne possédait plus aucune résidence à part la petite maison fermée de Nameless Lake. Il pensait qu’on lui devait bien une folie pétrolière après une vie entière de vertu, un été au cœur de la nature en compensation de l’été dont il avait été privé dans son adolescence.
Durant le séjour de Walter à l’hôpital du comté de Whitman, où on s’occupa de sa mâchoire déboîtée, de son visage éclaté et de ses côtes cassées, Lalitha avait désespérément tenté de faire passer son coup d’éclat comme une crise psychotique induite par la trazodone.
« Il était littéralement somnambule, plaida-t-elle auprès de Vin Haven. Je ne sais pas combien il a pris de cachets, mais plus d’un, en tout cas, et ce juste quelques heures plus tôt. Il ne savait absolument plus ce qu’il disait. C’est ma faute, je n’aurais pas dû le laisser parler. C’est moi que vous devez renvoyer, pas lui.
— J’ai pourtant bien l’impression qu’il avait une assez bonne idée de ce qu’il disait, répliqua Vin, étonnamment peu en colère. C’est vraiment dommage qu’il intellectualise les choses à outrance comme ça. Il avait si bien travaillé, et puis il a fallu qu’il aille intellectualiser tout ça. »
Vin avait organisé une visioconférence avec les membres de son conseil, qui avaient entériné sa proposition de mettre un terme immédiat à la collaboration de Walter, il avait ensuite donné instruction à ses avocats d’exercer son option de rachat sur la partie appartenant aux Berglund de la maison de Georgetown. Lalitha informa les candidats stagiaires de Free Space que les fonds avaient été coupés, que Richard Katz se retirait du projet (Walter, sur son lit d’hôpital, avait fini par l’emporter sur ce point), et que l’existence même de Free Space était en péril. Certains candidats répondirent par e-mail qu’ils annulaient leur candidature ; deux dirent qu’ils espéraient encore pouvoir travailler bénévolement ; les autres ne répondirent même pas. Parce que Walter allait être expulsé de la maison et qu’il refusait de parler à sa femme, Lalitha appela Patty pour lui. Patty vint avec un van de location quelques jours plus tard, tandis que Walter se cachait dans le Starbucks le plus proche, et elle emporta les biens qu’elle ne voulait pas voir partir en garde-meuble.
Ce ne fut qu’à la fin de cette journée très désagréable, après le départ de Patty et le retour de Walter de son exil caféiné, que Lalitha regarda son BlackBerry et qu’elle y trouva quatre-vingts nouveaux messages de la part de jeunes gens, de tout le pays, qui voulaient savoir s’il n’était pas trop tard pour se porter volontaire pour Free Space. Leurs adresses e-mail avaient plus de piquant que celles des premiers candidats – toutes du genre jeuneprogressiste@univ-chicetchère.edu. C’était plutôt superfreegan et contrelesmines ; c’était plutôt pornfétal et jainboy3, jwlindhr, @gmail et @cruzio. Le lendemain matin, il y en avait cent de plus, ainsi que des propositions de jeunes groupes de quatre villes – Seattle, Missoula, Buffalo et Détroit – pour aider à organiser des événements Free Space dans leurs communautés.
Ce qui s’était passé, comme Lalitha le comprit rapidement, c’est que le reportage télé local sur le coup d’éclat de Walter et la bagarre qui avait suivi avait été largement diffusé. Il était depuis peu possible de faire passer des vidéos sur Internet, et le clip de Whitmanville (cancerdelaplanète.wmv) avait inondé les franges radicales de la blogosphère, les sites des fanas du complot du 11-Septembre, les amoureux des arbres, les afficionados du Fight Club et de PETA, dont l’un d’eux avait ensuite déniché le lien vers Free Space sur le site web du Cerulean Mountain Trust. D’un jour à l’autre, bien qu’ayant perdu ses fonds et sa tête d’affiche musicale, Free Space s’était acquis une solide base de fans et, en la personne de Walter, un héros.
Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait plus vraiment gloussé, mais il gloussait tout le temps, maintenant, avant de grogner parce qu’il avait mal aux côtes. Un après-midi, il sortit et revint avec un vieux van blanc Econoline et une bombe de peinture verte, et il écrivit en lettres grossières FREE SPACE sur les flancs et à l’arrière du van. Il voulait foncer et dépenser son argent, les bénéfices à venir de la vente de la maison, pour financer la fondation durant l’été, imprimer de la documentation, payer une maigre indemnité aux stagiaires et pouvoir donner un peu d’argent aux groupes participant au concours, mais Lalitha entrevit des problèmes légaux potentiels liés au divorce et ne le laissa pas faire. Ce sur quoi Joey, de manière tout à fait inattendue, après avoir eu vent des projets estivaux de son père, fit un chèque de cent mille dollars à Free Space.
« C’est ridicule, Joey, dit Walter. Je ne peux pas le prendre.
— Bien sûr que si, dit Joey. Le reste va aller aux anciens combattants, mais Connie et moi, on pense que ta cause est tout aussi intéressante. Tu t’es occupé de moi quand j’étais petit, pas vrai ?
— Oui, mais parce que tu étais mon enfant. C’est ce que font les parents. On n’attend rien en retour. Tu n’as jamais paru comprendre ce concept.
— Mais tu ne trouves pas ça drôle, que je puisse faire ça ? C’est une bonne blague, non ? C’est juste de l’argent de Monopoly. Il ne signifie rien pour moi.
— J’ai mes propres économies, que je pourrais dépenser, si je voulais.
— Eh bien, garde-les pour quand tu seras vieux, dit Joey. Ce n’est pas comme si j’allais tout donner à des associations caritatives quand je vais me mettre à gagner de l’argent pour de vrai. Là, ce sont des circonstances spéciales. »
Walter était si fier de Joey, si heureux de ne plus avoir à se battre contre lui, et donc si prêt à le laisser prendre les commandes, qu’il ne lutta pas contre le chèque. La seule véritable erreur qu’il commit fut de le dire à Jessica. Elle s’était enfin décidée à lui parler quand il s’était retrouvé à l’hôpital, mais le ton de sa voix avait été très clair, elle n’était pas prête à devenir amie avec Lalitha. Et par ailleurs, elle n’était pas impressionnée par ce qu’il avait dit à Whitmanville.
« Même sans parler du fait que “le cancer de la planète” est exactement le genre d’expression qu’on avait tous jugée contre-productive, dit-elle, je ne crois pas que tu aies choisi le bon ennemi. Tu envoies un message vraiment peu utile quand tu mets dos à dos l’environnement et les gens peu instruits qui essaient d’améliorer leurs conditions de vie. Je veux dire, je sais bien que tu n’aimes pas ces gens-là. Mais il faut que tu caches ça, il ne faut pas l’afficher. »
Lors d’un coup de téléphone ultérieur, elle fit une allusion agacée à son frère républicain, et Walter tint à dire que Joey était une autre personne depuis qu’il avait épousé Connie. En fait, dit-il, Joey était maintenant un des donateurs principaux de Free Space.
« Et où il a trouvé l’argent ? s’empressa de demander Jessica.
— Oh, en fait, ce n’est pas tant que ça, dit Walter en rétropédalage immédiat, se rendant compte de son erreur. Nous sommes un tout petit groupe, tu sais bien, tout est relatif. C’est juste que, symboliquement, il nous donne quelque chose… ça en dit long sur le fait qu’il a changé.
— Hum…
— Je veux dire, ça n’a rien à voir avec ta contribution. La tienne était énorme. Passer ce week-end avec nous, pour nous aider à créer le projet. C’était énorme.
— Et alors, qu’est-ce que tu vas faire, dit-elle. Tu vas te faire pousser les cheveux et te mettre à porter un bandana sur la tête ? Te balader dans ton van ? La vraie crise de la quarantaine ? C’est ça qu’on doit attendre ? Parce que moi, je voudrais bien rester la petite voix tranquille qui te dit qu’elle t’aimait bien comme tu étais.
— Je te promets de ne pas porter les cheveux longs. Pas de bandana non plus. Je ne veux pas t’embarrasser.
— Ça, j’ai bien peur que ça ait déjà commencé. »
Cela devait sans doute arriver : elle parlait de plus en plus comme Patty. Sa colère l’aurait davantage chagriné s’il n’avait pas joui, chaque minute de chaque jour, de l’amour d’une femme qui aimait tout de lui. Son bonheur lui rappelait les premières années avec Patty, l’époque où ils faisaient équipe pour élever les enfants et rénover la maison, mais il était maintenant bien plus présent à lui-même, sachant apprécier son bonheur plus vivement et plus profondément, et Lalitha n’était pas la source d’inquiétude, l’énigme et l’inconnue à forte tête que Patty, à un certain niveau, était toujours restée pour lui. Avec Lalitha, on voyait ce qu’on avait. Leurs moments au lit, dès qu’il se fut remis de ses blessures, devinrent ce qui lui avait toujours manqué, sans qu’il ait jamais su que ça lui manquait.
Une fois que les déménageurs eurent retiré toute trace des Berglund de la maison, Walter et Lalitha partirent avec le van vers la Floride, avec l’intention de rouler ensuite vers l’ouest en traversant le sud du pays avant qu’il fasse trop chaud. Il avait très envie de lui montrer un butor, et ils virent leur premier butor dans le marais de Corkscrew en Floride, près d’une mare ombragée et d’un circuit de planches croulant sous le poids des retraités et des touristes, mais c’était un butor sans butoritude, qui demeurait à la vue de tous tandis que les flashes des appareils photo des touristes rebondissaient contre son camouflage dérisoire. Walter voulut absolument qu’ils aillent sur les digues couvertes de terre de Big Cypress à la recherche d’un vrai butor, d’un timide, et il gratifia Lalitha d’une imprécation prolongée sur les dégâts écologiques causés par les conducteurs de véhicules tout-terrain, tous ces frères de Coyle Mathis et de Mitch Berglund. Pourtant, malgré les dégâts, la jungle de broussailles et les mares d’eau noire étaient toujours pleines d’oiseaux, ainsi que d’innombrables alligators. Walter finit par repérer un butor dans un marécage souillé de cartouches de fusil et de canettes de Budweiser décolorées par le soleil. Lalitha freina dans un nuage de poussière et admira comme il convenait l’oiseau dans ses jumelles avant d’être interrompue par un camion à plateau chargé de trois véhicules tout-terrain qui passa en rugissant.
Elle n’avait encore jamais campé, mais était tout à fait partante pour l’aventure ; elle était aussi incroyablement sexy aux yeux de Walter, dans ses vêtements spécial safari. Le fait qu’elle ne craigne pas les coups de soleil et qu’elle n’attire pas les moustiques autant que lui facilita bien les choses par ailleurs. Il essaya de lui enseigner quelques rudiments de cuisine, mais elle préférait les tâches du montage de la tente et de la préparation de l’itinéraire. Il se levait tous les matins avant l’aube, préparait du café dans leur machine à six tasses, puis lui apportait son latte au lait de soja dans la tente. Ensuite, ils allaient se promener dans la rosée et la lumière blonde comme du miel. Elle ne partageait pas l’engouement de Walter pour la nature, mais elle avait vraiment l’œil pour repérer de petits oiseaux cachés dans un feuillage dense, elle étudiait les guides et grommelait de plaisir quand elle pouvait corriger les erreurs d’identification commises par Walter. Plus tard dans la matinée, quand la vie aviaire s’était calmée, ils roulaient vers l’ouest durant plusieurs heures et recherchaient des parkings d’hôtel annonçant des connexions wifi, pour qu’elle puisse contacter par e-mail ses stagiaires éventuels et qu’il puisse poster sur son blog les textes qu’elle lui avait rédigés. Après cela, un autre parc d’État, un autre pique-nique pour le dîner, une autre session extatique dans la tente.
« Tu en as assez, de tout ça ? dit-il un soir, dans un camping spécialement beau et désert, au pays du mesquite dans le sud-ouest du Texas. On pourrait s’installer dans un motel pour une semaine, nager dans la piscine, faire notre travail.
— Non, j’adore te voir si heureux de chercher les animaux, dit-elle. J’adore te voir heureux, après tout ce temps où tu as été si malheureux. J’adore être sur la route avec toi.
— Mais tu en as peut-être assez quand même ?
— Pas encore, dit-elle, même si je ne pense pas être une fana de la nature. Pas comme toi, en tout cas. Pour moi, c’est surtout quelque chose de très violent. Ce corbeau qui dévorait les bébés moineaux, ces gobe-mouches, le raton laveur qui mangeait ces œufs, les faucons qui tuent tous les autres. Les gens parlent du caractère paisible de la nature, mais moi, ça me paraît être tout le contraire de paisible. C’est une tuerie constante. C’est encore pire que les êtres humains.
— Pour moi, dit Walter, la différence, c’est que les oiseaux ne tuent que parce qu’ils doivent manger. Ils ne le font pas par colère ni gratuitement. Ce n’est pas névrotique, chez eux. Pour moi, c’est ça qui rend la nature paisible. Les choses vivent ou ne vivent pas, mais l’ensemble n’est pas empoisonné par le ressentiment, la névrose et l’idéologie. C’est un soulagement par rapport à ma propre colère névrotique.
— Mais tu n’as plus l’air en colère.
— C’est parce que je suis avec toi chaque minute du jour, je ne suis plus aussi compromis, non plus, et je n’ai pas besoin d’affronter les gens. Mais je soupçonne que la colère va revenir.
— Ça ne me gênera pas si c’est le cas, dit-elle. Je respecte tes raisons d’être en colère. C’est aussi pour ça que je t’aime. Mais je suis juste heureuse de te voir heureux.
— Je ne cesse de penser que tu ne pourrais pas être plus parfaite, dit-il en la prenant par les épaules. Et alors toi, tu dis quelque chose qui est encore plus parfait. »
À la vérité, il était troublé par l’ironie de sa situation. En laissant enfin parler sa colère, d’abord avec Patty, puis à Whitmanville, et en s’extirpant du coup à la fois de son mariage et du Trust, il avait supprimé deux causes essentielles de cette colère. Pendant un temps, sur son blog, il avait essayé de mettre en sourdine et de requalifier son héroïsme type « cancer de la planète » pour insister sur le fait que le méchant de l’affaire, c’était le Système, et non les habitants de Forster Hollow. Mais ses fans l’avaient tancé si rondement et si fortement pour cela (« aie un peu de couilles, mon vieux, ton discours était grave génial », etc.) qu’il en vint à songer qu’il leur devait un aveu honnête de toutes les pensées venimeuses qu’il avait pu nourrir en roulant à travers la Virginie-Occidentale, toutes ces opinions fondamentalement anticroissance qu’il avait pu ravaler au nom du professionnalisme. Il avait accumulé des arguments incisifs et des données accablantes depuis la fac ; le moins qu’il pût maintenant faire était de les partager avec des jeunes gens pour lesquels, miraculeusement, cela semblait important. La rage folle de son lectorat était agaçante, cela dit, et discordante avec son humeur paisible. Lalitha, pour sa part, avait déjà de quoi faire : elle devait faire le tri parmi les centaines de nouveaux candidats stagiaires et appeler ceux qui lui paraissaient les plus aptes à se montrer responsables et non violents ; presque tous ceux qu’elle jugeait sains d’esprit étaient des jeunes femmes. Son engagement à lutter contre la surpopulation était aussi pratique et humanitaire que celui de Walter était abstrait et misanthrope ; le fait qu’il l’enviât autant et qu’il souhaitât lui ressembler davantage était un signe de son amour toujours plus profond pour elle.
La veille de l’ultime destination de leur voyage d’agrément – le comté de Kern, en Californie, foyer de reproduction d’innombrables oiseaux chanteurs – ils firent une étape pour voir Brent, le frère de Walter, dans la ville de Mojave, près de la base aérienne où il était cantonné. Brent, qui ne s’était jamais marié, dont le héros sur le plan personnel et politique était le sénateur John McCain, et dont le développement émotionnel semblait s’être arrêté quand il s’était engagé dans l’armée de l’air, n’aurait pu être plus totalement indifférent à la séparation de Walter et de Patty, ainsi qu’à la relation de son frère avec Lalitha, qu’il appela à plusieurs reprises « Lisa ». Il paya le déjeuner, cela dit, et donna des nouvelles de leur frère Mitch.
« Je pensais à ça, dit-il, si la maison de maman est toujours vide, tu pourrais accepter que Mitch l’habite quelque temps. Il n’a pas de téléphone, pas d’adresse, je sais qu’il boit toujours et ça fait environ cinq ans qu’il a arrêté de payer les pensions pour ses enfants. Tu sais que Stacy et lui ont eu un autre enfant juste avant qu’ils se séparent…
— Et ça fait combien ? dit Walter. Six ?
— Non, juste cinq. Deux avec Brenda, un avec Kelly, deux avec Stacy. Je ne crois pas que ça l’aide qu’on lui envoie de l’argent, parce qu’il ne fera que le boire. Mais je pense qu’un endroit où vivre, ce serait bien pour lui.
— C’est très gentil de ta part, Brent.
— Je le dis, c’est tout. Je sais où tu en es, avec lui. Mais c’est juste, tu sais, au cas où la maison serait vide. »
Cinq petits, voilà une nichée appropriée pour un oiseau chanteur, puisque les oiseaux étaient persécutés et chassés par l’humanité, mais pas pour un humain, et ce nombre empêcha Walter de compatir au sort de Mitch. Mal dissimulé au fond de son crâne se nichait son souhait que les gens, dans le monde, se reproduisent un peu moins, pour qu’il puisse, lui, se reproduire un peu plus, une fois encore, avec Lalitha. Ce souhait, bien sûr, était honteux : il était le leader d’un mouvement anticroissance, il avait déjà eu deux enfants à une époque déplorable sur le plan démographique, il n’était plus déçu par son fils, et il avait presque l’âge d’être grand-père. Et pourtant il ne cessait de s’imaginer mettre Lalitha enceinte. C’était à l’origine de toutes leurs séances de baise, et c’était la signification cachée dans le fait qu’il trouvait son corps si beau.
« Non, non chéri, dit-elle en souriant, nez à nez avec lui, lorsqu’il en parla dans la tente, dans un camping du comté de Kern. C’est comme ça, avec moi. Tu le savais. Je ne suis pas comme les autres filles. Je suis aussi dingue que toi, mais de manière différente. J’avais été claire, non ?
— Absolument claire. Je vérifiais, c’est tout.
— Eh bien tu peux toujours vérifier, mais la réponse sera toujours la même.
— Et tu sais pourquoi ? Pourquoi tu es différente ?
— Non, mais je sais ce que je suis. Je suis la fille qui ne veut pas de bébé. C’est ma mission sur cette terre. C’est mon message.
— J’aime ce que tu es.
— Dans ce cas, disons que c’est la seule chose qui n’est pas parfaite entre nous. »
Ils passèrent le mois de juin à Santa Cruz, où la meilleure amie de fac de Lalitha, Lydia Han, poursuivait maintenant des études de troisième cycle en littérature. Ils dormirent par terre chez elle, puis campèrent dans le jardin, avant d’aller planter leur tente dans les forêts de séquoias. Avec l’argent de Joey, Lalitha avait acheté des billets d’avion pour les vingt stagiaires qu’elle avait choisis. Le directeur de recherche de Lydia Han, Chris Connery, un universitaire marxiste aux cheveux fous spécialiste de la Chine, permit aux stagiaires de dérouler leurs sacs de couchage sur sa pelouse et d’utiliser ses salles de bains ; il offrit également à Free Space une salle de conférences sur le campus pour trois jours de formation et de réunions intensives. La fascination apparente de Walter pour les dix-huit filles stagiaires – avec leurs dreadlocks ou leur crâne rasé, leur corps couvert de piercings et/ ou de tatouages pénibles à voir, et leur fertilité collective si intense qu’il pouvait quasiment la sentir – le faisait rougir constamment alors qu’il prêchait devant elles contre les maux d’une croissance démographique non contrôlée. Il fut soulagé de pouvoir s’échapper et d’aller faire de la randonnée avec le professeur Connery dans les espaces sauvages entourant Santa Cruz, dans les collines brunes et les vallées couvertes de séquoias, d’écouter les prophéties optimistes de Connery sur l’effondrement économique mondial et la révolution des travailleurs, de voir des oiseaux peu familiers de la côte californienne, de rencontrer quelques jeunes freegans et autres radicaux collectivistes vivant sur des terres publiques dans une pauvreté de principe. J’aurais dû être prof de fac, songea-t-il.
Ce n’est qu’en juillet, lorsqu’ils quittèrent la sécurité de Santa Cruz pour reprendre la route, qu’ils se retrouvèrent immergés dans la fureur qui s’était emparée du pays cet été-là. Pourquoi les conservateurs, qui contrôlaient les trois branches du gouvernement fédéral, étaient-ils toujours aussi furieux – contre les sceptiques respectables de la guerre en Irak, contre les couples gays qui désiraient se marier, contre le fade Al Gore et la prudente Hillary Clinton, contre les espèces en voie de disparition et leurs défenseurs, contre les impôts et le prix de l’essence qui étaient parmi les plus bas de toutes les nations industrialisées, contre les grands médias possédés par des corporations pourtant conservatrices, contre les Mexicains qui tondaient leurs pelouses et faisaient leur vaisselle –, tout cela demeurait un mystère pour Walter. Son père avait été tout aussi furieux, bien sûr, mais dans une période beaucoup plus progressiste. Et cette fureur conservatrice avait engendré une contre-fureur de gauche qui le laissa sans voix lors des journées Free Space de Los Angeles et de San Francisco. Parmi les jeunes auxquels il parla, l’épithète générale appliquée à tout le monde, de George Bush et Tim Russert à Tony Blair ou John Kerry, était « enfoiré ». Que le 11-Septembre ait été organisé par Halliburton et la famille royale saoudienne était une conviction quasi universelle. Trois groupes inconnus différents chantèrent des chansons dans lesquelles ils parlaient sans ambages de torturer et de tuer le président et le vice-président (Je te chie dans la bouche/Big Dick, et ça fait du bien/Ouais, Little Georgie/Une balle dans la tempe fera l’affaire). Lalitha avait insisté auprès des stagiaires et surtout de Walter sur la nécessité d’être disciplinés dans leur message, de s’en tenir aux faits quant à la surpopulation, de ratisser le plus large possible. Mais, sans l’attraction exercée par de grands noms comme ceux que Richard aurait pu leur apporter, leurs rassemblements n’attirèrent surtout que la frange de ceux qui étaient déjà convaincus, le genre de mécontents qui arpentaient les rues en portant des masques de ski pour lutter contre l’OMC. Chaque fois que Walter montait sur scène, il était acclamé pour son coup d’éclat de Whitmanville et ses textes percutants dans son blog, mais dès qu’il suggérait de se montrer malin et de laisser les faits parler par eux-mêmes, le public se calmait ou se mettait à chanter leurs slogans préférés – « Le cancer de la planète ! » « Que le pape aille se faire foutre ! ». À Seattle, où l’ambiance était spécialement mauvaise, il quitta la scène sous quelques huées. Il fut mieux reçu dans le Middle West et dans le Sud, particulièrement dans les villes universitaires, mais les foules étaient également beaucoup moins denses. Quand Lalitha et lui atteignirent Athens, en Georgie, il avait du mal à se lever le matin. La route l’avait épuisé et il était oppressé par l’idée que cette méchante rage du pays n’était rien de plus que l’écho amplifié de sa propre colère, qu’il avait laissé son ressentiment envers Richard priver Free Space d’une base de supporters plus importante, et qu’il dépensait de l’argent que Joey aurait été mieux avisé de donner au Planning familial. Sans Lalitha, qui était chargée de la conduite la plupart du temps, et de lui insuffler des doses régulières d’enthousiasme, il aurait pu abandonner la tournée pour repartir observer les oiseaux.
« Je sais que tu es découragé, lui dit Lalitha, alors qu’ils quittaient Athens. Mais je suis sûre que nous sommes en train de rendre la question très visible. Les hebdos gratuits citent tous verbatim les sujets de nos discours dans leurs annonces. Les blogueurs et les comptes rendus en ligne parlent tous de la surpopulation. Personne n’en avait plus parlé depuis les années soixante-dix. Et puis d’un coup, du jour au lendemain, tout le monde en parle. L’idée est là, partout dans le monde. De nouvelles idées germent déjà en marge. Ce n’est pas parce que ce n’est pas toujours tout rose que tu devrais te décourager.
— J’ai sauvé deux cents kilomètres carrés en Virginie-Occidentale, dit-il. Et encore plus que ça en Colombie. Ça a été du bon travail, avec de vrais résultats. Pourquoi je n’ai pas continué dans cette voie ?
— Parce que tu savais que ça ne suffisait pas. La seule chose qui va vraiment nous sauver, c’est d’amener les gens à changer leur façon de penser. »
Il regarda sa petite amie, ses mains fermement serrées sur le volant, ses yeux ardents fixés sur la route, et il se dit qu’il pourrait presque exploser du désir d’être comme elle, mais aussi de gratitude parce qu’elle acceptait qu’il soit lui-même.
« Mon problème, c’est que je n’aime pas assez les gens, dit-il. Je ne crois pas vraiment qu’ils peuvent changer.
— Mais si, tu aimes les gens. Je ne t’ai jamais vu être méchant avec quiconque. Tu n’arrêtes pas de sourire quand tu parles aux gens.
— Je ne souriais pas, à Whitmanville.
— En fait, si. Même là-bas. Et c’est d’ailleurs ce qui rendait les choses bizarres. »
Par cette canicule, il n’y avait de toute façon pas beaucoup d’oiseaux à observer. Une fois le territoire marqué et la reproduction accomplie, ce n’était absolument pas à l’avantage d’un petit oiseau de rester trop visible. Walter partait se promener le matin dans des refuges et des parcs qu’il savait être encore pleins de vie, mais les herbes trop hautes et les arbres trop feuillus demeuraient immobiles dans l’humidité estivale, comme des maisons fermées à son approche, comme des couples qui n’avaient d’yeux que pour eux-mêmes. L’hémisphère Nord baignait dans l’énergie du soleil, la vie végétale se transformait silencieusement en nourriture pour les animaux, avec les bourdonnements et les gémissements des insectes comme seuls produits dérivés sonores. C’était l’heure du retour sur investissement pour les migrants néotropicaux, les jours qui devaient être saisis. Walter enviait ces oiseaux, qui avaient une tâche à accomplir, tout en se demandant s’il ne déprimait pas parce que c’était le premier été, en quarante ans, où il ne travaillait pas.
Le concours national des groupes pour Free Space devait avoir lieu le dernier week-end d’août et, malheureusement, en Virginie-Occidentale. L’État n’était pas central et plutôt difficile à atteindre par les transports en commun, mais quand Walter, sur son blog, avait proposé de changer de lieu, les fans étaient déjà tout excités de se rendre en Virginie-Occidentale, de faire honte à cet État pour son taux de natalité élevé, le fait qu’il appartienne aux houillères, son importante population de chrétiens intégristes, et sa responsabilité pour avoir fait basculer l’élection de 2000 en faveur de George Bush. Lalitha avait demandé à Vin Haven la permission d’organiser la fête dans l’ancienne ferme d’élevage de chèvres appartenant au Trust, comme elle l’avait toujours eu en tête, et Haven, stupéfait par sa témérité, et tout aussi incapable que quiconque de résister à sa main de fer dans son gant de velours, avait accepté.
Un trajet épuisant à travers la Rust Belt fit grimper leur kilométrage au-delà des quinze mille et leur consommation pétrolière au-delà des trente barils. Il se trouva que leur arrivée dans les Twin Cities, à la mi-août, coïncida avec le premier front froid de l’été annonçant l’automne. Partout dans la forêt boréale du Canada, du nord du Maine et du Minnesota, dans cette grande forêt boréale encore substantiellement intacte, les parulines, les gobe-mouches, les canards et les moineaux en avaient terminé avec leur travail de parents, ils avaient perdu leur plumage de reproducteurs pour des couleurs plus propices au camouflage, et recevaient, avec le froid du vent et le nouvel angle du soleil, le signal du départ vers le Sud. Souvent, les parents partaient en premier, laissant leurs jeunes derrière pour qu’ils s’entraînent à voler, qu’ils cherchent un peu et finissent par trouver seuls leur route, plus maladroitement, avec des taux de mortalité plus élevés, vers leurs territoires hivernaux. Moins de la moitié de ceux qui partaient à l’automne reviendraient au printemps.
Les Sick Chelseas, un groupe de St. Paul que Walter avait jadis vu en première partie des Traumatics en se disant qu’ils ne survivraient pas une année de plus, étaient toujours sur pied et avaient réussi à faire venir assez de fans autour de Free Space pour voter pour eux lors de la grande soirée de Virginie-Occidentale. Les autres visages familiers dans le public comprenaient Seth et Merrie Paulsen, les anciens voisins de Walter dans Barrier Street, qui avaient l’air d’avoir trente ans de plus que tout le monde, sauf Walter bien sûr. Seth fut emballé par Lalitha, il ne pouvait s’empêcher de la fixer des yeux, il ignora les supplications de Merrie, qui se disait fatiguée, et insista pour un souper tardif après la bataille, au Taste of Thailand. Ce fut vraiment la fête aux ragots, dans la mesure où Seth harcela Walter pour obtenir des détails, à propos du mariage maintenant notoire de Connie et de Joey, sur les conditions de vie de Patty, sur l’histoire précise de la relation de Walter avec Lalitha, sur les circonstances exactes du dézingage de Walter par le New York Times (« Bon sang, ils ne t’ont pas loupé »), pendant que Merrie bâillait et se donnait une contenance résignée.
De retour au motel, très tard, Walter et Lalitha connurent quelque chose qui ressemblait à une vraie dispute. Ils avaient eu comme projet de prendre quelques jours dans le Minnesota, pour aller voir Barrier Street, le Nameless Lake et Hibbing, pour voir s’ils trouvaient Mitch, mais Lalitha voulait maintenant aller tout de suite en Virginie-Occidentale.
« La moitié des gens qui sont là-bas, se décrivent eux-mêmes comme des anarchistes, dit-elle. Ce n’est pas pour rien. Il faut qu’on y aille tout de suite pour nous occuper de la logistique.
— Non, dit Walter. La seule raison pour laquelle on a placé St. Paul en dernier, c’était pour qu’on puisse prendre quelques jours de repos. Tu ne veux pas voir où j’ai grandi ?
— Bien sûr que si. On le fera plus tard. On le fera le mois prochain.
— Mais nous y sommes ! On peut prendre deux jours et aller ensuite directement dans le comté du Wyoming. Comme ça on n’aura pas besoin de refaire toute la route. Ça n’a pas de sens de faire trois mille kilomètres de plus.
— Pourquoi tu fais ça ? dit-elle. Pourquoi tu ne veux pas t’occuper maintenant de ce qui est important, et t’occuper plus tard du passé ?
— Parce que c’était notre projet.
— C’était un projet, pas un contrat.
— Et puis, je crois que je me fais un peu de souci pour Mitch, aussi.
— Mais tu détestes Mitch !
— Ça ne veut pas dire que je veux que mon frère vive dans la rue.
— Oui, mais un mois de plus, ce n’est pas si terrible, dit-elle. On reviendra tout de suite après. »
Il secoua la tête.
« Je veux aussi voir la maison. Ça fait plus d’un an qu’elle est vide.
— Non, Walter. C’est toi et moi, c’est notre truc, et c’est maintenant.
— On pourrait même laisser le van ici, prendre l’avion et louer une voiture. On ne perdrait qu’une journée. On aurait encore toute une semaine pour la logistique. Tu veux bien faire ça pour moi ? »
Elle lui prit le visage dans ses mains et lui adressa un regard de border collie.
« Non, dit-elle. Toi, tu vas faire ça pour moi.
— Eh bien vas-y, dit-il en se reculant. Prends l’avion. J’arrive dans deux jours.
— Mais enfin, pourquoi tu me fais ça ? C’est à cause de Seth et Merrie ? Ils t’ont trop fait repenser au passé ?
— Oui, c’est vrai.
— Eh bien, sors-toi ça de la tête et viens avec moi. On doit rester ensemble. »
Comme un courant froid au fond d’un lac un peu plus chaud, une ancestrale dépression aux gènes suédois s’infiltrait en lui : le sentiment de ne pas mériter une partenaire comme Lalitha ; de ne pas être fait pour une vie de liberté et d’héroïsme hors la loi ; d’avoir besoin de lutter contre une situation plus terne et plus durablement insatisfaite pour se forger une existence. Et il se rendait compte que, uniquement parce qu’il nourrissait ces sentiments-là, il commençait à instiller un malaise avec Lalitha. Et il valait mieux, se dit-il tristement, qu’elle apprenne au plus vite ce qu’il était vraiment. Qu’elle comprenne son lien avec son frère, son père et son grand-père. Il secoua à nouveau la tête.
« Je vais m’en tenir à ce que j’ai décidé, dit-il. Je vais partir deux jours en van. Si tu ne veux pas venir avec moi, on va te prendre un billet d’avion. »
Tout aurait pu être différent si elle avait pleuré à ce moment-là. Mais elle était obstinée, fougueuse, et en colère contre lui ; le lendemain matin, il la conduisit à l’aéroport en s’excusant jusqu’au moment où elle lui dit de se taire.
« C’est bon, dit-elle. J’ai encaissé. Je ne m’en fais plus pour ça ce matin. On fait ce qu’on a à faire. Je t’appelle quand j’arrive et je te vois très bientôt. »
C’était un dimanche matin. Walter appela Carol Monaghan, puis roula dans des artères familières jusqu’à Ramsey Hill. Blake avait abattu quelques arbres et quelques buissons de plus dans le jardin de Carol, mais à part ça rien n’avait trop changé dans Barrier Street. Carol embrassa chaleureusement Walter, pressant ses seins contre lui d’une manière qui ne semblait pas très familiale ; ensuite, pendant une heure, tandis que les jumelles glapissaient autour d’eux dans la grande salle adaptée à la sécurité des enfants et que Blake ne cessait de se lever, de sortir et d’entrer nerveusement, les deux parents jouèrent tous deux aux beaux-parents.
« Je mourais d’envie de vous appeler, quand j’ai découvert ça, dit Carol. J’ai dû lutter pour me retenir de ne pas faire votre numéro. Je ne comprenais pas du tout pourquoi Joey ne voulait pas vous le dire.
— Tu sais, il a eu des problèmes avec sa mère, dit Walter. Et avec moi aussi.
— Et comment va Patty ? J’ai appris que vous n’étiez plus ensemble.
— C’est vrai.
— Je ne vais pas me retenir, sur ce coup, Walter. Je vais dire ce que je pense, même si ça me vaut toujours des ennuis. Je crois que cette séparation, elle a commencé il y a longtemps. Je détestais la façon dont elle te traitait. On avait l’impression que tout tournait toujours autour d’elle. Voilà… je l’ai dit.
— Tu sais, Carol, ces choses-là, c’est compliqué. Et maintenant elle est aussi la belle-mère de Connie. Alors, j’espère que vous allez toutes les deux trouver un moyen de vous entendre.
— Ha mais, moi, ça n’a pas d’importance, on n’a pas besoin de se voir. J’espère juste qu’elle va reconnaître que ma fille a vraiment un cœur d’or.
— Moi je le reconnais, sans aucun doute. Je pense que Connie est une fille merveilleuse, avec un gros potentiel.
— Oui mais toi, tu as toujours été le gentil, de vous deux. Toi aussi tu as un cœur d’or. J’ai toujours été contente que tu sois mon voisin, Walter. »
Il choisit de laisser passer l’injustice du propos, de ne pas rappeler à Carol les nombreuses années où Patty leur avait témoigné de la générosité à elle et à Connie, mais il se sentit très triste pour Patty. Il savait les efforts qu’elle avait déployés pour s’améliorer, et cela le chagrinait de se retrouver maintenant avec tous ceux qui ne voyaient que le côté moins bon de Patty. La boule qui était coincée dans sa gorge prouvait bien qu’en dépit de tout il l’aimait encore. En se mettant à genoux pour se lancer dans une interaction courtoise avec les jumelles, il se rappela qu’elle avait toujours été beaucoup plus à l’aise que lui avec les jeunes enfants, qu’elle avait si bien su s’oublier avec Jessica et Joey quand ils avaient l’âge des jumelles ; qu’elle s’était absorbée dans sa tâche avec bonheur. Il valait bien mieux, décida-t-il, que Lalitha soit partie en Virginie-Occidentale pour le laisser souffrir seul dans le passé.
Après avoir échappé à Carol, et avoir déduit de l’adieu froid de Blake qu’il ne lui avait toujours pas pardonné d’être de gauche, il roula jusqu’à Grand Rapids, s’arrêta pour faire quelques courses et arriva au Nameless Lake à la fin de l’après-midi. Un funeste panneau À VENDRE était apposé sur la propriété voisine, celle des Lundner, mais la maison de Walter avait supporté 2004 à peu près aussi bien qu’elle avait supporté les autres années. Le double de clé pendait toujours derrière le vieux banc rustique en bouleau, et cela ne lui fut pas trop intolérable de se retrouver dans les pièces où sa femme et son meilleur ami l’avaient trahi ; suffisamment d’autres souvenirs l’inondaient avec assez de vigueur pour en prendre la place. Il râtissa et balaya jusqu’à la nuit, heureux d’avoir un vrai travail à faire, pour une fois, et ensuite, avant de se coucher, il appela Lalitha.
« C’est complètement dingue, ici, dit-elle. C’est bien que je sois venue et c’est bien aussi que tu ne sois pas resté, parce que je crois que tu ne le supporterais pas. C’est un peu Fort Apache. Notre personnel a pratiquement besoin d’un service d’ordre pour les protéger des fans qui sont arrivés en avance. On dirait que tous les fous de Seattle ont déboulé ici. On a installé un petit camp près du puits, avec un WC mobile, mais il y a déjà trois cents personnes qui l’assiègent. Ils sont partout sur le terrain, ils boivent dans le même ruisseau à côté duquel ils chient et ils se mettent les gens du coin à dos. Il y a des graffitis tout le long de la route qui mène ici. Je dois envoyer des stagiaires dans la matinée pour présenter des excuses aux gens dont la propriété a été abîmée et pour proposer de repeindre. Je cours partout pour dire aux gens de se calmer, mais ils sont tous défoncés et ils se sont étalés partout sur plus de cinq hectares, il n’y a pas de leader, c’est totalement déstructuré. Après, la nuit est tombée, il s’est mis à pleuvoir et j’ai dû repartir en ville pour trouver un motel.
— Je peux prendre l’avion demain, dit Walter.
— Non, viens avec le van. Il faut qu’on puisse camper sur place. Et maintenant, ça ne ferait que te mettre en colère. Moi, je peux gérer sans me mettre trop en colère, et les choses devraient s’être améliorées quand tu arriveras.
— Bien, mais conduis prudemment, d’accord ?
— Oui, dit-elle. Je t’aime, Walter.
— Je t’aime aussi. »
La femme qu’il aimait l’aimait. Il le savait avec certitude, mais c’était tout ce qu’il savait avec certitude, maintenant ou jamais ; tous les autres faits vitaux restaient inconnus. Si elle avait conduit vraiment prudemment, par exemple. Si elle avait roulé ou non à toute allure sur une route de comté rendue glissante par la pluie pour retrouver le site le lendemain matin, si elle avait pris ou non les virages aveugles de montagne dangereusement vite. Si un camion des houillères avait débouché dans l’un de ces virages et fait ce que ces camions faisaient chaque semaine quelque part en Virginie-Occidentale. Ou si quelqu’un conduisant un énorme 4 × 4, peut-être quelqu’un dont la grange avait été recouverte des graffitis FREE SPACE ou CANCER DE LA PLANÈTE, avait vu une jeune femme à la peau sombre, au volant d’une voiture coréenne de location, avait fait un écart pour se mettre dans sa file et s’était collé à son pare-chocs ou l’avait dépassée en serrant trop, voire l’avait forcée à quitter la route sans bas-côté.
Quelle qu’en fut la raison exacte, vers huit heures moins le quart, à huit kilomètres au sud de la ferme, la voiture de Lalitha plongea dans un profond ravin pentu et alla s’écraser contre un noyer d’Amérique. Le rapport de police ne put même pas offrir l’assurance vaguement réconfortante que la mort avait été instantanée. Mais le traumatisme était sévère, le bassin était cassé, l’artère fémorale sectionnée et elle était certainement morte avant que Walter, à sept heures trente, heure du Minnesota, remette le double de clé sous le banc et file chercher son frère dans le comté d’Aitkin.
De sa longue expérience avec son père, il savait que les alcooliques sont plus accessibles à la conversation le matin. Tout ce que Brent avait pu lui dire sur la dernière ex de Mitch, Stacy, était qu’elle travaillait dans une banque à Aitkin, le siège du comté ; il fit donc un tour rapide des banques de la ville et trouva Stacy dans la troisième. Elle était jolie, dans le style d’une fille de la campagne un peu costaude, elle avait l’air d’avoir trente-cinq ans et parlait comme une adolescente. Elle n’avait jamais rencontré Walter, mais semblait tout à fait prête à lui faire endosser une grande responsabilité dans l’abandon par Mitch de ses enfants.
« Vous pourriez essayer la ferme de son ami Bo, dit-elle en haussant les épaules d’un air maussade. Aux dernières nouvelles, Bo le laissait dormir dans l’appartement au-dessus de son garage, mais ça, c’était il y a trois mois. »
Le comté d’Aitkin, marécageux, érodé par la glaciation, sans aucune ressource minière, était le comté le plus pauvre du Minnesota, il était donc plein d’oiseaux, mais Walter ne s’arrêta pas pour les regarder, il roula tout droit sur la Route 5 du comté et trouva la ferme de Bo. Il y avait un grand champ jonché des restes montés en graines d’une récolte de colza, un champ de maïs plus petit, bien plus envahi de mauvaises herbes. Bo lui-même, à genoux dans l’allée menant à la maison, réparait la béquille d’une bicyclette de fillette ornée de serpentins roses en plastique, tandis qu’une tripotée de jeunes enfants entraient et sortaient de la maison par la porte principale ouverte. Les joues de Bo étaient colorées par le gin, mais il était jeune et avait la carrure d’un lutteur.
« Comme ça, vous êtes le frère de la grande ville, dit-il en regardant d’un air incrédule le van de Walter.
— C’est moi, dit Walter. On m’a dit que Mitch vivait avec vous ?
— Ouais, il va et vient. En ce moment, vous allez sans doute pouvoir le trouver à Peter Lake, sur le camping du comté. Vous avez besoin de le voir pour une raison particulière ?
— Non, je passais, c’est tout.
— Ouais, les choses ont été un peu rudes pour lui, depuis que Stacy l’a viré. J’essaie de l’aider un peu.
— Elle l’a viré ?
— Oh enfin, vous savez, y a toujours deux côtés, dans ces histoires, pas vrai ? »
Il fallait rouler à peu près une heure pour atteindre Peter Lake, dans la direction de Grand Rapids. En arrivant au camping, qui tenait un peu d’une casse de voitures et manquait particulièrement de charme sous le soleil de midi, Walter aperçut un vieux type ventru, accroupi à côté d’une tente rouge tachée de boue, qui écaillait un poisson au-dessus d’un journal. Ce n’est qu’après être passé en voiture devant lui qu’il se rendit compte, à la ressemblance avec son père, que c’était Mitch. Il gara le van près d’un peuplier, pour avoir un peu d’ombre, et se demanda ce qu’il faisait là. Il n’était pas prêt à proposer à Mitch la maison de Nameless Lake, il pensait qu’il pourrait y vivre avec Lalitha pendant une saison ou deux, le temps de décider de leur avenir. Mais il voulait aussi ressembler davantage à Lalitha, se montrer moins craintif et plus humain, et bien qu’il pût comprendre qu’il serait peut-être plus gentil de laisser Mitch tranquille, il inspira profondément et se dirigea vers la tente rouge.
« Mitch », dit-il.
Mitch écaillait un crapet de vingt-cinq centimètres et ne leva pas les yeux.
« Ouais.
— C’est Walter. Ton frère. »
Il leva les yeux cette fois, avec une grimace de réflexion qui devint vite un vrai sourire. Il avait perdu son physique avantageux, ou plutôt ses traits harmonieux s’étaient réduits à une petite oasis faciale perdue dans un désert bouffi et tanné.
« Putain de merde, le petit Walter ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je suis juste passé te voir. »
Mitch s’essuya les mains sur son bermuda de coton très sale et en tendit une à Walter. Une main molle que Walter serra fort.
« Ouais, pour sûr, c’est super, dit Mitch, sans penser à quoi que ce soit de spécial. J’allais juste m’ouvrir une bière. Tu veux une bière ? Ou tu ne bois toujours pas ?
— Je veux bien une bière », dit Walter.
Il se dit alors que ça aurait été plus dans le style Lalitha d’avoir apporté à Mitch un pack de six, puis il se dit que c’était également gentil de permettre à Mitch d’être généreux. Il ne savait pas ce qui était le plus gentil. Mitch traversa son petit campement très désordonné et alla vers une énorme glacière, pour en revenir avec deux canettes de PBR.
« Ouais, dit-il, j’ai vu le van arriver et je me suis demandé qui c’étaient, ces hippies qui arrivaient là. T’es un hippie, maintenant ?
— Pas exactement. »
Tandis que les mouches et les guêpes se régalaient des boyaux de poisson laissés par Mitch qui avait abandonné son projet, ils s’assirent tous deux sur d’antiques tabourets de camping en bois et en toile piquetée de moisi, qui avaient appartenu à leur père. Walter reconnut d’autres objets tout aussi antiques sur le site. Mitch, comme leur père, était un grand bavard et, à l’écouter l’informer sur son mode actuel d’existence, sur la litanie des mauvais moments, des blessures au dos, des accidents de voiture et des différends conjugaux irréconciliables qui l’avaient mené à cette vie, Walter fut frappé de voir qu’il était un alcoolique très différent de ce que leur père avait été. L’alcool, ou alors le passage du temps, semblait avoir effacé tout souvenir de leur animosité mutuelle. Il ne montrait aucune trace d’un sens quelconque de ses responsabilités, ni, du coup, d’attitude de défense ou de ressentiment. C’était une journée ensoleillée et il faisait juste ce qu’il avait à faire. Il buvait régulièrement, mais sans précipitation ; l’après-midi allait être long.
« Et donc, comment tu gagnes de l’argent ? dit Walter. Tu travailles ? »
Mitch se pencha en chancelant un petit peu et ouvrit une boîte à matériel de pêche dans laquelle se trouvaient une petite pile de billets et peut-être cinquante dollars en monnaie.
« Ma banque, dit-il. J’ai assez pour tenir toute la saison chaude. J’étais veilleur de nuit à Aitkin l’hiver dernier.
— Et qu’est-ce que tu vas faire quand tu n’en auras plus ?
— Je trouverai quelque chose. Je sais me débrouiller.
— Et tu te soucies de tes enfants ?
— Oui, ça m’arrive. Mais ils ont de bonnes mères qui savent s’en occuper. Je ne saurais pas les aider, dans ce domaine. J’ai fini par le comprendre. Je suis juste bon à m’occuper de moi.
— Tu es un homme libre.
— Tu l’as dit. »
Ils se turent. Une brise légère s’était levée, projetant des millions de diamants sur la surface de Peter Lake. À l’autre bout, quelques pêcheurs paressaient dans des canots en aluminium. Quelque part, plus près, un corbeau croassait, et un autre campeur coupait du bois. Walter avait passé ses journées dehors tout l’été, très souvent dans des endroits bien plus lointains et sauvages que celui-là, mais jamais il ne s’était senti plus loin de tout ce qui constituait sa vie que maintenant. Ses enfants, son travail, ses idées, les femmes qu’il aimait. Il savait que son frère n’était pas intéressé par cette vie – il était au-delà de tout intérêt pour quoi que ce fut – et il n’avait aucun désir d’en parler. De lui infliger ça. Mais, au moment même où son téléphone portable sonna, révélant un numéro inconnu en Virginie-Occidentale, il était en train de se dire combien sa vie avait été chanceuse et heureuse.