La fausseté des manières d’Eliza avec les hommes, l’émission régulière de gloussements, l’exubérance et les grands mouvements de cheveux, était quelque chose qu’une amie pouvait très rapidement détester. Son ardeur désespérée pour plaire à Richard se mêla dans l’esprit de Patty avec l’étrangeté du classeur, la forte demande qu’il exprimait, et elle fut, pour la première fois, quelque peu embarrassée d’être l’amie d’Eliza. Ce qui était curieux, dans la mesure où ça ne semblait pas gêner Richard de coucher avec elle, et, de toute façon, pourquoi Patty aurait-elle dû se soucier de ce qu’il pensait de leur amitié ?

Ce fut quasiment lors du dernier jour quelle passa dans le gourbi à cafards qu’elle revit Richard. Il était à nouveau assis sur le canapé, les bras croisés, battant lourdement la mesure de sa boots droite, grimaçant devant Eliza qui jouait de la guitare de manière plus qu’improbable, la seule façon dont Patty l’avait vu jouer.

« Rentre dans le rythme, dit-il. Tape du pied ! »

Mais Eliza, qui transpirait de concentration, cessa de jouer dès qu’elle s’aperçut que Patty était là.

« Je ne peux pas jouer devant elle.

— Bien sûr que si, dit Richard.

— C’est vrai, elle ne peut pas, dit Patty. Je la rends nerveuse.

— Intéressant. Et pourquoi ça ?

— Aucune idée, dit Patty.

— Elle est trop encourageante, dit Eliza. Je sens trop qu’elle veut que je réussisse.

— C’est très mal de ta part, dit Richard. Il faut vouloir qu’elle se plante.

— D’accord, dit Patty. Je veux que tu te plantes. Tu peux y arriver ? Tu me parais assez douée pour ça. »

Eliza la regarda avec surprise. Patty se surprenait également.

« Désolée, je vais dans ma chambre, dit-elle.

— D’abord, on doit la voir se planter », dit Richard.

Mais Eliza détachait et débranchait déjà sa guitare.

« Il faut que tu travailles avec un métronome, lui dit Richard. Tu as un métronome ?

— C’était vraiment une mauvaise idée, dit Eliza.

— Et pourquoi tu ne jouerais pas quelque chose, toi ? dit Patty à Richard.

— Une autre fois », dit-il.

Mais Patty se souvenait de la gêne qu’elle avait ressentie quand il avait sorti le classeur de souvenirs.

« Une chanson, dit Patty. Une mesure, simplement. Joue une mesure. Eliza dit que tu es génial. »

Il secoua la tête.

« Viens à un concert, un jour.

— Patty ne va pas aux concerts, dit Eliza. Elle n’aime pas la fumée.

— Je suis une sportive, dit Patty.

— Ça, j’ai vu, dit Richard en lui lançant un regard éloquent. Une star du basket. Tu es quoi… avant ? Arrière ? Je n’ai aucune idée de ce qui est considéré comme grand, chez les nanas.

— Je ne suis pas considérée comme grande.

— Et pourtant, tu es plutôt grande.

— Oui.

— On allait partir, dit Eliza en se levant.

— Toi, tu as un physique à jouer au basket, dit Patty à Richard.

— Pas mieux, pour se casser un doigt.

— Ce n’est pas vrai, dit-elle. Ça n’arrive presque jamais. »

Ce qu’elle venait de dire n’était ni intéressant ni propre à faire avancer le débat, se rendit-elle compte immédiatement, vu que Richard se foutait complètement du fait qu’elle jouait au basket.

« J’irai peut-être à un de tes concerts, dit-elle. C’est quand, le prochain ?

— Tu ne peux pas y aller, y a trop de fumée pour toi, dit Eliza, d’un ton sec.

— Ça ne me dérange pas, dit Patty.

— Ah bon ? C’est nouveau, ça.

— Apporte des bouchons pour les oreilles », dit Richard.

Une fois dans sa chambre, après les avoir entendus partir, Patty se mit à pleurer pour des raisons trop désespérantes pour y réfléchir. Quand elle revit Eliza, trente-six heures plus tard, elle s’excusa de s’être montrée aussi garce, mais Eliza était alors d’excellente humeur et lui dit de ne pas se tracasser pour ça, elle songeait à vendre sa guitare et était contente d’emmener Patty écouter Richard.

Le prochain concert avait lieu un soir de semaine, en septembre, dans un club mal aéré appelé le Longhorn ; les Traumatics étaient en première partie des Buzzcocks. La première personne qu’elle vit réellement quand elle arriva avec Eliza fut Carter. Il tenait par le cou une blonde ridiculeusement jolie vêtue d’une minijupe à paillettes. « Et merde ! » s’exclama Eliza. Patty fit bravement un signe à Carter, qui lui montra ses vilaines dents et se dirigea, l’incarnation de l’affabilité, vers elle, avec la pailletée en remorque. Eliza baissa la tête et entraîna Patty à travers une grappe de punks tirant sur leur clope pour l’amener jusqu’à la scène. Elles y retrouvèrent un garçon aux cheveux clairs que Patty identifia comme le fameux colocataire de Richard, avant même qu’Eliza dise, d’une voix forte et monocorde, « Bonjour Walter comment ça va ? ».

Ne connaissant pas encore Walter, Patty ne pouvait absolument pas se rendre compte combien il était inhabituel qu’il lui rende son bonjour avec un hochement de tête froid plutôt que par un sourire amical type Middle West.

« C’est Patty, ma meilleure amie, lui dit Eliza. Elle peut rester un peu ici avec toi pendant que je vais backstage ?

— Je crois qu’ils sont sur le point de monter sur scène, dit Walter.

— C’est juste pour une seconde, dit Eliza. Tu t’occupes d’elle, OK ?

— Pourquoi on n’irait pas tous ensemble ? dit Walter.

— Non, il faut que tu me gardes ma place ici, dit Eliza à Patty. Je reviens tout de suite. »

Walter la regarda d’un air malheureux se frayer un chemin à travers les corps puis disparaître. Il n’avait pas autant l’air d’un intello que ce qu’Eliza avait conduit Patty à imaginer – il portait un pull à col en V et avait une touffe de cheveux blond-roux trop longs qui lui donnait l’air de ce qu’il était, un étudiant en première année de droit – mais il détonnait vraiment au milieu des punks, avec leur chevelure et leurs vêtements mutilés, et Patty, qui se sentit soudain gênée par ses propres vêtements, qu’elle avait toujours aimés jusqu’à il y avait encore une minute, fut heureuse de l’apparence ordinaire de Walter.

« Merci de rester avec moi, dit-elle.

— J’ai l’impression qu’on est coincés ici pour un moment, maintenant, dit Walter.

— Je suis contente de faire ta connaissance.

— Moi aussi. C’est toi, la star du basket ?

— Oui, c’est moi.

— Richard m’a parlé de toi, dit-il en se tournant vers elle. Tu te drogues beaucoup ?

— Mon Dieu non ! Pourquoi ?

— Parce que ta copine, elle… »

Patty ne sut quelle expression afficher en guise de réponse.

« Pas avec moi, en tout cas.

— En tout cas c’est pour ça qu’elle est partie backstage.

— Ah, d’accord.

— Désolé. Je sais que c’est ton amie.

— Non, c’est bon à savoir.

— Elle a l’air d’avoir pas mal d’argent.

— Oui, c’est ses parents qui lui en donnent.

— Bien sûr, les parents. »

Walter semblait tellement préoccupé par la disparition d’Eliza que Patty en resta silencieuse. Elle se sentait à nouveau prise dans un esprit de compétition morbide. Elle était encore à peine consciente d’être intéressée par Richard, et pourtant il lui paraissait injuste qu’Eliza puisse se servir d’éléments extérieurs à sa petite personne à moitié jolie – utiliser les ressources parentales – pour retenir l’attention de Richard et s’acheter ainsi l’accès jusqu’à lui. Comme Patty pouvait être naïve ! Comme elle était loin derrière les autres ! Et comme tout semblait moche sur cette scène ! Les guitares nues, le chrome froid de la batterie, les micros tout simples, le large adhésif gris de kidnappeur et les spots gros comme des canons, tout cela lui semblait vraiment très hard.

« Tu vas à beaucoup de concerts ? dit Walter.

— Non, jamais. Une seule fois avant ce soir.

— Tu as pris des bouchons d’oreilles ?

— Non. Y en a besoin ?

— Richard joue très fort. Tu peux prendre les miens. Ils sont presque neufs. »

Il sortit de sa poche de chemise un petit sachet contenant deux larves blanchâtres en mousse de polyuréthane. Patty les regarda et fit de son mieux pour sourire gentiment.

« Non merci, dit-elle.

— Je suis une personne très propre, dit-il sérieusement. Il n’y a pas de risque sanitaire.

— Oui, mais après tu n’en auras plus pour toi.

— Je vais les couper en deux. Il faut que tu te protèges. »

Patty le regarda diviser les bouchons avec soin.

« Je vais les garder dans ma main et je verrai si j’en ai besoin », dit-elle.

Ils restèrent ainsi une quinzaine de minutes. Eliza finit par réapparaître en ondulant et en se tortillant, l’air radieux, juste au moment où les lumières baissaient et où le public se pressait contre la scène. La première chose que fit Patty fut de laisser tomber les bouchons d’oreilles. Il y avait globalement bien plus d’agitation que nécessaire. Une grosse personne vêtue de cuir lui fonça dans le dos et la coinça contre la scène. Eliza secouait déjà ses cheveux et sautillait dans l’attente de la musique, il revint donc à Walter de repousser le gros type pour faire de la place à Patty et lui permettre de se redresser.

Les Traumatics, qui entrèrent sur scène en courant, étaient composés de Richard, de son bassiste de toujours, Herrera, et de deux garçons maigrichons qui semblaient à peine sortis du lycée. Richard était à cette époque plus « bête de scène » qu’il ne le serait plus tard, lorsqu’il fut clair qu’il ne deviendrait jamais une star et qu’il valait donc mieux jouer les antistars. Il rebondissait sur la pointe des pieds, se livrait à des demi-pirouettes plongeantes, la main posée sur le manche de sa guitare, etc. Il annonça au public que son groupe allait jouer toutes les chansons qu’il connaissait et que cela prendrait vingt-cinq minutes. Ensuite, lui et son groupe envoyèrent la sauce, produisant une méchante attaque sonore dans laquelle Patty ne percevait aucun rythme. Cette musique était comme une nourriture trop chaude pour avoir le moindre goût, mais le manque de rythme ou de mélodie n’empêchait pas la grappe centrale de punks mâles de faire leur pogo, bousculant à tout va et piétinant toutes les chevilles femelles sur lesquelles ils tombaient. En essayant de ne pas se trouver sur leur chemin, Patty fut séparée de Walter comme d’Eliza. Le bruit était tout simplement insupportable. Richard et deux autres Traumatics hurlaient dans leurs micros, « I hate sunshine ! I hate sunshine ! », et Patty qui aimait plutôt bien le soleil, convoqua son savoir-faire de basketteuse pour réussir une échappée immédiate. Elle fendit la foule en levant les coudes et émergea du magma pour retomber nez à nez sur Carter et sa copine pailletée, puis elle continua sa route jusqu’à atterrir sur le trottoir, dans l’air chaud et frais de septembre, sous le ciel du Minnesota qui ce soir-là avait étonnamment toujours en lui la lumière du crépuscule.

Elle s’attarda à la porte du Longhorn et regarda arriver les fans en retard des Buzzcocks, en attendant de voir si Eliza allait venir à sa recherche. Mais ce fut Walter et non Eliza qui sortit.

« Ça va, lui dit-elle. C’est juste que ce n’est pas mon truc, finalement.

— Je peux te raccompagner chez toi ?

— Non, tu devrais y retourner. Tu diras à Eliza que je rentre toute seule, pour ne pas qu’elle s’inquiète.

— Elle n’a pas vraiment l’air de s’inquiéter. Je vais te raccompagner. »

Patty dit non, Walter insista, elle continua à refuser, il insista. Puis elle se souvint qu’il n’avait pas de voiture et qu’il proposait de l’accompagner en bus, et elle refusa de nouveau, mais il insista encore. Il lui dit bien plus tard qu’il était déjà en train de tomber amoureux d’elle pendant qu’ils attendaient le bus, mais aucune symphonie équivalente ne s’était fait entendre dans la tête de Patty. Elle se sentait coupable d’abandonner Eliza et regrettait d’avoir laissé tomber les bouchons et de ne pas être restée pour écouter un peu plus Richard.

« J’ai comme l’impression d’avoir raté un test, là, dit-elle.

— Mais en fait est-ce que tu aimes vraiment ce genre de musique ?

— J’aime bien Blondie. J’aime bien Patti Smith. Je pense dans le fond que non, je n’aime pas ce genre de musique.

— Et dans ce cas, est-il permis de te demander pourquoi tu es venue ?

— Eh bien, Richard m’avait invitée. »

Walter hocha la tête comme si cela avait un sens connu de lui seul.

« Est-ce que Richard est une personne sympa ? demanda Patty.

— Extrêmement sympa ! dit Walter. Je veux dire, enfin, ça dépend. Tu sais, sa mère est partie quand il était petit, pour devenir une folle de Dieu. Son père travaillait à la poste, il buvait et il a eu un cancer des poumons quand Richard était au lycée. Richard s’est occupé de lui jusqu’à sa mort. C’est une personne très loyale, quoique peut-être pas toujours avec les femmes. Il n’est pas si sympa que ça avec les femmes, en fait, si c’est ce que tu veux savoir. »

Patty l’avait déjà compris intuitivement et d’une certaine manière ne se sentit pas surprise de l’entendre.

« Et toi ? dit Walter.

— Quoi, et moi ?

— Tu es une personne sympa ? Tu en as l’air. Et pourtant…

— Et pourtant ?

— Je déteste ton amie ! explosa-t-il. Je ne pense pas que ce soit une bonne personne. En fait, je crois quelle est même plutôt horrible. Elle est menteuse et elle est mauvaise.

— Oui, mais c’est ma meilleure amie, dit Patty, froissée. Elle n’est pas horrible avec moi. Peut-être que vous êtes partis du mauvais pied.

— Quand elle t’emmène quelque part, elle te laisse toujours pour aller prendre de la coke avec quelqu’un d’autre ?

— Non, ça, ça ne s’est jamais produit avant ce soir. »

Walter ne dit rien, mais il bouillonnait de haine. Aucun bus en vue.

« Parfois, ça me rend vraiment très, très heureuse, de voir combien elle fait attention à moi, dit Patty après un moment. La plupart du temps, ce n’est pas le cas. Mais quand ça l’est…

— Je n’arrive pas à imaginer que ce soit difficile de trouver des gens qui fassent attention à toi », dit Walter.

Elle secoua la tête.

« Il y a quelque chose qui ne va pas, chez moi. J’aime tous mes autres amis, mais je sens toujours comme un mur entre nous. Comme s’ils étaient tous le même genre de personnes et moi une autre sorte de personne. Plus compétitive et plus égoïste. Moins bonne, fondamentalement. D’une manière ou d’une autre, je finis toujours par avoir l’impression de faire semblant quand je suis avec eux. Je n’ai pas du tout ce sentiment avec Eliza. Je peux simplement être moi-même et être tout de même meilleure quelle. Je veux dire, je ne suis pas idiote, je vois bien quelle est plutôt barrée. Mais il y a une partie de moi qui aime beaucoup être avec elle. Tu sens un truc comme ça, parfois, avec Richard ?

— Non, dit Walter. En réalité, il est très désagréable, la plupart du temps. Mais il y a quelque chose que j’ai aimé chez lui dès le premier jour, quand on était en première année. Il se consacre totalement à sa musique, mais il est aussi très curieux sur le plan intellectuel. J’admire ça.

— C’est parce que tu es sans doute une personne vraiment sympa, dit Patty. Tu l’aimes pour ce qu’il est, et non pour ce qu’il provoque chez toi. C’est sans doute la différence entre toi et moi.

— Mais tu sembles être une personne vraiment sympa ! » dit Walter.

Patty savait, au fond d’elle-même, qu’il se trompait. Et l’erreur quelle fit à ce moment-là, la vraie grosse erreur de sa vie, fut d’adhérer à cette version que Walter avait d’elle, alors qu’elle la savait fausse. Il paraissait si certain de sa bonté qu’il finit par venir à bout de ses résistances.

Lorsqu’ils arrivèrent enfin sur le campus, ce premier soir, Patty se rendit compte qu’elle avait parlé d’elle pendant une heure sans même remarquer que Walter ne faisait que poser des questions, sans jamais répondre lui-même. L’idée de tenter d’être sympa en retour et de s’intéresser à Walter lui paraissait fatigante à présent, parce qu’elle n’était pas attirée par lui.

« Je peux t’appeler, un de ces jours ? » dit-il à la porte de son bâtiment.

Elle lui expliqua qu’elle ne serait pas très sociable durant les prochains mois, à cause de l’entraînement.

« Mais c’était très gentil de ta part de me raccompagner, dit-elle. J’apprécie vraiment.

— Tu aimes le théâtre ? Je vais souvent au théâtre avec des amies. Ce n’est pas comme un rendez-vous, dans ce cas.

— Je suis trop occupée.

— C’est une ville super, pour le théâtre, insista-t-il. Je parie que tu aimerais bien ça. »

Oh Walter… Savait-il que la chose la plus attirante chez lui, durant ces mois où Patty apprenait à le connaître, était le fait qu’il était l’ami de Richard Katz ? Remarquait-il que, chaque fois que Patty le voyait, elle s’arrangeait pour trouver des moyens détournés de recentrer la conversation sur Richard ? Avait-il le moindre soupçon, ce premier soir, quand elle accepta l’idée qu’il l’appelle, qu’elle pensait en fait à Richard ?

Chez elle, elle trouva un mot l’informant qu’Eliza avait appelé, sur la porte de sa chambre. Elle s’assit, les yeux larmoyants à cause de toute la fumée qui imprégnait ses cheveux et ses vêtements, jusqu’au moment où Eliza rappela sur le téléphone du couloir, avec le bruit du club en arrière-fond, et la houspilla pour lui avoir foutu la trouille de sa vie en disparaissant.

« C’est toi qui as disparu, dit Patty.

— Je disais juste bonjour à Richard.

— Tu es partie une demi-heure environ.

— Et Walter ? dit Eliza. Il est parti avec toi ?

— Il m’a raccompagnée.

— Euh, merde… Il t’a dit combien il me déteste ? Je crois qu’en fait il est jaloux de moi. Je crois qu’il a un truc pour Richard. C’est peut-être un truc gay. »

Patty regarda de chaque côté du couloir pour s’assurer que personne n’écoutait.

« C’est toi qui as apporté la drogue pour l’anniversaire de Carter ?

— Quoi ? Je ne t’entends pas.

— C’est toi qui as apporté le truc que Carter et toi avez pris, à son anniversaire ?

— Je ne t’entends pas !

— CETTE COKE, À L’ANNIVERSAIRE DE CARTER. C’EST TOI QUI LUI AS APPORTÉE ?

— Mais non, mon Dieu ! C’est pour ça que tu es partie ? C’est ça qui t’a choquée ? C’est ce que Walter t’a dit ? »

Patty, la mâchoire tremblante, raccrocha et alla se doucher pendant une heure.

Il s’ensuivit encore un autre forcing de la part d’Eliza, mais peu motivé dans la mesure où elle poursuivait aussi Richard. Lorsque Walter mit à exécution sa menace de rappeler Patty, elle se trouva tentée de le voir, à la fois pour son lien avec Richard et pour le frisson de se montrer déloyale envers Eliza. Walter avait trop de tact pour reparler d’Eliza, mais Patty était constamment consciente de ce qu’il pensait de son amie, et une partie plus vertueuse de sa personne appréciait de sortir pour se cultiver au lieu de boire du vin coupé à l’eau pétillante en écoutant sans arrêt les mêmes disques. Au bout du compte, elle vit deux pièces et un film avec Walter cet automne-là. Une fois sa saison commencée, elle le vit également assis seul dans les gradins, tout rouge, qui s’amusait et qui lui faisait des grands signes chaque fois qu’elle regardait vers lui. Il prit l’habitude de l’appeler le lendemain des matchs pour s’extasier sur sa prestation et déployer cette compréhension subtile de la stratégie de jeu qu’Eliza n’avait même jamais pris la peine de feindre. S’il ne la trouvait pas et qu’il devait laisser un message, Patty le rappelait avec un petit frisson supplémentaire car elle espérait tomber sur Richard, mais Richard, hélas, ne semblait jamais se trouver à la maison en l’absence de Walter.

Dans les minuscules silences entre deux réponses aux questions de Walter, elle réussit à apprendre qu’il venait de Hibbing, dans le Minnesota, et qu’il payait une partie de ses études de droit en travaillant à temps partiel comme aide charpentier pour la même entreprise qui employait Richard comme ouvrier, et qu’il devait se lever à quatre heures chaque matin pour étudier. Il commençait toujours à bâiller vers neuf heures du soir, ce que Patty, avec son propre emploi du temps très lourd, appréciait quand elle sortait avec lui. Ils étaient accompagnés, comme il l’avait promis, par trois amies de Walter, du lycée et de la fac, trois filles intelligentes et créatives dont les problèmes de poids et les robes chasubles auraient suscité des commentaires acerbes de la part d’Eliza. Ce fut grâce à cette troïka en adoration que Patty commença à prendre la mesure de l’homme miraculeusement bon qu’était Walter.

D’après ses amies, Walter avait grandi dans un étroit logement situé derrière le bureau d’un motel, le Whispering Pines, avec un père alcoolique, un frère aîné qui le tabassait régulièrement, un frère cadet qui imitait l’aîné avec beaucoup d’application, et une mère dont les handicaps physiques et le moral en berne entravaient son travail de patronne et gérante de nuit du motel au point que durant la haute saison, l’été, Walter passait souvent tous ses après-midi à nettoyer les chambres avant de s’occuper des arrivées tardives, tandis que son père buvait avec ses potes anciens combattants et que sa mère dormait. Cela venait s’ajouter à ses tâches familiales habituelles, qui consistaient à aider son père à maintenir l’infrastructure en état, autrement dit il faisait tout, du rafistolage du parking aux réparations des canalisations, en passant par l’entretien de la chaudière. Son père dépendait de son aide, et Walter la lui apportait dans l’espoir constant de gagner son approbation, ce que ses amies déclaraient impossible, cependant, parce que Walter était un intello trop sensible, pas assez branché chasse, camions et bière (comme les frères). Malgré ce qui revenait à un emploi à temps complet, douze mois sur douze, non payé, Walter avait aussi réussi à être la vedette de pièces et de comédies musicales montées au lycée, à inspirer une dévotion éternelle à de nombreux amis d’enfance, à apprendre la cuisine et des rudiments de couture auprès de sa mère, à cultiver son intérêt pour la nature (poissons tropicaux ; fourmilières ; soins d’urgence pour oisillons orphelins ; préparations de plantes séchées pour herbiers), et à terminer ses études major de sa promotion. Il obtint une offre de bourse pour une grande université de l’Ivy League mais choisit plutôt d’aller à Macalester, situé suffisamment près de Hibbing pour pouvoir prendre le bus le week-end et aller aider sa mère à lutter contre le délabrement impitoyable du motel (le père apparemment faisait de l’emphysème et était du coup inutile). Walter avait rêvé de devenir réalisateur, voire acteur, mais finit par étudier le droit à l’université parce que, comme il l’avait expliqué, semble-t-il, « Il faut bien que quelqu’un dans la famille ait un vrai salaire ».

De manière perverse – puisqu’elle n’était pas attirée par Walter – Patty se sentait malgré tout en proie à l’esprit de compétition et était donc vaguement offensée par la présence d’autres filles lors de ces pseudo rendez-vous, et elle était contente de noter que c’était elle, et non pas les autres, qui faisait briller les yeux de Walter et surgir son irrépressible rougissement. Elle aimait vraiment beaucoup être la vedette, Patty. En toutes circonstances, ou presque. Lors de la dernière des pièces qu’ils ont vues, en décembre au Guthrie, Walter arriva juste avant le lever de rideau, tout couvert de neige, avec des livres de poche comme cadeaux de Noël pour les autres filles et, pour Patty, un énorme poinsettia qu’il avait porté dans le bus puis dans les rues boueuses et qu’il avait eu du mal à faire accepter au vestiaire. Il fut clair pour tout le monde, même pour Patty, que le fait de donner aux autres filles des livres intéressants et une plante à elle traduisait tout le contraire d’un manque de respect. Que Walter ne dirigeât pas son enthousiasme vers une version plus mince de ses gentilles amies en adoration pour lui, mais plutôt vers Patty, qui mettait toute son intelligence et toute sa créativité à surtout élaborer de nouveaux moyens de mentionner, l’air de rien, Richard Katz, était incompréhensible et inquiétant, mais aussi indéniablement flatteur. Après le spectacle, Walter porta le poinsettia jusque chez elle, dans le bus et dans d’autres rues boueuses. La carte attachée à la plante, qu’elle ouvrit une fois dans sa chambre, disait, Pour Patty, avec beaucoup d’affection, de la part de son fan admiratif.

Ce fut à peu près à ce moment-là que Richard finit par plaquer Eliza. C’était apparemment un plaqueur assez brutal. Eliza était hors d’elle lorsqu’elle appela Patty pour lui annoncer en gémissant que « la pédale » avait monté Richard contre elle, que Richard ne lui laissait pas la moindre chance, et que Patty devait l’aider à lui arranger une rencontre avec lui, car il refusait de lui parler, de lui ouvrir la porte de chez lui ou de…

« J’ai mes examens, répondit froidement Patty.

— Tu peux y aller et j’irai avec toi, dit Eliza. Il faut juste que je le voie et que je lui explique.

— Lui expliquer quoi ?

— Qu’il doit me laisser une chance ! Que j’ai le droit d’être entendue !

— Walter n’est pas gay, dit Patty. C’est juste un truc que tu as inventé dans ta tête.

— Mon Dieu, il t’a aussi montée contre moi !

— Non, dit Patty. Ça n’a rien à voir.

— J’arrive et on va mettre quelque chose sur pied.

— J’ai mon examen d’histoire demain matin. Il faut que je révise. »

Patty apprit alors qu’Eliza avait cessé d’aller en cours six semaines auparavant, parce quelle était trop folle de Richard. Et lui, il lui avait fait ça, alors qu’elle avait tout abandonné pour lui, et maintenant il la plantait là et elle devait cacher à ses parents qu’elle échouait partout, elle arrivait chez Patty et Patty ne devait pas bouger, elle devait l’attendre, pour qu’elles mettent quelque chose sur pied.

« Je suis vraiment fatiguée, dit Patty. Il faut que je révise et que je dorme.

— Non mais j’y crois pas ! Il vous a montés tous les deux contre moi ! Mes deux personnes préférées au monde ! »

Patty réussit à lâcher le téléphone, à se ruer à la bibliothèque et à y rester jusqu’à la fermeture. Elle était sûre qu’Eliza l’attendrait devant sa résidence, en fumant, décidée à la maintenir éveillée la moitié de la nuit. Elle redoutait de devoir payer ces gages d’amitié, mais elle y était également résignée, et elle fut donc étrangement déçue de rentrer chez elle et de n’y voir aucune trace d’Eliza. Elle faillit même l’appeler, mais son soulagement et sa fatigue eurent raison de son sentiment de culpabilité.

Trois jours s’écoulèrent sans un mot d’Eliza. Le soir précédant son départ pour les vacances de Noël, Patty finit par appeler Eliza pour s’assurer que tout allait bien, mais le téléphone sonna encore et encore, dans le vide. Elle prit l’avion pour aller chez elle à Westchester, perdue dans un nuage de culpabilité et d’inquiétude qui ne fit que s’épaissir à chaque tentative vaine, depuis le téléphone de la cuisine de ses parents, de joindre son amie. La veille de Noël, elle alla jusqu’à appeler le motel Whispering Pines à Hibbing, dans le Minnesota.

« Quel merveilleux cadeau de Noël de t’entendre ! dit Walter.

— Oh, merci. En fait j’appelle à propos d’Eliza. On dirait qu’elle a disparu.

— Tu en as de la chance, dit Walter. Richard et moi on a fini par débrancher notre téléphone.

— Quand ça ?

— Il y a deux jours.

— Ça me rassure. »

Patty continua à parler à Walter, elle répondit à ses nombreuses questions, décrivant la folie acheteuse de Noël de sa fratrie, les rappels annuels humiliants de la famille qui trouvait très amusant quelle ait cru si longtemps au Père Noël, les réparties sexuelles et scatologiques douteuses de son père avec sa sœur cadette, les « doléances » de la même sœur cadette sur le fait que les cours de première année de Yale n’étaient pas du tout stimulants, les arrière-pensées de sa mère quant à sa décision, prise vingt ans plus tôt, de cesser de fêter Hanouka et autres fêtes juives.

« Et toi comment ça va ? demanda Patty à Walter au bout d’une demi-heure.

— Ça va, dit-il. Avec ma mère, on fait des gâteaux. Richard joue aux dames avec mon père.

— Ça a l’air sympa. J’aimerais bien être avec vous.

— J’aimerais bien que tu sois là, aussi. On pourrait aller randonner avec des raquettes.

— Ça a l’air très sympa. »

Elle le pensait sincèrement et n’aurait plus su dire si c’était la présence de Richard qui rendait Walter attirant ou s’il pouvait lui-même être attirant – par sa capacité à rendre chaleureux tous les endroits où il se trouvait.

Le terrible appel d’Eliza arriva le soir de Noël. Patty répondit sur le poste du sous-sol, où elle regardait toute seule un match de la NBA. Avant même qu’elle ait le temps de s’excuser, ce fut Eliza qui lui présenta ses excuses pour son silence, puis elle lui annonça qu’elle avait été occupée à voir des médecins.

« Ils disent que j’ai une leucémie, dit-elle.

— Non.

— Je commence le traitement après le Nouvel An. Mes parents sont les seuls à savoir, à part toi, et tu ne dois le dire à personne. Et surtout pas à Richard. Tu me jures que tu ne le diras à personne ? »

Le nuage de culpabilité et d’inquiétude se condensa alors en une tempête d’émotions. Elle pleura à chaudes larmes, demanda à Eliza si elle était vraiment sûre, si les médecins étaient vraiment sûrs. Eliza expliqua qu’elle s’était sentie de plus en plus lasse durant l’automne, mais qu’elle n’avait voulu le dire à personne, parce qu’elle avait peur que Richard ne la plaque s’il s’avérait qu’elle avait la mononucléose, mais elle avait fini par se trouver si mal qu’elle était allée voir un médecin, et le verdict était tombé, deux jours plus tôt : une leucémie.

« La mauvaise ?

— Elles sont toutes mauvaises.

— Mais c’est celle où on peut guérir ?

— Il y a de bonnes chances que le traitement marche, dit Eliza. J’en saurai plus dans une semaine.

— Je vais rentrer plus tôt. Je peux rester avec toi. »

Mais Eliza, bizarrement, ne voulait plus que Patty reste avec elle.

En ce qui concerne l’affaire du Père Noël : l’autobiographe n’a aucune sympathie pour les parents qui mentent, et pourtant, il y a des nuances. Il y a les mensonges que vous dites à une personne pour lui organiser une fête surprise, les mensonges racontés pour s’amuser, et puis il y a les mensonges que vous dites à quelqu’un pour que cette personne ait l’air ridicule parce qu’elle y croit. Un Noël, alors qu’elle était adolescente, Patty se vexa tellement d’être toujours taquinée pour sa croyance enfantine incroyablement tardive au Père Noël (qui avait persisté même après que deux membres plus jeunes de la fratrie l’avaient perdue) qu’elle refusa de quitter sa chambre pour le dîner. Son père, venu plaider auprès d’elle, cessa pour une fois de sourire et lui dit très sérieusement que la famille avait préservé ses illusions parce que son innocence était si belle et qu’ils l’aimaient tous pour cette raison. Ce fut à la fois une chose agréable à entendre et une évidente connerie démentie par le plaisir que tout le monde prenait à se moquer d’elle. Patty croyait que les parents avaient le devoir d’apprendre à leurs enfants à affronter la réalité.

Qu’il suffise de dire que Patty, durant les nombreuses semaines d’hiver où elle a joué les Florence Nightingale auprès d’Eliza – luttant contre le blizzard pour lui apporter de la soupe, lui nettoyant sa cuisine et sa salle de bains, restant tard avec elle à regarder la télévision alors qu’elle aurait dû dormir la veille d’un match, s’endormant parfois en étreignant son amie émaciée, acceptant son sentimentalisme extrême (« Tu es mon ange chéri », « Voir ton visage, c’est comme être au ciel », etc.) et refusant, durant tout ce temps, de répondre aux appels téléphoniques de Walter et de lui expliquer pourquoi elle n’avait plus le temps de traîner avec lui –, ne remarqua absolument pas un certain nombre de signes annonciateurs. Non, disait Eliza, cette chimiothérapie n’est pas celle qui fait tomber les cheveux des gens. Et non, il n’était pas possible de programmer les séances de traitements à des moments où Patty était libre pour la raccompagner chez elle après l’hôpital. Et non, elle ne voulait pas lâcher son appartement pour aller chez ses parents, et oui, ses parents venaient la voir sans arrêt, c’était juste une coïncidence si Patty ne les croisait jamais, et non, il n’était pas inhabituel pour des cancéreux de s’administrer eux-mêmes des antiémétiques avec une seringue hypodermique comme celle que Patty avait repérée par terre sous la table de chevet d’Eliza.

On pourrait dire que le plus gros avertissement fut la façon dont elle, Patty, évitait Walter. Elle le vit à deux matchs en janvier et lui parla brièvement, mais il manqua un certain nombre de matchs après cela, et la raison manifeste pour laquelle elle ne répondit pas à ses nombreux messages était quelle était gênée d’admettre qu’elle voyait autant Eliza. Mais pourquoi aurait-il dû être gênant de s’occuper d’une amie frappée par le cancer ? Et de la même manière : aurait-il été si difficile que ça, quand elle avait dix ans, d’ouvrir les oreilles au cynisme de ses camarades de classe concernant le Père Noël, si elle avait eu la moindre envie d’apprendre la vérité ? Elle jeta le gros poinsettia, qui n’était pourtant pas mort.

Walter finit par venir la voir à la fin de février, au terme de la journée enneigée du grand match des Gophers contre UCLA, leur rival le mieux classé de la saison. Patty était déjà fort mal disposée envers le monde ce jour-là, à cause d’une conversation téléphonique matinale avec sa mère, dont c’était l’anniversaire. Patty avait décidé de ne rien dévoiler de sa vie et découvrit qu’une fois de plus Joyce n’écoutait pas, qu’elle n’avait rien à foutre du classement de l’adversaire de son équipe, mais elle n’avait même pas eu la chance d’exercer cette retenue, parce que Joyce était trop excitée à propos de la sœur cadette de Patty, qui avait passé un casting pour le premier rôle dans une reprise off-Broadway de L’Invité à la noce, poussée tout spécialement par son professeur de Yale, et avait décroché le rôle de doublure, ce qui était apparemment un truc gigantesque qui pourrait avoir pour conséquence que la sœur quitte Yale quelques mois et vienne vivre à la maison pour faire du théâtre à plein temps ; Joyce était absolument ravie.

Lorsque Patty aperçut Walter qui tournait au coin du lugubre bâtiment en brique de la Wilson Library, elle pivota et s’éloigna très vite, mais il lui courut après. De la neige s’était déposée sur sa grosse toque de fourrure ; son visage était aussi rouge qu’une balise de navigation. Il essaya de sourire et de se montrer amical, mais sa voix tremblait quand il demanda à Patty si elle avait eu ses messages téléphoniques.

« C’est juste que je suis très occupée, dit-elle. Je suis vraiment désolée de ne pas t’avoir rappelé.

— J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? Je t’ai offensée, d’une manière ou d’une autre ? »

Il était malheureux et en colère, et elle détestait ça.

« Non, non, pas du tout, dit-elle.

— J’aurais bien continué à appeler sauf que je ne voulais pas t’ennuyer.

— Juste très, très occupée, murmura-t-elle tandis que tombait la neige.

— La personne qui répondait à ton téléphone a commencé à avoir l’air vraiment agacé, parce que je laissais toujours le même message.

— Oui, elle a sa chambre juste à côté du téléphone. Tu peux comprendre ça. Elle doit prendre beaucoup de messages.

— Non, je ne comprends pas, justement, dit Walter, presque en pleurs. Tu veux que je te laisse tranquille, c’est ça ? »

Elle détestait les scènes de ce genre.

« Je suis juste vraiment très occupée, dit-elle. Et d’ailleurs, j’ai un match important ce soir, alors…

— Non, dit Walter, il y a quelque chose qui ne va pas. C’est quoi ? Tu as l’air si malheureuse ! »

Elle ne voulait pas mentionner la conversation avec sa mère, parce qu’elle s’efforçait de se préparer mentalement pour le match et il valait mieux ne pas s’attarder sur ce genre de choses. Mais Walter insistait si désespérément pour avoir une explication – il insistait d’une façon qui allait au-delà des sentiments qu’il éprouvait, il insistait quasiment au nom de la justice – qu’elle sentit qu’elle devait dire quelque chose.

« Bon, tu dois me jurer de ne pas le dire à Richard, dit-elle tout en se rendant compte, au moment même où elle prononçait ces mots, qu’elle n’avait jamais vraiment compris cette interdiction, mais Eliza a une leucémie. C’est terrible. »

À la grande surprise de Patty, Walter éclata de rire.

« Ça m’étonnerait.

— Eh bien c’est vrai, dit-elle, même si ça t’étonne.

— D’accord. Et elle prend toujours de l’héroïne ? »

Un fait auquel elle avait rarement prêté attention auparavant se fit soudainement sentir ; il avait deux ans de plus qu’elle.

« Elle a une leucémie, dit Patty. Et je ne sais rien sur l’héroïne.

— Même Richard est assez malin pour ne pas en prendre. Ce qui, crois-moi, veut dire quelque chose.

— Je ne sais rien de tout ça. »

Walter hocha la tête et sourit.

« C’est parce que tu es vraiment une gentille personne.

— Ça, je n’en sais rien, dit-elle. Mais maintenant, il faut que j’aille manger et que je me prépare pour le match.

— Je ne peux pas aller te voir jouer, ce soir, dit-il comme elle se tournait pour partir. Je voulais venir, mais Harry Blackmun fait une conférence. Je dois y aller. »

Elle pivota vers lui, irritée.

« Pas de problème.

— Il est à la Cour suprême. Il a écrit Roe v. Wade.

 Je le sais, dit-elle. Ma mère lui a quasiment dressé un autel où elle fait brûler de l’encens. T’as pas besoin de me dire qui est Harry Blackmun.

— D’accord. Désolé. »

La neige tourbillonnait entre eux.

« D’accord, c’est bon, je ne te dérangerai plus, dit Walter. Je suis désolé pour Eliza. J’espère qu’elle va bien. »

L’autobiographe n’en veut qu’à elle-même – pas à Eliza, ni à Joyce, ni à Walter – pour ce qui s’est produit ensuite. Comme toute sportive, elle avait subi bien des galères et eu sa part de matchs médiocres, mais même lors des pires soirées, elle s’était sentie confortablement installée dans quelque chose de plus vaste – dans l’équipe, dans l’esprit du sport, dans l’idée que le sport avait vraiment de l’importance – et avait retiré un vrai réconfort dans les cris d’encouragement de ses coéquipières, dans leurs moqueries visant à inverser le sort à la mi-temps, dans les variations sur les thèmes des bras cassés et des empotées, toutes ces expressions clichés quelle s’était elle-même entendue hurler des milliers de fois auparavant. Elle avait toujours couru après le ballon, parce que le ballon l’avait toujours sauvée, le ballon était ce qu’elle était sûre d’avoir dans sa vie, le ballon avait été son compagnon loyal lors de tous ses interminables étés de fillette. Et toutes ces activités répétitives que les gens font à l’église et qui semblent insignifiantes ou fausses aux non-croyants – se taper dans les mains après chaque panier, s’étreindre après chaque lancer franc, se taper dans les mains à bras levés pour chaque coéquipière qui quitte le terrain, ou hurler sans arrêt, « C’est tout bon, SHAWNA ! », « Ça, c’est du jeu, CATHY ! » et « SWISH, Ouaouhhh ! » –, tout cela était devenu une seconde nature pour elle et avait un tel sens, comme autant d’aides nécessaires à de grandes performances spontanées, qu’il ne lui serait pas davantage venu à l’idée d’être gênée par ça que par le fait de transpirer beaucoup parce qu’elle courait d’un bout à l’autre du terrain. Le sport féminin n’était pas que douceur, bien sûr. Sous les embrassades bouillonnaient les rivalités, les jugements moraux et une très forte impatience : Shawna reprochait à Patty de filer trop de passes d’ouverture sur rebond à Cathy et pas assez à elle, Patty enrageait quand cette crétine de pivot de réserve, Abbie Smith, s’emparait une fois de plus d’un entre-deux qu’elle ne pouvait plus contrôler ensuite, Mary Jane Rorabacker nourrissait une rancune éternelle envers Cathy qui ne l’avait pas invitée dans sa chambre avec Patty et Shawna en deuxième année, alors qu’elles avaient été ensemble les vedettes de St. Paul Central, chaque titulaire se sentait coupable d’être soulagée quand une recrue prometteuse et donc une potentielle rivale avait mal supporté la pression lors d’un match, etc. Mais le sport de compétition est fondé sur une histoire de dévotion, sur une méthode de croyance, et une fois que cela a été totalement martelé en vous, à l’école ou au lycée au plus tard, vous n’avez plus à vous poser de questions sur quoi que ce soit d’important quand vous partez au gymnase et que vous vous mettez en tenue, vous connaissez la Réponse à la Question, la Réponse, c’est l’Équipe, et tous vos petits soucis personnels doivent être mis de côté.

Il est possible que Patty, dans l’agitation due à sa rencontre avec Walter, ait oublié de manger assez. Incontestablement, il y avait quelque chose qui n’allait pas dès son arrivée au William Arena. Les joueuses de UCLA étaient gigantesques, très physiques, avec trois titulaires d’un mètre quatre-vingts ou plus, et la stratégie de la coach Treadwell consistait à les épuiser par un jeu de transition et à laisser ses joueuses plus petites, tout spécialement Patty, s’agiter et frapper avant que les Bruins aient pu mettre en place leur défense. Par la suite, il s’agirait d’être encore plus agressives et de tenter de pousser très vite à la faute les deux meilleures marqueuses des Bruins. On ne s’attendait pas à ce que les Gophers gagnent, mais si elles gagnaient, elles pouvaient grimper dans les vingt premières des classements nationaux officieux – et donc plus haut que ce qu’elles avaient jamais été depuis que Patty était titulaire. Ce n’était donc vraiment pas le soir où Patty pouvait se permettre de flancher.

Elle ressentit une étrange faiblesse au plus profond d’elle-même. Certes, elle conservait son habituelle variété de mouvements en extension, mais ses muscles paraissaient d’une certaine façon manquer d’élasticité. L’énergie bruyante de ses coéquipières lui tapait sur les nerfs, et un serrement dans la poitrine, une sorte d’inhibition, l’empêchait de crier à leur adresse à son tour. Elle réussit à chasser toute pensée d’Eliza, mais se retrouva du coup à se dire que, alors que sa propre carrière serait terminée pour toujours dans une saison et demie, sa sœur cadette allait continuer et devenir une actrice célèbre pour toute sa vie, et que donc l’investissement de son temps et de ses ressources athlétiques avait été bien hasardeux, et qu’elle avait si allègrement ignoré les allusions proférées pendant des années par sa mère et allant dans ce sens. Rien de tout cela, il convient de le dire, n’est recommandé avant un grand match.

« Sois toi-même, c’est tout, lui dit la coach Treadwell. C’est qui, le leader ?

— C’est moi, le leader.

— Plus fort.

— C’est moi, le leader.

— Plus fort !

— C’est MOI, le leader. »

Si vous avez jamais pratiqué des sports d’équipe, vous saurez que Patty s’est sentie immédiatement plus forte et plus concentrée, gagnant en autorité, pour avoir dit ça. C’est drôle comme le truc fonctionne bien – la transfusion de confiance par de simples mots. Elle se sentit bien pendant son échauffement, bien quand elle échangea les poignées de main avec les capitaines des Bruins tout en étant consciente des regards qui la jaugeaient, sachant qu’on l’avait présentée comme une grosse menace pour le score et comme la chef des Gophers en attaque ; elle se glissa dans sa réputation de bonne joueuse comme s’il s’agissait d’une armure. Une fois que vous êtes dans le match, cela dit, et que commence l’hémorragie de confiance, la perfusion venant de la ligne de touche n’est plus possible. Patty réussit un panier sur un tir en course facile de contre-attaque, ce qui marqua, au bout du compte, la fin de sa soirée. Dès la seconde minute, elle devina, à cause de la boule qu’elle avait dans la gorge, qu’elle allait merder comme jamais. Son homologue chez les Bruins avait cinq centimètres, quinze kilos et un nombre ahurissant de sauts verticaux de plus qu’elle, mais le problème n’était pas seulement physique. Le problème, c’était la défaite, là, dans son cœur. Au lieu de réagir par un embrasement compétitif face à l’injustice que représentait l’avantage en taille des Bruins et de poursuivre impitoyablement le ballon, comme la coach lui avait dit de le faire, elle se sentit vaincue par l’injustice : elle s’apitoya sur elle-même. Les Bruins tentèrent la pression sur tout le terrain et découvrirent que cela marchait du feu de Dieu. Shawna prit un rebond et fit une passe à Patty, mais elle se fit coincer dans un angle et abandonna le ballon. Elle l’eut à nouveau et le lança à l’extérieur. Elle le récupéra encore et l’envoya directement dans les mains d’une défenseuse, comme si elle lui faisait un petit cadeau. La coach demanda un temps mort et lui dit de se poster plus haut sur le terrain pour jouer en transition ; mais les Bruins l’attendaient là. Une longue passe lui échappa et le ballon atterrit dans les gradins. Luttant contre la boule coincée dans sa gorge, essayant de se mettre en colère, elle fit une faute en attaquant. Elle n’avait aucun ressort dans son tir en suspension. Elle envoya deux fois la balle dans la zone restrictive et la coach la fit sortir pour lui dire deux mots.

« Eh t’es où, là ? Où il est mon leader ?

— Je n’y suis pas, ce soir.

— Tu y es, absolument, il faut juste que tu t’en persuades. C’est là. Tu dois t’en persuader.

— D’accord.

— Hurle-moi dessus. Lâche tout. »

Patty secoua la tête.

« Je ne veux rien lâcher. »

La coach s’accroupit et la regarda bien dans les yeux ; Patty, par un gros effort de volonté, se força à croiser son regard.

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