ÇA SUFFIT COMME ÇA !

Très peu de temps après la mise en ligne de l’interview sur le blog du jeune Zachary, la messagerie du portable de Katz commença à être saturée. Le premier message venait d’un Allemand exaspérant, Matthias Dröhner, dont Katz – il s’en souvenait vaguement – s’était péniblement débarrassé lors de la tournée de Walnut Surprise dans le Vaterland. « Maintenant que tu donnes à nouveau des interviews, disait Dröhner, j’espère que tu voudras bien m’en accorder une, comme tu l’avais promis, Richard. Car tu l’avais promis ! » Dröhner, dans son message, ne précisait pas comment il avait obtenu le numéro de Katz, mais on pouvait raisonnablement deviner que c’était via une fuite blogosphérique, à partir de la serviette de bar en papier d’une nana qu’il avait dû lever pendant la tournée. Il recevait maintenant des demandes d’interviews par e-mail aussi, sans doute en nombre bien plus important, mais il n’avait pas eu le courage de s’aventurer sur Internet depuis l’été précédent. Le message de Dröhner était suivi d’appels d’une fille de l’Oregon du nom d’Euphrosyne, d’un journaliste musical jovial à la voix tonitruante de Melbourne en Australie, et d’un DJ d’une radio de fac d’Iowa City, qui avait l’air d’avoir dix ans. Ils voulaient tous la même chose. Ils voulaient que Katz redise – mais en des termes légèrement différents, pour pouvoir le publier sous leur nom – exactement ce qu’il avait déjà dit à Zachary.

« C’était top, mec », lui dit Zachary sur le toit de White Street, une semaine après la mise en ligne, tandis qu’ils attendaient l’arrivée de l’objet du désir de Zachary, Caitlyn. Le « mec » était nouveau et déplaisant pour Katz, mais tout à fait conforme à son expérience des interviewers. Dès qu’il accédait à leurs demandes, ils ne faisaient plus semblant d’être intimidés.

« Ne m’appelle pas mec, dit-il néanmoins.

— Bien sûr, tout ce que tu veux », dit Zachary.

Il marchait sur une longue planche Trex, comme s’il s’agissait d’une poutre de gym, ses bras maigres tendus. L’après-midi était frais et orageux.

« Je dis juste que mon compteur va exploser. Je suis lu partout dans le monde. Tu ne regardes jamais tes sites de fans ?

— Non.

— Je suis à la tête du meilleur, maintenant. Je peux aller chercher mon ordi et te montrer.

— C’est vraiment pas nécessaire.

— Je crois qu’on a un réel besoin de gens qui parlent vrai. Genre, il y a maintenant une petite minorité qui dit que tu donnes l’impression d’être un connard qui se plaint tout le temps. Mais ça, c’est juste ceux qui détestent les musiciens. Je ne m’en inquiéterais pas.

— Merci de me rassurer », dit Katz.

Quand la Caitlyn en question apparut sur le toit, accompagnée par deux acolytes femelles, Zachary resta perché sur sa poutre, trop cool pour faire les présentations, tandis que Katz posait sa cloueuse électrique et se laissait examiner par les visiteuses. Caitlyn était vêtue de fringues hippies, d’une veste de brocart et d’un manteau en velours comme en portaient Carole King et Laura Nyro, et elle aurait sans doute valu le coup d’être draguée si Katz ne s’était pas, dans la semaine qui avait suivi sa rencontre avec Walter Berglund, intéressé à nouveau à Patty. Rencontrer une adolescente de choix maintenant, c’était un peu comme sentir le parfum des fraises quand vous aviez faim d’un steak.

« Qu’est-ce que je peux faire pour vous, les filles ? dit-il.

— On t’a fait du gâteau à la banane », dit la plus potelée des acolytes, brandissant un gâteau enveloppé dans du papier alu.

Les deux autres levèrent les yeux au ciel.

« Elle t’a fait du gâteau à la banane, dit Caitlyn. Nous, on n’a rien à voir là-dedans.

— J’espère que tu aimes les petites surprises aux noix, dit la pâtissière.

— Ah-ah, Walnut Surprise, je comprends », dit Katz.

Un silence confus s’abattit sur eux. Des hélices d’hélicoptères s’agitaient très bas dans l’espace aérien de Manhattan, et le vent faisait de drôles de choses avec le bruit.

« On est des grandes fans de Nameless Lake, dit Caitlyn. On nous a dit que tu construisais un deck, ici.

— Eh bien, comme vous voyez, votre ami Zachary ne vous a pas menti. »

Zachary faisait trembler la planche Trex avec ses baskets orange, affectant une certaine impatience de se retrouver à nouveau seul avec Katz, et manifestant du coup quelques bonnes techniques de drague de base.

« Zachary est un jeune musicien très doué, dit Katz. Je le soutiens totalement. C’est un talent à surveiller. »

Les filles tournèrent la tête vers Zachary avec une expression d’ennui triste.

« Sérieusement, dit Katz. Vous devriez lui dire de descendre avec vous pour aller l’écouter jouer.

— Nous, on est plus country alternative, dit Caitlyn. Pas vraiment rock ado.

— Il a quelques très bons trucs country », insista Katz.

Caitlyn redressa les épaules, prenant une pause de danseuse, et le regarda fixement, comme pour lui donner une chance de corriger l’indifférence qu’il lui témoignait. Visiblement, elle n’était pas habituée à l’indifférence.

« Pourquoi tu construis un deck ? dit-elle.

— Pour l’air frais et l’exercice.

— Pourquoi tu as besoin d’exercice ? Tu as l’air plutôt en forme. »

Katz se sentit très, très las. Se voir incapable de jouer, même pour dix secondes, le jeu que Caitlyn désirait jouer avec lui était comme prendre la mesure de l’attrait de la mort. Mourir serait la façon la plus nette de couper son lien à cette chose – l’idée de Richard Katz qu’avait cette fille – qui l’accablait. Au loin, plus au sud-ouest, se dressait l’immeuble de bureaux massif de l’ère Eisenhower qui gâchait les perspectives architecturales dix-neuvième siècle de presque tous les résidents des lofts de Tribeca. Jadis, cet immeuble avait offensé le sens de l’esthétique urbaine de Katz, mais maintenant il lui plaisait parce qu’il offensait le sens de l’esthétique urbaine des millionnaires qui avaient envahi le quartier. Il surplombait comme la mort les vies parfaites vécues en contrebas ; il était devenu un peu comme un ami.

« Jetons un coup d’œil à ce gâteau à la banane, dit-il à la potelée.

— J’ai aussi apporté des Chiclets à la menthe, dit-elle.

— Je pourrais te dédicacer le paquet, comme ça tu le garderais ?

— Ce serait top ! »

Il prit un feutre dans une boîte à outils.

« Tu t’appelles comment ?

— Sarah.

— Enchanté, Sarah. Je vais prendre ton gâteau à la banane et je le mangerai chez moi ce soir pour le dessert. »

Caitlyn observa brièvement, comme face à un scandale moral, ce mépris de sa jolie personne. Puis elle s’avança vers Zachary, suivie de l’autre fille. Et là, se dit Katz, il y avait un concept : au lieu d’essayer de baiser les filles qu’il détestait, pourquoi ne pas simplement les snober pour de bon ? Afin de maintenir son attention sur Sarah et de l’éloigner de la magnétique Caitlyn, il sortit la boîte de Skoal qu’il avait achetée pour donner à ses poumons des vacances sans cigarettes, et il en coinça une pincée entre sa gencive et sa joue.

« Je peux essayer ? dit Sarah, maintenant plus audacieuse.

— Ça va te rendre malade.

— Non, mais juste un peu ? »

Katz secoua la tête et remit la boîte dans sa poche, puis Sarah demanda si elle pouvait utiliser la cloueuse électrique. Elle était une publicité ambulante pour l’éducation dernier cri qu’elle avait reçue : Tu as la permission de demander les choses ! Ce n’est pas parce que tu n’es pas jolie que tu n’en as pas le droit ! Ce que tu as à donner, si tu es assez audacieuse pour le proposer, sera bien accueilli par le monde ! À sa façon, elle était tout aussi fatigante que Caitlyn. Katz se demanda s’il avait été aussi fatigant à dix-huit ans, ou bien si, comme il en avait maintenant l’impression, sa colère contre le monde – sa perception du monde comme adversaire hostile et digne de sa colère – ne l’avait pas rendu plus intéressant que ces jeunes parangons d’estime de soi.

Il laissa Sarah tirer avec la cloueuse électrique (elle poussa un hurlement à cause du recul et faillit la laisser tomber) avant de l’envoyer voir ailleurs. Caitlyn avait été snobée si efficacement qu’elle ne dit même pas au revoir mais se contenta de suivre Zachary en bas. Katz alla jusqu’à la lucarne de la chambre des parents dans l’espoir d’apercevoir la mère de Zachary, mais il ne vit que le lit DUX, la toile d’Eric Fischl et la télévision à écran plat.

Le faible de Katz pour les femmes de plus de trente-cinq ans était source d’embarras. Il y avait quelque chose de triste et d’un peu malsain là-dedans, dans la mesure où cela semblait renvoyer à sa propre mère folle et absente, mais il n’y avait pas moyen d’altérer cette tendance fondamentale de son cerveau. Les jeunes étaient éternellement tentantes et éternellement insatisfaisantes, un peu comme la coke : chaque fois qu’il décrochait, il s’en souvenait comme de quelque chose de fantastique et d’insurpassable, et il en avait envie, mais dès qu’il en prenait à nouveau, il se souvenait que ce n’était pas fantastique du tout, que c’était stérile et vain : un neuro-mécanisme, avec un parfum de mort. De nos jours, surtout, les jeunes nanas étaient hyperactives dans la baise, se hâtant d’essayer toutes les positions connues de l’espèce, faisant ceci, cela et encore autre chose, avec leurs chattes de gamines sans aucune saveur et rasées de trop près pour avoir même l’air de parties de corps humain. Il se souvenait de plus de détails des quelques heures passées avec Patty Berglund que de toute une décennie de gamines. Bien sûr, il connaissait Patty depuis toujours et avait toujours été attiré par elle ; la longue attente avait sans doute joué. Mais il y avait aussi quelque chose d’intrinsèquement plus humain chez elle que chez les plus jeunes. Quelque chose de plus difficile, demandant un engagement plus fort, quelque chose qui valait plus le coup. Et maintenant que sa queue prophétique, sa verge divinatoire, pointait à nouveau dans la direction de Patty, il ne parvenait pas à se souvenir pourquoi il n’avait pas davantage profité de l’occasion qu’il avait eue avec elle. Un sens malvenu de la gentillesse, qu’il ne comprenait plus à présent, l’avait empêché de la retrouver à son hôtel à Philadelphie, pour remettre le couvert. Ayant déjà trahi Walter une fois, au milieu d’une nuit frisquette dans le nord du pays, il aurait dû foncer et le faire encore cent fois pour se sortir tout ça de la tête. La preuve de son désir se trouvait bel et bien dans les chansons qu’il avait écrites pour Nameless Lake. Il avait transformé son désir insatisfait en art. Mais maintenant, après avoir créé cette œuvre et en avoir récolté les récompenses douteuses, il n’avait plus aucune raison de renoncer à quelque chose qu’il désirait toujours. Et si Walter, en retour, s’autorisait la nana indienne et cessait d’être un tel raseur moralisateur, ce serait d’autant mieux pour tout le monde.

Il prit un train du vendredi soir de Newark à Washington. Il était toujours incapable d’écouter de la musique, mais son MP3, qui n’était pas un Apple, était chargé d’une piste de bruit rose – du bruit blanc dont la fréquence allait vers les basses, capable de neutraliser tous les sons ambiants que le monde pouvait lui jeter à la figure – et en mettant le casque aux épais écouteurs, en se calant vers la vitre et en tenant un roman de Bernhard tout près de son visage, il put atteindre une intimité totale jusqu’à l’arrêt du train à Philly. Là, un couple blanc d’une vingtaine d’années, portant des tee-shirts blancs et mangeant de la glace blanche dans des petits pots, s’installa dans les sièges récemment libérés devant lui. Le blanc extrême de leurs tee-shirts lui semblait être la couleur du gouvernement Bush. La nana inclina immédiatement son dossier vers lui, et quand elle eut fini sa glace, quelques minutes plus tard, elle balança le pot et la cuiller sous son siège, là où se trouvaient les pieds de Katz.

Poussant un lourd soupir, il retira son casque, se leva et balança le pot sur les genoux de la fille.

« Mon Dieu ! cria-t-elle, totalement dégoûtée.

— Hé, mon vieux, c’est quoi, ça, putain ? dit son compagnon d’un blanc resplendissant.

— Vous avez fait tomber ça sur mes pieds, dit Katz.

— Ça va, elle ne vous l’a pas balancé sur les genoux.

— Ça, c’est formidable ! dit Katz. Avoir l’air dans votre bon droit alors que c’est votre copine qui a jeté un petit pot de glace sale sur les pieds de quelqu’un.

— C’est les transports en commun ici, dit la fille. Faut prendre un jet privé si vous ne supportez pas les gens.

— Ouais, je tâcherai de m’en souvenir la prochaine fois. »

Durant la fin du trajet jusqu’à Washington, le couple ne cessa de donner des grands coups de dos contre leurs sièges, tentant ainsi de repousser les dossiers au-delà de leurs limites et empiétant de plus en plus sur l’espace de Richard. Ils ne l’avaient apparemment pas reconnu, mais si cela avait été le cas, nul doute qu’ils seraient vite en train d’annoncer dans leur blog que Richard Katz était un vrai connard.

Il avait joué à Washington de nombreuses fois au fil des années, mais l’horizontalité et les avenues diagonales perturbantes le rendaient toujours aussi dingue. Dans cette ville, il se sentait comme un rat perdu au cœur d’un labyrinthe gouvernemental. Pour ce qu’il voyait depuis la banquette de son taxi, le chauffeur ne l’emmenait pas à Georgetown, mais à l’ambassade israélienne en vue d’un interrogatoire poussé. Les piétons, dans tous les quartiers, semblaient tous avoir pris les mêmes pilules engendrant un certain débraillé. Comme si le style individuel était une substance volatile qui s’évaporait dans la vacuité des trottoirs et les places diaboliquement vastes de Washington. La ville tout entière était un impératif monosyllabique dirigé contre Katz vêtu de son vieux blouson de motard. L’ordre étant : crève !

La demeure de Georgetown avait un certain caractère, cela dit. D’après ce que Katz avait compris, Walter et Patty n’avaient pas choisi personnellement cette maison, mais elle reflétait néanmoins l’excellent bon chic bon genre urbain qu’il avait fini par attendre d’eux. Elle avait un toit d’ardoise avec de nombreuses lucarnes et de hautes portes-fenêtres donnant sur quelque chose qui ressemblait à une vraie petite pelouse. Au-dessus de la sonnette, une plaque de cuivre marquait discrètement la présence du CERULEAN MOUNTAIN TRUST.

Jessica Berglund vint ouvrir la porte. La dernière fois que Katz l’avait vue, elle était lycéenne, et il sourit de plaisir en la voyant aussi adulte et aussi femme. Mais elle avait l’air boudeur et distrait, et elle lui dit à peine bonjour.

« Salut, euh, dit-elle, je t’emmène à la cuisine, d’accord ? »

Elle regarda par-dessus son épaule dans un long couloir au sol recouvert de parquet. La fille indienne était au bout du couloir.

« Salut, Richard, dit-elle en faisant un geste nerveux de la main.

— Une seconde, s’il te plaît », dit Jessica.

Elle avança dans le couloir, Katz la suivit avec son sac de voyage, ils passèrent devant une grande pièce pleine de bureaux et de meubles-classeurs, puis devant une petite pièce avec une table de conférence. L’endroit sentait les semi-conducteurs chauds et le papier neuf. Dans la cuisine se trouvait une grande table de ferme française qu’il reconnut pour l’avoir vue à St. Paul.

« Excuse-moi une seconde, dit Jessica en suivant Lalitha dans une pièce ressemblant davantage à un bureau directorial au fond de la maison.

— Moi, je suis jeune, l’entendit-il dire. OK ? C’est moi, la jeune, ici. Compris ?

— Mais bien sûr ! dit Lalitha. C’est pour ça que c’est merveilleux que vous soyez venue. Tout ce que je dis, c’est que je ne suis pas si vieille moi-même, vous voyez.

— Vous avez vingt-sept ans !

— Et ce n’est pas jeune ?

— Vous aviez quel âge quand vous avez eu votre premier téléphone portable ? Quand est-ce que vous avez commencé à naviguer sur le Net ?

— J’étais en fac. Mais, Jessica, écoutez-moi…

— Il y a une grande différence entre fac et lycée. Les gens ont maintenant une façon tout à fait différente de communiquer. Une façon que les jeunes de mon âge ont appris à maîtriser bien plus tôt que vous.

— Je le sais. Nous sommes d’accord là-dessus. Je ne vois vraiment pas pourquoi vous êtes aussi en colère contre moi.

— Pourquoi je suis en colère ? Parce que vous vous êtes arrangée pour que mon père croie que vous êtes la grande experte en jeunesse, mais ce n’est pas le cas, comme vous venez de le démontrer magistralement.

— Jessica, je connais la différence entre un texto et un e-mail. J’ai fait un lapsus parce que je suis fatiguée. J’ai à peine dormi, toute cette semaine. Ce n’est pas sympa de votre part d’en faire toute une histoire comme ça.

— Mais est-ce que vous envoyez des textos, vous ?

— Je n’ai pas besoin de le faire. On a les BlackBerry, qui font la même chose, en mieux.

— Ce n’est pas la même chose ! Mon Dieu. Mais c’est justement ça, ce que je veux dire ! Si vous n’avez pas grandi avec des portables au lycée, vous ne comprenez pas que votre téléphone, c’est très, très différent de votre e-mail. C’est une manière totalement différente d’être en contact avec les gens. J’ai des amis qui ne regardent quasiment plus leurs e-mails. Et avec papa, si vous voulez toucher les jeunes dans les facs, c’est très important de comprendre ça.

— D’accord, d’accord. Mettez-vous en colère contre moi. Mettez-vous en colère si vous voulez. Mais moi j’ai encore du travail à faire ce soir, et vous devez me laisser tranquille, maintenant. »

Jessica retourna dans la cuisine en secouant la tête, les mâchoires serrées.

« Désolée, dit-elle à Katz. Tu veux sans doute prendre une douche et dîner. Il y a une salle à manger en haut que je trouve agréable d’utiliser de temps en temps et puis j’ai, euh – elle regarda tout autour d’elle, plutôt perdue – j’ai fait une grande salade et des pâtes que je vais réchauffer. J’ai aussi du bon pain, le célèbre pain que ma mère est apparemment incapable d’aller acheter quand plein de monde vient à la maison pour le week-end.

— Ne te fais pas de souci pour moi, dit Katz. J’ai encore un bout de sandwich dans mon sac.

— Non, je vais monter te tenir compagnie. C’est juste que les choses sont un peu désorganisées, ici. Cette maison est juste… juste… commença-t-elle avant de serrer les poings. Rahh ! Cette maison !

— Calme-toi, dit Katz. Je suis content de te voir.

— Mais comment ils font pour vivre quand je ne suis pas là ? C’est ce que je ne comprends pas. Comment ça fonctionne, ne serait-ce que pour sortir les ordures ? dit Jessica en fermant la porte de la cuisine et en baissant la voix. Dieu seul sait ce qu’elle mange, celle-là. Apparemment, d’après ce que dit ma mère, elle vit de Cheerios, de lait et de sandwichs au fromage. Et puis des bananes. Mais où sont tous ces aliments ? Il n’y a même pas de lait dans le frigidaire. »

Katz fit un vague geste des mains, pour suggérer qu’il ne pouvait pas être tenu responsable de ça.

« Et tu sais, en fait, dit Jessica, il se trouve que je m’y connais un peu en cuisine régionale indienne. Parce que j’avais beaucoup d’amies indiennes à la fac. Et il y a des années, la première fois que je suis venue ici, je lui ai demandé si elle pouvait m’apprendre un peu de cuisine régionale, genre du Bengale, là où elle est née. Je suis très respectueuse des traditions des gens, et je me disais qu’on aurait pu se faire un bon grand repas ensemble, elle et moi, et vraiment s’asseoir à table comme une vraie famille. Je trouvais que ça serait cool, puisqu’elle est indienne et que je m’intéresse à la cuisine. Et elle s’est mise à rire en me regardant et m’a dit qu’elle ne savait même pas faire cuire un œuf. Apparemment, ses parents étaient tous deux ingénieurs et ils n’ont jamais préparé un seul repas de toute leur vie. Je pouvais aller me faire voir avec mon projet de repas. »

Katz lui souriait, savourant de voir avec quelle perfection elle combinait et mêlait, dans l’unité compacte de sa personne, les personnalités de ses deux parents. Elle parlait comme Patty et se scandalisait comme Walter, et pourtant elle était entièrement elle-même. Ses cheveux blonds étaient tirés en arrière et attachés avec une sévérité qui lui donnait l’air de hausser les sourcils en permanence, contribuant ainsi à une expression de surprise et d’ironie terrifiées. Il n’était pas le moins du monde attiré par elle, et l’aimait d’autant plus pour cette raison.

« Alors, où sont-ils tous ? dit-il.

— Maman est à la salle de sport, elle “travaille”. Papa, en fait, je ne sais pas. Une réunion en Virginie. Il m’a dit de te dire qu’il te verrait demain matin… il pensait être là ce soir, mais il a eu un empêchement.

— Et ta mère rentre quand ?

— Tard, sûrement. Tu sais, ce n’est plus du tout évident maintenant, mais c’était vraiment une super mère quand j’étais enfant. Tu vois ce que je veux dire ? Elle cuisinait. Accueillait les gens chaleureusement. Mettait des fleurs dans un vase près du lit… Apparemment, tout ça c’est du passé, maintenant. »

En tant qu’hôtesse de secours, Jessica conduisit Katz dans un étroit escalier à l’arrière de la maison et lui montra les grandes chambres du premier, qui avaient été converties en salon, salle à manger, pièce à vivre, ainsi que la petite pièce dans laquelle Patty avait installé son ordinateur et un canapé-lit, puis, au deuxième, la pièce tout aussi petite dans laquelle il allait dormir.

« C’est officiellement la chambre de mon frère, dit-elle, mais je parie qu’il n’a pas passé dix nuits ici depuis qu’ils ont emménagé. »

De fait, il n’y avait aucune trace de Joey, juste des meubles choisis avec le très bon goût de Walter et de Patty.

« Comment ça va avec Joey, maintenant ? »

Jessica haussa les épaules.

« Ce n’est pas à moi qu’il faut demander ça.

— Vous ne vous parlez pas ? »

Elle regarda Katz avec ses yeux drôlement écarquillés et quelque peu globuleux.

« On se parle quelquefois, de temps en temps.

— Et alors ? Quelle est la situation ?

— Eh bien il est devenu républicain, alors les conversations ont tendance à ne pas être très agréables.

— Ah.

— Je t’ai sorti des serviettes. Tu veux un gant, pour te laver ?

— Je ne me suis jamais servi de ça, non. »

Lorsqu’il redescendit, une demi-heure plus tard, douché, portant un tee-shirt propre, il trouva le dîner qui l’attendait sur la table. Jessica s’assit à l’autre bout, les bras croisés bien serrés – c’était une fille très crispée dans l’ensemble – et le regarda manger.

« Félicitations, au passage, dit-elle, pour tout ce qui t’est arrivé. C’était très bizarre de t’entendre partout, tout d’un coup, et de te voir sur les playlists de tout le monde.

— Et toi ? Tu écoutes quoi ?

— Je suis plus world music, surtout africaine et sud-américaine. Mais j’ai bien aimé ton disque. Et j’ai vraiment reconnu le lac. »

Il était possible qu’elle insinuât quelque chose, en précisant cela, mais peut-être pas. Patty pouvait-elle lui avoir dit ce qui s’était passé au lac ? À elle et pas à Walter ?

« Alors, quoi de neuf ? dit-il. T’as l’air d’avoir un petit problème avec Lalitha. »

Cette fois encore, écarquillement amusé ou ironique des yeux.

« Alors ? dit-il.

— Oh rien. C’est juste que ma famille m’énerve un peu, ces temps-ci.

— J’ai l’impression que Lalitha est comme un petit problème pour tes parents.

— Mmmm.

— Elle a l’air super. Intelligente, énergique, engagée.

— Mmmm.

— Il y a quelque chose que tu voudrais me dire ?

— Non ! Je pense juste qu’elle a des vues sur mon père. Et ça fout ma mère en l’air. De regarder ce truc-là en train de se passer. Moi, je me dis, enfin, quand une personne est mariée, on la laisse tranquille, non ? On n’y touche pas, s’ils sont mariés. Non ? »

Katz s’éclaircit la gorge, pas trop sûr d’où cela allait les mener.

« En théorie oui, dit-il. Mais la vie se complique quand on vieillit.

— Mais ça ne veut pas dire qu’il faut que je l’aime. Ça ne veut pas dire qu’il faut que je l’accepte. Je ne sais pas si tu sais qu’elle vit juste au-dessus ? Elle est là absolument tout le temps. Elle est là plus que ma mère. Et je ne trouve pas que ce soit vraiment juste. Je pense qu’elle devrait partir et se trouver un logement. Mais je ne crois pas que mon père ait envie de ça.

— Et pourquoi n’a-t-il pas envie de ça ? »

Jessica lança un sourire crispé à Katz, d’un air très malheureux.

« Mes parents ont beaucoup de problèmes. Leur mariage connaît beaucoup de problèmes. Il n’y a pas besoin d’être devin pour le voir. C’est clair que ma mère est très déprimée. Depuis des années. Et elle ne s’en sort pas. Mais ils s’aiment, je sais bien qu’ils s’aiment, et ça me fait vraiment suer de voir ce qui se passe ici. Si seulement elle voulait bien partir – je parle de Lalitha –, si seulement elle voulait bien partir, pour que ma mère ait sa chance à nouveau…

— Ta mère et toi, vous êtes proches ?

— Non. Pas vraiment. »

Katz mangea en silence et attendit d’en entendre plus. Il semblait, heureux hasard, être tombé sur Jessica alors qu’elle était d’humeur à vider son sac avec la première personne qu’elle rencontrerait.

« Je veux dire, elle essaie, ajouta-t-elle. Mais elle a vraiment un don pour toujours dire ce qu’il ne faut pas. Elle ne respecte pas mon jugement. Elle ne voit pas que je suis une adulte intelligente qui peut penser par elle-même. Mon petit ami à la fac, il était incroyablement gentil et elle a été horrible avec lui. Comme si elle avait peur que je veuille l’épouser, alors elle se moquait de lui en permanence. C’était mon premier vrai petit ami, et je voulais juste prendre le temps d’en profiter, mais elle n’a pas pu nous laisser tranquilles. Il y a eu cette fois où William et moi on est venus un week-end, on voulait aller au musée et participer à une marche pour le mariage gay. On logeait ici, et elle a commencé à lui demander s’il aimait bien quand les filles montraient leurs seins dans les fêtes des fraternités. Elle avait lu un article stupide dans le journal sur des garçons qui criaient aux filles de montrer leurs seins. Et moi, je dis, non, maman, je ne suis pas à l’université de Virginie. Il n’y a pas de fraternités dans ma fac, et ça c’est juste une crétinerie de l’âge de pierre qu’ils font dans le Sud, je ne vais pas en Floride pour les vacances de printemps, on n’est pas comme les jeunes de ton article débile. Mais elle ne lâchait pas l’affaire. Elle n’arrêtait pas de demander à William ce qu’il pensait des seins des autres filles. Et de faire semblant d’être surprise quand il disait que cela ne l’intéressait pas. Elle savait bien qu’il était sincère, pour ne rien dire de son terrible embarras d’entendre la mère de sa petite amie parler de seins, mais elle se comportait comme si elle ne le croyait pas. Pour elle, c’était une blague. Elle voulait que je me moque de William. Qui, oui, était parfois un peu difficile. Mais, enfin, on ne peut pas me laisser le temps de m’en rendre compte par moi-même ?

— C’est parce qu’elle t’aime. Elle ne voulait pas que tu épouses le mauvais gars.

— Mais je n’allais pas l’épouser ! C’est ça, l’histoire ! »

Les yeux de Katz furent attirés par les seins de Jessica, presque entièrement cachés par ses bras croisés bien serrés. Elle avait une petite poitrine, comme sa mère, mais moins bien proportionnée.

Ce qu’il ressentit alors, c’était que son amour pour Patty s’appliquait par extension à sa fille, le désir de la baiser en moins. Il voyait maintenant ce que Walter avait en tête en disant que Jessica était une jeune fille qui donnait aux personnes plus âgées un espoir pour l’avenir. Tous les voyants d’état de marche semblaient bel et bien allumés chez Jessica.

« Tu vas avoir une belle vie, dit-il.

— Merci.

— Tu as la tête bien faite. Ça me fait très plaisir de te revoir.

— Je sais, même chose pour moi, dit-elle. Je ne me souviens même plus de la dernière fois où je t’ai vu. Peut-être que j’étais encore au lycée ?

— Tu travaillais à une soupe populaire. Ton père m’avait emmené te voir là-bas.

— C’est vrai, c’étaient les années où je me constituais un CV. J’avais dix-sept activités extrascolaires. J’étais un peu comme Mère Teresa shootée aux amphètes. »

Katz se resservit en pâtes, préparées avec des olives et un genre de salade. Oui, c’était de la roquette : il était en sécurité, de retour dans le giron des bobos. Il demanda à Jessica ce qu’elle ferait si ses parents se séparaient.

« Ouaouh, je ne sais pas, dit-elle. J’espère qu’ils ne le feront pas. Tu crois qu’ils vont se séparer ? C’est ce que papa t’a dit ?

— Je n’écarterais pas la possibilité.

— Eh bien, j’imagine que je serai alors comme tout le monde. La moitié de mes amis ont des parents divorcés. C’est juste que je n’ai jamais pensé que ça pouvait nous arriver. Jusqu’à ce que Lalitha entre en scène.

— Tu sais, il faut être deux pour danser le tango. Tu ne devrais pas être trop dure avec elle.

— Ah mais crois-moi, j’en veux aussi à papa. Et je le tiens aussi pour responsable. Je l’entends dans sa voix, et c’est vraiment… perturbant. Ça ne va pas. Tu vois, j’ai toujours cru que je le connaissais bien. Mais en fait, ce n’était pas le cas.

— Et ta mère ?

— Elle est bien évidemment malheureuse, aussi.

— Non, je veux dire, et si c’était elle qui partait ? Qu’en penserais-tu ? »

L’étonnement de Jessica devant cette question écarta toute possibilité que Patty ait pu se confier à elle.

« Je ne crois pas qu’elle pourrait faire une chose pareille, dit-elle. Sauf si papa la forçait.

— Elle est heureuse ?

— En fait, Joey dit qu’elle ne l’est pas. Je crois qu’elle a confié beaucoup de choses à Joey qu’elle ne me dit pas. Ou alors peut-être que Joey invente des trucs pour m’embêter. Enfin, elle se moque vraiment de papa, tout le temps, mais ça ne veut rien dire. Elle se moque de tout le monde… et je suis sûre qu’elle se moque aussi de moi quand je ne suis pas là. Pour elle, on est tous très amusants, et c’est sûr que ça me fait chier. Mais sa famille, c’est quand même tout pour elle. Je ne crois pas qu’elle puisse imaginer autre chose. »

Katz se demanda si cela pouvait être vrai. Patty lui avait dit elle-même, quatre ans plus tôt, qu’elle ne comptait pas quitter Walter. Mais le prophète niché dans le pantalon de Katz maintenait avec insistance le contraire, et Joey était peut-être plus fiable que sa sœur sur le sujet du bonheur de leur mère.

« Ta mère est une bien étrange personne, non ?

— J’ai de la peine pour elle, dit Jessica, quand je ne suis pas en colère contre elle, bien sûr. Elle est très intelligente et elle n’a jamais rien fait de sa vie à part être une bonne mère. La seule chose que je sais avec certitude, c’est que je ne resterai jamais à la maison à plein temps avec mes enfants.

— Tu veux donc des enfants. Malgré la crise de la surpopulation. »

Elle ouvrit grand les yeux en le regardant et rougit.

« Un ou deux, peut-être. Si jamais je rencontre le bon type. Ce qui me paraît compromis à New York.

— New York peut être rude.

— Mon Dieu, merci. Merci de me dire ça. Je ne me suis jamais sentie, de toute ma vie, aussi rapetissée, aussi invisible et totalement maltraitée que durant ces huit derniers mois. Je croyais que New York allait être l’endroit idéal pour sortir avec des garçons. Mais les mecs sont soit des losers, soit des cons, ou alors ils sont mariés. C’est terrifiant. Je sais, je sais que je ne suis pas un canon, mais je pense que je vaux au moins cinq minutes de conversation polie. Ça fait huit mois, maintenant, et j’attends toujours ces cinq minutes. Je n’ai même plus envie de sortir, c’est trop démoralisant.

— Mais ce n’est pas toi, le problème. Tu es une jolie fille. Tu es peut-être trop gentille pour New York, c’est tout. C’est un peu la loi de la jungle, là-bas.

— Mais comment ça se fait qu’il y a tant de filles comme moi ? Et pas de types ? Les types bien ont tous décidé d’aller ailleurs ? »

Katz passa en revue dans sa tête les jeunes mâles de sa connaissance vivant dans l’agglomération new-yorkaise, y compris ses anciens partenaires de Walnut Surprise, et il ne put en trouver un seul en qui il pourrait avoir confiance pour sortir avec Jessica.

« Les filles viennent toutes pour travailler dans l’édition, dans l’art et dans le bénévolat, dit-il. Les types viennent pour l’argent et la musique. Du coup, il y a des critères de sélection. Les filles sont bien et intéressantes, les types sont tous des connards dans mon genre. Tu ne dois pas prendre tout ça personnellement.

— Je voudrais juste sortir une fois avec quelqu’un de sympa. »

Il regrettait maintenant de lui avoir dit qu’elle était jolie. Cela avait vaguement eu l’air d’une sorte d’avance et il espérait qu’elle ne l’avait pas pris comme ça. Malheureusement, il semblait bien que ce fût le cas.

« Tu es vraiment un connard ? dit-elle. Ou c’est juste une façon de parler ? »

La note de provocation flirteuse était inquiétante et devait être tuée dans l’œuf.

« Je suis venu ici pour rendre un service à ton père, dit-il.

— Ça ne fait pas très connard, ça, dit-elle d’un ton taquin.

— Fais-moi confiance, je sais ce que je dis. »

Il lui envoya le regard le plus noir qu’il pouvait lancer à quelqu’un, et vit que cela l’effraya un peu.

« Je ne comprends pas, dit-elle.

— Je ne suis pas ton allié sur le front indien. Je suis ton ennemi.

— Quoi ? Pourquoi ? Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Je te l’ai dit. Je suis un connard.

— Merde. D’accord, c’est bon. »

Elle regarda le plateau de la table, les sourcils très relevés, elle était à la fois perturbée, effrayée et furieuse.

« Les pâtes sont excellentes, au passage. Merci d’avoir fait ça.

— De rien. Et prends de la salade, aussi, dit-elle en se relevant. Je crois que je vais aller lire en haut. Préviens-moi si tu as besoin d’autre chose. »

Il fit un signe de tête, et elle quitta la pièce. Il avait de la peine pour elle, mais ce qui l’amenait à Washington n’était pas très net, et cela ne servait à rien d’arrondir les angles. Quand il eut terminé de manger, il examina avec soin la grande collection de livres de Walter, sa collection encore plus grande de CD et de vinyles, avant de monter se retirer dans la chambre de Joey. Il voulait être celui qui entrerait dans la pièce où se trouvait Patty, et non celui qui serait en train d’attendre quand elle rentrerait. Être celui qui attendait le mettrait dans une position trop vulnérable ; ce n’était pas très katzien. Bien que d’ordinaire il évitât les bouchons d’oreilles, à cause de la véritable symphonie que cela déclenchait avec ses acouphènes, il en mit cette fois-ci, pour ne pas rester à guetter lâchement des bruits de pas et des voix.

Le lendemain matin, il s’attarda dans la chambre jusqu’à presque neuf heures avant de descendre l’escalier arrière en quête d’un petit déjeuner. La cuisine était vide, mais quelqu’un, sans doute Jessica, avait préparé du café, découpé des fruits et sorti des muffins. Une légère pluie printanière tombait sur le petit jardin à l’arrière de la maison, sur les narcisses et les jonquilles, ainsi que sur les épaulements des maisons voisines. Entendant des voix venir de l’avant de la demeure, Katz traversa le couloir avec son café et son muffin, pour trouver Walter, Jessica et Lalitha, tous trois bien récurés, la peau soignée, douchés-coiffés, qui l’attendaient dans la salle de réunion.

« C’est bien, dit Walter, maintenant que tu es là, on peut commencer.

— Je ne pensais pas qu’on devait se réunir aussi tôt.

— Il est neuf heures, dit Walter. C’est une journée de travail pour nous. »

Il était assis côte à côte avec Lalitha vers le milieu de la grande table. Jessica était au bout, les bras croisés, irradiant un scepticisme et une position défensive intenses. Katz s’assit en face des autres.

« Tu as bien dormi ? dit Walter.

— Très bien. Où est Patty ? »

Walter haussa les épaules.

« Elle ne vient pas à cette réunion, si c’est ce que tu veux savoir.

— Nous voulons essayer d’accomplir quelque chose, dit Lalitha. Nous ne voulons pas passer toute la journée à rire en se disant que c’est vraiment peine perdue. »

Ouaouhhh !!!

Les yeux de Jessica dardaient leurs flèches de l’un à l’autre, dans l’attente. Walter, à y regarder de plus près, avait des cernes terribles sous les yeux, et ses doigts, sur le plateau de la table, faisaient un truc qui tenait à la fois du tremblement et du tapotement. Lalitha avait elle-même l’air un peu défait, le visage bleui par la pâleur sur sa peau sombre. En observant la relation de leurs corps, leur position délibérément séparée, Katz se demanda si la chimie n’avait pas déjà fait son travail. Ils semblaient tristes et coupables, comme des amants condamnés à bien se tenir en public. Ou alors, comme des personnes qui n’avaient pas encore établi les termes de leur relation et qui n’en étaient pas satisfaites. La situation méritait une étude fine, quelle que fût l’alternative.

« On va donc commencer par le problème, dit Walter. Le problème, c’est que personne n’ose faire de la surpopulation un sujet de débat national. Et pourquoi ? Parce que le sujet n’est pas porteur. Parce que ça fait ringard. Parce que, comme pour le réchauffement de la planète, nous n’avons pas encore atteint le stade où les conséquences deviennent impossibles à nier. Et parce que nous avons l’air élitistes si nous tentons de dire aux gens pauvres ou sans instruction de ne pas avoir autant de bébés. Le fait d’avoir des familles nombreuses est inversement proportionnel au statut économique, tout comme l’âge auquel les filles commencent à avoir des bébés, ce qui est tout aussi dommageable dans une perspective quantitative. On peut diminuer le taux de croissance de moitié simplement en doublant l’âge moyen des primo-parturientes âgées de dix-huit à trente-cinq ans. C’est la raison pour laquelle les rats se reproduisent bien plus que les léopards… parce qu’ils atteignent la maturité sexuelle bien plus tôt.

— Il y a déjà un problème dans cette analogie, bien sûr, dit Katz.

— Exactement, dit Walter. C’est une fois encore la question de l’élitisme. Les léopards sont une espèce “supérieure” aux rats ou aux lapins. Il y a donc là un autre aspect du problème : on transforme les gens pauvres en rongeurs lorsqu’on attire l’attention sur leur taux de natalité élevé et la précocité de leur première procréation.

— Je crois que l’analogie avec la cigarette est bonne », dit Jessica, du bout de la table.

Il était clair qu’elle était allée dans une université chère et qu’elle avait appris à donner son avis dans les séminaires.

« Les gens qui ont de l’argent peuvent avoir du Zoloft ou du Xanax, reprit-elle. Et donc, quand on taxe les cigarettes, ou l’alcool, ce sont les pauvres qui sont le plus durement touchés. On rend les drogues bon marché plus chères.

— C’est vrai, dit Walter. Très bon point. Et ça s’applique aussi à la religion, autre grande drogue pour ceux qui n’ont pas d’opportunités économiques. Si on s’attaque à la religion, qui est notre vrai ennemi, on s’en prend à ceux qui sont économiquement opprimés.

— Et les armes à feu, aussi, dit Jessica. La chasse, c’est plutôt pour les pauvres.

— Ha, allez dire ça à Mr. Haven, dit Lalitha avec son accent haché. Allez dire ça à Dick Cheney.

— Non, non, en fait, Jessica a raison », dit Walter.

Lalitha se tourna vers lui.

« Vraiment ? Je ne vois pas pourquoi. Qu’est-ce que la chasse a à voir avec la population ? »

Jessica leva les yeux au ciel avec impatience.

La journée pourrait bien être longue, se dit Katz.

« Tout tourne autour du même problème des libertés personnelles, dit Walter. Les gens viennent dans ce pays pour l’argent ou pour la liberté. Si tu n’as pas d’argent, tu t’accroches à tes libertés avec encore plus de rage. Même si fumer te tue, même si tu n’as pas les moyens de nourrir tes gosses, même si tes gosses se font descendre par des malades armés de fusils d’assaut. Tu peux être pauvre, mais la seule chose que personne ne peut te prendre, c’est la liberté de foutre ta vie en l’air comme tu veux. C’est ce que Bill Clinton a compris : on ne peut pas gagner des élections en parlant contre les libertés personnelles. Surtout pas contre les armes à feu, en fait. »

Que Lalitha ait hoché la tête en accord soumis à ces paroles, plutôt que de se mettre à bouder, rendit la situation plus claire. Elle était toujours en demande et Walter n’avait toujours pas cédé. Et il se trouvait dans son élément naturel, sa forteresse personnelle, lorsqu’il pouvait parler de manière abstraite. Il n’avait pas du tout changé depuis l’époque de Macalester.

« Le vrai problème, cela dit, intervint Katz, c’est le capitalisme de marché. Pas vrai ? À moins que vous comptiez rendre la reproduction hors-la-loi, votre problème, ce ne sont pas les libertés civiles. La vraie raison pour laquelle vous n’attirez personne quand vous parlez de la surpopulation, c’est parce que parler d’avoir moins de bébés, ça revient à parler des limites de la croissance. Correct ? Et la croissance n’est pas une question secondaire dans l’idéologie de la libre entreprise. Ça en est l’essence absolue. Correct ? Dans la théorie économique de la libre entreprise, il faut laisser des choses comme l’environnement en dehors de l’équation. C’était quoi le mot que tu adorais ? Les “externalités” ?

— C’est tout à fait ça, dit Walter.

— Je ne pense pas que la théorie ait beaucoup changé depuis qu’on était à la fac. La théorie, c’est qu’il n’y a pas de théorie. Vous voyez ? Le capitalisme ne peut pas parler de limites, parce que toute l’idée du capitalisme est la croissance constante du capital. Si vous voulez être entendus dans les médias capitalistes, communiquer dans une culture capitaliste, la surpopulation ne peut avoir aucun sens. C’est du non-sens littéral. Et c’est ça, votre vrai problème.

Freedom
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