Chapitre 2 : Les meilleures amies du monde

Se fondant sur son incapacité à se souvenir de son niveau de conscience durant ses trois premières années d’université, l’autobiographe se soupçonne de tout simplement ne pas avoir eu de niveau de conscience. Elle avait la sensation d’être éveillée, mais en fait elle avait dû traverser ces années en somnambule. Il est sinon difficile de comprendre comment, pour ne prendre qu’un seul exemple, elle est devenue, et ce de manière très intense, la meilleure amie d’une fille dérangée qui, en réalité, avait entrepris de la harceler.

Une partie de la faute – même si l’autobiographe déteste l’admettre – peut sans doute incomber au monde des sportifs universitaires de haut niveau du Big Ten et à l’univers artificiel créé pour les étudiants qui en font partie, pour les garçons, surtout, mais également, même à la fin des années soixante-dix, pour les filles. Patty s’en alla à l’université du Minnesota en juillet, dans un camp d’été spécial sports, suivi d’une orientation spécifique et précoce vers une première année de fac réservée aux athlètes, elle vécut ensuit dans une résidence universitaire destinée aux sportives, ne se fit que des amies sportives, ne mangeait qu’à des tables de sportives, dansait en groupe, lors des fêtes, avec ses coéquipières, et prenait grand soin de ne jamais se choisir un cours dans lequel il n’y avait pas un bon nombre d’athlètes, à la fois pour suivre le cours et (s’il y avait le temps) étudier. Les athlètes n’étaient absolument pas obligées de vivre ainsi, mais la plupart, à l’université du Minnesota, le faisaient et Patty se lança encore plus à fond que les autres dans le Pays des Sportives, parce qu’elle le pouvait ! Parce qu’elle avait fini par échapper à Westchester ! « Tu devrais aller là où tu veux », avait dit Joyce à Patty, ce qui signifiait : il est grotesque et consternant de s’inscrire dans un établissement d’État aussi médiocre que l’université du Minnesota quand tu as de superbes propositions de Vanderbilt et de Northwestern (qui seraient également des choix plus flatteurs pour moi). « Cette décision te revient entièrement, et nous te soutiendrons, quoi que tu choisisses », avait dit Joyce, ce qui signifiait : ne viens pas nous faire de reproches à papa ou à moi si tu fous ta vie en l’air avec tes décisions stupides. L’aversion évidente de Joyce pour l’université du Minnesota, ainsi que la distance entre le Minnesota et New York, fut un facteur décisif dans la décision de Patty d’aller là-bas. En regardant aujourd’hui en arrière, l’autobiographe voit la jeune personne quelle était hier comme une de ces malheureuses adolescentes si en colère contre ses parents quelle avait eu besoin de rejoindre une secte où elle pourrait être plus gentille et plus amicale, plus généreuse et soumise que chez elle. Il se trouve que sa secte, ce fut le basket-ball.

La première des non-sportives à l’entraîner hors de la secte à force de persuasion, à devenir importante pour elle, fut Eliza, la fille dérangée, que Patty, bien sûr, n’avait pas sentie aussi dérangée. Eliza était à moitié jolie. Son visage démarrait magnifiquement en haut et se dégradait implacablement à mesure que vous baissiez les yeux. Elle avait une incroyable chevelure brune, épaisse et bouclée, et des yeux étonnamment grands, puis un tout petit nez assez mignon, mais ensuite, autour de la bouche, le visage s’écrasait un peu et se miniaturisait, rappelant désagréablement un prématuré et, pour finir, elle avait très peu de menton. Elle portait en permanence de larges pantalons de velours qui lui glissaient le long des hanches, des chemises étriquées à manches courtes quelle achetait dans des friperies au rayon des garçons, dont elle ne boutonnait que les boutons du milieu, des Keds rouges aux pieds, ainsi qu’une grosse veste en peau retournée vert avocat. Elle sentait le vieux cendrier mais s’efforçait de ne pas fumer près de Patty sauf si elles étaient dehors. Par une ironie alors invisible à Patty mais maintenant tout à fait remarquable pour l’autobiographe, Eliza avait beaucoup de points communs avec les petites sœurs artistes de Patty. Elle possédait une guitare électrique noire et un mignon petit ampli, mais les rares fois où Patty la persuada de jouer en sa présence, Eliza se mit en rage contre elle, ce qui ne se produisait quasiment jamais par ailleurs (en tout cas pas au début). Elle disait que Patty lui donnait le sentiment de subir une pression, ce qui l’inhibait et expliquait pourquoi elle ne cessait de merder après les premières mesures de sa chanson. Elle ordonna à Patty de ne pas écouter de manière aussi évidente, mais même lorsque Patty se détournait et faisait semblant de lire un magazine, cela ne suffisait pas. Eliza jurait qu’à la minute où Patty aurait quitté la pièce elle pourrait à nouveau jouer sa chanson à la perfection.

« Mais là, maintenant ? Pas question.

— Je suis désolée, dit Patty. Je suis désolée de te faire cet effet.

— Je joue cette chanson génialement quand tu n’écoutes pas.

— Je sais, je sais. Je suis sûre que tu y arrives.

— C’est vrai, c’est tout. Ça n’a pas d’importance si tu ne me crois pas.

— Mais je te crois !

— Ce que je dis, reprit Eliza, c’est que ça n’a pas d’importance que tu me croies ou non, parce que ma capacité à jouer génialement cette chanson quand tu n’écoutes pas est tout simplement un fait objectif.

— Essaie peut-être une autre chanson, alors », plaida Patty.

Mais Eliza était déjà en train de tirer violemment sur les prises.

« T’arrêtes, OK ? Je n’ai pas besoin que tu me rassures.

— Désolée, désolée », dit Patty.

Elle avait rencontré Eliza dans le seul cours où une athlète et une poétesse pouvaient se rencontrer : Introduction aux sciences de la Terre. Patty suivait ce cours particulièrement fréquenté avec dix autres sportives inscrites en première année, un troupeau de filles presque toutes plus grandes quelle, qui portaient toutes des survêtements marron à l’effigie des Golden Gophers ou bien des sweat-shirts gris uni, et avaient toujours les cheveux plus ou moins humides. Il y avait des filles intelligentes dans le lot, dont l’amie de toujours de l’autobiographe, Cathy Schmidt, qui devint par la suite avocate commise d’office et apparut une fois à la télévision nationale, deux soirs de suite à Jeopardy !, mais l’amphithéâtre surchauffé, ces survêtements, ces cheveux mouillés et la proximité d’autres corps fatigués de sportives ne manquaient jamais de donner à Patty un sentiment de lassitude communicative. Un coup de déprime immédiat.

Eliza aimait s’asseoir dans la rangée derrière les sportives, juste dans le dos de Patty, mais elle s’affalait tellement sur son siège que seules ses volumineuses boucles sombres étaient visibles. C’est de cette position qu’elle prononça ses premiers mots à l’oreille de Patty, au début d’un cours. Elle dit, « Tu es la meilleure ».

Patty se tourna pour voir qui lui parlait et ne vit qu’une masse de cheveux.

« Pardon ?

— Je t’ai vue hier soir, dit la chevelure. Tu es très forte et très belle.

— Ouaouh ! Merci beaucoup.

— Il faut qu’ils te donnent plus de temps de jeu.

— C’est drôle, ça, c’est exactement ce que je pense aussi.

— Il faut que tu exiges qu’ils te donnent plus de temps de jeu. D’accord ?

— Oui, mais on a beaucoup de bonnes joueuses dans l’équipe. Ce n’est pas moi qui décide.

— Oui, mais tu es la meilleure, dit la chevelure.

— Eh ben ! Merci pour le compliment », répondit joyeusement Patty, pour mettre fin à la conversation.

À l’époque, elle croyait que c’était parce qu’elle était si altruiste, et dotée d’un esprit d’équipe si fort, que les compliments personnels directs la mettaient aussi mal à l’aise. L’autobiographe pense aujourd’hui que les compliments étaient comme un breuvage qu’inconsciemment elle était assez intelligente pour en refuser ne serait-ce qu’une goutte, parce que sa soif de compliments était inextinguible.

Après le cours, elle se fondit parmi ses amies sportives et prit soin de ne pas se retourner vers la personne à la chevelure. Elle se dit que c’était juste une coïncidence étrange si une de ses vraies fans était assise pile derrière elle au cours de sciences de la Terre. Il y avait cinquante mille étudiants à l’université, mais ils étaient sans doute moins de cinq cents (sans compter les anciennes joueuses, ni les amis ou les familles des joueuses du moment) à penser que les rencontres sportives féminines étaient un choix de divertissement possible. Si vous étiez Eliza et que vous vouliez vous asseoir juste derrière le banc des Gophers (pour que Patty, en sortant du terrain, ne puisse vous manquer, vous et vos cheveux, penchés sur un cahier), il vous suffisait d’arriver quinze minutes avant le début du match. Ensuite, après le coup de sifflet final et la série rituelle de tapes dans les mains, il n’y avait rien de plus facile au monde que d’intercepter Patty près de la porte des vestiaires et de lui tendre un bout de feuille du cahier en lui disant, « Tu as demandé plus de temps de jeu, comme je t’ai dit de le faire ? ».

Patty ne connaissait toujours pas le nom de cette personne qui, de toute évidence connaissait le sien, parce que le mot PATTY était écrit près de cent fois sur la feuille du cahier, tracé en lettres dentelées de dessin animé avec des contours concentriques au crayon qui produisaient un effet sonore, comme si toute une foule en folie hurlait son nom dans le gymnase, ce qui n’aurait pas pu être plus éloigné de la réalité : le gymnase était généralement vide à quatre-vingt-dix pour cent, Patty était en première année et jouait donc en moyenne moins de dix minutes par match, et du coup, son nom n’était pas exactement connu de tous. Les petits cris de crayon remplissaient toute la feuille, sauf à l’endroit où se trouvait l’esquisse d’une joueuse en train de dribbler. Patty voyait bien que la joueuse était censée être elle, parce qu’elle portait son numéro et aussi parce que qui d’autre aurait pu être dessiné sur une page couverte du mot PATTY ? Comme tout ce que faisait Eliza (ce que Patty allait apprendre assez vite), le dessin était en partie très élaboré et en partie maladroit et mauvais. La façon dont le corps de la joueuse frôlait le sol en une violente oblique comme si elle virait brusquement était excellente, mais le visage et la tête faisaient penser à n’importe quelle femme dans un dépliant de premier secours.

En regardant la feuille de papier, Patty eut un avant-goût de la sensation de chute qu’elle allait éprouver quelques mois plus tard après avoir mangé des brownies au shit avec Eliza. Quelque chose d’effrayant qui n’allait vraiment pas, mais contre lequel il était difficile de lutter.

« Merci pour ce dessin, dit-elle.

— Pourquoi ils ne te font pas jouer plus ? demanda Eliza. Tu es restée sur le banc pratiquement toute la deuxième période.

— Une fois qu’on menait largement…

— Tu es douée et ils te font cirer le banc ? Je ne comprends pas ça. »

Les boucles d’Eliza s’agitaient comme un saule pleureur par grand vent ; elle était assez remontée.

« Dawn, Cathy et Shawna ont eu du temps, dit Patty. Elles ont très bien joué, on a gardé l’avantage.

— Oui mais tu es tellement meilleure qu’elles.

— Il faut que j’aille à la douche. Encore merci pour le dessin.

— Peut-être pas cette année, mais l’an prochain, au plus tard, tout le monde va vouloir avoir un peu de toi, dit Eliza. Tu vas attirer l’attention. Il faut que tu apprennes dès maintenant à te protéger. »

Tout cela était si ridicule que Patty ne put que s’arrêter pour rectifier.

« Recevoir trop d’attention, ce n’est vraiment pas un problème que rencontrent les femmes au basket.

— Et les hommes ? Tu sais comment te protéger des hommes ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ce que je veux dire, c’est, est-ce que tu y vois clair, quand il s’agit des hommes ?

— En ce moment, je n’ai pas le temps pour grand-chose d’autre que le sport.

— Tu n’as pas l’air de te rendre compte que tu es vraiment exceptionnelle. Ni que c’est très dangereux.

— Ce dont je me rends compte, c’est que je suis bonne en sport.

— Ça tient un peu du miracle si on n’a pas encore abusé de toi.

— Je ne bois pas, ça aide bien.

— Pourquoi tu ne bois pas ? demanda immédiatement Eliza.

— Parce que je ne peux pas, quand je m’entraîne. Pas même une gorgée.

— Et tu t’entraînes tous les jours de l’année ?

— En fait, j’ai eu une mauvaise expérience avec la boisson au lycée, alors…

— Qu’est-ce qui s’est passé… Tu t’es fait violer ? »

Le visage de Patty s’embrasa et arbora cinq expressions différentes en même temps.

« Oh là…, dit-elle.

— C’est ça ? C’est ça qui s’est passé ?

— Je vais me doucher.

— Tu vois, c’est exactement de ça que je parle ! cria Eliza, très énervée. Tu ne me connais pas du tout, on n’a pas parlé plus de deux minutes, et tu viens de me sortir que tu avais subi un viol. Tu n’es absolument pas protégée ! »

Patty était trop troublée et trop honteuse, à ce moment-là, pour repérer les failles dans cette logique.

« Je peux me protéger toute seule, dit-elle. Je me débrouille très bien.

— Bien sûr. D’accord, dit Eliza en haussant les épaules. C’est ta sécurité, pas la mienne. »

Le gymnase résonna des claquements des gros interrupteurs, à mesure que les rangs de spots s’éteignaient.

« Tu pratiques un sport ? » demanda Patty, pour se racheter de ne pas avoir été très agréable.

Eliza baissa les yeux sur son corps. Elle était large et plate au niveau du bassin et avait un peu les genoux cagneux, avec ses minuscules pieds chaussés de Keds.

« J’en ai l’air ?

— Je ne sais pas. Du badminton ?

— Je déteste le sport, dit Eliza en riant. Je déteste tous les sports. »

Patty rit aussi, soulagée d’avoir réussi à changer de sujet, même si elle se sentait maintenant assez perplexe.

« Je ne lançais même pas la balle “comme une fille”, je ne courais même pas “comme une fille”, dit Eliza. Je refusais de courir ou de lancer, point barre. Si une balle m’atterrissait dans les mains, j’attendais simplement que quelqu’un vienne me la reprendre. Quand je devais courir, genre, jusqu’à la première base, je restais plantée là une seconde et puis je me mettais parfois à marcher.

— Mon Dieu, dit Patty.

— Oui, et j’ai presque failli ne pas avoir mon diplôme à cause de ça. La seule raison pour laquelle je l’ai eu, c’est parce que mes parents connaissaient la psychologue du lycée. On a fini par me donner le module parce que je faisais du vélo tous les jours. »

Patty hocha la tête, ne sachant trop que penser.

« Mais tu aimes le basket, en fait, pas vrai ?

— Oui, c’est vrai, dit Eliza. C’est assez fascinant, le basket.

— Alors, c’est clair que tu ne détestes pas vraiment le sport. Ce que tu détestes, c’est l’exercice physique, on dirait.

— Tu as raison. C’est ça.

— Enfin, bon…

— Oui, enfin, bon, on va être amies ? »

Patty se mit à rire.

« Si je dis oui, je ne fais que prouver que tu as raison, je ne me méfie pas assez des gens que je connais à peine.

— On dirait que c’est non, là.

— Pourquoi on n’attendrait pas de voir ?

— Bien. Voilà qui est prudent… j’aime ça.

— Tu vois, hein, tu vois ! dit Patty en se remettant à rire. Je suis plus prudente que ce que tu pensais ! »

L’autobiographe ne doute pas que si Patty avait eu une conscience d’elle-même plus claire et si elle avait porté une attention à peine raisonnable au monde qui l’entourait, elle n’aurait pas vraiment été une aussi bonne basketteuse universitaire. Le succès sportif relève du domaine des têtes presque vides. Atteindre le stade où elle aurait vu Eliza pour ce qu’elle était réellement (à savoir dérangée) aurait nui à son jeu. On n’atteint pas 88 % de réussite au lancer franc en accordant une profonde réflexion à la moindre petite chose.

Il s’avéra qu’Eliza n’aimait aucune des autres amies de Patty et ne voulait même pas traîner avec elles. Elle les appelait « tes lesbiennes » ou « les lesbiennes », bien que la moitié fût hétéro. Patty en vint très rapidement à avoir le sentiment de vivre dans deux mondes qui s’excluaient mutuellement. Il y avait le Pays des Sportives, où elle passait la grande majorité de son temps et où elle préférait rater l’examen de mi-trimestre en psycho plutôt que ne pas aller au magasin chercher les produits et médicaments dont avait besoin une coéquipière qui s’était foulé la cheville ou qui était clouée au lit avec la grippe, et il y avait le sombre petit Pays d’Eliza, où elle n’avait pas besoin de se donner le mal d’être aussi gentille. Le seul point de contact entre ces deux mondes était le Williams Arena, où Patty, lorsqu’elle se faufilait au travers d’une défense peu solide pour effectuer un tir en course facile ou bien une passe aveugle, ressentait une petite bouffée supplémentaire de fierté et de plaisir si Eliza était là pour la regarder. Même ce point de contact fut éphémère, parce que plus Eliza passait de temps avec Patty, moins elle semblait se souvenir qu’elle était intéressée par le basket-ball.

Patty avait toujours connu des amitiés multiples, jamais rien de profond. Elle se réjouissait de tout son cœur quand elle voyait Eliza l’attendre à la sortie du gymnase après l’entraînement, elle savait qu’une soirée instructive s’annonçait. Eliza l’emmenait au cinéma voir des films avec des sous-titres et lui faisait écouter avec grande attention les disques de Patti Smith (« J’adore l’idée que tu aies le même prénom que mon artiste préférée », disait-elle, ignorant l’orthographe différente et le fait que le vrai prénom de Patty, pour l’état civil, était Patrizia, que Joyce lui avait donné par souci d’originalité et que Patty était gênée de dire à haute voix) et elle lui prêtait ses recueils de poèmes de Denise Levertov et de Frank O’Hara. Après que l’équipe de basket eut terminé avec un score de huit victoires contre onze défaites et une élimination au premier tour du tournoi (malgré les 14 points et les nombreuses passes décisives de Patty), Eliza lui apprit également à aimer, mais alors à aimer vraiment le chablis Paul Masson.

Comment Eliza occupait le reste de son temps libre demeurait quelque peu vague. Il semblait y avoir plusieurs « hommes » (c’est-à-dire, des garçons) dans sa vie, et elle parlait parfois de concerts où elle était allée, mais lorsque Patty exprimait de la curiosité pour ces concerts, Eliza répondait que Patty devait d’abord écouter toutes les cassettes qu’elle lui enregistrait ; et Patty avait un peu de mal avec ces cassettes. Elle aimait bien Patti Smith, qui semblait comprendre ce qu’elle avait pu ressentir dans la salle de bains le lendemain matin après le viol, mais le Velvet Underground, par exemple, lui donnait un sentiment de solitude. Elle avoua un jour à Eliza que son groupe préféré était les Eagles, et Eliza lui dit, « Y a pas de mal à ça, les Eagles sont super », mais il était certain qu’on ne voyait aucun album des Eagles dans la chambre d’Eliza à la résidence universitaire.

Les parents d’Eliza étaient de célèbres psychothérapeutes des Twin Cities et vivaient en banlieue, à Wayzata, là où tout le monde était riche, et elle avait un frère aîné, en première année à Bard College, qu’elle décrivait comme spécial. Quand Patty demandait, « Spécial dans quel sens ? », Eliza répondait, « Dans tous les sens ». Eliza elle-même avait réussi à terminer son éducation secondaire en fréquentant trois établissements locaux différents et elle s’était inscrite à l’université parce que ses parents refusaient de l’entretenir si elle ne faisait pas d’études. C’était une étudiante moyenne mais pas au même titre que Patty, qui avait des B dans toutes les matières, tandis qu’Eliza obtenait des A + en littérature anglaise et des D partout ailleurs. Ses seuls intérêts connus en dehors du basket-ball étaient la poésie et le plaisir.

Eliza avait décidé que Patty devait fumer de l’herbe, mais Patty était extrêmement protectrice vis-à-vis de ses poumons, et c’est ainsi que l’affaire des brownies éclata. Elles s’étaient rendues dans la Coccinelle d’Eliza à la maison de Wayzata, pleine de sculptures africaines et vide de parents, partis à un colloque pour le week-end. L’idée de départ avait été de se faire un dîner de gala à la Julia Child, mais elles avaient bu trop de vin pour réussir dans leur entreprise et avaient fini par dîner de crackers et de fromage, avant de faire les brownies et d’ingérer des doses probablement massives de drogue. Une partie de Patty pensa, tout au long des seize heures où elle se retrouva totalement à côté de ses pompes, « Je ne ferai plus jamais une chose pareille ». Elle avait l’impression d’avoir tellement transgressé les règles de l’entraînement qu’elle ne pourrait plus jamais le reprendre comme avant, un sentiment très triste, de fait. Elle était également inquiète au sujet d’Eliza – elle se rendait soudain compte qu’elle ressentait une sorte d’entichement étrange pour elle et qu’il était donc de la plus haute importance de rester assise bien immobile, de se contenir et de ne surtout pas découvrir qu’elle était bisexuelle. Eliza ne cessait de lui demander comment elle allait et elle ne cessait de répondre, « Ça va, ça va, merci », ce qui lui paraissait chaque fois absolument hilarant. En écoutant alors le Velvet Underground, Patty comprit mieux le groupe, c’était un groupe vraiment super, et leur musique, de manière assez réconfortante, ressemblait à ce qu’elle éprouvait là, à Wayzata, entourée de masques africains. Ce fut un soulagement de constater, alors qu’elle atterrissait progressivement, que même lorsqu’elle était complètement défoncée elle avait réussi à se contenir et qu’Eliza ne l’avait pas touchée : rien de lesbien ne se produirait jamais.

Patty était curieuse d’en savoir plus sur les parents d’Eliza et voulait rester dans la maison pour les rencontrer, mais Eliza était formelle sur le fait que c’était une très mauvaise idée.

« Ils sont complètement fusionnels, dit-elle. Ils font tout ensemble. Ils ont des bureaux semblables au même étage, ils écrivent à deux tous leurs articles et tous leurs livres, ils font des présentations conjointes aux colloques et ils ne peuvent absolument jamais parler boulot à la maison à cause du secret professionnel. Ils ont même un tandem.

— Et alors ?

— Et alors ils sont bizarres et tu ne vas pas les aimer, et puis après tu ne m’aimeras plus.

— Mes parents ne sont pas si géniaux que ça non plus, dit Patty.

— Crois-moi, c’est pas la même chose. Je sais de quoi je parle. »

Sur la route du retour, dans la Coccinelle, sous le soleil printanier sans chaleur du Minnesota, elles connurent plus ou moins leur première dispute.

« Il faut que tu restes ici cet été, dit Eliza. Tu ne peux pas partir.

— Ce n’est pas très réaliste, dit Patty. Je suis censée travailler dans le cabinet de mon père et je serai à Gettysburg en juillet.

— Pourquoi tu ne restes pas ici ? Tu peux aller à ton camp directement d’ici ? On peut trouver des boulots et tu peux aller t’entraîner tous les jours.

— Il faut que je rentre chez moi.

— Mais pourquoi ? Tu détestes être là-bas.

— Si je reste ici, je boirai du vin tous les soirs.

— Non, pas du tout. On aura des règles très strictes. On aura toutes les règles que tu veux.

— Mais je reviens à l’automne.

— Et on pourra vivre ensemble, alors ?

— Non, j’ai déjà promis à Cathy que je serai dans son aile.

— Tu n’as qu’à lui dire que tu as changé d’idée.

— Je ne peux pas faire ça.

— Mais c’est dingue ! Je ne te vois quasiment jamais !

— Je te vois pratiquement plus que n’importe qui d’autre. Et j’aime beaucoup te voir.

— Dans ce cas, pourquoi tu ne restes pas cet été ? Tu n’as pas confiance en moi ?

— Et pourquoi je n’aurais pas confiance en toi ?

— Je ne sais pas. C’est juste que je ne comprends pas pourquoi tu préfères travailler chez ton père. Il ne s’est pas occupé de toi, il ne t’a pas protégée, moi, je le ferai. Ce qui est le mieux pour toi ne l’intéresse pas tellement, moi si. »

Il était vrai que Patty déprimait un peu à l’idée de rentrer chez elle, mais il lui semblait nécessaire de se punir pour avoir mangé les brownies. Son père avait par ailleurs fait un effort avec elle, il lui avait envoyé de vraies lettres écrites à la main (« Tu nous manques sur le court de tennis ») et lui avait proposé la vieille voiture de sa grand-mère, que ladite grand-mère ne devait plus conduire, estimait-il. Après une année passée loin de chez elle, elle éprouvait des remords de s’être montrée si froide avec lui. Peut-être avait-elle commis une erreur ? C’est ainsi qu’elle rentra à la maison pour l’été, qu’elle constata que rien n’avait changé et qu’elle n’avait pas fait d’erreur. Elle regarda la télévision jusqu’à minuit, se leva tous les matins à sept heures pour aller courir huit kilomètres, et passa ses journées à stabiloter des noms sur des documents juridiques et à guetter le courrier du jour qui, le plus souvent, contenait une longue lettre d’Eliza tapée à la machine, disant combien elle lui manquait, lui racontant des anecdotes sur le patron « lubrique » du cinéma d’art et d’essai où elle travaillait au guichet, l’exhortant à répondre immédiatement, ce que Patty s’efforçait de faire, sur du vieux papier à en-tête, avec la Selectric qui se trouvait dans le cabinet sentant la naphtaline de son père.

Dans une lettre, Eliza écrivit, Je crois que nous devons instaurer des règles l’une pour l’autre, dans un but de protection et de développement personnel. Patty était sceptique là-dessus, mais répondit avec trois règles pour son amie. Pas de cigarette avant le dîner. Faire de l’exercice tous les jours et développer tes capacités athlétiques. Et Assister à tous les cours et faire tous les devoirs pour TOUTES les matières (pas seulement la littérature). Elle aurait indubitablement dû être troublée par les règles qu’Eliza imaginait pour elle, des règles fort différentes – Ne boire que le samedi et uniquement en présence d’Eliza ; ne pas aller à des fêtes mixtes, sauf accompagnée par Eliza –, et TOUT dire à Eliza –, mais son jugement était un peu altéré et elle se sentit au contraire toute contente d’avoir une meilleure amie aussi fervente. Entre autres choses, avoir cette amie donnait à Patty une armure et des munitions contre sa sœur cadette.

« Alors, comment va la vie dans le Minn-e-soooo-tah ? »

Typique entrée en matière à chaque rencontre avec la sœur.

« Tu as mangé beaucoup de maïs ? Tu as vu Babe, le bœuf bleu ? Tu as été à Brainerd ? »

On pourrait penser que Patty, étant une compétitrice aguerrie et ayant trois ans et demi de plus que la sœur (même si elle ne la devançait que de deux ans dans les études), aurait pu développer des moyens de faire face à l’attitude méprisante de cette sœur. Mais le cœur de Patty souffrait d’une sorte de vulnérabilité congénitale – elle ne laissait pas d’être choquée par l’absence de sentiment familial chez sa sœur. En plus, la sœur était vraiment une Créative et donc douée pour trouver des moyens inattendus de clouer le bec à Patty.

« Pourquoi tu me parles toujours avec cette voix bizarre ? »

C’était, pour l’heure, la meilleure défense de Patty.

« Je te demandais juste comment ça se passait dans ce bon vieux Minn-e-soooo-tah.

— Tu caquettes, voilà ce que tu fais. Un caquètement. »

La réplique fut accueillie par un silence doublé d’un regard brillant. Puis : « C’est le pays des dix mille lacs !

— Laisse-moi, s’il te plaît.

— Tu as un petit copain, là-bas ?

— Non.

— Une petite amie ?

— Non, mais je me suis fait une amie super.

— Tu parles de celle qui t’écrit toutes ces lettres ? C’est une sportive ?

— Non. Elle est poète.

— Ouaouh ! dit la sœur qui parut un brin intéressée. Elle s’appelle comment ?

— Eliza.

— Eliza Doolittle. C’est sûr qu’elle écrit un paquet de lettres. Tu es vraiment sûre que ce n’est pas ta petite amie ?

— Elle est écrivain, OK ? Un écrivain vraiment très intéressant.

— On entend des choses, dans les vestiaires. Des saletés qui n’osent pas dire leur nom.

— Tu es vraiment dégoûtante, dit Patty. Elle a au moins trois petits amis différents, elle est très cool.

— Brainerd, Minn-e-soooo-tah, fut la réponse de la sœur. Il faut que tu m’envoies une carte postale avec Babe le bœuf bleu de Brainerd. »

Et de s’éloigner en chantant « I’m Getting Married in the Morning », avec de fort beaux trémolos.

À l’automne suivant, de retour à la fac, Patty fit la connaissance du garçon qui s’appelait Carter et qui devint, faute d’un meilleur terme, son premier petit ami. Il semble maintenant à l’autobiographe qu’il n’y ait rien d’accidentel dans le fait qu’elle l’ait rencontré immédiatement après avoir obéi à la troisième règle d’Eliza en lui disant qu’un gars qu’elle connaissait du gymnase, un étudiant de deuxième année qui appartenait à l’équipe de lutte, l’avait invitée à dîner. Eliza avait tenu à rencontrer le lutteur avant toute chose, mais il y avait des limites, même au caractère accommodant de Patty.

« Il a vraiment l’air d’un gentil garçon, dit-elle.

— Je suis désolée, mais côté mecs, tu es toujours en conditionnelle, dit Eliza. Tu pensais que celui qui t’a violée était un gentil garçon.

— Je ne suis pas sûre d’avoir vraiment formulé cette pensée-là. J’étais juste contente parce qu’il s’intéressait à moi.

— Oui, et en voilà un autre qui s’intéresse à toi.

— Oui, mais cette fois je suis sobre. »

Elles arrivèrent à un compromis et se mirent d’accord sur le fait que Patty se rendrait à la chambre d’Eliza qui se trouvait hors du campus (une récompense de ses parents parce qu’elle s’était trouvé un job d’été) directement après le dîner et que si elle n’était pas là à vingt-deux heures, Eliza viendrait la chercher. Lorsqu’elle arriva à la maison en question à vingt-et-une heure trente, après un dîner pas vraiment transcendant, elle trouva Eliza dans sa chambre au dernier étage avec le garçon nommé Carter. Ils se tenaient chacun à un bout du sofa, leurs pieds en chaussettes se touchant plante contre plante sur le coussin central, et se livraient à un mouvement de pédalo qui aurait pu, ou pas, être un jeu entre frère et sœur. Le nouvel album de DEVO passait sur la stéréo d’Eliza.

Patty hésita sur le seuil.

« Je devrais peut-être vous laisser tous les deux ?

— Oh mon Dieu, mais non, non, non, on te veut avec nous, cria Eliza. Carter et moi, c’est de l’histoire ancienne, pas vrai ?

— Très ancienne », dit Carter avec dignité et, comme Patty le pensa par la suite, avec une légère irritation.

Il balança ses pieds sur le sol.

« Un volcan éteint », dit Eliza en bondissant pour faire les présentations. Patty n’avait encore jamais vu son amie avec un garçon et elle fut frappée de constater combien sa personnalité était changée – le visage rougissant, elle trébuchait sur les mots et émettait régulièrement des gloussements plutôt artificiels. Apparemment, elle avait oublié que Patty était venue là pour un débriefing sur son dîner. On ne parlait plus que de Carter, un ami de lycée qui faisait une petite pause dans ses études, travaillait dans une librairie et allait voir des spectacles. Carter avait des cheveux extrêmement raides d’une teinte sombre intéressante (du henné, en fait), de beaux yeux aux longs cils (du mascara, en fait) et aucune tare physique apparente à part ses dents, un peu en désordre et étrangement petites et pointues (les soins de base à apporter aux enfants, comme l’orthodontie, avaient disparu dans la trappe du divorce difficile de ses parents, en fait). Patty aima d’emblée qu’il ne semble pas gêné par ses dents. Elle avait l’intention de faire bonne impression sur lui, voulait se montrer digne d’être l’amie d’Eliza, quand cette dernière lui planta un énorme verre à pied plein de vin sous le nez.

« Non, merci, dit Patty.

— Mais c’est samedi soir », dit Eliza.

Patty voulut faire remarquer que les règles ne l’obligeaient pas à boire le samedi, mais en présence de Carter elle eut un aperçu objectif de l’étrangeté des règles d’Eliza, et de combien il était bizarre, au passage, de devoir aller raconter à Eliza son dîner avec le lutteur. Elle changea donc d’avis et but le vin, puis vida un autre énorme verre et se sentit alors réchauffée et très à l’aise. L’autobiographe ne perd pas de vue qu’il est très ennuyeux de lire que quelqu’un est en train de boire, mais c’est parfois pertinent pour l’histoire. Lorsque Carter se leva pour partir, vers minuit, il proposa à Patty de la reconduire à sa résidence, et à la porte de l’immeuble il lui demanda s’il pouvait l’embrasser pour lui souhaiter une bonne nuit (« C’est bon, pensa-t-elle alors très précisément, c’est un ami d’Eliza »), et après qu’ils se furent roulé des pelles pendant un bon moment, plantés dans l’air froid d’octobre, il demanda s’il pouvait la voir le lendemain, et elle pensa, « Ouaouh ! Ce gars ne perd vraiment pas de temps ».

Pour rendre à César ce qui appartient à César : cet hiver-là fut la meilleure saison sportive de la vie de Patty. Elle n’avait pas de problèmes de santé et la coach Treadwell, après lui avoir débité un sermon sévère sur la nécessité de penser moins à l’équipe et de se comporter davantage en leader, lui fit commencer comme arrière tous les matchs sans exception. Patty elle-même fut très surprise de constater combien les joueuses les plus costaudes fonctionnaient soudain au ralenti, combien il était facile de tout simplement tendre le bras et de leur voler le ballon, et combien ses tirs en suspension entraient aisément dans le panier, match après match.

Même lorsqu’elle était coincée entre deux défenseurs, ce qui se produisait de plus en plus souvent, elle sentait un lien spécial avec le panier, elle savait toujours exactement où il se trouvait et était toujours persuadée qu’elle était la joueuse préférée de ce panier sur le terrain, celle qui savait le mieux nourrir sa bouche circulaire. Même en dehors du terrain, elle restait dans le coup, ce qu’elle ressentait par une sorte de pression lancinante derrière ses sourcils, une somnolence aux aguets ou un engourdissement concentré qui persistait quoi qu’elle fût en train de faire. Tout cet hiver-là, elle dormit merveilleusement sans jamais vraiment se réveiller. Même lorsqu’elle recevait un coup de coude dans la tête ou se trouvait prise d’assaut à la sonnerie finale par ses coéquipières folles de joie, elle s’en rendait à peine compte.

Et son histoire avec Carter avait tout à voir avec ça. Carter ne s’intéressait absolument pas au sport et ne semblait pas être gêné par le fait que, durant les semaines les plus chargées de la saison, elle n’avait pas plus de quelques heures à lui consacrer, parfois juste assez pour faire l’amour chez lui avant de courir jusqu’au campus. À certains égards, même maintenant, cela paraît être à l’autobiographe une relation idéale, quoiqu’en fait bien moins idéale quand elle s’autorise à estimer de manière réaliste le nombre d’autres filles avec lesquelles Carter a fait l’amour durant les six mois où Patty l’a considéré comme son petit ami. Ces six mois constituèrent la première des deux périodes indiscutablement heureuses de la vie de Patty, quand tout semblait en place. Elle aimait les dents irrégulières de Carter, son authentique humilité, ses caresses habiles, sa patience avec elle. Il avait de nombreuses qualités remarquables, ce Carter ! Qu’il fût en train de lui donner quelque conseil technique incroyablement agréable en matière de sexe ou bien de confesser son manque total de plan de carrière (« Je suis sans doute qualifié pour devenir un genre de maître chanteur tranquille »), sa voix était toujours douce et retenue, pleine d’autodérision – ce pauvre Carter corrompu ne pensait pas grand-chose de lui-même en tant que membre de la race humaine.

Patty continua quant à elle à le tenir en estime, à ses risques et périls, jusqu’à ce samedi soir d’avril, lorsqu’elle rentra de bonne heure de Chicago, où elle et la coach Treadwell s’étaient rendues en avion pour assister au déjeuner et à la cérémonie de remise des prix des meilleures joueuses (Patty avait été élue deuxième meilleure arrière), pour faire la surprise à Carter qui donnait une fête pour son anniversaire. De la rue, elle vit les lumières dans son appartement, mais elle dut sonner quatre fois, et la voix qui finit par répondre à l’interphone fut celle d’Eliza.

« Patty ? Mais tu n’es pas à Chicago ?

— Je suis rentrée tôt. Ouvre-moi. »

Il y eut un craquement dans l’interphone, suivi d’un silence si long que Patty sonna encore deux fois. Pour finir, Eliza, avec ses Keds et sa veste de peau retournée, arriva en courant et sortit.

« Salut ! Salut ! dit-elle. Je n’y crois pas, que tu sois là !

— Pourquoi tu ne m’as pas ouvert ? demanda Patty.

— Je ne sais pas, je me suis dit que j’allais descendre à ta rencontre, c’est un peu dingue, là-haut, je me suis dit que j’allais descendre pour qu’on puisse se parler, dit Eliza, les yeux brillants, en agitant les mains dans tous les sens. Il y a pas mal de drogue, là-haut, pourquoi on n’irait pas ailleurs, c’est si bon de te voir, je veux dire, hé ! Salut ! Comment ça va ? Comment c’était, Chicago ? Comment était le déjeuner ? »

Patty fronçait les sourcils.

« Tu es en train de me dire que je ne peux pas monter voir mon petit ami ?

— Eh bien non, mais quoi… petit ami ? C’est un mot un peu fort, tu ne crois pas ? Je croyais que c’était juste Carter. Je veux dire, je sais que tu l’aimes bien, mais…

— Y a qui d’autre, là-haut ?

— Oh, tu sais, des gens…

— Qui ?

— Pas des gens que tu connais. Allez, on va ailleurs, d’accord ?

— Mais comme qui ?

— Il ne pensait pas que tu rentrais avant demain. Vous dînez ensemble demain soir, c’est ça ?

— Je suis rentrée vite pour le voir.

— Mais, mon Dieu, tu n’es tout de même pas amoureuse de lui, si ? Il faut vraiment qu’on parle, il faut que tu te protèges plus, je croyais que vous deux, c’était juste pour passer de bons moments, je veux dire, tu n’as jamais vraiment utilisé l’expression “petit ami”, sans quoi j’aurais dû en être informée, pas vrai ? Et si tu ne me dis pas tout, je ne peux pas te protéger. Tu as transgressé une règle, tu ne crois pas ?

— Tu n’as pas suivi mes règles non plus, dit Patty.

— Parce que, je le jure devant Dieu, ce n’est pas ce que tu crois. Je suis ton amie. Mais il y a quelqu’un d’autre qui n’est vraiment pas ton amie.

— Une fille ?

— Attends, je vais la faire partir. On va se débarrasser d’elle et après, tous les trois, on pourra faire la fête, gloussa Eliza. Il a de la coke vraiment, vraiment, mais vraiment excellente pour son anniversaire.

— Attends une seconde. Vous êtes tous les trois. C’est ça, la fête ?

— C’est si bon, c’est si bon, il faut que tu essaies. Ta saison est finie, pas vrai ? On va se débarrasser d’elle et tu vas pouvoir monter faire la fête. Ou alors on peut aller chez moi, juste toi et moi, si tu veux bien attendre une seconde, je monte chercher de la came et on va chez moi. Il faut que tu essaies. Tu ne peux pas comprendre ce que c’est tant que tu n’auras pas essayé.

— Laisser Carter avec quelqu’un d’autre pour prendre des drogues dures avec toi. Ça c’est un bon plan.

— Oh mon Dieu, Patty, je suis désolée. Ce n’est pas ce que tu penses. Il a dit qu’il faisait une fête, et puis après il a eu la coke et il a un peu changé ses plans et après il s’est trouvé qu’il m’a demandé de venir juste parce que l’autre personne ne voulait pas venir s’ils n’étaient que tous les deux.

— Tu aurais pu partir, dit Patty.

— On était déjà en pleine fête, et si tu essayais tu comprendrais pourquoi je ne suis pas partie. Je te jure que c’est la seule raison pour laquelle je suis ici. »

La soirée ne se termina pas, comme cela aurait dû être le cas, par un froid, ni par une rupture entre Patty et Eliza mais, au lieu de cela, Patty jura de ne plus revoir Carter et s’excusa de ne pas avoir davantage fait part à Eliza des sentiments qu’elle éprouvait pour lui, et Eliza s’excusa de ne pas lui avoir prêté plus d’attention et promit de mieux suivre ses règles et de ne plus prendre de drogues dures. Il est maintenant clair pour l’autobiographe qu’une partie à deux avec une amie complaisante et un monticule de poudre blanche sur sa table de nuit étaient exactement l’idée que Carter se faisait du cadeau d’anniversaire génial. Mais Eliza était si folle de remords et d’inquiétude qu’elle racontait ses mensonges avec une grande conviction, et pas plus tard que le lendemain matin, avant même que Patty ait eu une heure pour réfléchir et en conclure que sa supposée meilleure amie avait fait quelque chose de tordu avec son supposé petit ami, Eliza apparut tout essoufflée à la porte de l’aile où se trouvait la chambre de Patty, portant ce qui était son idée des vêtements pour courir (un tee-shirt Lena Lovich, un short de boxe qui lui arrivait aux genoux, des chaussettes noires, les Keds), pour annoncer qu’elle venait de courir trois tours de piste et demander avec insistance que Patty lui apprenne quelques mouvements de gymnastique. Elle était folle d’excitation à l’idée qu’elles étudient toutes les deux chaque soir, submergée par son affection pour Patty et par sa peur de la perdre ; et Patty, ayant douloureusement ouvert les yeux sur la vraie nature de Carter, ne trouva rien d’autre à faire que de les fermer sur celle d’Eliza.

Le forcing tous azimuts d’Eliza continua jusqu’à ce que Patty accepte de vivre avec elle à Minneapolis pendant l’été ; Eliza se fit alors plus rare et perdit tout intérêt pour les sports et la forme. Patty passa une bonne partie de cet été caniculaire seule dans une sous-location sordide de Dinkytown, s’apitoyant sur son sort et traversant une période de manque d’estime de soi. Elle ne comprenait pas pourquoi Eliza avait tellement insisté pour vivre avec elle si elle ne rentrait quasiment jamais à la maison avant deux heures du matin, quand toutefois elle rentrait. Eliza continua bel et bien, c’est vrai, à suggérer à Patty d’essayer de nouvelles drogues, d’aller au spectacle ou de se trouver un autre mec avec qui coucher, mais Patty était dégoûtée provisoirement du sexe et à jamais des drogues et de la fumée de cigarette. En plus, son job d’été au département de sport payait à peine le loyer, et elle refusait d’imiter Eliza et de supplier ses parents d’envoyer des perfusions d’argent, elle finit donc par se sentir de plus en plus mal dans sa peau, et de plus en plus seule.

« Pourquoi sommes-nous amies ? finit-elle par demander un soir, alors qu’Eliza se déguisait en punk pour une nouvelle fête.

— Parce que tu es brillante et belle, dit Eliza. Tu es ma personne préférée au monde.

— Je suis une sportive. Je suis ennuyeuse.

— Non ! Tu es Patty Emerson, et on vit ensemble, et c’est super. »

Ce furent littéralement ses mots, l’autobiographe s’en souvient avec précision.

« Mais on ne fait jamais rien, dit Patty.

— Qu’est-ce que tu veux faire ?

— Je pense rentrer un peu chez moi voir mes parents.

— Quoi ? Tu veux rire ? Tu ne les aimes pas ! Tu dois rester ici avec moi.

— Mais tu es de sortie presque tous les soirs.

— Bon, eh bien on n’a qu’à commencer à faire plus de choses ensemble.

— Mais tu sais bien que je ne veux pas faire ces choses-là.

— Eh bien, on n’a qu’à aller au cinéma, alors. On n’a qu’à aller au cinéma tout de suite. Qu’est-ce que tu veux voir ? Tu veux voir Les Moissons du ciel ? »

Ainsi commença un nouveau forcing d’Eliza, qui dura juste assez longtemps pour que Patty passe le gros de l’été avec elle et qu’il soit bien sûr qu’elle ne fuirait pas. Ce fut durant cette troisième lune de miel faite de doubles séances de cinéma et de vin coupé d’eau pétillante, tandis que les sillons des albums de Blondie s’usaient jusqu’à la corde, que Patty commença à entendre parler de Richard Katz, le musicien.

« Oh mon Dieu, dit Eliza. Je crois que je pourrais bien être amoureuse. Je crois qu’il va peut-être falloir que je devienne sage. Il est si grand, c’est comme être percutée par une étoile à neutrons. C’est comme être gommée par une gomme géante. »

La gomme géante venait de terminer ses études à Macalester College, travaillait sur des chantiers de démolition, et avait formé un groupe punk appelé les Traumatics, qu’Eliza pensait promis à un grand avenir. La seule chose qui battait en brèche son idéalisation de Katz était les amis qu’il se choisissait.

« Il vit avec ce Walter, un parasite intello, dit-elle, une sorte de groupie coincée, c’est bizarre, je ne pige pas. J’ai d’abord cru que c’était le manager de Katz, ou un truc dans le genre, mais il est bien trop coincé pour ça. Je sors de la chambre de Katz le matin et y a ce Walter assis à la table de la cuisine devant la grande salade de fruits qu’il vient de se faire. Il lit le New York Times et la première chose qu’il me demande, c’est ce que j’ai vu de bien au théâtre récemment. Tu vois ce que je veux dire, genre, des pièces. Ils se la jouent vraiment « Drôle de couple », tous les deux. Il faut que tu voies Katz pour comprendre comme c’est bizarre. »

Peu de circonstances se sont avérées plus douloureuses pour l’autobiographe, sur le long terme, que l’intensité de l’amitié liant Walter et Richard. En surface, au moins, ces deux-là formaient effectivement un drôle de couple, plus encore que Patty et Eliza. Un génie, au bureau du logement de Macalester College, avait placé un garçon du Minnesota, un garçon de la campagne désespérément trop responsable, dans la même chambre qu’un guitariste égocentrique, enclin à la toxicomanie, fort peu fiable mais très malin, venu de Yonkers, dans l’État de New York. Le seul point commun qu’aurait pu leur trouver la personne du bureau de logement était leur statut de boursiers.

Walter était plutôt blond et plutôt longiligne, et bien qu’il fut plus grand que Patty, ce n’était rien en comparaison de Richard, qui faisait plus d’un mètre quatre-vingt-dix, avec de larges épaules, et qui était aussi sombre de peau que Walter était clair. Richard présentait une forte ressemblance (remarquée et commentée, au fil des ans, par bien plus de gens que la seule Patty) avec le dictateur libyen Mouammar Kadhafi. Il avait les mêmes cheveux noirs, les mêmes joues hâlées et grêlées, le même sourire figé satisfait de l’homme fort qui passe en revue ses troupes et ses lance-missiles[1], et il paraissait avoir quinze ans de plus que son ami. Walter avait plutôt l’air du « responsable des élèves » officieux que les lycées ont parfois, le jeune pas très sportif qui aide l’entraîneur, qui porte une veste et une cravate pour aller aux matchs et qui reste sur la ligne de touche avec son bloc-notes. Les sportifs tolèrent en général ce genre de responsable parce qu’il est immanquablement un grand spécialiste du jeu, et cela semblait bien être un des éléments du lien Walter-Richard, parce que Richard, aussi irritable et peu fiable qu’il pouvait l’être dans la plupart des domaines, était totalement sérieux avec sa musique, et Walter était suffisamment expert dans ce domaine pour être fan de ce que faisait Richard. Plus tard, quand Patty finit par les connaître mieux, elle vit qu’ils n’étaient peut-être pas si différents que ça, sous la surface – ils luttaient tous les deux, quoique de manière différente, pour être de bonnes personnes.

Patty rencontra la gomme géante dans la moiteur d’un dimanche matin d’août, en rentrant de sa séance de jogging ; elle le trouva assis sur le canapé du salon, qu’il rendait tout petit par sa grande taille, tandis qu’Eliza prenait une douche dans leur ineffable salle de bains. Richard portait un tee-shirt noir et lisait un livre de poche avec un grand V sur la couverture. Les premiers mots qu’il adressa à Patty, prononcés seulement après que Patty se fut versé un verre de thé glacé et se fut plantée là, en sueur, pour le boire, furent :

« Et tu fais quoi, toi ?

— Je te demande pardon ?

— Tu fais quoi, ici ?

— Moi, je vis ici, dit-elle.

— Oui, je vois ça. »

Richard l’examina avec attention, morceau par morceau. Elle avait l’impression, au fil de l’inspection, qu’elle était de plus en plus clouée au mur qui se trouvait derrière elle, si bien que, lorsqu’il eut fini de l’examiner, elle était devenue complètement bidimensionnelle et plaquée contre le mur.

« T’as vu le classeur ? dit-il.

— Euh. Quel classeur ?

— Je vais te le montrer, dit-il. Ça va t’intéresser. »

Il alla dans la chambre d’Eliza, revint et tendit à Patty un classeur à trois anneaux, se rassit et se replongea dans son roman comme s’il avait oublié qu’elle était là. Le classeur était faussement ancien avec une couverture tissée bleu pâle, sur laquelle le mot PATTY était écrit à l’encre en lettres capitales. Il contenait, pour ce que Patty pouvait voir, tous les clichés d’elle jamais publiés dans les pages sportives du Minnesota Daily, toutes les cartes postales qu’elle avait envoyées à Eliza, toutes les séries de Photomaton qu’elles avaient faites en se serrant dans une cabine, et toutes les photos prises d’elles défoncées lors du week-end aux brownies. Le classeur parut un peu bizarre et excessif à Patty, mais, surtout, elle fut triste pour Eliza – triste et désolée d’avoir remis en cause l’ampleur de son attachement pour elle.

« C’est une petite fille étrange, fit remarquer Richard, toujours assis sur le canapé.

— Où as-tu trouvé ça ? dit Patty. Tu fouilles toujours dans les affaires des gens chez qui tu dors ? »

Il rit.

« J’accuse !

 C’est ça ?

— Hé, relax Max ! C’était juste derrière le lit. En évidence, comme disent les flics. »

Le bruit de la douche d’Eliza avait cessé.

« Va le ranger, dit Patty. S’il te plaît.

— Je pensais que ça t’intéresserait, dit Richard sans bouger le moins du monde du canapé.

— S’il te plaît, va le remettre où tu l’as trouvé.

— Je commence à avoir l’impression que tu n’as pas de classeur de ton côté.

— Maintenant, s’il te plaît.

— Une petite fille très étrange, dit Richard en lui reprenant le classeur. C’est pour ça que je voulais savoir qui tu étais. »

Freedom
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