Chapitre 1 : Accommodante
Si Patty n’était pas athée, elle remercierait le Seigneur pour les programmes sportifs scolaires, parce qu’ils lui avaient, au fond, sauvé la vie et donné une chance de se réaliser en tant que personne. Elle est tout spécialement reconnaissante envers Sandra Mosher de la North Chappaqua Middle School, envers Elaine Carver et à Jane Nagel du lycée Horace Greeley, Ernie et Rose Salvatore du Gettysburg Girls Basketball Camp, ainsi qu’Irene Treadwell de l’université du Minnesota. C’est auprès de ces merveilleux entraîneurs que Patty a appris la discipline, la patience, la concentration, le jeu collectif, et les idéaux de fair-play sportif qui l’ont aidée à compenser son esprit de compétition maladif et son manque d’estime d’elle-même.
Patty a grandi dans le comté de Westchester, dans l’État de New York. Elle était l’aînée de quatre enfants, et les trois autres correspondaient davantage à ce que leurs parents avaient pu espérer. Elle était notablement Plus Costaude que tout le monde, mais aussi bien Moins Originale, et enfin indéniablement Plus Stupide. Pas réellement stupide, mais relativement plus stupide. Elle finit par friser le mètre soixante-quinze, presque la même taille que son frère, dépassant les autres de plusieurs centimètres, et il lui arrivait parfois de regretter de ne pas avoir atteint le mètre quatre-vingts, puisque de toute façon elle n’allait jamais correspondre aux critères familiaux. Mieux voir le panier, mieux se placer sur le terrain et pivoter plus librement en défense auraient pu rendre sa fibre compétitive un peu moins agressive, ce qui aurait pu lui offrir une vie post-universitaire plus heureuse ; sans doute pas, mais c’était intéressant d’y réfléchir. Quand elle arriva au niveau universitaire, elle se retrouva souvent parmi les plus petites joueuses du terrain, ce qui, curieusement, lui rappelait sa position dans sa famille et l’aidait à maintenir son adrénaline au sommet.
Le premier souvenir que Patty ait d’avoir joué à un jeu d’équipe en présence de sa mère est également un de ses derniers. Elle était inscrite au centre de loisirs sportifs pour enfants ordinaires, situé dans le même bâtiment que le centre de loisirs artistiques pour enfants extraordinaires que fréquentaient ses deux sœurs, et un jour, sa mère et ses sœurs vinrent assister aux dernières manches d’un match de softball. Patty était très frustrée de devoir se tenir dans le champ gauche tandis que des filles moins douées commettaient des erreurs dans le champ intérieur et elle attendait que quelqu’un frappe une balle profonde. Elle entreprit de se rapprocher du centre en toute discrétion, vers la fin du match. Avec les coureuses sur les première et seconde bases. La batteuse frappa une balle au rebond et l’envoya en direction de la joueuse plutôt mal coordonnée postée entre la deuxième et la troisième base, et Patty courut devant pour attraper la balle elle-même et filer après la coureuse de tête avant de se mettre à pourchasser l’autre coureuse, une gentille fille qui était probablement arrivée en premier suite à une erreur de placement. Patty fondit sur elle et la fille partit en glapissant dans le champ extérieur, laissant la voie libre jusqu’à la base et entraînant ainsi l’élimination automatique, mais Patty continua à la pourchasser et finit par la toucher tandis que la fille se ratatinait en hurlant sous la douleur visiblement insoutenable causée par un léger frôlement de gant.
Patty était bien consciente qu’elle n’était pas un exemple de fair-play sur ce coup. Quelque chose s’était emparé d’elle parce que sa famille la regardait. Dans le break familial, d’une voix encore plus tremblante que d’habitude, sa mère lui demanda si elle était vraiment obligée de se montrer aussi… agressive. S’il était absolument nécessaire de, eh bien, de se montrer aussi… agressive. Est-ce que cela aurait gêné Patty de partager un peu la balle avec ses coéquipières ? Patty répondit qu’elle n’avait eu absolument AUCUNE balle, dans le champ gauche. Et sa mère lui dit alors, « Cela ne me dérange pas du tout que tu fasses du sport, mais uniquement si ça peut t’apprendre la coopération et l’esprit de groupe ». Et Patty répliqua, « Alors, il faut m’envoyer dans un VRAI centre, où je ne serai pas la seule à savoir jouer ! Je ne peux pas coopérer avec des filles qui ne savent pas attraper une balle ! ». Et sa mère dit, « Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée d’encourager comme ça l’agressivité et la compétition. J’imagine que c’est parce que je ne suis pas fana de sport, mais je ne vois pas où est le plaisir dans le fait de vaincre quelqu’un juste pour le vaincre. Est-ce que ça ne serait pas beaucoup plus amusant de travailler tous ensemble pour construire collectivement quelque chose ? ».
La mère de Patty était une démocrate professionnelle. Elle est même, maintenant, au moment où s’écrit ce récit, une élue de l’État, l’Honorable Joyce Emerson, connue pour sa défense des espaces verts, des enfants pauvres et des arts. Pour Joyce, le paradis, c’est un espace vert où les enfants pauvres peuvent s’ébattre et s’exprimer artistiquement aux frais de l’État. Joyce est née Joyce Markowitz, à Brooklyn en 1934, mais elle détestait être juive et le manifesta dès les premiers balbutiements de sa conscience. (L’autobiographe se demande si une des raisons pour lesquelles la voix de Joyce tremble constamment ne viendrait pas du fait d’avoir lutté si dur toute sa vie pour ne pas avoir l’accent de Brooklyn.) Joyce obtint une bourse pour aller étudier les beaux-arts dans les bois du Maine où elle rencontra l’excessivement goy futur papa de Patty, qu’elle épousa à l’église unitarienne Universaliste de Tous les Saints de l’Upper East Side de Manhattan. De l’avis de l’autobiographe, Joyce eut son premier bébé avant d’être émotionnellement prête à la maternité, même si l’autobiographe elle-même ne devrait pas trop jeter de pierres à qui que ce soit dans ce domaine. Lorsque Jack Kennedy fut nommé candidat démocrate, en 1960, cela donna à Joyce une noble et vibrante excuse pour quitter une maison quelle ne semblait pas pouvoir s’empêcher de remplir de bébés. Après, ce furent les droits civiques, le Vietnam, et Bobby Kennedy – autant de bonnes raisons de ne pas rester dans une maison loin d’être assez grande pour quatre enfants plus une nounou de la Barbade logée dans le sous-sol. Joyce participa à sa première convention en 1968 comme déléguée toute dévouée à feu Bobby. Elle fut trésorière du parti pour le comté, puis responsable, et enfin elle milita pour Teddy en 1972 puis en 1980. Chaque été, toute la journée, des hordes de bénévoles entraient et sortaient par les portes ouvertes de la maison en portant des caisses pleines de matériel de campagne. Patty pouvait s’entraîner au dribble et au tir en course six heures d’affilée sans que quiconque ne le remarque ni ne s’en soucie.
Le père de Patty, Ray Emerson, était avocat et humoriste amateur. Son répertoire comprenait des blagues sur les pets et de mauvaises imitations des enseignants de ses enfants, de voisins, ou d’amis. Il aimait tout particulièrement tourmenter Patty en imitant Eulalie, la nounou de la Barbade, quand elle avait à peine le dos tourné, en disant, « On awête de jouer, on awête de jouer ! », d’une voix de plus en plus forte jusqu’au moment où Patty, mortifiée, se levait de table d’un bond, tandis que le reste de la fratrie hurlait d’excitation. Il semblait ne jamais se lasser de faire rire en se moquant de l’entraîneur et mentor de Patty, Sandy Mosher, que Ray aimait appeler Saaaandra. Il ne cessait de demander à Patty si Saaaandra avait reçu des appels de messieurs ces temps-ci ou peut-être, ouh-ouh-ouh, de dames ? Et la fratrie de faire le chœur : Saaaandra, Saaaandra ! Parmi les autres méthodes amusantes visant à torturer Patty, on cachait le chien, Elmo, et on disait qu’Elmo avait été euthanasié pendant que Patty était à son entraînement du soir. Ou alors on taquinait Patty sur des erreurs factuelles qu’elle avait commises de nombreuses années auparavant – on lui demandait comment se portaient les kangourous en Autriche ou si elle avait lu le dernier livre de la célèbre romancière contemporaine Louisa May Alcott, et si elle pensait toujours que les champignons faisaient partie du règne animal. « J’ai vu un des champignons de Patty courir après un camion, l’autre jour, disait son père. Regardez, regardez-moi bien, c’est comme ça que le champignon de Patty court après un camion. »
Presque tous les soirs, son père quittait la maison après le dîner pour aller retrouver les pauvres gens qu’il défendait au tribunal pour très peu d’argent, voire pour rien du tout. Il avait son cabinet juste en face du tribunal de White Plains. Parmi ses clients qui ne payaient pas il y avait des Portoricains, des Haïtiens, des travestis, ainsi que des handicapés mentaux ou physiques. Certains étaient dans un tel pétrin qu’il ne se moquait même pas d’eux quand ils avaient le dos tourné. Mais, dans la mesure du possible, cela dit, il trouvait leurs problèmes amusants. Lors de son année de seconde, pour un projet scolaire, Patty assista à deux procès auxquels participait son père. L’un de ces procès était une affaire impliquant un chômeur de Yonkers qui avait trop bu le jour de la fête nationale de Puerto Rico, et qui était ensuite parti à la recherche du frère de sa femme, dans l’intention de le poignarder, mais il n’avait pas réussi à le trouver et avait fini par planter un inconnu dans un bar à la place. Son père, mais aussi le juge et même le procureur semblaient trouver très drôles la stupidité et la malchance de l’accusé. Ils ne cessaient d’échanger des clins d’œil entendus. Comme si la misère, le handicap et la prison n’étaient que de petits spectacles proposés par les classes malheureuses pour égayer une journée un peu morne par ailleurs.
Durant le trajet de retour en train, Patty demanda à son père de quel côté il se trouvait.
« Ha-ha, bonne question, répondit-il. Il faut que tu comprennes que mon client est un menteur. La victime est un menteur. Et le patron du bar est un menteur. Ce sont tous des menteurs. Certes, mon client a droit à une défense vigoureuse. Mais il faut aussi essayer de servir la justice. Il arrive que le procureur, le juge et moi travaillions ensemble, ou que le procureur travaille pour la victime ou que je travaille pour l’accusé. Tu as entendu parler de notre système de justice accusatoire ?
— Oui.
— Bon. Eh bien, parfois le procureur, le juge et moi, nous avons tous les trois le même adversaire. On essaie de trier les faits et d’éviter l’erreur judiciaire. Sauf que, euh… Ne mets pas ça dans ton devoir.
— Je croyais que trier les faits, c’était ce que faisaient le grand jury et le jury.
— C’est vrai. Ça, tu peux le mettre dans ton devoir. Jugé par un jury de vos pairs. C’est important.
— Mais la plupart de tes clients sont innocents, pas vrai ?
— Il n’y en a pas beaucoup qui méritent un châtiment aussi sévère que ce qu’on veut leur infliger.
— Mais il y en a beaucoup qui sont totalement innocents, pas vrai ? Maman dit qu’ils ont du mal avec notre langue, ou que les policiers ne font pas très attention aux gens qu’ils arrêtent, qu’il y a des préjugés contre eux, et qu’on ne leur laissa pas assez leurs chances.
— Tout cela est totalement vrai, Pattycakes. Cela dit, euh… Ta mère peut aussi être un peu naïve. »
Patty était moins gênée par les moqueries de son père quand sa mère en était l’objet.
« Tu sais bien, tu les as vus, ces gens, lui dit-il. Doux Jésus ! El ron me puso loco. »
Fait important concernant la famille de Ray : elle avait beaucoup d’argent. Sa mère et son père vivaient sur le grand domaine ancestral au cœur des collines du nord-ouest du New Jersey, dans une jolie maison moderniste en pierre censée avoir été dessinée par Frank Lloyd Wright, et qui était décorée de tableaux mineurs peints par de célèbres impressionnistes français. Chaque été, tout le clan Emerson se retrouvait sur le domaine au bord du lac pour des pique-niques que Patty ne parvenait jamais vraiment à apprécier. Son grand-père, August, aimait attraper l’aînée de ses petites-filles par la taille pour l’asseoir sur sa cuisse bondissante et en éprouver Dieu sait quel petit frisson ; il n’était certainement pas très respectueux de l’intégrité physique de Patty. Dès son année de cinquième, elle avait dû disputer des doubles avec Ray, son jeune associé et l’épouse dudit associé, sur le court de tennis des grands-parents, se faire reluquer par le jeune associé dans ses tenues de tennis dénudées, et elle se sentait embarrassée par ces regards baladeurs.
Tout comme Ray, le grand-père de Patty avait acheté le droit d’être excentrique dans sa vie privée en accomplissant un bon travail légal dans la sphère publique ; il s’était fait un nom en défendant des objecteurs de conscience connus et des déserteurs à la conscription dans trois guerres. Pendant son temps libre, dont il ne manquait pas, il cultivait de la vigne sur ses terres et faisait fermenter les raisins dans l’une de ses dépendances. Son « exploitation viticole » avait pour nom « Cuisse de Biche » et était l’objet de toutes les plaisanteries familiales. Lors des pique-niques estivaux, August circulait d’un pas chancelant en tongs et en caleçons de bain très amples, serrant dans sa main une de ses bouteilles aux grossières étiquettes, remplissant une fois de plus des verres que ses invités avaient discrètement vidés dans l’herbe ou dans des buissons. « Qu’en pensez-vous ? demandait-il. C’est du bon vin ? Vous l’aimez ? » Il tenait à la fois de l’amateur juvénile et enthousiaste et du bourreau déterminé à punir de la même façon chaque victime. Évoquant la coutume européenne, August était partisan de donner du vin aux enfants, et lorsque les jeunes mères étaient occupés à éplucher le maïs ou à décorer des salades de compétition, il coupait d’eau sa Réserve Cuisse de Biche et l’imposait aux gamins dès l’âge de trois ans, leur soutenant gentiment le menton si nécessaire pour verser la mixture dans leurs bouches, tout en s’assurant qu’ils avalaient bien. « Tu sais ce que c’est ? disait-il. C’est du vin. » Si l’enfant commençait à se comporter étrangement, il disait, « Ce que tu ressens, ça s’appelle être soûl. Tu as trop bu. Tu es soûl ». Le tout avec un dégoût aussi sincère qu’amical. Patty, qui fut toujours l’aînée des enfants, observait ces scènes dans un silence horrifié, laissant à un frère, à une sœur ou à un cousin plus jeune le soin de sonner l’alerte : « Grand-père est en train de soûler les petits ! » Tandis que les mères arrivaient en courant pour gronder August et éloigner leur progéniture, que les pères gloussaient à leurs propres blagues salaces sur l’obsession d’August pour les arrière-trains des biches, Patty se glissait dans le lac et flottait longuement dans les coins peu profonds les plus chauds, laissant l’eau lui boucher les oreilles et la rendre sourde à sa famille.
Parce que ça se passait toujours comme ça : à chaque pique-nique, dans la cuisine de la maison de pierre, il y avait toujours une bouteille ou deux d’un vieux bordeaux fabuleux, venant de la cave d’August. Le vin était monté à la demande insistante du père de Patty, au prix de cajoleries et de supplications inouïes, et c’était toujours Ray qui donnait le signal, un hochement de tête subtil, à ses frères ou à tout ami mâle avec lequel il était venu, que c’était le moment de s’échapper du pique-nique et de le suivre. Les hommes revenaient quelques minutes plus tard avec de gros verres ballon pleins à ras bord d’un rouge merveilleux ; Ray avait également à la main une bouteille française dans laquelle il ne restait plus qu’un fond de vin, à partager entre les épouses et autres visiteurs moins favorisés. On avait beau supplier August, personne ne parvenait à le convaincre d’aller chercher une autre bouteille dans sa cave ; il proposait, à la place, sa Réserve Cuisse de Biche.
Et la même chose se reproduisait à chaque Noël : les grands-parents arrivaient du New Jersey dans leur Mercedes dernier cri (August revendait sa voiture après un ou deux ans), ils débarquaient dans la maison de campagne surpeuplée de Ray et de Joyce avant l’heure que Joyce les avait suppliés de respecter, et se mettaient à distribuer des cadeaux insultants. Joyce, cela resta célèbre, reçut une année deux torchons déjà bien usagés. Ray avait souvent droit à l’un de ces gros livres d’art trouvés en promotion chez Barnes & Noble, parfois même avec l’étiquette $3,99 bien visible. Les enfants avaient leurs petites saletés en plastique fabriquées en Asie : de minuscules réveils de voyage qui ne fonctionnaient pas, des porte-monnaie siglés au nom d’une compagnie d’assurances du New Jersey, des marionnettes chinoises pour les doigts effroyablement grossières, des piques à cocktail assorties. Pendant ce temps, dans l’université où August avait fait ses études, on construisait une bibliothèque qui porterait son nom. Parce que la fratrie de Patty était scandalisée par la radinerie des grands-parents, ce qu’elle compensait par des demandes tout aussi scandaleuses pour les rétributions parentales de fin d’année – Joyce ne se couchait jamais avant trois heures du matin la veille de Noël, et empaquetait des cadeaux choisis dans des listes interminables et extrêmement détaillées –, Patty adopta une autre politique et décida de ne plus s’intéresser qu’au sport.
Son grand-père avait jadis été un véritable athlète, une vedette universitaire en course à pied et un ailier rapproché au football, c’est probablement de là que venaient la taille et les réflexes de Patty. Ray avait également joué au football, mais c’était dans le Maine et pour une fac qui pouvait à peine mettre en place une équipe. Son sport à lui, c’était le tennis, le sport que Patty haïssait, même si elle était douée. Elle était persuadée que Björn Borg était au fond un faible rentré. À part de rares exceptions (comme Joe Namath, par exemple), elle n’était pas vraiment impressionnée par les athlètes hommes en général. Sa spécialité, c’était les coups de cœur pour des garçons populaires suffisamment âgés ou mignons pour être complètement inaccessibles. Cela dit, comme elle était une personne très accommodante, elle sortait pratiquement avec quiconque le lui demandait. Elle se disait que les garçons timides ou peu populaires avaient une vie difficile et elle les prenait en pitié autant qu’il était humainement possible de le faire. Pour une raison étrange, c’étaient souvent des lutteurs. D’après l’expérience de Patty, les lutteurs étaient courageux, taciturnes, allumés, renfrognés, polis, ne craignant pas les sportives. L’un d’eux lui confia un jour qu’au lycée, ses amis et lui la connaissaient sous le nom de la Guenon.
Pour ce qui est de la sexualité à proprement parler, la première expérience de Patty fut un viol commis lors d’une fête, quand elle avait dix-sept ans, par un interne plus âgé du nom d’Ethan Post. Ethan ne pratiquait aucun sport à part le golf, mais Patty lui rendait bien trente centimètres et vingt-cinq kilos et ce garçon offrait de très décourageantes perspectives quant à la force musculaire des femmes comparée à celle des hommes. Ce qu’il fit à Patty lui apparut clairement comme un viol. Lorsqu’elle se mit à lutter, elle lutta vraiment, quoique pas très efficacement, ni très longtemps, parce qu’elle était ivre pour l’une des premières fois de sa vie. Elle s’était sentie si merveilleusement libre ! Très probablement, dans la grande piscine de Kim McClusky, par une belle et chaude soirée de mai, Patty avait donné à Ethan Post une fausse impression. Même sobre, elle était déjà beaucoup trop accommodante. Dans la piscine, elle avait dû être tout étourdie à force d’être accommodante. Au bout du compte, elle y était vraiment pour quelque chose. Ses idées sur l’amour faisaient penser à L’Île aux naufragés : « dans leur genre, plutôt primitives ». À mi-chemin entre Blanche-Neige et les aventures d’Alice détective. Et en plus, Ethan avait indubitablement cet air arrogant qui attirait Patty à ce stade de sa vie. Il ressemblait à l’être aimé dans les romans pour filles, ceux avec des voiliers sur la couverture. Après avoir violé Patty, il lui dit qu’il était désolé que « ça » ait été plus rude qu’il l’aurait voulu, il était désolé pour « ça ».
Ce ne fut qu’une fois les effets des piña coladas dissipés, tôt le lendemain matin, dans cette chambre que Patty, en personne accommodante qu’elle était, partageait avec sa sœur cadette pour que leur autre sœur ait sa propre chambre afin de pouvoir s’adonner à la créativité et au fouillis ; ce ne fut qu’à ce moment-là qu’elle s’indigna. Une indignation née du fait qu’Ethan trouvait qu’elle était tellement une rien-du-tout qu’il pouvait bien la violer et la reconduire ensuite chez elle. Mais justement, elle n’était pas une rien-du-tout. Entre autres choses, elle était déjà, en tant que junior, la détentrice du record absolu de passes décisives sur une saison entière au lycée Horace Greeley. Un record qu’elle allait une fois encore pulvériser l’année suivante ! Elle était aussi meilleure joueuse à son poste de l’État, un État qui comprenait Brooklyn et le Bronx, s’il vous plaît. Et malgré cela, un garçon qui faisait du golf et qu’elle connaissait à peine avait trouvé que cela ne posait aucun problème de la violer.
Pour ne pas réveiller sa petite sœur, elle alla pleurer dans la douche. Ce fut, sans exagération aucune, le moment le plus misérable de sa vie. Aujourd’hui encore, quand elle pense aux gens qui sont opprimés dans le monde ou à ceux qui sont victimes d’injustices, quand elle pense à ce qu’ils doivent ressentir, son esprit revient toujours sur ce moment-là. Des choses auxquelles elle n’avait jusque-là jamais pensé, comme l’injustice de devoir, en tant que fille aînée, partager une chambre au lieu de récupérer l’ancienne chambre d’Eulalie au sous-sol, encombrée maintenant de vieux matériel de campagne électorale, ou comme cette autre injustice, aussi, de voir sa mère s’emballer indûment pour les talents de comédienne de sa fille cadette, alors qu’elle n’allait jamais voir aucun match de Patty, tout cela lui revint en tête. Elle était si indignée qu’elle avait presque envie de parler à quelqu’un. Mais elle n’osait pas avouer à sa coach ou à ses coéquipières qu’elle avait bu.
L’histoire sortit pourtant au grand jour, malgré ses efforts désespérés pour la maintenir enfouie, parce que sa coach Nagel, nourrissant quelques soupçons, l’espionna dans les vestiaires après le match du lendemain. Elle força Patty à venir dans son bureau et l’interrogea à propos de ses ecchymoses et de son air triste. Patty s’humilia toute seule en confessant immédiatement toute l’histoire dans des torrents de larmes. La coach proposa alors de l’emmener à l’hôpital et d’avertir la police, ce qui la plongea dans un état de choc total. Patty venait de réussir trois frappes gagnantes sur quatre, de marquer deux home runs et d’accomplir plusieurs actions défensives exceptionnelles. De toute évidence, elle n’était pas gravement blessée. En plus, ses parents étaient des amis politiques des parents d’Ethan, ce n’était donc pas du tout une bonne idée. Elle osait espérer que de plates excuses abjectes pour avoir transgressé les règles de l’entraînement en buvant de l’alcool, ajoutées à la pitié et à la clémence de la coach, suffiraient à clore l’affaire. Mais comme elle se trompait…
La coach appela chez Patty et parla à sa mère qui, comme toujours, était essoufflée et prête à partir pour une réunion et n’avait donc ni le temps de parler, ni les ressources morales nécessaires pour admettre qu’elle n’avait pas le temps de parler ; et donc la coach, dans le téléphone beige du Département d’éducation physique, prononça ces paroles indélébiles : « Votre fille vient de me dire qu’elle avait été violée hier soir par un garçon du nom d’Ethan Post. » La coach écouta ensuite pendant une minute et dit, « Non, elle vient juste de me le dire… Oui, c’est ça… Hier soir, oui… Oui, elle est là. » Puis, elle tendit le téléphone à Patty.
« Patty ? dit sa mère. Tu vas… bien ?
— Oui, ça va.
— Mrs. Nagel me dit qu’il y a eu un incident hier soir ?
— L’incident, c’est que j’ai été violée.
— Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu. Hier soir ?
— Oui.
— J’étais à la maison, ce matin. Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi, mais pourquoi ? Pourquoi tu ne m’as rien dit, à moi ?
— Peut-être que ça ne me semblait pas si important que ça, à ce moment-là.
— Oui, mais tu en as parlé à Mrs. Nagel.
— Non, dit Patty. Elle est juste plus observatrice que toi.
— Je t’ai à peine vue, ce matin.
— Je ne te fais pas de reproches. Je te le dis, c’est tout.
— Et tu crois que tu as pu être… Tu as peut-être été…
— Violée.
— Je n’arrive pas à y croire, dit sa mère. Je vais venir te chercher.
— La coach veut que j’aille à l’hôpital.
— Quelque chose ne va pas ?
— Je te l’ai déjà dit. Ça va.
— Bon, tu restes où tu es, et qu’aucune de vous deux ne s’avise de faire quoi que ce soit avant que j’arrive. »
Patty raccrocha et annonça à la coach que sa mère arrivait.
« On va mettre ce garçon en prison pour un long, un très long moment, dit la coach.
— Ah non, non et non, dit Patty. Ça risque pas.
— Patty…
— Ça ne marchera pas comme ça.
— Si, si tu le veux.
— Non, c’est vrai, ça ne se fera pas. Mes parents et les Post sont des amis politiques.
— Écoute-moi bien, dit la coach. Ça n’a absolument rien à voir. Tu comprends ce que je veux dire ? »
Patty était tout à fait sûre que la coach se trompait, là-dessus. Le docteur Post était cardiologue et sa femme venait d’une famille très fortunée. Ils avaient une de ces maisons que des gens comme Ted Kennedy, Ed Musky et Walter Mondale allaient visiter quand ils avaient besoin de fonds. Au fil des ans, Patty avait beaucoup entendu parler du « jardin » qui s’étendait derrière la maison des Post. Ce « jardin » était à peu près aussi grand que Central Park, mais en plus joli. On pouvait peut-être concevoir qu’une des sœurs de Patty, ces filles qui n’avaient que des A, qui sautaient des classes et qui donnaient dans l’art, aurait pu causer des ennuis aux Post, mais il était absurde d’imaginer que la sportive de la famille, la lycéenne baraquée qui n’obtenait que des B aurait pu creuser une entaille dans l’armure des Post.
« Je ne boirai plus jamais, dit-elle, et ça résoudra le problème.
— Pour toi peut-être, dit la coach. Mais pas pour quelqu’un d’autre. Regarde tes bras ! Regarde ce qu’il a fait… Il fera ça à quelqu’un d’autre si tu ne l’arrêtes pas.
— C’est des bleus et des griffures, c’est tout. »
La coach se lança alors dans un discours remotivant la poussant à se battre pour ses coéquipières, terme qui, dans ce cas, désignait toutes les jeunes femmes qu’Ethan pourrait un jour rencontrer. Résultat des courses, il fallait que Patty aille encaisser pour l’équipe, quelle porte plainte et laisse la coach informer l’école chic du New Hampshire que fréquentait Ethan, de façon à ce qu’il soit renvoyé et qu’on lui refuse un diplôme, et si Patty ne faisait pas ça, ça voulait dire qu’elle laissait tomber son équipe.
Patty se remit à pleurer, parce qu’elle aurait préféré mourir plutôt que de laisser tomber l’équipe. Plus tôt dans l’hiver, grippée, elle avait joué presque la moitié d’un match avant de se trouver mal sur la ligne de touche et de devoir se faire réhydrater par intraveineuse. Mais le problème, cette fois-ci, c’est qu’elle n’était pas avec son équipe, la veille au soir. Elle était allée à la fête avec Amanda, son amie du hockey, dont l’âme, apparemment, n’aurait jamais pu connaître le repos tant qu’elle n’aurait pas convaincu Patty d’essayer la piña colada, annoncée par baquets entiers chez les McClusky. El ron me puso loca. Aucune des autres filles, dans la piscine des McClusky, n’était sportive. Rien qu’en se montrant là, pour ainsi dire, Patty avait trahi sa seule vraie équipe. Et maintenant elle était punie pour ça. Ethan n’avait pas violé une des filles faciles, il avait violé Patty, parce qu’elle ne faisait pas partie de ce monde-là, elle ne savait même pas boire.
Elle promit à la coach de réfléchir à la question.
Il était très surprenant de voir sa mère dans le gymnase et de toute évidence très surprenant aussi pour sa mère de se trouver là. Elle portait ses chaussures habituelles et ressemblait à une Boucle d’Or perdue dans une forêt terrifiante, elle regardait tout autour d’elle, l’air incertain, elle étudiait le matériel de métal nu, les sols qui étaient des nids à champignons et les grappes de ballons enfermés dans des filets. Patty alla à sa rencontre et se soumit à son étreinte. Sa mère étant beaucoup plus petite, Patty eut un peu l’impression d’être une pendule de grand-père que Joyce entreprenait de soulever et de déplacer. Elle se dégagea et conduisit Joyce jusqu’au petit bureau aux parois vitrées de la coach, pour que l’entretien indispensable puisse avoir lieu.
« Bonjour, je suis Jane Nagel, dit la coach.
— Oui, on s’est déjà… rencontrées, dit Joyce.
— C’est vrai, vous avez raison, on s’est vues une fois », dit la coach.
En plus de son élocution étudiée, Joyce avait une posture de circonstance tout aussi étudiée et le masque type « Sourire Gentil » qui pouvait convenir pour quasiment toutes les occasions, publiques comme privées. Parce qu’elle n’élevait jamais la voix, pas même lorsqu’elle était en colère (sa voix se faisait simplement plus tremblante et plus tendue), son « Sourire Gentil » pouvait être utilisé même dans les moments de conflits les plus pénibles.
« Non, plus d’une fois, dit-elle. Plusieurs fois, en fait.
— Vraiment ?
— J’en suis presque sûre.
— Pour ma part, je ne crois pas, dit la coach.
— Je sors », dit Patty en fermant la porte derrière elle.
L’entretien parent-coach ne dura pas longtemps. Joyce sortit rapidement en faisant claquer ses talons et dit, « On y va ».
La coach, se tenant sur le pas de la porte derrière Joyce, envoya à Patty un coup d’œil éloquent. Un coup d’œil qui voulait dire, N’oublie pas ce que j’ai dit sur le collectif.
La voiture de Joyce était la dernière garée sur la partie du parking réservée aux visiteurs. Elle mit la clé de contact mais ne la tourna pas. Patty demanda ce qui allait se passer maintenant.
« Ton père est à son cabinet, dit Joyce. On y va tout de suite. »
Mais elle ne tourna pas la clé.
« Je suis désolée, pour tout ça, dit Patty.
— Ce que je ne comprends pas, explosa sa mère, c’est comment une athlète d’exception comme toi, je veux dire comment Ethan a pu, ou qui que ce soit d’autre, d’ailleurs…
— Ethan. C’était Ethan.
— Comment quelqu’un a pu… ou Ethan, dit-elle. Tu dis que c’est certainement Ethan. Comment… si c’est bien Ethan… a-t-il pu… ? »
Sa mère mit ses doigts devant sa bouche.
« Oh… J’en suis à souhaiter que ça ait été n’importe qui d’autre. Le docteur et Mrs. Post sont de si bons amis… et nous avons passé tant de bons moments. Et je ne connais pas bien Ethan, mais…
— Et moi, je le connais encore moins !
— Dans ce cas, comment cela a-t-il pu se produire ?
— Allez, on rentre à la maison.
— Non. Tu dois me le dire. Je suis ta mère. »
En s’entendant prononcer ces mots, Joyce eut l’air embarrassé. Elle semblait se rendre compte qu’il était très étrange de devoir rappeler à Patty qui était sa mère. Et Patty, pour sa part, était contente de voir enfin ce doute exposé au grand jour. Si Joyce était sa mère, alors comment se faisait-il qu’elle ne fût pas venue au premier match du tournoi de l’État, lorsque Patty avait pulvérisé le record des tournois de filles du lycée Horace Greeley avec un score de 32 points ? Comme par hasard, les autres mères avaient trouvé le temps de venir à ce match.
Elle montra ses poignets à Joyce.
« Voilà, ce qui s’est passé, dit-elle, enfin, une partie de ce qui s’est passé. »
Joyce regarda brièvement les marques, frissonna, avant de détourner les yeux, comme pour respecter l’intimité de Patty.
« C’est terrible, dit-elle. Tu as raison. C’est terrible.
— La coach dit que je devrais aller aux urgences et tout raconter à la police et au proviseur d’Ethan.
— Oui, je sais ce que veut ta coach. Elle semble penser que la castration serait une punition appropriée. Ce que je veux savoir, c’est ce que toi, tu penses.
— Je ne sais pas ce que je pense.
— Si tu veux aller à la police maintenant, dit Joyce, on va à la police. Il faut juste que tu me dises ce que tu veux.
— Je crois qu’on devrait raconter ça à papa, avant. »
Elles s’engagèrent donc sur la Saw Mill Parkway. Joyce passait son temps à conduire la fratrie de Patty à des simulacres de procès, aux cours de peinture, de guitare, de danse, de japonais, d’éloquence, de théâtre, de piano, d’escrime, mais Patty, quant à elle, ne se retrouvait plus que rarement en voiture avec Joyce. Les jours de semaine, elle rentrait généralement très tard avec le bus du club de sport. Si elle avait un match, la mère ou le père de quelqu’un d’autre la déposait. Si elle et ses amies restaient en rade, elle savait qu’il était inutile de prendre la peine d’appeler ses parents et qu’il valait mieux s’adresser directement au centre de taxis de Westchester et se servir d’un des billets de vingt dollars que sa mère lui faisait toujours emporter. Il ne lui venait jamais à l’idée d’utiliser ces billets pour autre chose que pour les taxis, ni d’aller ailleurs que chez elle après un match, où elle déballait son dîner de la feuille de papier alu vers dix ou onze heures et descendait au sous-sol laver sa tenue tout en mangeant et en regardant des rediffusions. Elle s’endormait souvent toute seule en bas.
« J’ai une question hypothétique, dit Joyce, tout en conduisant. Tu crois que ça suffirait si Ethan te présentait des excuses en bonne et due forme ?
— Il s’est déjà excusé.
— Pour…
— Pour s’être montré brutal.
— Et qu’est-ce que tu as dit ?
— Je n’ai rien dit. J’ai dit que je voulais rentrer chez moi.
— Mais il s’est bien excusé pour s’être montré brutal ?
— Ce n’était pas de vraies excuses.
— Très bien. Je te crois sur parole.
— Je veux juste qu’il sache que j’existe, c’est tout.
— Tout ce que tu veux… ma chérie. »
Joyce prononça ce « chérie », comme s’il s’agissait du premier mot d’une langue étrangère quelle était en train d’apprendre.
« Peut-être, dit Patty en guise de test ou alors de châtiment, j’imagine que s’il s’excusait de manière vraiment sincère, peut-être que ça suffirait. »
Et elle regarda sa mère avec attention, sa mère qui luttait (c’était l’impression de Patty) pour juguler son enthousiasme.
« Cela me paraît une solution presque idéale, dit Joyce. Mais seulement si tu crois que c’est suffisant pour toi.
— Ça ne le sera pas, dit Patty.
— Je te demande pardon ?
— Je dis que ça ne suffira pas.
— Je croyais que tu venais de dire que ça suffirait. »
Patty se remit à pleurer, plongée dans un immense chagrin.
« Je suis désolée, dit Joyce. J’ai mal compris ?
— IL M’A VIOLÉE COMME SI DE RIEN N’ÉTAIT. JE NE SUIS SÛREMENT MÊME PAS LA PREMIÈRE.
— Tu n’en sais rien, Patty.
— Je veux aller à l’hôpital.
— Attends, on est presque arrivées au cabinet de papa. Sauf si tu es vraiment blessée, on pourrait…
— Mais je sais déjà ce qu’il va dire. Je sais ce qu’il voudra que je fasse.
— Il voudra faire ce qui est le mieux pour toi. Il a parfois du mal à l’exprimer, mais il t’aime plus que tout. »
Joyce aurait difficilement pu trouver une affirmation que Patty aurait plus ardemment voulu croire vraie. Elle aurait souhaité, de tout son être, qu’elle fut vraie. Son père ne se moquait-il pas d’elle et ne la ridiculisait-il pas d’une façon qui aurait été cruelle s’il ne l’avait pas en secret aimée plus que tout ? Mais elle avait maintenant dix-sept ans et n’était pas vraiment stupide. Elle savait bien qu’on pouvait aimer quelqu’un plus que tout et au bout du compte ne pas aimer tant que ça cette personne, si on avait d’autres préoccupations.
Une odeur de naphtaline régnait dans son sanctuaire, qu’il avait repris à son associé principal maintenant décédé, sans changer les moquettes ni les rideaux. D’où provenait cette odeur de naphtaline restait un mystère.
« Quelle sale petite merde ! »
Telle fut la réaction de Ray à l’annonce faite par sa fille et sa femme du crime d’Ethan Post.
« Pas si petit que ça, malheureusement, dit Joyce, avec un rire sec.
— C’est une sale petite ordure de merde, dit Ray. De la mauvaise graine !
— Bon, alors, on y va maintenant, à l’hôpital ? demanda Patty. Ou alors à la police ? »
Son père dit à sa mère d’appeler le docteur Sipperstein, le vieux pédiatre, partisan des démocrates depuis Roosevelt, pour demander si on pouvait aller le voir en urgence. Pendant que Joyce appelait, Ray demanda à Patty si elle savait ce qu’était le viol.
Elle le regarda fixement.
« Je m’en assure, c’est tout, dit-il. Tu connais la définition légale, bien sûr.
— Il a eu une relation sexuelle avec moi contre ma volonté.
— Tu lui as réellement dit non ?
— “Non”, “Pas ça”, “Arrête !”. De toute façon, c’était évident. J’essayais de le griffer et de l’éloigner de moi.
— Dans ce cas, c’est une sale petite merde. »
Elle n’avait jamais entendu son père parler ainsi, elle appréciait, mais de façon abstraite uniquement, parce que cela ne lui ressemblait pas.
« Dave Sipperstein dit qu’on peut passer à son cabinet à dix-sept heures, déclara Joyce. Il aime tellement Patty que je crois qu’il aurait annulé ses projets pour le dîner si nécessaire.
— Ouais, dit Patty, je suis sa préférée parmi ses douze mille patients, c’est sûr. »
Puis elle raconta son histoire à son père et son père lui expliqua pourquoi la coach se trompait et pourquoi elle ne pouvait pas aller voir la police.
« Chester Post n’est pas une personne facile, dit Ray, mais il fait beaucoup pour le comté. Vu, euh, disons, sa position, ce genre d’accusation va générer une médiatisation extraordinaire. Tout le monde saura qui porte l’accusation. Tout le monde. Bon, ce qui peut faire du tort aux Post, ce n’est pas ton problème. Mais il est pratiquement certain qu’au bout du compte tu te sentiras bien plus violée par tout ce qui précède le procès, par le procès lui-même et par la médiatisation. Même si tu gagnes. Même avec un sursis, même avec une injonction au silence face à la presse. Il y aura toujours les minutes du procès.
— Mais c’est à elle de décider, dit Joyce, pas…
— Joyce, dit Ray en l’interrompant d’une main tendue. Les Post peuvent se payer n’importe quel avocat du pays. Et dès que l’accusation est rendue publique, le pire est passé, pour l’accusé. Il n’a aucun intérêt à faire accélérer les choses. En fait, son but sera de s’assurer que ta réputation va souffrir le plus possible avant une comparution ou un procès. »
Patty courba l’échine et demanda à son père ce qu’elle devrait faire d’après lui.
« Moi, je vais appeler Chester, tout de suite, dit-il. Toi, tu vas voir le docteur Sipperstein, pour vérifier que tout va bien.
— Et pour m’en faire un témoin, dit Patty.
— Oui, il pourrait témoigner, si nécessaire. Mais il n’y aura pas de procès, Patty.
— Alors, il va s’en tirer comme ça ? Et refaire la même chose à quelqu’un d’autre le week-end prochain ? »
Ray leva les deux mains.
« Attends, attends. Laisse-moi parler avec Mr. Post. Il pourrait être ouvert à l’idée d’un accord. Comme un genre de probation. Une épée de Damoclès au-dessus de la tête d’Ethan.
— Mais ça, c’est rien du tout.
— En fait, Pattycakes, c’est déjà pas mal. Ce serait ta garantie qu’il ne refera pas ça à quelqu’un d’autre. Et ça exige un aveu de culpabilité, aussi. »
Il paraissait effectivement absurde d’imaginer Ethan vêtu d’une combinaison orange, assis dans une cellule pour avoir infligé une souffrance qui se trouvait dans la tête de Patty, de toute façon. Elle avait déjà fait des sprints poussés qui lui avaient fait aussi mal que le viol. Elle se sentait plus endolorie après un match de basket-ball difficile que maintenant. En plus, en tant que sportive, on finissait par s’habituer à sentir les mains des autres sur son corps – qu’il s’agisse de masser un muscle souffrant d’une crampe, de jouer une défense serrée, de lutter pour un ballon, de bander une cheville, de corriger une position, ou d’étirer un tendon.
Mais voilà : le sentiment d’injustice, en soi, se révélait être étrangement physique. Plus réel même, d’une certaine manière, que son corps douloureux, odorant, transpirant. L’injustice avait une forme, un poids, une température, une texture, et un très mauvais goût.
Dans le cabinet du docteur Sipperstein, elle se soumit à l’examen comme une bonne petite sportive. Une fois qu’elle eut remis ses vêtements, il lui demanda si elle avait déjà eu des relations sexuelles avant ça.
« Non.
— C’est ce que je pensais. Et pour la contraception ? Est-ce que l’autre personne a utilisé quelque chose ? »
Elle hocha la tête.
« C’est à ce moment-là que j’ai essayé de m’en aller. Quand j’ai vu ce qu’il avait.
— Un préservatif.
— Oui. »
Le docteur Sipperstein nota tout cela et plus encore dans le dossier de Patty. Puis il enleva ses lunettes.
« Tu vas avoir une vie heureuse, Patty, lui dit-il. La sexualité, c’est une très bonne chose et tu vas en profiter toute ta vie. Mais là, ce n’était pas un bon jour, n’est-ce pas ? »
À la maison, un des membres de la fratrie, dans le jardin derrière la maison, était apparemment occupé à jongler avec des tournevis de tailles différentes. Un autre lisait Gibbon en version non abrégée. La sœur qui ne se nourrissait plus que de Yoplait et de radis était dans la salle de bains, elle changeait une fois de plus de couleur de cheveux. Le vrai foyer de Patty, au milieu de toute cette brillante excentricité, était une banquette encastrée aux coussins de kapok tout moisis, dans le coin télévision du sous-sol. La banquette sentait toujours vaguement l’huile qu’Eulalie utilisait pour ses cheveux, des années après le départ de cette dernière. Patty emporta un gros pot de glace à la vanille et aux noix de pécan jusqu’à sa banquette et répondit par la négative quand sa mère l’appela de l’étage pour savoir si elle venait dîner.
L’émission de Mary Tyler Moore démarrait juste quand son père descendit après son martini et son dîner pour lui proposer d’aller faire un tour en voiture tous les deux. À ce moment-là, Mary Tyler Moore était à peu près tout ce que Patty connaissait du Minnesota.
« Je peux regarder l’émission, d’abord ? dit-elle.
— Patty… »
Tout en se sentant cruellement brimée, elle éteignit la télévision. Son père roula jusqu’au lycée et s’arrêta sur le parking, sous un réverbère aveuglant. Ils baissèrent leurs vitres, laissant pénétrer l’odeur des pelouses de printemps, comme celle sur laquelle elle avait été violée quelques heures auparavant.
« Alors, dit-elle.
— Alors, Ethan nie, dit son père. Il dit que c’était juste un peu brutal mais consensuel. »
L’autobiographe décrirait les larmes de la jeune fille, dans cette voiture, comme une pluie qui se met à tomber sans qu’on le remarque mais qui, étrangement, détrempe tout très vite. Elle demanda si son père avait parlé directement à Ethan.
« Non, juste à son père, deux fois, dit-il. Je mentirais si je disais que la conversation s’est bien passée.
— Donc, apparemment, Mr. Post ne me croit pas.
— Patty, Ethan est son fils. Il ne te connaît pas aussi bien que nous.
— Tu me crois, toi ?
— Oui, je te crois.
— Et maman ?
— Bien sûr qu’elle te croit.
— Alors, qu’est-ce que je fais ? »
Son père se tourna vers elle comme un avocat. Comme un adulte s’adressant à un autre adulte.
« Tu laisses tomber, dit-il. Tu oublies tout ça. Tu avances.
— Quoi ?
— Tu chasses tout ça de ta tête. Tu avances. Tu apprends à faire plus attention.
— Comme si ça ne s’était jamais passé ?
— Patty, les gens qui étaient à la fête sont tous ses amis à lui. Ils vont dire qu’ils t’ont vue te soûler et te montrer entreprenante avec lui. Ils diront que tu étais derrière un abri qui se trouvait à moins de vingt mètres de la piscine et qu’ils n’ont rien entendu de bizarre.
— Y avait beaucoup de bruit. Y avait de la musique et des cris.
— Ils diront aussi qu’ils vous ont vus partir tous les deux un peu plus tard et monter dans sa voiture. Tout ce que les gens verront, c’est un garçon d’Exeter qui va aller à Princeton, et qui a été assez responsable pour utiliser un préservatif et assez bien élevé pour quitter la fête et te reconduire chez toi. »
La petite pluie sournoise trempait l’encolure du tee-shirt de Patty.
« Tu n’es pas vraiment de mon côté, hein ? dit-elle.
— Bien sûr que je suis de ton côté.
— Tu n’arrêtes pas de dire “Bien sûr”, “Bien sûr”.
— Écoute-moi. Le procureur voudra savoir pourquoi tu n’as pas hurlé.
— J’étais gênée ! Ces gens-là n’étaient pas mes amis !
— Mais tu saisis bien que ça va être difficile pour un juge ou un jury de comprendre ça, non ? Il suffisait que tu hurles, et tu ne risquais plus rien. »
Patty ne se souvenait absolument plus de la raison pour laquelle elle n’avait pas hurlé. Elle devait admettre que, après coup, elle donnait l’impression d’être tout à fait consentente.
« Mais je me suis débattue.
— Oui, mais tu es une jeune athlète de haut niveau. En défense, on se fait griffer et cogner sans arrêt, non ? Sur les bras ? Sur les cuisses ?
— Tu as dit à Mr. Post que je suis vierge ? Enfin que je l’étais ?
— J’ai trouvé que cela ne le regardait absolument pas.
— Tu devrais peut-être le rappeler pour le lui dire.
— Écoute-moi bien, dit son père. Mon petit chou. Je sais que c’est horriblement injuste. Je me sens très mal pour toi. Mais il arrive que la meilleure chose à faire soit de retenir la leçon et de s’assurer de ne plus jamais se retrouver dans la même situation. De te dire, “J’ai commis une erreur, je n’ai pas eu de chance”, avant de laisser… De laisser, euh, tomber. »
Il tourna à moitié la clé de contact, ce qui éclaira le tableau de bord. Il garda la main serrée sur la clé.
« Mais il a commis un crime, dit Patty.
— Oui, mais mieux vaut, euh… La vie n’est pas toujours juste, Pattycakes. Mr. Post a dit qu’il pensait qu’Ethan pourrait accepter de s’excuser pour ne pas s’être montré très gentleman. Mais… bon. Est-ce que ça t’irait, ça ?
— Non.
— C’est ce que je pensais.
— La coach dit que je devrais aller à la police.
— La coach devrait s’en tenir à ses dribbles.
— Softball, dit Patty. C’est la saison du softball, en ce moment.
— Sauf si tu veux passer toute ta dernière année de lycée à te faire humilier en public.
— Le basket, c’est l’hiver. Le softball, c’est au printemps, quand il fait meilleur, OK ?
— Je te le redemande : c’est comme ça que tu veux passer ta dernière année de lycée ?
— La coach de basket, c’est Carver, dit Patty. Celle du softball, c’est Nagel. Tu me suis ? »
Son père démarra.
Durant sa dernière année, au lieu de se faire humilier en public, Patty devint une vraie joueuse, et pas seulement un jeune talent. Elle vivait quasiment au club. Elle eut une suspension de trois matchs de basket pour avoir enfoncé l’épaule dans le dos d’une avant de New Rochelle qui avait filé un coup de coude à la coéquipière de Patty, Stephanie, et elle pulvérisa malgré cela tous les records du lycée qu’elle avait déjà battus l’année précédente, et manqua de peu de battre tous les records au score. Ce qui augmenta son périmètre prononcé de tir fut un goût de plus en plus fort pour le panier. Il n’était plus du tout question de douleur physique.
Au printemps, lorsque l’élu local de l’État jeta l’éponge après un long service et que la direction du parti choisit la mère de Patty pour se porter candidate à son remplacement, les Post proposèrent d’organiser ensemble une collecte de fonds pour Joyce dans la verdeur luxuriante de leur jardin. Joyce demanda la permission de Patty avant d’accepter l’offre, en disant qu’elle ne ferait jamais quoi que ce soit qui puisse mettre Patty mal à l’aise, mais il y avait longtemps que Patty ne se souciait plus de ce que Joyce faisait, et elle le lui dit. Lorsque la famille de la candidate posa pour la photo de famille obligatoire, on ne chercha pas à empêcher Patty de s’absenter. Son expression amère n’aurait pas aidé la cause de Joyce.