« Mr. Haven n’avait pas projeté de faire quoi que ce soit en Amérique du Sud, dit Lalitha. Il avait complètement négligé cette partie du tableau, avant que Walter le lui signale.

— Tout le reste mis à part, dit Walter, je trouvais qu’il pouvait y avoir un bénéfice éducatif dans la création d’un parc reliant les deux continents. Pour bien montrer que tout est lié. Nous comptons aussi pouvoir financer des réserves plus petites sur la route migratoire de la paruline, au Texas et au Mexique.

— C’est bien, dit Katz, d’un ton monocorde. C’est une bonne idée.

— C’est une très bonne idée, dit Lalitha, en jetant un coup d’œil à Walter.

— Le problème, dit Walter, c’est que les terres disparaissent si vite qu’il serait vain d’attendre que les gouvernements s’occupent enfin de préservation de la nature. Le souci, avec les gouvernements, c’est qu’ils sont élus par des majorités qui n’en ont rien à foutre, de la biodiversité. Alors que les milliardaires ont tendance à s’en préoccuper. C’est important pour eux que la planète ne soit pas complètement bousillée, parce que ce sont eux et leurs héritiers qui auront assez d’argent pour en profiter, de cette planète. La raison pour laquelle Vin Haven a commencé à s’occuper de préservation de la nature dans ses ranches du Texas, c’est qu’il aime chasser les gros oiseaux et observer les petits. C’est son intérêt personnel, certes, mais c’est totalement gagnant-gagnant. Quand on parle de fermer l’habitat pour le sauver du développement, c’est beaucoup plus facile de brancher quelques milliardaires que d’éduquer les électeurs américains qui sont parfaitement heureux avec leur câble, leurs Xbox et leur haut débit.

— En plus, qui voudrait voir trois cents millions d’Américains courir partout dans des territoires sauvages, de toute façon ? dit Katz.

— Exactement. Ce ne serait plus sauvage, dans ce cas.

— En fait, ce que tu me dis, c’est que tu as rejoint le côté obscur de la force. »

Walter éclata de rire.

« C’est bien ça.

— Il faut que vous rencontriez Mr. Haven, dit Lalitha à Katz. C’est vraiment un personnage intéressant.

— Qu’il soit copain avec George et Dick me dit à peu près tout ce que j’ai besoin de savoir.

— Non, Richard, ce n’est pas vrai, dit-elle. Cela ne vous dit pas tout. »

Sa manière charmante de dire « non » donna envie à Katz de la contredire encore.

« Et en plus ce type est un chasseur, dit-il. Il chasse même probablement avec Dick, non ?

— En fait oui, il chasse parfois avec Dick, dit Walter. Mais les Haven mangent ce qu’ils chassent et ils s’occupent des animaux sauvages sur leurs terres. La chasse n’est pas le problème. Les Bush ne sont pas le problème non plus. Quand Vin vient en ville, il va à la Maison-Blanche regarder les matchs des Longhorns et à la mi-temps il parle à Laura. Il a réussi à l’intéresser aux oiseaux marins d’Hawaï. Je crois que nous allons aussi agir là-bas, bientôt. Le lien avec Bush n’est pas un problème en soi.

— Quel est le problème, alors ? » dit Katz.

Walter et Lalitha échangèrent des regards embarrassés.

« Eh bien, il y en a plusieurs, dit Walter. L’argent en est un. Étant donné les sommes que nous engloutissons en Amérique du Sud, ça nous aurait bien aidés d’avoir des fonds publics en Virginie-Occidentale. Et la question de l’exploitation à ciel ouvert se révèle être une vraie patate chaude. Les groupes militants locaux ont tous diabolisé l’industrie du charbon et surtout ce type d’exploitation.

— À ciel ouvert et par explosion, précisa Lalitha.

— Le New York Times donne à Bush et à Cheney carte blanche sur l’Irak mais n’arrête pas de publier des putains d’éditoriaux sur les ravages de ce type d’exploitation, dit Walter. Personne, que ce soit au niveau de l’État, au niveau du pouvoir fédéral ou des particuliers ne veut toucher à un projet qui implique de sacrifier des crêtes de montagnes et de chasser de pauvres familles de leurs foyers ancestraux. Ils ne veulent pas entendre parler de réhabilitation forestière, ils ne veulent pas entendre parler d’emplois verts durables. Le comté du Wyoming est très, très vide – le nombre total de familles directement impactées par notre projet ne dépasse pas les deux cents. Mais tout ça, ça devient les méchantes corporations contre l’homme du peuple sans défense.

— C’est aussi stupide que déraisonnable, dit Lalitha. Ils ne veulent même pas écouter Walter. Il a vraiment de bonnes nouvelles sur la réhabilitation, mais les gens se bouchent les oreilles quand nous entrons dans une pièce.

— Il y a un truc qui s’appelle l’initiative régionale pour la reforestation des Appalaches, dit Walter. Les détails t’intéresseraient ?

— Ce qui m’intéresse, c’est de vous regarder tous les deux en parler, dit Katz.

— Bon, en deux mots, ce qui a donné une réputation aussi mauvaise à l’exploitation à ciel ouvert, c’est que la plupart de ceux qui ont des droits de superficie ne se battent pas pour la bonne forme de réhabilitation. Avant qu’une entreprise houillère puisse exercer ses droits d’exploitation et foutre en l’air une montagne, elle doit déposer une somme qui ne peut être remboursée que lorsque la terre a été réhabilitée. Et le problème, c’est que ces propriétaires continuent à opter pour les pâturages plats, nus et enclins à l’affaissement, dans l’espoir qu’un promoteur va arriver et construire des copropriétés de luxe, même au milieu de nulle part. Le fait est, pourtant, qu’on peut vraiment avoir une très belle forêt sur le plan de la biodiversité si on procède à une bonne réhabilitation. Si on prend un mètre vingt de couche arable et de grès érodé, au lieu des vingt centimètres habituels. Si on fait attention à ne pas trop compacter le sol. Et si on plante à la bonne saison le bon mélange d’espèces d’arbres à croissance lente et à croissance rapide. Nous avons des éléments qui nous permettent de penser que de telles forêts seraient en fait bien préférables pour les familles de parulines que les forêts secondaires qu’elles remplaceraient. Notre projet ne vise donc pas uniquement à protéger la paruline, c’est aussi la création d’une campagne promouvant l’idée de bien faire les choses. Mais le courant écolo majoritaire ne veut pas parler de bien faire les choses, parce que bien faire les choses redorerait l’image des houillères, ainsi que celle de l’exploitation à ciel ouvert, sur le plan politique. C’est pour ça que nous n’avons pas obtenu des fonds extérieurs, et que l’opinion publique nous accable.

— Mais le problème de base, dit Lalitha, c’est que soit on visait un parc beaucoup plus petit, trop petit pour devenir une place forte pour la paruline, soit on faisait trop de concessions aux houillères.

— Et elles sont très néfastes, dit Walter.

— Donc on ne pouvait pas se poser trop de questions sur l’argent de Mr. Haven.

— On dirait que vous avez de quoi faire, dit Katz. Si j’étais milliardaire, je sortirais tout de suite mon chéquier.

— Il y a bien pire, cela dit, ajouta Lalitha, les yeux étrangement brillants.

— Tu en as marre, non ? dit Walter.

— Pas du tout, dit Katz. Pour parler franchement, je suis un peu en manque de stimulants intellectuels.

— En fait, le problème, c’est que, malheureusement, Vin s’est révélé avoir d’autres motivations.

— Les riches sont comme des petits bébés, dit Lalitha. Des putains de petits bébés.

— Redites-moi ça, dit Katz.

— Quoi ?

— Putain. J’aime bien votre façon de dire ce mot. »

Elle rougit ; Mr. Katz l’avait touchée.

« Putain, putain, putain, dit-elle joyeusement, pour lui. Avant, je travaillais au Nature Conservancy, et lors de notre gala annuel, les riches étaient contents de payer vingt mille dollars pour une table, mais à condition d’avoir leur petit paquet cadeau à la fin de la soirée. Ces paquets cadeaux étaient pleins de choses sans valeur données par quelqu’un d’autre. Mais s’ils n’avaient pas leur paquet, ils ne donneraient pas leurs vingt mille dollars l’année suivante.

— J’ai besoin que tu me promettes, dit Walter à Katz, que tu ne parleras de tout ça à personne.

— Promis. »

Le Cerulean Mountain Trust, dit Walter, avait été conçu au printemps 2001, lorsque Vin Haven était venu à Washington pour participer au célèbre groupe de travail du vice-président sur le développement énergétique, celui pour lequel Dick Cheney dépensait toujours l’argent du contribuable, pour le défendre contre la loi sur la liberté de l’information. Autour d’un verre, un soir, après une longue journée de réunion du groupe, Vin avait parlé aux présidents de Nardone Energy et de Blasco, il les avait sondés sur le sujet de la paruline azurée. Une fois qu’il les eut convaincus qu’il ne se moquait pas d’eux – qu’il était réellement sérieux dans son désir de sauver un oiseau que l’on ne chassait pas – un accord de principe avait été établi : Vin allait chercher à acheter un très grand terrain dont le cœur serait dans un premier temps laissé à l’exploitation du charbon à ciel ouvert, pour être ensuite réhabilité et préservé à l’état sauvage. Walter avait été mis au courant de cet accord quand il avait obtenu le job comme directeur général du Trust. Ce qu’il ne savait pas alors – et qu’il n’avait découvert que récemment – c’était que le vice-président, durant cette même semaine de 2001, avait en privé mentionné à Vin Haven que le président avait l’intention d’effectuer certains changements dans la régulation fiscale visant à rendre l’exploitation du gaz naturel dans les Appalaches économiquement possible. Et Vin avait alors procédé à l’achat de très nombreux droits d’exploitation, non seulement dans le comté du Wyoming, mais aussi dans plusieurs autres parties de la Virginie-Occidentale qui étaient apparemment dépourvues de charbon ou dont les veines avaient déjà été épuisées. Ces gros achats de droits apparemment inutiles auraient dû leur mettre la puce à l’oreille, dit Walter, si Vin n’avait pas réussi à leur faire croire qu’il sauvegardait de possibles futurs sites pour le Trust.

« En deux mots, dit Lalitha, il se servait de nous comme couverture.

— Gardons en tête, bien sûr, dit Walter, que Vin aime vraiment les oiseaux et qu’il fait beaucoup pour la paruline azurée.

— Il voulait juste son petit paquet cadeau, lui aussi, dit Lalitha.

— Pas si petit, le paquet cadeau, au bout du compte, dit Walter. C’est encore officieux, tu n’en as donc probablement pas entendu parler, mais on est sur le point de vider les entrailles de la Virginie-Occidentale. Des centaines de milliers d’hectares, dont on pensait tous qu’ils étaient protégés pour toujours, sont maintenant en cours de destruction, au moment où on parle. En termes de fragmentation et de destruction, c’est aussi mauvais que tout ce qu’a pu faire l’industrie du charbon. Si vous possédez les droits d’exploitation, vous pouvez faire tout ce que vous voulez pour exercer ces putains de droits, même sur des terres publiques. De nouvelles routes partout, des milliers de têtes de puits, un équipement bruyant qui fonctionne nuit et jour, des lumières aveuglantes toute la nuit.

— Et pendant ce temps, les droits d’exploitation de votre patron prennent soudain beaucoup plus de valeur, dit Katz.

— Exactement.

— Et maintenant, il vend la terre qu’il était censé avoir achetée pour vous ?

— Une partie, oui.

— Incroyable.

— Enfin, il dépense toujours des tonnes d’argent. Et il va prendre des mesures pour limiter l’impact des forages là où il possède toujours les droits. Mais il a dû vendre un grand nombre de droits pour couvrir de grosses dépenses que nous espérions ne pas avoir à engager, si l’opinion publique nous avait suivis. Le fond du problème, c’est qu’il n’avait jamais imaginé que le coût réel de son investissement dans le Trust serait aussi important que ce que j’avais pensé au départ.

— En d’autres termes, tu t’es fait manipuler.

— Je me suis fait manipuler, un petit peu. Nous allons bien avoir le Parc, mais je me suis fait manipuler. Et je t’en prie, n’en parle à personne.

— Mais alors, ça veut dire quoi, tout ça ? dit Katz. Enfin, à part le fait que j’avais raison de penser que les amis de Bush sont des sales types.

— Ça veut dire que Walter et moi, on est devenus des employés voyous, dit Lalitha avec son étrange regard brillant.

— Pas voyous, corrigea vivement Walter. Ne dites pas ça. Nous ne sommes pas des voyous.

— Si, en fait on est pas mal voyous.

— J’aime bien votre façon de dire “voyou”, aussi, fit remarquer Katz à Lalitha.

— On aime toujours bien Vin, dit Walter. C’est un homme spécial. On se dit juste que, puisqu’il n’a pas été totalement franc du collier avec nous, nous n’avons pas à être totalement francs du collier avec lui.

— Il faut qu’on vous montre des cartes et des graphiques », dit Lalitha en fouillant dans son attaché-case.

Les premiers clients de Walker’s, les livreurs et les flics du commissariat du coin, occupaient les tables et assiégeaient le bar. Dehors, dans la lumière durable de fin d’hiver d’un après-midi de février, les rues s’encombraient à cause des embouteillages du tunnel classiques du vendredi. Dans un univers parallèle, vague et irréel, Katz se trouvait toujours sur le toit de White Street, à flirter allègrement avec la nubile Caitlyn. Elle semblait à peine valoir le coup, maintenant. Même si la nature lui importait peu, Katz ne pouvait s’empêcher d’envier Walter qui s’attaquait aux potes de Bush et qui tentait de les battre à leur propre jeu. Comparé à la fabrication de Chiclets, ou à la construction de decks pour des gens méprisables, cela semblait vraiment intéressant.

« En fait, j’ai surtout pris le boulot, dit Walter, parce que je ne dormais plus la nuit. Je ne supportais plus ce qui se passait dans le pays. Clinton avait fait moins que zéro pour l’environnement. Un putain de bilan négatif. Clinton voulait juste que tout le monde danse sur Fleetwood Mac, « Don’t stop thinking about tomorrow ». Quelle connerie ! Ne pas penser au lendemain, c’est exactement ce qu’il a fait sur le plan environnemental. Et Gore était trop lavette pour hisser son drapeau vert, et un trop chic type pour la sale bagarre en Floride. Ça allait à peu près tant que j’étais à St. Paul, mais je devais aller sans arrêt aux quatre coins de l’État pour le Conservancy, et c’était comme une giclée d’acide en plein visage chaque fois que je sortais de la ville. Je ne parle pas simplement de l’agriculture industrielle, mais de l’étalement, cet étalement tentaculaire… Le développement à faible densité, c’est vraiment le pire. Et les 4 × 4 partout, les scooters des neiges partout, les jet-skis partout, les tout-terrain partout, des pelouses gigantesques partout. Ces putains de pelouses vertes à espèce unique et saturées de produits chimiques.

— Voici les cartes, dit Lalitha.

— Oui, elles montrent bien la fragmentation, dit Walter, en tendant à Katz deux cartes plastifiées. Celle-ci représente l’habitat resté intact en 1900, celle-là l’habitat resté intact en 2000.

— C’est la rançon de la prospérité, dit Katz.

— C’est surtout que le développement a été mené de manière stupide, dit Walter. On aurait sans doute encore assez de terre pour la survie des autres espèces si tout n’était pas aussi fragmenté.

— Joli fantasme, je suis d’accord avec toi », dit Katz.

En y repensant, il se disait qu’il était inévitable que son ami devienne une de ces personnes qui trimballaient des cartes plastifiées. Mais il était malgré tout surpris de voir le cinglé furieux qu’était devenu Walter durant ces deux dernières années.

« C’est ça qui m’empêchait de dormir la nuit, dit Walter. Cette fragmentation. Parce que c’est le même problème partout. C’est comme Internet, ou la télé par câble – il n’y a jamais de centre, aucun accord communal, juste des milliards de petits bruits perturbants. On ne peut jamais s’asseoir pour avoir une conversation soutenue, tout n’est plus que saletés bon marché et développement merdique. Toutes les choses vraies, les choses authentiques, les choses honnêtes sont en train de disparaître. Intellectuellement et culturellement, on ne fait que rebondir partout comme des balles de billard, réagissant au dernier stimulus aléatoire.

— Y a du porno assez bon, sur Internet, fit Katz. C’est ce qu’on m’a dit, en tout cas.

— Je n’accomplissais rien de structuré, dans le Minnesota. On ne faisait que réunir des petites miettes de jolies choses isolées. Il y a environ six cents espèces d’oiseaux en Amérique du Nord, et peut-être un tiers d’entre elles sont durement touchées par la fragmentation. L’idée de Vin, c’était que si deux cents personnes vraiment riches choisissaient chacune une espèce et tentaient d’arrêter la fragmentation de leurs lieux de vie, on pourrait peut-être toutes les sauver.

— La paruline azurée est un petit oiseau très difficile à satisfaire, dit Lalitha.

— Elle se reproduit à la cime des arbres des forêts de feuillus adultes, dit Walter. Et après, dès que les petits peuvent voler, la famille déménage vers le sous-bois pour se mettre à l’abri. Mais les forêts primaires ont toutes été abattues pour le bois et le charbon de bois, et les forêts secondaires n’offrent pas le bon sous-bois, elles sont toutes fragmentées, avec des routes, des fermes, des partitions et des mines de charbon, ce qui rend la paruline vulnérable aux chats, aux ratons laveurs et aux corbeaux.

— Et donc, le temps qu’on s’en rende compte, plus de paruline azurée, dit Lalitha.

— C’est dur, dit Katz. Même si c’est juste un oiseau.

— Chaque espèce a un droit inaliénable à l’existence, dit Walter.

— Certes. Bien sûr. J’essaie juste de comprendre d’où tout cela peut venir. Je ne me rappelle pas que tu te souciais autant des oiseaux quand on était étudiants. À l’époque, si je me souviens bien, c’était plutôt la surpopulation et les limites à poser à la croissance. »

Une fois de plus, Walter et Lalitha échangèrent un regard.

« La surpopulation, c’est exactement ce sur quoi nous voulons que vous nous aidiez », dit Lalitha.

Katz se mit à rire.

« Je fais déjà de mon mieux, sur cette question. »

Walter fouillait dans ses graphiques plastifiés.

« J’ai commencé à y repenser, dit-il, parce que je ne pouvais toujours pas dormir. Tu te souviens d’Aristote et des différentes sortes de causes ? Efficiente, formelle et finale ? Eh bien, le pillage des nids par les corbeaux et les chats errants est une cause efficiente du déclin de la paruline. Et la fragmentation de l’habitat en est une cause formelle. Mais quelle est la cause finale ? La cause finale est la racine de presque tous les problèmes que nous rencontrons. La cause finale, c’est qu’il y a trop de putains de gens sur cette planète. C’est particulièrement clair quand on va en Amérique du Sud. Oui, la consommation per capita augmente. Oui, les Chinois vident illégalement les ressources là-bas. Mais le vrai problème, c’est la pression de la population. Six enfants par famille contre un virgule cinq. Les gens ne savent plus comment nourrir les enfants que le pape, dans son infinie sagesse, leur fait avoir, alors ils foutent en l’air l’environnement.

— Vous devriez venir avec nous en Amérique du Sud, dit Lalitha. Quand on roule sur les petites routes, on voit une pollution terrible avec ces moteurs pourris et leur essence de mauvaise qualité, les flancs de collines sont dénudés, les familles comptent toutes huit ou dix enfants, ça rend vraiment malade de voir ça. Vous devriez venir avec nous un jour et voir si vous aimez ce que vous voyez. Parce que ça se jouera bientôt près de chez vous. »

Une dingue, se dit Katz. Une petite dingue bien sexy.

Walter lui tendit une feuille plastifiée avec des graphiques.

« Rien qu’en Amérique, dit-il, la population va augmenter de cinquante pour cent durant les quatre prochaines décennies. Pense donc au monde dans les banlieues résidentielles, pense à la circulation, à l’étalement des zones d’habitation, à la dégradation environnementale et à la dépendance au pétrole étranger. Et tu ajoutes cinquante pour cent. Et c’est juste l’Amérique, qui peut théoriquement faire vivre une population plus importante. Ensuite, pense aux émissions de carbone dans le monde, au génocide et à la famine en Afrique, au sous-prolétariat du monde arabe radicalisé et bloqué dans une impasse, à la pêche sans limite dans les océans, aux colonies israéliennes illégales, aux Chinois Han qui oppriment le Tibet, aux cent millions de pauvres dans un Pakistan qui possède le nucléaire : il n’y a pas un problème dans le monde qui ne pourrait être résolu ou au moins grandement atténué si on était moins nombreux. Et pourtant – il tendit un autre graphique à Katz – on va encore ajouter trois milliards d’humains d’ici 2050. En d’autres termes, on va ajouter l’équivalent de toute la population mondiale de l’époque où toi et moi, gamins, on mettait nos pièces de monnaie dans les boîtes de l’Unicef. Toutes les petites choses que nous pourrions faire maintenant pour tenter de sauver une partie de la nature et de préserver une certaine qualité de vie vont être noyées sous le nombre, parce que les gens peuvent bien changer leurs habitudes de consommation – ça demande du temps et des efforts, mais ça peut se faire –, mais si la population continue d’augmenter, rien de ce que nous ferons n’aura d’importance. Et pourtant, personne, absolument personne ne parle de ce problème publiquement. C’est gros comme une maison, et ça va nous tuer.

— Tout ça me semble plus familier, dit Katz. Je me souviens de discussions plutôt longues.

— J’étais vraiment là-dedans, à la fac. Mais ensuite, comme tu le sais, je me suis moi-même reproduit. »

Katz haussa les sourcils. Se reproduire, voilà un terme intéressant pour parler de sa femme et de ses enfants.

« À ma façon, dit Walter, je crois que je faisais partie d’une mouvance culturelle plus vaste dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. La surpopulation faisait vraiment partie des conversations publiques des années soixante-dix, avec Paul Ehrlich, le Club de Rome et la planification démographique. Et puis, soudain, ça a été fini. Il ne fallait tout simplement plus en parler. En partie à cause de la Révolution verte – tu sais, toujours plein de famines, mais rien d’apocalyptique. Après, le contrôle de la population a pris un aspect terrible, politiquement parlant. La Chine totalitaire avec sa politique de l’enfant unique, Indira Gandhi et les stérilisations forcées, les malthusiens américains caricaturés comme nativistes et racistes. Les progressistes ont pris peur et se sont tus. Même le Sierra Club a pris peur. Et les conservateurs, bien entendu, n’en ont jamais rien eu à foutre, parce que toute leur idéologie est fondée sur un égoïsme à court terme, sur le plan de Dieu et ainsi de suite. C’est comme ça que le problème est devenu ce cancer, tu sais qu’il grandit en toi mais tu décides de ne rien y faire.

— Et qu’est-ce que tout cela a à voir avec votre paruline azurée ? demanda Katz.

— Cela a tout à voir, tout, dit Lalitha.

— Comme je l’ai dit, reprit Walter, on a décidé de prendre quelques libertés dans l’interprétation de la mission du Trust, qui consiste à assurer la survie de la paruline. On continue à remonter vers l’origine du problème, on remonte. Et ce à quoi on arrive, enfin, en termes de cause finale ou de cause première, en 2004, c’est qu’il est devenu complètement toxique et ringard de parler d’inverser la croissance de la population.

— Et alors moi, je demande à Walter, dit Lalitha, qui est la personne la plus cool que vous connaissez ? »

Katz éclata de rire et secoua la tête.

« Oh non. Non, non, non.

— Écoute, Richard, dit Walter. Les conservateurs ont gagné. Ils ont fait des démocrates un parti de centre droit. Ils font chanter à tout le pays « God Bless America », avec l’accent sur « God », à chaque match de base-ball national. Ils ont gagné sur tous les fronts, putain, mais ils ont surtout gagné culturellement, et en particulier en ce qui concerne les bébés. En 1970, c’était cool de se préoccuper de l’avenir de la planète et de ne pas avoir d’enfants. Maintenant la chose sur laquelle tout le monde est d’accord, à droite comme à gauche, c’est que c’est beau d’avoir beaucoup de bébés. Plus il y en a, mieux c’est. Kate Winslet est enceinte, hourra, hourra. Une attardée mentale de l’Iowa vient d’avoir des octuplés, hourra, hourra. Le débat sur l’inanité des 4 × 4 s’arrête net dès que les gens disent qu’ils les achètent pour protéger leurs précieux bébés.

— Un bébé mort, ce n’est pas bien beau, dit Katz. Je veux dire, vous n’en êtes quand même pas à prôner l’infanticide ?

— Bien sûr que non, dit Walter. On veut juste dire que le fait d’avoir des bébés vous place dans une position gênante. Tout comme fumer vous met dans une position gênante. Tout comme être obèse est gênant. Tout comme conduire une Escalade deviendrait gênant sans l’argument des enfants. Tout comme vivre dans une maison de quatre cents mètres carrés posée sur une pelouse d’un hectare devrait vous mettre dans une position gênante.

— “Vous le faites si vous y tenez absolument, dit Lalitha, mais ne vous attendez plus à être félicité.” Voilà le message qu’on doit faire passer. »

Katz scruta ses yeux de cinglée.

« Et vous ne voulez pas d’enfants, vous ?

— Non, dit-elle, soutenant son regard.

— Vous avez quoi, vingt-cinq ans ?

— Vingt-sept.

— Vous pourriez voir les choses différemment dans cinq ans. L’horloge du four se met en marche vers trente ans. C’est en tout cas ce que j’ai vécu avec les femmes.

— Ce ne sera pas le cas avec moi, dit-elle en écarquillant, pour insister, des yeux déjà très ronds.

— Les enfants, c’est très beau, dit Walter. Les enfants ont toujours été le sens de la vie. Vous tombez amoureux, vous vous reproduisez, et puis vos gosses tombent amoureux et se reproduisent. Ça a toujours été ça, le sens de la vie. La grossesse. Plus de vie. Mais le problème, maintenant, c’est que plus de vie, c’est toujours aussi beau et plein de sens sur le plan individuel, mais pour le monde dans son ensemble, ça veut seulement dire plus de mort. Et pas une mort sympa, en plus. On va perdre la moitié des espèces de cette planète d’ici les cent prochaines années. Nous allons affronter la plus grande extinction de masse depuis au moins le crétacé tertiaire. On aura d’abord la disparition totale des écosystèmes du monde, puis une famine massive et/ou les maladies et/ou les massacres. Ce qui est encore “normal” sur le plan individuel est atroce et sans précédent sur le plan mondial.

— C’est comme le problème de Richard, sembla dire Lalitha.

— Quoi, mon problème ?

— Le problème des p’tits chats, rectifia-t-elle. Les CHATS. Tout le monde aime son petit chat et le laisse vadrouiller dehors. C’est juste un chat… combien d’oiseaux peut-il tuer ? Eh bien, chaque année, aux États-Unis, un milliard d’oiseaux chanteurs sont tués par des chats domestiques ou redevenus sauvages. C’est l’une des causes principales du déclin des oiseaux chanteurs en Amérique du Nord. Mais tout le monde s’en fout parce qu’ils aiment tous leur petit chat à eux.

— Personne ne veut y penser, dit Walter. Les gens veulent juste avoir une vie normale.

— Nous voulons que vous nous aidiez à faire réfléchir les gens, dit Lalitha. Qu’ils pensent à la surpopulation. Nous n’avons pas les moyens de faire du planning familial ou d’éduquer les femmes à l’étranger. Nous sommes un groupe orienté vers la conservation des espèces. Comment pouvons-nous avoir de l’influence ? Comment pousser les gouvernements et les ONG à quintupler leur implication en matière de contrôle démographique ? »

Katz sourit à Walter.

« Tu lui as dit qu’on a déjà passé tout ça en revue ? Tu lui as parlé des chansons que tu voulais me faire écrire ?

— Non, dit Walter. Mais tu te souviens de ce que tu disais ? Tu disais que personne ne se souciait de tes chansons parce que tu n’étais pas célèbre.

— On vous a googlé, dit Lalitha. Il y a une liste très impressionnante de musiciens connus qui disent vous admirer, vous et les Traumatics.

— Les Traumatics sont morts, chérie. Walnut Surprise est mort aussi.

— Bon, voilà la proposition, dit Walter. Quel que soit l’argent que tu gagnes en construisant des decks, nous te paierons un bon multiple de cette somme, pour tout le temps où tu voudras travailler pour nous. On pense à un genre de festival d’été, à la fois musical et politique, peut-être en Virginie-Occidentale, avec une brochette de têtes d’affiche bien cool, pour élever la prise de conscience sur les questions démographiques. Le tout entièrement centré sur les jeunes.

— Nous sommes prêts à proposer des stages à des étudiants dans tout le pays, dit Lalitha. Et aussi au Canada et en Amérique latine. Nous pouvons financer vingt ou trente stages avec les fonds discrétionnaires de Walter. Mais on doit d’abord présenter ces stages comme quelque chose de très cool. Comme la chose à faire cet été pour les jeunes très cool.

— Vin me laisse carte blanche sur ces fonds, dit Walter. Tant qu’on parle de la paruline azurée dans notre documentation, je peux faire ce que je veux.

— Mais il faut faire vite, dit Lalitha. Les jeunes sont déjà en train de faire des plans pour cet été. On doit les toucher dans les semaines à venir.

— On a besoin au minimum de ton nom et de ton image, dit Walter. Si tu pouvais faire une vidéo pour nous, ce serait mieux. Si tu pouvais nous écrire une ou deux chansons, encore mieux. Si tu pouvais appeler Jeff Tweedy, Ben Gibbard, et Jack White aussi, et nous trouver des gens pour travailler bénévolement pour le festival, ou pour le sponsoriser, là ce serait carrément génial.

— Ce serait super, aussi, si on pouvait dire aux éventuels stagiaires qu’ils travailleront directement avec vous, dit Lalitha.

— Même la simple promesse d’un contact minimum avec eux serait fantastique, dit Walter.

— Si on pouvait mettre sur l’affiche, “Rejoignez la légende du rock Richard Katz à Washington cet été”, ou quelque chose comme ça, dit Lalitha.

— Il faut que ça fasse cool, et il faut que ça fasse du bruit », dit Walter.

Katz, sous le feu de ce bombardement, se sentait triste et à des années lumière. Walter et la fille semblaient avoir pété un câble sous la pression à force de penser trop en détail à l’état de ce putain de monde. Ils avaient été absorbés par un concept et s’étaient persuadés mutuellement d’y croire. Ils avaient fabriqué une bulle qui s’était libérée de la réalité et qui les avait emportés. Ils ne paraissaient pas se rendre compte qu’ils vivaient maintenant dans un monde peuplé de deux personnes.

« Je ne sais pas quoi dire, fit Katz.

— Dites oui ! dit Lalitha, rayonnante.

— Je vais passer quelques jours à Houston, dit Walter, mais je vais t’envoyer des liens, et on peut en reparler mardi.

— Ou alors vous dites oui maintenant », dit Lalitha.

Leur attente pleine d’espoir était comme une ampoule électrique à la clarté insupportable. Katz s’en détourna.

« Je vais y réfléchir », dit-il.

Sur le trottoir, devant chez Walker’s, en prenant congé de la fille, il s’assura qu’il n’y avait pas de problème avec la partie inférieure de son corps, mais cela ne semblait plus avoir d’importance maintenant, cela ne faisait qu’ajouter à sa tristesse à propos de Walter. La fille allait à Brooklyn voir une de ses amies de fac. Puisque Katz pouvait tout aussi facilement prendre le PATH à Penn Station, il marcha avec Walter vers Canal Street. Devant eux, dans le crépuscule qui tombait, se déployaient les amicales fenêtres illuminées de l’île la plus peuplée du monde.

« Bon sang, j’adore New York, dit Walter. Il y a quelque chose qui ne va pas du tout à Washington.

— Il y a plein de choses qui ne vont pas ici non plus, dit Katz, en évitant vivement un attelage mère-poussette lancé à pleine vitesse.

— Mais au moins, c’est un vrai endroit. Washington, c’est abstrait. Ce n’est qu’un accès au pouvoir et rien d’autre. Je veux dire, je suis sûr que c’est sympa de vivre à côté de Seinfeld, ou de Tom Wolfe, ou de Mike Bloomberg, mais être leur voisin, ce n’est pas ça, New York. À Washington, les gens parlent littéralement du nombre de mètres qui séparent leur maison de celle de John Kerry. Les voisins sont tous prout-prout, la seule chose qui branche les gens, c’est la proximité du pouvoir. C’est une culture totalement fétichiste. Les gens ont un frisson orgasmique quand ils vous disent qu’ils étaient assis à côté de Paul Wolfowitz à une conférence, ou qu’ils ont été invités au petit déjeuner de Grover Norquist. Ils sont tous en mode obsession, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à essayer de se positionner par rapport au pouvoir. Même la communauté noire est affectée. C’est forcément plus décourageant d’être un Noir pauvre à Washington que partout ailleurs dans le pays. Tu ne fais même pas peur. Tu fais juste partie du décor.

— Je me permets de te rappeler que Bad Brains et Ian MacKaye viennent de Washington.

— Ouais, c’est un genre d’accident historique bizarre.

— Et pourtant on les admirait dans notre jeunesse.

— Bon sang, j’adore le métro de New York ! dit Walter en suivant Katz vers le quai puant l’urine du train allant vers le nord de la ville. C’est comme ça que les humains sont censés vivre. Haute densité ! Haute efficacité ! » s’exclama-t-il en posant un sourire bienveillant sur les usagers fatigués du métro.

Katz eut envie de demander des nouvelles de Patty, mais il se sentait trop lâche pour prononcer son nom.

« Et donc, cette nana, elle est célibataire, ou quoi ? dit-il.

— Qui ? Lalitha ? Non, elle a le même petit copain depuis la fac.

— Et il vit avec vous aussi ?

— Non, il est à Nashville. Il faisait sa médecine à Baltimore et maintenant il est interne.

— Et pourtant elle est restée à Washington.

— Elle est très impliquée dans le projet, dit Walter. Et franchement, je crois que le petit copain est sur la sellette. C’est un Indien, très vieille école. Il a piqué une grosse, très grosse crise quand elle ne l’a pas suivi à Nashville.

— Et qu’est-ce que tu lui as conseillé ?

— Je voulais qu’elle se défende. Il aurait pu décrocher quelque chose à Washington, s’il avait vraiment voulu. Je lui ai dit qu’elle n’avait pas à tout sacrifier pour sa carrière à lui. Elle et moi, on a un genre de truc père-fille. Ses parents sont très conservateurs. Je crois quelle est contente de travailler pour quelqu’un qui croit en elle et qui ne la voit pas seulement comme la future épouse de quelqu’un.

— Et juste pour que les choses soient claires, dit Katz, tu es conscient qu’elle est amoureuse de toi ? »

Walter rougit.

« Je ne sais pas. Peut-être un peu. Je crois vraiment que c’est plus comme une idéalisation intellectuelle. Plus un truc père-fille.

— Allez, rêve, mon vieux. Tu veux me faire croire que tu n’as jamais imaginé ses yeux brillants qui se lèvent vers toi alors que sa tête s’agite entre tes cuisses ?

— Mon Dieu non ! J’essaie de ne pas imaginer des choses pareilles. Surtout pas avec une employée.

— Mais tu ne réussis peut-être pas toujours à ne pas imaginer ces choses. »

Walter regarda autour de lui pour voir si personne n’écoutait sur le quai.

« En dehors de tout le reste, dit-il en baissant la voix, je trouve qu’il y a quelque chose d’humiliant pour une femme à se mettre à genoux.

— Pourquoi tu n’essaierais pas, une fois, pour la laisser juger de ça ?

— Eh bien, Richard, dit Walter, toujours rougissant, mais en émettant aussi un petit rire désagréable, parce qu’il se trouve que je comprends que les femmes ne sont pas faites comme les hommes.

— Et l’égalité des sexes ? Il me semble me souvenir que c’était aussi ton truc.

— Je pense simplement que si tu avais un jour une fille, tu pourrais peut-être envisager la position des femmes avec un peu plus de sympathie.

— Tu viens de citer ma meilleure raison pour ne jamais avoir de fille.

— Oui mais si tu en avais une, tu pourrais t’autoriser à reconnaître le fait pas-si-terriblement-difficile-à-reconnaître que de très jeunes femmes peuvent parfois tomber dans la plus grande confusion quant à leur désir, leur admiration et leur amour pour quelqu’un, et ne pas comprendre…

— Ne pas comprendre quoi ?

— Que pour le type elles ne sont que des objets. Que le type peut-être ne veut que, tu vois… – la voix de Walter se fit murmure – se faire sucer par quelqu’un de jeune et de mignon. Que cela pourrait bien être son seul intérêt dans l’affaire.

— Désolé, je ne pige pas, dit Katz. Qu’y a-t-il de mal à être admiré ? Non, je ne pige pas du tout.

— Je n’ai vraiment pas envie d’en parler. »

Un train A arriva et ils glissèrent dedans. Presque immédiatement, Katz perçut l’éclair de la reconnaissance dans les yeux d’un jeune ayant l’âge d’être étudiant, planté près des portes opposées. Katz baissa la tête et se détourna, mais le jeune eut la témérité de lui toucher l’épaule.

« Désolé, dit-il, mais vous êtes bien le musicien ? Vous êtes bien Richard Katz ?

— Pas aussi désolé que moi, sans doute, dit Katz.

— Je ne vais pas vous ennuyer. Je voulais juste vous dire que j’adore ce que vous faites.

— D’accord, merci mon vieux, dit Katz, les yeux rivés sur le sol.

— Surtout les trucs plus anciens, que je découvre juste. Reactionary Splendor ? Oh mon Dieu, c’est génial, putain ! C’est sur mon iPod, là. Je vais vous montrer.

— C’est bon, je te crois.

— Oui, oui, bien sûr. C’est vrai, je suis désolé de vous ennuyer. Je suis juste un très grand fan.

— Pas de souci. »

Walter suivait cet échange avec une expression sur le visage aussi ancienne que les fêtes d’étudiants auxquelles il avait été assez maso pour se rendre avec Katz, une expression d’étonnement mêlée de fierté, d’amour, de colère et de la solitude de celui qui est invisible, une expression absolument pas agréable pour Katz, déjà dans le passé et encore moins maintenant.

« Ce doit être très bizarre d’être toi, dit Walter tandis qu’ils sortaient à la station de la 34e Rue.

— Je n’ai pas de point de comparaison.

— Mais quand même, ça doit être super. Je ne peux pas croire que quelque part tu n’adores pas ça. »

Katz réfléchit à la question honnêtement.

« C’est comme si je ne pouvais pas vivre sans mais que je n’aimais pas ça en soi.

— Moi, je pense que j’aimerais ça, dit Walter.

— Oui, moi aussi, je crois que tu aimerais ça. »

Incapable d’apporter la célébrité à Walter, Katz l’accompagna jusqu’au panneau des départs de l’Amtrak, qui annonçait un retard de quarante-cinq minutes pour le train Acela vers le sud.

« Je suis un fervent partisan du train, dit Walter. Et j’en paie souvent le prix.

— Je vais attendre avec toi, dit Katz.

— Pas la peine, pas la peine.

— Mais non, je t’offre un Coca. Ou bien est-ce que Washington a fini par faire de toi un soiffard ?

— Non, non, toujours abstinent. Quel mot stupide d’ailleurs. »

Pour Katz, le retard du train était un signe qu’il fallait aborder le sujet de Patty. Lorsqu’il l’aborda, cela dit, dans le bar de la gare, une chanson crispante d’Alanis Morissette en fond sonore, le regard de Walter se fit dur et distant. Il inspira comme s’il allait parler, mais aucun mot ne sortit.

« Ça doit être un peu bizarre pour vous, dit Katz. D’avoir la fille à l’étage et ton bureau en bas.

— Je ne sais pas quoi te dire, Richard. Je ne sais vraiment pas quoi te dire.

— Ça va bien entre vous ? Patty fait des choses intéressantes ?

— Elle travaille dans une salle de sport de Georgetown. Ça compte comme chose intéressante, ça ? dit Walter en hochant la tête d’un air sinistre. Ça fait maintenant très longtemps que je vis avec une dépressive. Je ne sais pas pourquoi elle est si malheureuse, je ne sais pas pourquoi elle n’arrive pas à s’en sortir. Il y a eu un court moment, à peu près quand on s’est installés à Washington, où elle a eu l’air d’aller mieux. Elle avait vu un thérapeute à St. Paul qui l’avait lancée dans un projet d’écriture. Un peu comme une histoire personnelle, un journal de sa vie, sur lequel elle est très taiseuse et secrète. Tant qu’elle y a travaillé, les choses n’allaient pas si mal. Mais ces deux dernières années, ça va vraiment très mal. L’idée, c’était qu’elle allait chercher un travail dès qu’on arriverait à Washington, pour démarrer comme une deuxième carrière, mais c’est un peu dur à son âge, et sans qualifications intéressant le marché du travail. Elle est très intelligente et très fière, elle ne supportait pas de se voir rejetée ou qu’on lui propose des postes pour débutants. Elle a essayé le bénévolat, en faisant du sport après les cours dans les écoles de Washington, mais ça n’a pas marché non plus. J’ai fini par la convaincre de prendre un antidépresseur, qui à mon avis l’aurait aidée si elle s’y était tenue, mais elle n’aimait pas l’état dans lequel ça la mettait, et elle était assez insupportable quand elle le prenait. Ça la rendait un peu loufoque, et elle a arrêté avant qu’ils aient trouvé le bon dosage. Et donc, pour finir, l’automne dernier, je l’ai plus ou moins forcée à trouver un boulot. Pas pour moi – je suis largement surpayé, Jessica a fini ses études, et je n’ai plus Joey à charge. Mais elle avait trop de temps libre, je voyais bien que ça la bousillait. Et le boulot qu’elle a choisi, c’est de travailler à la réception d’une salle de sport. Tu vois, c’est une salle de sport tout à fait bien – un des membres de mon conseil d’administration y va, et au moins un de mes donateurs importants aussi. Et elle, elle est là, ma femme, une des personnes les plus intelligentes que je connaisse, qui vérifie leurs cartes de membres et leur souhaite une bonne séance. Elle a développé aussi une assez forte addiction à l’exercice physique. Elle s’entraîne au moins une heure par jour, minimum – elle est en superforme. Elle rentre à la maison à onze heures avec des plats tout prêts, si je suis en ville on mange ensemble, et elle me demande pourquoi je ne couche toujours pas avec mon assistante. Un peu comme tu l’as fait, mais pas aussi nettement cela dit. Pas aussi directement.

— Désolé. Je ne me rendais pas compte.

— Comment tu aurais pu ? Qui y penserait ? Je lui dis la même chose chaque fois, c’est elle la personne que j’aime, c’est elle la personne que je désire. Et puis on change de sujet. Tu vois, ces dernières semaines – je crois que c’est pour me foutre en boule – elle parle de se faire refaire les seins. Moi, ça me donne envie de pleurer, Richard. Enfin, elle est très bien, non ? En tout cas de l’extérieur. C’est vraiment fou. Mais elle dit qu’elle va mourir bientôt et elle pense que ça pourrait être intéressant, avant de mourir, de voir l’effet que ça fait, d’avoir de la poitrine. Elle dit que ça pourrait l’aider d’avoir un but pour lequel économiser, maintenant que… »

Walter secoua la tête.

« Maintenant que quoi…

— Rien. Elle faisait autre chose de son argent, avant, que je trouvais très mauvais.

— Elle est malade ? Y a un problème médical ?

— Non. Pas physiquement. Quand elle parle de mourir bientôt, elle veut dire dans les quarante prochaines années. Comme on peut dire qu’on va tous mourir bientôt.

— Je suis vraiment désolé, mon vieux. Je ne me doutais vraiment pas. »

Une balise de navigation, dans le Levi’s noir de Katz, un transmetteur depuis longtemps endormi enterré par une civilisation plus avancée, était en train de revenir à la vie. Là où Katz aurait dû se sentir coupable, il se sentait bander. Ah, la clairvoyance de la bite : elle voyait l’avenir en un battement de cœur, laissant le cerveau essayer de la rattraper et de trouver le trajet nécessaire allant d’un présent bouché à un avenir prédéterminé. Katz comprenait que Patty, dans les méandres apparemment erratiques que Walter venait de lui décrire, avait en fait délibérément piétiné des symboles extraterrestres dans un champ de maïs, pour écrire un message que Walter, au niveau du sol, ne pouvait déchiffrer, mais qui était très clair de la hauteur où se trouvait Katz, CE N’EST PAS FINI, CE N’EST PAS FINI. Les parallèles entre la vie de Patty et la sienne étaient vraiment presque surnaturels : une brève période de productivité créative, suivie par un changement majeur qui se révéla être une déception et un chaos total, suivi par les drogues et le désespoir, puis par un travail stupide. Katz avait pensé que sa propre situation venait simplement du fait que le succès l’avait détruit, mais il était également vrai, il s’en rendait compte, que ses pires années comme compositeur avaient coïncidé exactement avec ses années de séparation d’avec les Berglund. Et, non, il n’avait pas beaucoup pensé à Patty durant ces deux dernières années, mais il sentait, maintenant, dans son pantalon, que c’était surtout parce qu’il avait cru que leur histoire était terminée.

« Patty et la fille, elles s’entendent comment ?

— Elles ne se parlent pas, dit Walter.

— Pas vraiment copines, alors.

— Non, ce que je dis, c’est qu’elles ne se parlent littéralement pas. Chacune sait quand l’autre est généralement dans la cuisine. Elles font tout pour s’éviter.

— Et laquelle a initié ça ?

— Je n’ai pas envie d’en parler.

— D’accord. »

« That’s What I Like About You » passait dans le bar. Katz avait l’impression que c’était la bande-son idéale pour les enseignes au néon vantant la Bud Light, les abat-jour en faux vitrail, les solides meubles merdiques en polyuréthane, avec la saleté incrustée des voyageurs. Il était encore peu exposé au risque d’entendre une de ses chansons jouée dans un tel endroit, mais il savait que c’était juste une question de degrés, pas de catégorie.

« Patty a décidé qu’elle n’aimait pas les gens de moins de trente ans, dit Walter. Elle s’est créé un préjugé contre une génération entière. Et, comme c’est Patty, elle est très drôle sur ce sujet. Mais c’est devenu assez méchant et elle ne se contrôle pas toujours.

— Alors que toi, tu sembles assez intéressé par la jeune génération, dit Katz.

— Pour rejeter une loi générale, il suffit d’un contre-exemple. J’en ai au moins deux très bons avec Jessica et Lalitha.

— Mais pas Joey.

— Et s’il y en a deux, dit Walter comme s’il n’avait même pas entendu le nom de son fils, il y en a forcément beaucoup plus. Ce sont les prémices de ce que je veux faire cet été. Faire confiance aux jeunes, me dire qu’ils ont toujours un cerveau et une conscience sociale, et leur donner quelque chose sur quoi travailler.

— Tu sais, on est très différents, toi et moi, dit Katz. Je ne fais pas dans la vision. Je ne fais pas dans la foi. Et moi, les jeunes, ils m’énervent. Tu te souviens que je suis comme ça, non ?

— Je me souviens que tu te trompes souvent sur ton compte. Je pense que tu crois en beaucoup plus de choses que ce que tu veux bien admettre. Il y a tout un culte autour de toi à cause de ton intégrité.

— L’intégrité est une valeur neutre. Les hyènes ont aussi de l’intégrité. Ce sont de pures hyènes.

— Alors, je n’aurais pas dû t’appeler ? dit Walter avec un tremblement dans la voix. Une partie de moi ne voulait pas t’ennuyer, mais Lalitha m’a convaincu.

— Non, tu as eu raison d’appeler. Ça faisait bien trop longtemps.

— Je crois que je me disais qu’on ne t’intéressait plus. Je veux dire, je sais que je ne suis pas un type cool. Je croyais que tu en avais assez, de nous.

— Mais non, mon vieux. J’étais juste très occupé. »

Mais Walter était de plus en plus fébrile, au bord des larmes.

« C’est un peu comme si je t’embarrassais. Ce que je comprends, mais il n’empêche, ce n’est pas agréable, comme sentiment. Je pensais qu’on était amis.

— Je t’ai dit que j’étais désolé », dit Katz.

Il était en colère, à la fois à cause de l’émotion de Walter et à cause de l’ironie ou de l’injustice de ce besoin de s’excuser, et à deux reprises, pour avoir voulu lui rendre service. Il avait pour politique de ne jamais s’excuser.

« Je ne sais pas ce que j’attendais, dit Walter. Mais peut-être une sorte de reconnaissance du fait que Patty et moi t’avions aidé. Tu as écrit toutes ces chansons dans la maison de ma mère. Tu es notre plus vieil ami. Je ne vais pas m’attarder là-dessus, mais je veux être clair et te dire ce que j’ai ressenti, pour ne plus avoir à ressentir ça. »

L’agitation rageuse du sang de Katz allait de pair avec les intuitions de sa bite. Je vais te rendre un autre type de service, là, mon vieil ami, se dit-il. Nous allons terminer un travail inachevé, et toi et la fille, vous allez me remercier.

« C’est toujours bien, d’être clair », dit-il.

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