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Ovide Melançon, membre du Cercle Léon XIII et apôtre du syndicalisme catholique, ne pouvait manquer la grand-messe, surtout en cette fête de Pâques. Il s’y présenta avec sa femme et son fils et gagna son banc dans une allée latérale, au fond de l’église Saint-Roch. Dans une demi-somnolence, il écouta la célébration, bercé par les incantations en latin.

Au moment du prône, le curé Buteau gravit l’escalier d’un pas lent, la mine grave et commença en cherchant une feuille de papier devant lui :

— Mes très chers frères, mes très chères sœurs, Sa Grandeur, Mgr Louis-Nazaire Bégin, demande à tous ses curés de lire la lettre suivante, adressée à ses fidèles du diocèse de Québec. Nous devons recevoir avec un pieux respect les paroles de notre pasteur.

Il poursuivit de sa meilleure voix :

Notre ville a été, au cours de la Semaine sainte, le théâtre de bien déplorables scènes de désordre et de violence contre les personnes et contre les propriétés. Du simple point de vue de la raison, et quels que soient les griefs dont on souffre, il est sûr que de tels procédés font surtout tort à ceux qui les emploient. Mais la conscience chrétienne les réprouve et l’Église catholique les interdit. […] Vous voudrez bien, monsieur le curé, en lisant cet avis, demain, à votre prône, recommander à vos paroissiens le calme et la modération, et les supplier de se tenir en garde contre des entraînements irréfléchis qui sont stériles pour le bien, qui font à notre bonne ville de Québec une réputation qu’elle ne mérite pas, et qui peuvent accroître les maux, pourtant assez pénibles, dont nous avons déjà à souffrir.

Le temps de terminer sa lecture et de replier la missive, le curé Buteau afficha une mine recueillie, puis il enchaîna :

— Bien sûr, l’attitude arrogante des agents spéciaux, ceux que l’on appelle les spotteurs, leur mépris du droit des personnes, exprimé par des arrestations arbitraires, ont encouragé les mouvements de colère de la population. Toutefois, de nombreux individus, y compris des femmes et des enfants, ont été blessés dans ces désordres. Si les autorités avaient réagi avec la force permise par la loi, certains auraient été tués.

Le prêtre mentionna ensuite les nouvelles paroissiales et les activités des diverses associations pieuses. Melançon reconnut dans ces paroles une crainte légitime pour la sécurité des gens, mais aucune condamnation de la lutte contre la conscription.

* * *

Au moment où les fidèles de la paroisse Saint-Roch sortaient de l’église, deux trains spéciaux entraient, à quelques minutes d’intervalle, dans la gare de Lévis. Le premier arrivait de la Nouvelle-Écosse, le second de l’Ontario. Ils déversèrent deux mille hommes de troupe, envoyés par les autorités militaires afin de pacifier la ville de Québec. Un major-général devait en assurer le commandement. Au pas, les soldats marchèrent vers les quais dans un ordre parfait afin de monter à bord des traversiers.

* * *

En après-midi, Édouard jugea bon de se rendre au Château Frontenac afin d’entendre les dernières rumeurs. Un certain nombre d’officiers supérieurs y établissaient leurs quartiers. Assis au bar, une théière et des tasses devant lui, le jeune homme racontait sa mésaventure :

— Sans écouter le moindre mot de mes explications, ils m’ont passé les menottes. Je me suis retrouvé dans un cachot, jusqu’à ce que la populace vienne me sortir de là.

— Ou plutôt, grâce à l’intervention providentielle du maire Lavigueur, selon les récits dans les journaux, le contredit Armand Lavergne.

Le politicien offrait des yeux congestionnés, un nez rouge, un air fiévreux. Cependant, la mauvaise grippe ne réduisait en rien son côté goguenard.

— C’est vrai, consentit le commerçant, le bonhomme semble infatigable au moment de calmer les foules. Je l’ai revu le lendemain, lors de l’incendie de l’Auditorium.

— Quinze mille personnes! Assez pour déclencher une révolution.

— Je ne pense pas. Certains se révélaient assez déterminés pour forcer les portes et brûler les registres. Les autres étaient de simples curieux, rapides à se disperser devant les baïonnettes.

À sa façon de s’exprimer, personne n’aurait deviné l’empressement avec lequel il était rentré à la maison.

— Et hier soir?

— Je ne suis pas allé au Manège militaire. Nous recevions les parents de ma femme à la maison.

Le militantisme le cédait aux habitudes bourgeoises. Lavergne répéta les informations glanées au moment du déjeuner, dans la salle à manger, précisant :

— Maintenant, la proclamation de l’acte d’émeute autorise à disperser par la force tous les rassemblements illégaux.

L’expression désignait les réunions de trois personnes ou plus. Cela faisait planer une menace sur toutes les manifestations futures. Le politicien allait élaborer sur la situation quand une commotion se produisit à l’entrée de la pièce. Il se retourna pour voir un homme grand et raide, la cinquantaine avancée, une moustache grise sous le nez, vêtu d’un uniforme kaki, son képi sous le bras, une cravache à la main.

— Voilà donc le foudre de guerre en nos murs.

— Pardon? fit Édouard en regardant dans la même direction que son ami.

— Le major-général François-Louis Lessard. Il doit commander les deux mille hommes venus des provinces anglaises pour ramener la paix ici. Ce gars a une grande expérience des situations explosives. Il y a quarante ans tout juste, encore un adolescent, il a fait tirer sur les travailleurs pour réprimer une grève dans la ville. Il a commandé un détachement en Saskatchewan en 1885, lors de la rébellion de Riel, et il a participé à la guerre des Boers en 1899.

— Ils ont fait venir des soldats des autres provinces?

— Ceux de la Citadelle, ou du Manège militaire, sont surtout des Canadiens français. Ils hésiteraient sans doute au moment de tirer sur les leurs.

Édouard avala le reste de sa tasse de thé, alignant mentalement tous les jurons de son répertoire. La loi de prohibition, maintenant appliquée à la ville, finirait pas le rendre fou.

* * *

Depuis les fêtes de fin d’année, Édouard trouvait de nouveaux prétextes pour s’absenter de la maison une ou deux fois par semaine. Des motifs politiques aussi brumeux qu’impératifs l’attiraient hors du foyer domestique avec une régularité suspecte. Évelyne, affligée d’un ventre démesurément arrondi, levait la tête pour recevoir une bise, puis le suivait des yeux jusqu’à ce qu’il sorte du salon, une vague inquiétude dans le regard. Au début, Élisabeth assurait : « Il fréquente les nationalistes depuis dix ans. Avec toute cette agitation sur la conscription… » Plus récemment, elle préférait garder le silence, elle-même préoccupée par ces absences répétées.

Édouard revint un peu après dix heures. Il passa la tête dans l’embrasure de la porte. Sa mère déclara :

— Elle vient tout juste de monter. Si tu la rejoins tout de suite, elle sera encore éveillée.

— Plus tard. Papa, dans la Basse-Ville, les esprits paraissaient bien échauffés. Des hommes erraient dans les rues, tout à l’heure.

— Tu étais dans la Basse-Ville? intervint Élisabeth.

Thomas leva la main pour faire taire son épouse, le visage préoccupé, puis remarqua :

— On voit des jeunes hommes se promener dans les rues tous les soirs.

— Ceux-là me paraissaient déterminés à tenter des mauvais coups.

Une sonnerie retentit. Thomas regarda sa femme et se leva en disant :

— Je prends l’appel dans mon bureau.

Édouard le suivit, se tint dans l’embrasure de la porte.

— Ils ont touché au magasin? entendit-il bientôt.

La réplique, à l’autre bout du fil, ne satisfit qu’à demi le marchand.

— Réunis une dizaine d’hommes, et viens avec eux au commerce. Nous arrivons.

L’homme raccrocha l’écouteur du téléphone, revint vers le salon, expliqua à la fois à l’intention d’Élisabeth et de son fils :

— Melançon vient de me dire que des voyous défoncent les vitrines des commerces de la rue Saint-Joseph. Je lui ai demandé de venir avec des hommes. Nous allons monter la garde dans le magasin, défendre les lieux si nécessaire.

La femme quitta son siège pour venir vers lui, posa sa main sur son avant-bras en disant :

— Cela peut être dangereux.

— Ne t’inquiète pas outre mesure. Une simple présence découragera ces agités. Édouard, va démarrer la voiture, je te rejoins.

L’homme passa à nouveau dans la pièce adjacente, chercha dans le tiroir du haut de son bureau, glissa un revolver et une boîte de cartouches dans les poches de sa veste.

— Comment veux-tu que je ne m’inquiète pas? Tu songes à te munir d’une arme. Téléphone plutôt à la police.

— J’insiste pourtant : ne te fais pas de mauvais sang. J’ai vu moi-même les occupants du poste de police numéro trois fuir les lieux devant les manifestants. Je protégerai mes biens moi-même.

— Si les policiers se sont enfuis, tu ne peux pas faire face à ces gens avec quelques employés.

— Je verrai bien. J’ai travaillé dans ce commerce depuis l’âge de dix ans, je ne resterai pas les bras croisés à regarder ces voyous ruiner tous mes efforts.

L’homme se pencha pour embrasser sa femme sur la bouche, un bras passé autour de sa taille. Un instant plus tard, il enfila son manteau tout en se dirigeant vers la Buick.

* * *

Melançon se tenait sur le trottoir de la rue Saint-Joseph avec cinq hommes. Thomas sauta de la voiture, puis demanda :

— Tu n’as pas pu en trouver plus?

— Quatre gars se tiennent devant l’entrée de la rue Des Fossés.

— Parfait.

Le commerçant se pencha pour dire à son fils, toujours derrière le volant :

— Va te stationner à l’arrière et rejoins les employés qui attendent là. Amène-les au rayon des sports afin de les équiper.

— Tu veux dire… des armes?

— Donne un calibre 12 au plus fiable, ou alors garde-le pour toi. Des bâtons de baseball suffiront pour les autres.

Un grand magasin de détail recelait assez de richesses pour permettre à cinquante hommes de soutenir un long siège. Thomas ajouta encore :

— Enlève la marchandise des vitrines, pour ne pas attirer la convoitise, et poste tes hommes pour qu’on puisse les voir de la rue. Cela devrait décourager les plus audacieux.

* * *

Les quelques voyous désireux de se servir dans les magasins de la Basse-Ville ne représentaient qu’une infime minorité des personnes se trouvant toujours dehors à onze heures du soir. Un bruit composé de mille voix au moins venait de la place du marché Jacques-Cartier, situé à cent verges tout au plus. Les hymnes de la France et du Canada français étaient sans cesse repris. À la fin, Édouard n’y tint plus :

— Je vais aller voir ce qui se passe.

— Nous ne serons pas de trop pour défendre les lieux, protesta son père.

— Ils paraissent être des milliers. Mieux vaut connaître leurs intentions. Je viendrai vous avertir si un mouvement se dessine dans cette direction.

Le marchand acquiesça finalement. Édouard marcha rapidement vers le marché pour trouver au coin des rues Saint-Joseph et de la Couronne un rassemblement de plusieurs milliers de jeune gens. Armand Lavergne se tenait debout sur la plate-forme arrière d’un petit camion Ford. L’air fiévreux, le geste hésitant, il s’adressait à la multitude d’une voix cassée:

— Rentrez chez vous. Des milliers de soldats se trouvent dans la ville…

— Ils se comportent comme dans un pays conquis! cria quelqu’un.

— Pires que des Boches, intervint un autre.

Le politicien reprit son souffle, puis continua :

— Ottawa a envoyé un enquêteur, Harold Machin, afin de tirer au clair le comportement des spotteurs. Il m’assure que les soldats ne patrouilleront pas les rues. Même le maire Lavigueur leur demande de ne pas quitter les casernes. Cependant, ils se tiendront tout près, et au moindre incident… Ne leur donnons pas le prétexte d’intervenir.

Les manifestants demeuraient perplexes. Lavergne ne les avait pas habitués à des discours semblables. Les uns trouvaient le revirement suspect, les autres jugeaient la menace de représailles bien réelle désormais, si elle rendait cet agitateur si timide.

Quelques minutes plus tard, l’orateur abandonna son estrade improvisée. Lentement, les spectateurs quittèrent les lieux, la mine basse, comme déçus de ne pas être invités à gravir à nouveau la côte d’Abraham en chantant des hymnes patriotiques. Édouard s’approcha et commença par demander:

— Cette grippe ne passe pas?

— Je devrais être dans mon lit, un verre de gin chaud sur le chevet.

— Est-ce vrai, ton histoire d’enquêteur?

Son interlocuteur se troubla un moment avant de convenir :

— Ce Machin se trouve bien à Québec pour enquêter. Je lui ai parlé cet après-midi.

— Les troupes ne se promèneront pas dans les rues? Il vaudrait peut-être mieux qu’elles le fassent. Des manifestants défoncent les commerces.

— Ce sont quelques voyous qui se mêlent à nous. La présence de soldats excite la colère des plus inquiets. Cela pourrait entraîner des gestes regrettables.

Après avoir alimenté les passions lors des dernières années, le politicien paraissait maintenant dépassé par les événements. Édouard songea aux condamnations répétées de son père : les agitateurs s’en tireraient impunément, protégés par des amis, des parents ou leur seule position sociale. Les gens modestes entraînés dans leur sillage régleraient la facture, à la fin.

— Je rentre au magasin. Va te coucher, tu ressembles à un déterré.

— Au magasin?

— Nous sommes une dizaine à monter la garde afin de sauver nos vitrines de tes amis.

D’un pas vif, il s’engagea dans la rue Saint-Joseph.

* * *

Le rayon du matériel de sport offrait de nombreuses ressources. Un fusil de calibre 12 près de lui, une couverture le couvrant pour le protéger du froid, Édouard dormit quelques heures. Ses compagnons ronflaient autour de lui. Le soleil se levait à peine quand son père donna de petits coups de pied sur ses souliers pour le réveiller. Il se redressa dans un sursaut et mit un instant avant de reprendre ses esprits.

— Les rues sont paisibles, commença le marchand.

— Les manifestants…

— … ne se sont pas présentés, les pillards non plus. Autour d’eux, les employés sortaient de leur sommeil.

Thomas annonça à la ronde :

— J’ai demandé aux gens des cuisines d’ouvrir un peu plus tôt. Vous pourrez manger un repas chaud au restaurant du sixième avant de rentrer à la maison. Vous viendrez reprendre votre poste en fin d’après-midi…

— Les livraisons? demanda Melançon.

— Nous ne livrerons rien aujourd’hui. Les rues risquent d’être incertaines. Demande à tes hommes de venir ce soir. Nous allons camper sur les lieux, le temps que tout le monde se calme un peu.

Les employés firent comme on le leur disait. Édouard replia soigneusement sa couverture et prit son fusil en disant :

— Autant mettre cet outil dans ton bureau. Mais les choses devraient s’améliorer, dorénavant. Selon Lavergne, Ottawa a envoyé un enquêteur dans la ville. L’armée demeurera à la caserne, s’abstenant de patrouiller les rues.

— Fais-tu encore confiance à ce que cet homme raconte?

Devant l’air interdit de son fils, le commerçant lui fit signe de le suivre. Ils sortirent sur le trottoir de la rue Saint-Joseph. Sur le mur de l’établissement, entre la porte et l’une des vitrines, on avait collé une affiche. Édouard lut à mi-voix :

AVIS PUBLIC

Les autorités militaires désirent porter à la connaissance du public que les attroupements illégaux sont absolument défendus et que ceux qui y participent, même par leur seule présence, sont coupables d’un acte criminel et passible d’emprisonnement.

Un ATTROUPEMENT ILLÉGAL est la réunion de trois personnes ou plus qui, dans l’intention d’atteindre un but commun, se réunissent ou se conduisent, une fois réunies, de manière à faire craindre aux personnes qui se trouvent dans le voisinage de cet attroupement pour des motifs plausibles que les personnes ainsi réunies vont troubler la paix publique tumultueusement ou provoquer inutilement et sans motif raisonnable, par le fait même de cet attroupement, d’autres personnes à troubler la paix publique.

Dans les circonstances que Québec traverse, il est du devoir de tous les citoyens de ne pas laisser leur domicile, spécialement le soir, et de ne pas se mêler aux agitateurs qui ont introduit le désordre dans la ville. Cet avis est donné dans le but de prévenir tout accident à ceux qui ne prennent aucune part aux émeutes.

Si un attroupement illégal a lieu et que quelqu’une de ces personnes ainsi attroupées est tuée ou blessée lors de son arrestation ou d’une tentative faite pour l’arrêter ou la faire se disperser par suite de sa résistance, tous ceux qui ont donné l’ordre de l’arrêter ou de la faire se disperser et tous ceux qui exécutent cet ordre sont à l’abri de toute poursuite ou procédure de toute sorte à ce sujet.

L’avertissement se continuait encore sur plusieurs paragraphes.

— Quant à l’armée dans les rues, continua Thomas, regarde.

Il montra du doigt un petit peloton d’une douzaine d’hommes marchant au pas, la carabine à l’épaule. Sur les trottoirs, des hommes se rendaient à l’atelier, à la manufacture ou dans un commerce environnant afin de travailler. Certains donnaient libre cours à leur colère :

— Sales Boches! cria quelqu’un. Retournez chez vous!

— On n’est plus en 1760! hurla un autre.

Ces militaires venaient de l’Ontario. Si le sens de ces invectives leur échappait, le ton demeurait limpide. Les enfants et les adolescents, en route pour l’école ou vers un premier emploi, se montraient plus explicites encore. Ils grimaçaient, multipliaient les gestes obscènes, lançaient des cris perçants. Finalement, les plus audacieux jetèrent des pierres en direction de la patrouille. Un soldat fit mine de prendre son arme. Le sous-officier arrêta son geste.

— Pourtant, Lavergne m’avait dit… commença Édouard.

— Tu deviens ridicule, à la fin. T’imagines-tu qu’il donne des ordres à l’armée?

L’homme rentra dans son commerce, désireux de téléphoner à Élisabeth afin de lui relater les derniers événements.

* * *

Malgré sa fièvre, Armand Lavergne s’arracha à son lit au milieu de la matinée, puis se posta dans le hall du Château Frontenac afin de surveiller les allées et venues des officiers. Préoccupé, il ne remarqua pas la présence d’un homme en civil absorbé dans la contemplation d’un étalage de cigares. À midi, le major-général Lessard entra, entouré de son état-major, pour se diriger vers la salle à manger. Le politicien s’approcha. Tout de suite, un capitaine au visage rébarbatif se plaça sur son chemin.

— Monsieur Lessard, s’il vous plaît, prononça-t-il en haussant le ton.

L’officier se retourna, agacé, puis déclara :

— Ah! Le maître des barricades… Que me voulez-vous?

— Vous parler un moment.

— Je suis pressé.

— Je vous en prie.

Le major-général secoua la tête, puis convint :

— Cinq minutes alors, pas une de plus.

L’officier gagna sa table. Ses hommes s’installèrent autour de lui. Lavergne demeura debout un moment. Lessard finit par grogner :

— Approchez une chaise et dites ce qui vous amène.

Le politicien obtempéra.

— Vous faites patrouiller les rues depuis ce matin.

— Et vous gardez le lit, à ce qu’on m’a dit, victime d’un vilain rhume.

La réponse le laissa un moment interdit, puis il admit :

— Un ami m’a téléphoné. Un peloton se promenait rue Saint-Joseph au moment du lever du soleil.

Un silence embarrassé succéda à ces mots. À la fin, le militaire demanda :

— Ce sera tout?

— Hier soir, j’ai parlé avec Harold Machin. Il a convenu de ne pas montrer d’hommes en uniforme afin de permettre aux esprits de se calmer.

— Ce petit monsieur peut dire n’importe quoi. Cependant, le général Landry est le commandant du district militaire numéro cinq, celui de Québec.

— Hier soir, pour renvoyer les manifestants chez eux, j’ai promis que les soldats ne patrouilleraient pas.

L’officier éclata de rire, de même que les membres de son état-major comprenant le français.

— Vous êtes bien imprudent de faire des promesses de ce genre au nom du général Landry.

— Je voulais éviter le désordre. Si toutes les provocations sont écartées, les gens se calmeront.

— N’avez-vous pas proclamé en public, à plusieurs reprises : « Que périsse l’Angleterre »? N’avez-vous pas défié le gouvernement de vous poursuivre pour haute trahison? N’avez-vous pas déclaré être indifférent à ce que l’Allemagne occupe le Canada? La phrase avait un si bel effet : « Mordu par un chien ou par une chienne… » Ce sont vos mots, n’Est-ce pas? Et maintenant, vous me dites souhaiter éviter le désordre?

Le militaire soulevait les sourcils pour imiter l’étonnement. Lavergne resta silencieux. Ses envolées oratoires paraissaient un peu risibles devant ce quarteron d’uniformes kakis.

— Si vous ne patrouillez pas les rues, les choses rentreront dans l’ordre.

— Mais si vous n’aviez pas monté les esprits, nous n’en serions pas là, n’est-ce pas? Vous me rappelez Riel.

— Pardon?

— Le bonhomme lançait ses hommes à l’attaque, mais on ne le voyait pas près de la ligne de feu. Exactement comme vous faites aujourd’hui. Après de grands discours enflammés, vous rentrez dans votre suite douillette au Château. Bien sûr, si des cadavres jonchent le sol, comme à Batoche, vous aurez bien des amis en haut lieu pour vous protéger. En cela, vous différez du pauvre chef métis.

Armand Lavergne voulut protester, chercha ses mots. Il formula enfin, d’un ton accusateur :

— Si cela se termine mal, ce sera de votre faute.

— Non, si cela se termine mal, ce sera la faute des agitateurs qui, une fois les beaux discours terminés, rentrent dans leur confortable intérieur.

Le politicien se leva sans prononcer un mot de plus, puis se dirigea vers la sortie de la salle à manger, les yeux rieurs des militaires fixés sur son dos. Au moment de revenir dans le hall, il aperçut enfin un homme à l’allure familière, croisé trop souvent depuis la veille pour que cela tienne au hasard. Rageur, il revint vers la table du major-général, interrompit la conversation en disant :

— Le gars qui me suit…

Du pouce, Lavergne montrait derrière lui.

— Votre bon ange?

— Vous me faites surveiller?

— Vous, et tous les officiers de la Ligue anticonscriptionniste, et même quelques autres personnes. Si cela se termine mal, j’espère bien avoir assez de preuves pour rendre possible des accusations d’incitation à la révolte.

Le politicien tourna de nouveau les talons pour quitter les lieux, définitivement cette fois.

* * *

Toute la journée, les militaires imposèrent leur présence près du Manège militaire, dans la Grande Allée, devant l’Hôtel du gouvernement, les ruines de l’Auditorium, et surtout, dans toutes les rues de la Basse-Ville. En soirée, afin d’éviter un nouveau rassemblement, plus d’un millier de soldats se massèrent sur la place du marché Jacques-Cartier. À chacun des quatre coins de celle-ci, une mitrailleuse permettait de tenir la foule en respect. Le major-général Lessard tenait son quartier général dans une énorme automobile et donnait des ordres à la troupe.

De façon systématique, les patrouilles se trouvaient harcelées par des adolescents et victimes de jets de cailloux. Vers huit heures, toutes les rues avoisinant le marché se remplirent de manifestants. Les chants patriotiques perçaient l’air. Une neige mouillée, lourde et épaisse, tombait en abondance en ce 1er avril. Un brouillard épais interdisait de voir à plus de quelques pas.

Lessard s’activait, résolu à empêcher les protestataires de se rassembler en un seul point.

— Vous allez nettoyer cette rue, indiqua-t-il au commandant des Toronto Dragoons, un escadron de cavaliers anxieux de voir un peu d’action.

Les chevaux chargèrent la foule massée dans la rue Saint-Joseph, faisant reculer les centaines de travailleurs. Ils s’égaillèrent dans les artères voisines. La rue étroite se révéla impropre aux manœuvres de cavalerie. Surtout, une science innée permit aux manifestants d’utiliser une parade efficace. Des jeunes gens tendirent un câble en travers de la chaussée. Les premières montures s’abattirent sur leur poitrail, les membres antérieurs brisés, et les cavaliers culbutèrent sur le pavé. Les chevaux suivant heurtèrent les premiers alors qu’une pluie de briques, lancées depuis les toits, assommait les hommes.

Les militaires venus de Toronto durent abandonner les bêtes à leur sort, les hommes toujours valides soutinrent les blessés pendant la retraite. Leur retour sur la place du marché sema la consternation chez leurs collègues. Le commandant rendit compte de sa mésaventure à son chef et signala la présence de nombreuses personnes dans l’édifice du Cercle Frontenac.

— Nous allons y voir.

Cette fois, des centaines de fantassins s’avancèrent vers l’ouest, en direction du boulevard Langelier. La carabine à la main, cinquante d’entre eux pénétrèrent dans l’édifice. Les occupants se sauvèrent par les portes et les fenêtres arrière. Les soldats purent continuer ensuite leur progression sans craindre d’être pris à revers. Devant eux, des hommes se promenaient avec de longues perches afin de briser les ampoules des réverbères. L’obscurité se répandit lentement dans les rues des quartiers Saint-Roch, Saint-Sauveur et Jacques-Cartier.

Au moment où les militaires débouchaient dans le boulevard Langelier, des détonations résonnèrent. Les officiers reconnurent les coups de revolver et se souvinrent de l’armurerie Brousseau, dévalisée deux jours plus tôt. Malgré l’absence de lampadaires, une clarté blafarde reflétée sur la neige permettait de distinguer des ombres par centaines.

Le commandant chercha un lieutenant, puis lui murmura à l’oreille :

— Dites à Lessard qu’un attroupement est en train de se former ici. Des hommes semblent armés.

Quelques minutes plus tard, le major-général ordonnait au major Mitchell de placer des mitrailleuses aux coins des rues Saint-Vallier, Saint-Joseph et Bagot. Les militaires marcheraient ensuite dans le boulevard Langelier afin de dégager l’endroit.

* * *

Pour une seconde nuit, Thomas Picard entendait protéger son commerce. En fin d’après-midi, les employés du service de livraison avaient cloué des feuilles de contreplaqué dans les vitrines du rez-de-chaussée. Ensuite, une douzaine d’entre eux se partagèrent entre les accès des rues Saint-Joseph et Des Fossés. Ils aperçurent des manifestants faisant éclater des réverbères et entendirent les clameurs de la charge de cavalerie. Quelques coups de feu suivirent.

Édouard entrouvrit la porte afin de demander aux passants des informations sur les derniers événements. Quelqu’un lui expliqua :

— Les hommes se regroupent dans Langelier. Si les Anglais osent venir, nous les recevrons!

Au cours de la journée, il avait vu la concentration de militaires sur la place du marché ainsi que les équipements réunis. La situation tournerait nécessairement au plus mal. Il entraîna Melançon dans un coin discret, puis demanda à voix basse :

— Tu peux me rendre un service?

— … J’ai bien une bouteille cachée quelque part.

Le jeune homme lui adressa un sourire ironique, puis continua :

— Non, ce n’est pas cela. Je respecte la prohibition… en public. Peux-tu garder un secret?

L’autre le contempla, puis répondit :

— Oui, bien sûr.

— Ce soir, le désordre… Les manifestants se réunissent dans Langelier, près de l’École technique… et de la rue Saint-Anselme.

Melançon afficha une grimace narquoise et attendit la suite.

— Peux-tu aller voir Clémentine?

— La rumeur est donc vraie.

— Afin de la rassurer…

Le contremaître demeura un moment silencieux, puis consentit :

— Ma femme est chez sa sœur, dans Saint-Sauveur. Il y a une trentaine d’heures que je ne l’ai pas vue. Je passerai d’abord de ce côté, puis je m’arrêterai en revenant.

Un peu plus tard, il se glissait dehors en attachant le dernier bouton de son paletot sous son menton. La neige tombait toujours, lourde et mouillée, sur la Basse-Ville.

* * *

Le major Mitchell s’égosillait en anglais dans un porte-voix, demandant aux manifestants de rentrer chez eux. Les pierres tombaient dru sur les soldats, les insultes aussi. De temps en temps, depuis les toits, venaient les détonations des revolvers. Tirant au jugé, les émeutiers faisaient parfois des blessés légers.

Lessard dirigeait ses hommes dans la rue Saint-Joseph. Son arrivée au coin de Langelier provoqua un mouvement de foule suffisant pour inquiéter le major Mitchell. La mitrailleuse toussa dans un bruit sourd, un peu couvert par l’averse de neige. Melançon revenait de l’appartement de sa belle-sœur, à l’ouest du boulevard. Au moment de le traverser pour rejoindre Saint-Anselme, il ressentit un coup violent, comme le sabot d’un cheval heurtant son bas-ventre.

Projeté sur le dos, étendu dans la neige fondante, des centaines de personnes courant autour de lui en hurlant de terreur, il releva la tête pour regarder son abdomen. Les balles avaient déchiré la chair, ses intestins sortaient du vêtement en boucles rouges. Un moment plus tard, la nuque reposant sur les pavés, il cessa de distinguer les gros flocons tombant du ciel noir.

Comme trois autres personnes, il ne se relèverait pas. Le bruit des mitrailleuses s’entendit jusque dans le magasin PICARD. Par la fenêtre dans la porte, Thomas vit des gens courir en tous sens. Certains blessés semblaient avoir un peu de mal à se déplacer. Quelqu’un, le visage ensanglanté, frappa contre la vitre, la cassa de son poing fermé.

— Ils tirent sur les gens! cria l’inconnu. Laissez-moi entrer!

Le commerçant le repoussa, puis chercha des planches pour boucher cette nouvelle ouverture.

* * *

Le lendemain, 2 avril 1918, Édouard accepta d’accompagner la veuve Melançon à la morgue afin de reconnaître le corps de l’employé.

— Nous allons nous occuper du coût des funérailles, prononça-t-il d’une voix blanche en sortant du petit édifice municipal.

— Ce ne sera pas nécessaire. Il contribuait à l’Union Saint-Joseph.

Elle paraissait calme, comme hébétée. La conscience de sa nouvelle situation lui viendrait lentement.

— Je paierai tout de même.

— Hier, en me quittant, il m’a dit devoir encore faire une course pour vous.

— Je ne vois pas… Ah! Oui, je lui avais demandé s’il pouvait dénicher une bouteille d’alcool. Nous étions tous là, résolus à monter la garde toute la nuit.

Les rues se révélaient paisibles. Des patrouilles de soldats marchaient au milieu de la chaussée. Sur les trottoirs, les passants vaquaient à leurs affaires en feignant de ne pas les voir. Entre eux, ils se murmuraient : « Les salauds! Ils ont donné l’ordre Shoot to kill! »

Cette fois, les Canadiens français avaient payé le prix du sang dans leurs propres rues. Plus personne ne songeait à jouer aux émeutiers. Les règles paraissaient trop sévères.

* * *

Les repas dominicaux se poursuivaient chez les Picard, une semaine sur deux avec la présence d’Eugénie, de son époux et de leurs deux enfants. Elle se trouvait à nouveau enceinte et n’hésitait pas à mentionner : « Trois, cela me paraît un chiffre parfait! » Fernand, dans ces occasions, baissait les yeux et serrait les mâchoires.

— Personne ne sera poursuivi, commenta Édouard.

— Chez les soldats? demanda Thomas. Cela va de soi, tu as vu la proclamation comme moi. On leur demandait de prévenir tout nouveau rassemblement. Non seulement les manifestants s’avéraient-ils nombreux, mais certains tiraient des coups de feu. Nous les avons entendus.

— Même Henri Bourassa a approuvé les mesures de maintien de l’ordre dans les pages du Devoir, intervint le gros notaire.

— Cela n’empêchera pas le gouvernement d’adopter un arrêté ministériel sur la censure, ricana le maître de la maison, une mesure faite exprès pour museler ce mauvais journal. Tout commentaire négatif sur les Alliés, sur les buts ou la façon de mener la guerre lui vaudra une poursuite.

Un instant, son fils eut envie de protester, de clamer : « On fait la guerre pour défendre la démocratie, et on la viole chez nous! » Il préféra se taire. La veille, Évelyne avait donné naissance à un gros garçon. Mieux valait endosser la tenue d’un père de famille respectable.

— Ces quatre morts, tous ces blessés, en pure perte, glissa Élisabeth, attristée.

Les journaux évoquaient le nombre de soixante-dix blessés parmi les civils, le plus souvent victimes de chutes dans leur fuite, ou alors atteints par des ricochets.

— Ce seront les martyrs des nationalistes, compléta Thomas. Il y a bien un résultat : le nouveau climat a encouragé les spotteurs. Ils ont procédé à deux cents arrestations en douze jours.

— Cette histoire de balles explosives…

Édouard arrivait mal à taire les arguments de ses amis. Le coroner chargé de l’enquête, le docteur Jolicœur, avait évoqué dans son rapport l’usage dans les rues de Québec de munitions interdites par les lois de la guerre. Le tribunal avait choisi d’ignorer ce « détail » au moment de juger la conduite des soldats mis en cause. Un regard en direction de son père l’amena à changer de sujet :

— La marchandise d’été me semble moins belle que d’habitude.

— Maintenant que les États-Unis sont engagés à fond dans la guerre, les ateliers de confection ont sans doute du mal à recruter un personnel expérimenté.

— Au moins, on peut espérer une fin rapide à ce conflit, intervint Élisabeth.

Personne n’eut la cruauté de la détromper.

* * *

— Au moins, vous dormirez un peu mieux, commenta Jeanne. La situation menaçait de vous rendre malade.

Elle buvait son sherry à petites gorgées, toujours un peu mal à l’aise de profiter de ce luxe, surtout en période de prohibition. Elle se tenait une nouvelle fois assise du bout des fesses sur le canapé du salon.

— Si vous tenez à trouver un côté positif au fait que je me fasse chasser de ma chambre…

Fernand réprimait mal sa frustration. Sans doute rallié aux arguments d’Eugénie, cette fois, le docteur Hamelin avait utilisé les mots magiques : « Pour le bien de ma patiente ». Il n’y avait plus rien à dire après cela. La veille, il avait migré dans la pièce du fond, totalement à l’arrière de la maison. La domestique préféra abandonner ce sujet un peu inconvenant pour revenir à ses propres inquiétudes :

— Cette modification à la loi… Il ne reste rien à faire?

— L’annulation en bloc de toutes les exemptions?

Le gouvernement unioniste avait modifié la loi du service militaire le 16 avril. La chose ne surprenait personne : l’enrôlement obligatoire ne signifiait plus rien, si l’immense majorité des appelés se dérobait grâce à des tribunaux complaisants. Tous les appelés célibataires âgés de vingt à vingt-trois ans devaient se présenter bientôt au médecin militaire, à l’exception des membres du clergé.

— Oui. Je croyais mes deux frères sortis d’affaire. Les voilà à nouveau conscrits. Vous ne pourriez pas les aider encore?

— Non. L’arrêté ministériel est très clair. À moins d’avoir une santé fragile…

— Vous les avez vus?

En effet, les deux frères Girard paraissaient très robustes. Aucun médecin n’arriverait à une autre conclusion.

— Je suis désolé, sincèrement. Ils devront se présenter, ou alors les spotteurs risquent de les arrêter.

Fernand tendit la main pour la poser sur l’avant-bras de la jeune femme. Elle sursauta légèrement, mais ne se déroba pas au contact.

— Maman a parlé de fuite dans les bois.

— S’ils se font prendre, cela aggravera leur situation. Cela pourrait vouloir dire cinq ans de prison.

— S’ils ne veulent pas se faire capturer, personne ne les trouvera.

— Tôt ou tard, ils devront en sortir.

L’homme regretta d’inquiéter la domestique. De nouveau, il toucha son bras, puis voulut se faire rassurant :

— Mais cette guerre ne durera pas toujours… Après, tout rentrera dans l’ordre.

Elle le fixa tout en vidant son verre. Quand, dix minutes plus tard, Fernand monta à l’étage, il trouva Eugénie dans l’embrasure de la porte de sa chambre.

— Vos conversations durent bien longtemps, grogna-t-elle.

— Ses frères ont été convoqués à nouveau. Elle s’inquiète.

— Élise Caron prétendait que tu étais un homme bon. Tu entends le lui prouver?

Le notaire la contempla un moment, puis confessa :

— Elle avait raison. C’est une qualité qui n’est pas appréciée de toutes, malheureusement.

Il continua vers la chambre du fond. Coucher seul ne lui épargnait même pas ce genre de surveillance.

* * *

Le mois de mai ramena le vert aux arbres, des journées plus chaudes et l’espoir d’une vie meilleure. Au moment où le magasin ouvrait ses portes, Thalie mettait ses gants, prête à sortir. Marie la contempla, admirative. L’adolescente disparaissait, une jolie femme prenait sa place.

— Je me confesse, une partie de moi aimerait que tu échoues. Une toute petite partie voudrait te garder ici pour toujours. Mais le reste de ma personne souhaite ta réussite et la réalisation de tes rêves.

— Je t’aime en entier, autant le petit bout mère poule que le reste.

Pendant un long moment, elles s’enlacèrent. Puis, l’étudiante s’écarta.

— Je dois prendre le train.

— Oui, bien sûr. Sauve-toi.

Françoise se tenait près de la porte. Elle embrassa son amie.

— Bonne chance. Montre à tous ces Anglais…

L’émotion déroba les derniers mots.

— Merci. Et toi, essaie de ne pas trop t’en faire. Je suis sûre que Mathieu va bien, je sens qu’il m’accompagnera aujourd’hui. Je suppose que depuis la ligne de front, les lettres sont acheminées irrégulièrement. Ce long silence ne veut rien dire.

La jolie châtaine acquiesça de la tête en essuyant une larme furtive du bout de ses doigts.

Thalie emprunta la rue de la Fabrique et continua tout droit vers l’un des nombreux escaliers conduisant à la Basse-Ville. Elle arriva à la gare à temps pour monter dans le train, juste derrière une jolie blonde. Cette dernière transportait une valise assez lourde, tellement qu’au moment de la mettre sur le rangement au-dessus des banquettes, elle n’y arriva pas.

— Attendez, je vais vous aider.

À deux, elles casèrent le bagage à sa place.

— Vous voyagez bien équipée, commenta la petite femme aux cheveux noirs.

— Et vous, très léger.

Thalie n’avait qu’un petit porte-document de cuir à la main.

— Vous voulez de la compagnie?

— Oui, bien sûr.

Après s’être assises côte à côte, la plus jeune des deux tendit la main en disant :

— Thalie Picard.

— … Vous êtes apparentée aux Picard du magasin?

— Non… Enfin, oui, mais de très loin.

La réponse rassura l’autre, qui accepta la main tendue.

— Clémentine LeBlanc.

Après un silence, elle poursuivit :

— Vous allez à Montréal afin de trouver du travail?

— Non. Je vais passer les examens d’entrée à l’Université McGill.

— Oh! Vous êtes savante.

Une ironie un peu jalouse marqua sa voix. Elle ajouta, afin de ne pas en rester là :

— Vous êtes inquiète du résultat?

— Pas vraiment. J’ai travaillé comme une folle. Si ce n’est pas suffisant pour eux, tant pis. Je ne peux pas faire mieux.

Thalie mentait un peu. La directrice du Quebec High School l’avait assurée de son succès. L’accès des filles aux études universitaires demeurant trop récent, elle prenait à cœur la réussite de chacune des candidates et ne les laissait s’aventurer à l’examen que fin prêtes.

— Je comprends que de votre côté, vous allez chercher du travail.

— Oui. J’ai écrit à toutes les entreprises de services publics de Montréal. Mon superviseur a eu la gentillesse de me recommander. Me voilà en route pour occuper un emploi à la Montreal Light, après cinq ans à la Quebec Light.

— Vous avez été… mise à pied?

La pénurie de main-d’œuvre rendait cette éventualité peu probable. Clémentine encercla son poignet droit avec sa main gauche, là où une montre-bracelet se trouvait encore la veille. Le dernier cadeau de Noël reçu d’Édouard, vendu à une collègue, lui avait procuré de quoi payer son billet de train.

— Non, je me sauve parce que je ne veux plus voir un homme. À une distance de quelques milles, je ne pouvais m’empêcher de le croiser. À cent cinquante, j’espère résister à la tentation.

Après une pause, elle continua :

— Si cela ne suffit pas, je m’engagerai dans l’armée. Ils prennent des femmes, pas seulement dans les soins infirmiers, comme je le croyais, mais aussi pour le travail de bureau.

Thalie lui adressa un sourire. Pendant tout le trajet, elles réussirent à trouver des sujets de conversation susceptibles de tromper la petite angoisse les tenaillant toutes les deux. Au terme de cette journée, la vie de chacune aurait irrémédiablement changé.