15

L’année 1917 commença sous de mauvais auspices. Les discussions à propos du Service national soulevaient les passions. Les Canadiens français y voyaient le préalable à la conscription. Dans les journaux nationalistes, de nombreux chefs d’opinion incitaient à refuser de participer au recensement des ressources humaines. Même les publications libérales respectables, en fustigeant la façon maladroite des conservateurs de mener le recrutement, finissaient par encourager la désobéissance civile.

Au moment de la messe dominicale du 7 janvier 1917, les paroissiens canadiens-français comprirent que Robert Borden jouissait maintenant d’un allié de taille. Le cardinal Louis-Nazaire Bégin, âgé et perclus de rhumatisme, monta péniblement en chaire. D’un ton mieux adapté à une oraison funèbre, il commença :

— Mes très chers frères, mes très chères sœurs, je vais vous lire une lettre pastorale de Mgr Paul Bruchési, archevêque de Montréal.

Le souci de préciser l’identité de l’auteur du document laissait soupçonner le désir du prélat de s’en dissocier. Il déplia un morceau de papier et lut :

« Pour des raisons sérieuses et très sages, approuvées par des hommes éminents indépendants de tous les partis, le gouvernement désire faire en quelque sorte l’inventaire de toutes les forces et de toutes les ressources dont notre pays peut disposer au point de vue commercial, agricole et industriel. Les renseignements qu’il sollicite seront précieux durant la guerre. Ils le seront également après.

« À cette fin, un certain nombre de questions seront posées à tous les citoyens âgés de seize à soixante-cinq ans. Il est de haute convenance que nous y répondions. Les réponses, venues de nos campagnes comme de nos villes, feront certainement voir dans notre province de Québec des conditions familiales et sociales, un état de choses tout en son honneur. Ces réponses, vous les écrirez, mes très chers frères, en toute liberté, sincèrement et loyalement… Il ne s’agit pas de politique. Il ne s’agit pas non plus de conscription…

« Faisons œuvre de patriotisme éclairé, et conformément à l’enseignement et à la tradition de l’Église catholique, montrons une respectueuse déférence envers l’autorité civile, agissant selon ses droits. »

Un marmonnement parcourut l’assemblée de fidèles. Dans un autre lieu, un étudiant séduit par les écrits nationalistes se serait sans doute mis à scander : « À bas la conscription! » Cependant, même les plus militants comprenaient que la basilique se prêtait mal à ce genre de débordement. Tout de même, au moment où l’ecclésiastique rangeait le document, les pas de quelques fidèles se firent entendre, suivis par le bruit des grandes portes ouvertes, puis refermées sans ménagement.

Dans son banc, Thomas Picard serra les dents et posa la main sur l’avant-bras de son fils en soufflant :

— Ne bouge pas d’ici.

* * *

Deux heures plus tard, dans la grande demeure de la rue Scott, Édouard laissait sa colère s’exprimer.

— Les soutanes se font les complices des impérialistes! Toutes ces belles paroles sur la grandeur de l’héritage catholique et français, ce n’était que du vent. Nous voilà menés vers les bureaux de recrutement par nos seigneurs les évêques.

— N’exagère donc pas, tempéra Fernand, de l’autre côté de la table. Il s’agit simplement de l’enregistrement pour le Service national.

— Tu sais bien où cela conduira. Une fois la liste de tous les jeunes gens dressée, avec leur statut civil et l’énumération de leurs compétences, ils sauront où aller les chercher.

Les dîners dominicaux en compagnie de la belle-famille se poursuivaient avec régularité, au grand plaisir d’Élisabeth. Dès son entrée dans la maison, Antoine, toujours aussi joufflu et volontiers souriant, se retrouvait dans ses bras. Un peu avant Noël, en la regardant intensément, il avait prononcé un « maman » assez convaincant dans un filet de bave. La femme avait regardé en direction de sa belle-fille avec des yeux inquiets, certaine de la voir fulminer de ne pas avoir été la bénéficiaire de ce premier mot. Eugénie afficha plutôt un masque de totale indifférence.

— L’Église ne sert pas les impérialistes, mais plutôt le pouvoir légitime, expliqua Thomas. C’est là sa grande utilité depuis deux mille ans.

— Monsieur Picard, réagit le gros notaire en rougissant un peu, le rôle de l’Église est d’abord de nous conduire au salut.

Parfois, le gendre trouvait beau-papa dangereusement libéral. Le maître de la maison regarda son garçon au moment de répondre :

— Bien sûr, vous avez raison. Elle enseigne aussi le respect de ceux qui gouvernent, vous en conviendrez sans doute, et l’acceptation du droit de propriété.

Les derniers mots s’adressaient spécifiquement à Édouard. Le jeune homme continua après une pause :

— Dans ce cas-ci, ce n’est pas la même chose. Le clergé se met au service de nos adversaires…

— Le clergé se met au service de l’ordre public, rectifia Fernand. Face à des agitateurs irresponsables, il tente de ramener le peuple au calme.

— En se camouflant derrière la volonté de Dieu, comme si celui-ci se trouvait du côté des Alliés dans cette guerre.

De multiples sermons laissaient en effet entendre, tant chez les catholiques que chez les protestants, que Dieu avait choisi son camp. Pas un avion ne sortait des ateliers de Toronto, un sous-marin des chantiers de la Vickers, à Montréal, ou un croiseur de ceux de Lévis, sans une bénédiction à grand renfort de prières et d’eau bénite.

— Je suppose que les curés prétendent la même chose en Allemagne, continua-t-il.

— L’Allemagne est luthérienne, précisa Fernand. On n’y trouve pas de curés.

— La Bavière, et toute l’Autriche, sont catholiques, avec des évêques conscrits pour les tâches de propagande, insista son vis-à-vis.

— Ce qui vient prouver mon point de vue, conclut Thomas. Ici comme ailleurs, chez les catholiques et chez les protestants, les églises enseignent la soumission aux pouvoirs légitimes. C’est exactement ce que l’on attend d’elles.

Élisabeth soupira en se souvenant du petit manuel de civilité de la baronne de Staffe, soigneusement rangé dans le tiroir du haut de sa coiffeuse. L’opuscule recommandait de ne jamais discuter de politique ou de religion à table afin de garder aux convives toute leur sérénité. Dès le lendemain, elle se rendrait à la Librairie Garneau afin de voir si une nouvelle édition ne traitait pas des circonstances particulières de la guerre et de la menace de conscription.

— Toi, quand tu seras grand, tu auras plus de chance, prononça-t-elle en soulevant un peu le gros bébé joufflu qui testait la force de ses jambes en essayant de se mettre debout. Les hommes auront appris qu’envoyer des jeunes gens s’entretuer sur les champs de bataille ne donne jamais rien de bon.

L’enfant répondit à cette prédiction fort imprudente par un gazouillis, en agitant la tête de droite à gauche. Pendant un moment, les adultes réfrénèrent leurs arguments. Cela donna le temps à l’hôtesse d’orienter la discussion vers une autre direction, en s’adressant à Fernand.

— Avez-vous pensé à notre proposition? En louant avec nous une maison du côté de Charlevoix, ce trésor profitera du bon air, tout comme sa maman. Si nous prenons assez grand, vos parents, Thomas et Édouard pourront nous rejoindre la fin de semaine, et même pour de plus longues périodes.

Eugénie prit l’initiative de répondre avant son époux.

— Ce serait sans doute une bonne idée pour Antoine, mais de la fin de juin au mois d’août, je resterai à Québec. Je ne veux pas courir le risque d’accoucher à l’aide d’un médecin de campagne.

— Oh! Quelle bonne nouvelle.

Avec une habileté tenant de l’atavisme, puisqu’elle n’avait eu aucun enfant, Élisabeth se leva, puis fit glisser Antoine sur sa hanche et le tenant d’une main afin de contourner la table pour embrasser sa belle-fille. Celle-ci se laissa faire de bonne grâce. Thomas suivit l’exemple de sa femme. Édouard s’exécuta même à son tour.

Quand tout le monde eut repris sa place, la maîtresse de maison dit encore :

— La différence d’âge entre les enfants ne sera pas trop grande, un peu comme entre Édouard et toi. Tu préférerais sans doute avoir une fille, maintenant?

— … Comme les souhaits ne peuvent rien changer au résultat, mieux vaut n’en formuler aucun.

— À ce rythme, ricana Édouard, tu feras honneur aux grandes familles canadiennes-françaises. Je te vois déjà à la tête d’un clan Dupire…

— Ou alors je ne me relèverai pas de l’accouchement, comme maman, pour mourir ensuite très jeune.

La remarque laissa chacun figé de stupeur. Les allusions au décès prématuré d’Alice Picard précédaient toujours une sérieuse crise familiale. Élisabeth échangea un regard inquiet avec son mari. Celui-ci s’éclaircit la voix avant de déclarer :

— Mieux vaut ne pas évoquer d’événements malheureux dans un moment pareil. Nos grands-mères prétendaient, peut-être avec raison, que cela attirait une calamité sur la maison. Puis, de nos jours, avec les progrès de la médecine dans tous les domaines, tout ira certainement pour le mieux.

Au moment de l’annonce de la nouvelle grossesse, Fernand avait accepté en rougissant sa part de félicitations. Il contemplait maintenant son assiette avec une mine préoccupée. Le repas se continua sans incident fâcheux. Tous les convives s’attachèrent par la suite aux préceptes de la baronne de Staffe, bannissant les sujets délicats de la conversation.

Cet état de grâce ne durerait pas indéfiniment. Au moment où Édouard se leva de table en s’excusant de son départ précipité, Eugénie demanda avec un sourire sournois :

— Cette fois, tu vas à la Basse-Ville ou à la Haute-Ville?

— Juste pour te décevoir, j’irai sans doute à Cap-Rouge.

— Tu as raison, les beautés de la campagne ont aussi leur charme.

La jeune femme faisait peut-être allusion à sa belle-mère, née à Saint-Prosper-de-Champlain. Pourtant, son regard se porta sur son époux.

En mettant son paletot, le fils de la maison retournait encore la question dans sa tête. À la fin, il grommela : « Si la Buick démarre en deux tours, ce sera la Grande Allée. S’il en faut plus, je descendrai au faubourg Saint-Roch. »

Chacune de ces destinations n’amenait pas les mêmes satisfactions. Le plus sage demeurait de bien partager ses visites.

* * *

La longue période écoulée depuis les dernières élections forçait Thomas Picard à espacer ses visites à Ottawa. À la réception d’un télégramme, le mercredi 16 mai, il convoqua Édouard afin de lui confier la responsabilité du magasin pendant deux jours.

Depuis quelques semaines, son héritier s’occupait du rayon des vêtements pour homme à la suite du départ à la retraite du titulaire de celui-ci. En mai 1917, il en était à son quatrième « département ». À ce rythme, il aurait fait le tour de l’entreprise dans sept ou huit ans. La lenteur de son apprentissage le désespérait, la vitalité et l’enthousiasme de son père le déprimaient.

Le jeudi 17 mai, le commerçant pénétra dans la grande maison bourgeoise en brique de la rue Theodore. Un vieux maître d’hôtel rabougri le reçut à la porte pour le conduire vers le salon. Alors que Wilfrid Laurier se levait de son vieux fauteuil, le visiteur s’approcha de lady Zoé et s’inclina bien bas en disant :

— Madame, j’espère que votre santé reste bonne.

— Il y a à peine dix ans, lors de vos visites, je tentais de me lever. Vous me disiez de rester assise, à mon grand soulagement, je le confesse. Aujourd’hui, mes jambes ne me permettent même plus d’esquisser le geste. Convenons alors d’un nouveau protocole : vous ne me demandez plus de nouvelles de ma santé, comme cela, je n’aurai plus à mentir sur mon état.

Elle tendait une main parcheminée, un peu tordue par l’arthrite. Thomas prit bien garde de la serrer, se contentant de la tenir dans la sienne un moment, tout en hochant la tête en signe d’assentiment. Elle continua :

— Toutefois, cela ne vous dispensera pas de l’obligation de me donner des nouvelles des vôtres. Comment se portent votre belle épouse et vos deux enfants?

— Élisabeth va très bien. Elle s’affiche comme une grand-mère exemplaire, surtout que ma fille Eugénie se trouve de nouveau enceinte.

— Pour la seconde fois en si peu de temps, après un mariage un peu tardif. Elle rattrape le temps perdu avec plaisir, je suppose. Vous êtes un homme comblé. Et du côté de votre fils?

— Il paraît maintenant trouver au mariage des vertus nouvelles. Il ne devrait pas entamer le prochain hiver célibataire… Ce qui, dans les circonstances actuelles, présente certainement un double avantage.

L’homme ajouta ces mots avec un certain embarras, tout en portant son regard vers l’ancien premier ministre, debout à deux pas, attentif à l’échange.

— … Je comprends, murmura la vieille dame. Espérons toutefois que le second avantage demeure accessoire, et le premier, essentiel. Je vous abandonne à mon mari, maintenant que vous évoquez la politique. Il vous entretiendra certainement de votre motif d’inquiétude.

Laurier salua son épouse d’un sourire et désigna la porte du salon d’un geste ample. Un moment plus tard, les deux hommes pénétrèrent dans la bibliothèque, de l’autre côté du corridor. Le maître d’hôtel se tenait près de la porte. Il indiqua :

— J’ai pris l’initiative de vous servir quelque chose. Monsieur Picard, vous optez toujours pour un cognac, mais si vous désirez autre chose…

Le domestique interrogeait le visiteur du regard.

— Un cognac me va très bien. Il est remarquable que vous vous en souveniez, après toutes ces années.

Laurier émit un rire bref, puis commenta :

— Un jour vous comprendrez, Picard. Mon bon Edgar et moi, nous sommes de la même génération. Nous sommes tous deux assez âgés maintenant pour faire exactement ce qui est attendu de nous sans que personne ne formule le moindre mot. Les vieillards sont comme les enfants sages, en fait.

De la tête, il congédia le serviteur, désigna l’un des fauteuils de cuir placés de part et d’autre de la cheminée et s’installa dans le second. Le feu dans l’âtre répandait une chaleur un peu suffocante. Comme dans toutes les demeures des gens de cet âge, la température se révélait en toute saison bien trop élevée. Machinalement, le visiteur passa son index entre sa peau et le col de sa chemise.

— Votre fils a raison de se marier, si l’idée de jouer au héros en Europe ne lui dit rien.

— … La conscription viendra bientôt?

— Le premier ministre Borden en fera l’annonce demain à la Chambre, comme le veut la rumeur.

— Il a été élu en temps de paix, trois ans avant le déclenchement des hostilités. Il ne peut pas… Le peuple ne lui a pas confié ce mandat.

Le vieux politicien leva la main pour calmer son visiteur, puis expliqua :

— Lui-même le réalise très bien. C’est pour cela que des élections seront tenues très bientôt. En réalité, le peuple sera invité à sanctionner son initiative en le reportant au pouvoir.

— … Il sera réélu.

— Évidemment. Tout le Canada anglais lui donnera un appui majoritaire.

— Ces gens sont tous conscriptionnistes!

Encore une fois, Thomas s’emportait. Condamné à contrôler les écarts de langage de son fils à Québec, il se promettait de livrer le fond de sa pensée en ces lieux.

— Voyons, n’exagérez pas, opposa son hôte. Plusieurs de nos compatriotes de langue anglaise n’approuvent pas, par exemple dans les milieux agricoles, chez les ouvriers.

— Il sera tout de même réélu.

— Oui. Nous devons livrer une campagne dure, dont le seul objectif sera de permettre au Parti libéral de survivre à la guerre et en tant qu’organisation nationale. Nous devons nous assurer de perdre en défendant des idées qu’une majorité de nos électeurs approuveront, une fois la paix revenue.

Thomas hocha la tête en guise d’assentiment. Les Canadiens des deux communautés paraissaient pris d’une fièvre dans cette atmosphère de conflit. Les discours les plus outranciers, qui en d’autres circonstances susciteraient des ricanements méprisants chez la plupart, trouvaient des oreilles attentives. Les arguments libéraux devraient demeurer en dormance dans la tête des électeurs pour renaître en 1921 ou 1922, lors du rendez-vous électoral suivant.

— L’idée de former un gouvernement d’union semble vous séduire, risqua le visiteur après une longue pause.

— C’est du moins l’impression que j’ai tenté de donner.

Comme les autres dirigeants des pays en guerre, le premier ministre Borden souhaitait partager avec ses opposants le coût politique de mesures difficiles, voire cruelles. Ceux qui aujourd’hui approuvaient la conscription risquaient de regretter ses effets une fois la paix revenue. Il avait offert à Laurier de former un gouvernement d’union, dont feraient partie des députés libéraux.

— Dire tout simplement « non » se serait révélé désastreux, au niveau politique. Certains excités de la cause impérialiste cherchent des prétextes pour crier à la trahison. À la fin, je dirai non, mais en apportant une nuance importante : l’effort de guerre est trop mal dirigé pour que nous nous compromettions dans l’aventure avec les conservateurs.

— … Tous les libéraux de langue anglaise risquent de quitter le parti, risqua Thomas.

— Faites confiance aux militants libéraux. Plus exactement, des élus traverseront le parquet de la Chambre pour aller siéger avec nos adversaires afin de ne pas perdre leur salaire de député. Vous savez, une fois la paix revenue, les électeurs jugeront le plus souvent sévèrement un pareil comportement.

La population aimait se montrer dure à l’égard de ses représentants. Certains opportunistes trouveraient peut-être la facture à payer élevée au moment de rendre des comptes à leur électorat.

— Vous laisserez donc ces élus abandonner le parti, conclut Thomas.

— Pourrais-je les en empêcher? Je serai beau joueur, je prétendrai respecter le choix de leur conscience. Mais en prononçant exactement ces mots, en réalité, j’inviterai les gens à porter sur eux un jugement moral.

Le commerçant comprit l’ampleur des sacrifices déjà consentis par son chef afin de donner les meilleures chances d’avenir à son organisation politique. Autant se placer tout de suite sur la même longueur d’onde.

— Avec ces défections, le Parti libéral deviendra exclusivement celui des Canadiens français. Comme nous sommes minoritaires, nous risquons de nous condamner à l’opposition pour l’éternité.

— À vous entendre, dans cette pièce vous êtes le vieillard chagrin, et moi, l’homme tenant l’avenir entre ses mains. Secouez votre pessimisme. Dans tous les comtés du pays, un candidat se réclamera des idées libérales, et il ramassera au moins le tiers des voix. En 1921, je suis prêt à parier qu’une majorité de ces personnes, défaites en 1917, seront élues.

— Des membres très influents du parti lorgnent vers les conservateurs…

— Beaucoup reviendront au bercail la queue entre les jambes. Les autres seront remplacés par des plus jeunes. Je devine que je ne perdrai pas au change.

Thomas tendit la main pour prendre le ballon de cognac, le réchauffa un peu entre ses paumes avant d’avaler une gorgée. À la fin, il admit en riant :

— Votre silver tongue réalise encore des miracles. Je suis presque heureux de commencer une campagne électorale condamnée à la défaite.

— Regardez plus loin. Vous verrez la suite, alors que moi…

Le vieil homme esquissa un geste de la main pour signifier l’incertitude de son futur.

— Ne dites pas des choses pareilles. Gladstone gagnait des élections à un âge bien plus avancé que le vôtre.

— Gardez ce genre de phrases pour les charmantes électrices de Québec-Est. De mon côté, je souhaite seulement vivre assez longtemps pour recoller les morceaux du parti à la fin de la guerre. Si Dieu en décide autrement, Picard, je vous implore d’user de toute votre influence afin de mettre un habile négociateur à ma place.

Le visiteur profita de l’allusion aux électrices pour abandonner le sujet du décès prévisible et demanda :

— Quelle sera notre position sur le suffrage des femmes?

— Sous un gouvernement libéral, la mesure serait venue plus vite, et d’une façon moins tordue. Borden semble croire que les femmes ayant un proche dans l’armée sont plus compétentes que les autres au moment de mettre leur bulletin dans une boîte. Encore une fois, celles qui sont privées de ce droit aujourd’hui se souviendront de notre intervention en leur faveur au moment de se prononcer en 1921.

Robert Borden lançait de nombreux ballons politiques afin de mesurer la popularité de ses « innovations ». Selon la rumeur, lors des prochaines élections fédérales, les femmes ayant un époux, un frère, un fils dans les forces armées, ou étant elles-mêmes membres de celles-ci, voteraient. Son pari était de les voir appuyer son parti en guise de remerciement pour la loi de la conscription. Ainsi, de nouvelles recrues remplaceraient les êtres aimés sur la ligne de front.

— Mais vous, qu’en pensez-vous? insista Thomas.

— Ma femme, Zoé, a autant de sens politique que les deux tiers des ministres qui ont siégé dans mes cabinets, de 1896 à 1911. Qu’en est-il de votre femme?

— Je ne connais pas très bien vos ministres, mais son jugement vaut certainement celui de tous mes employés masculins, tout comme le mien. Elle surpasse assurément mon fils et ses amis nationalistes, à ce sujet. Mais le clergé catholique n’appréciera pas…

— Voilà la beauté de toute l’affaire. Cela lui donnera une raison de s’éloigner un peu des conservateurs. De notre côté, ce sera un sujet de discorde de plus avec nos seigneurs les évêques. Cela ne nous empêchera pas de balayer la province de Québec. D’autant plus que nos amis nationalistes ne viendront pas nous nuire, cette fois.

Le mot « ami » s’accompagna d’un sourire ironique.

— Avec Asselin s’illustrant sur les champs de bataille, Lavergne clamant que Lomer Gouin sauvera la nation canadienne-française, Bourassa ne sachant trop s’il doit nous encenser ou nous détester, nous sommes en sécurité, commenta Thomas.

— Vos bonnes paroles sèment tout d’un coup une grande inquiétude en moi. Avec ces trois personnages de notre côté, nous sommes en bien plus mauvaise posture que sans eux.

Le constat s’avérait réaliste. Si Lavergne et Bourassa se prononçaient en faveur des libéraux, certains impérialistes étendraient leur condamnation de trahison à l’ensemble de l’organisation de Laurier. Son interlocuteur acquiesça de la tête. Les autres sujets épuisés, il devait en venir à l’objet le plus épineux de sa visite.

— Lors de votre dernière visite à Québec, vos électeurs sont demeurés un peu perplexes. Prêcher l’enrôlement volontaire…

— Faites-vous à cette idée, je me propose de faire exactement la même chose sur toutes les scènes, partout au Canada, tous les jours de la campagne.

— Notre position sur la conscription…, commença Thomas.

Les libéraux marchaient sur un fil : paraître négliger l’effort de guerre entraînerait des accusations de déloyauté, au pire de trahison. Personne ne devait douter de leur appui total, sans réserve, à la cause alliée.

— Nous affirmerons avoir d’immenses réserves au sujet de l’enrôlement obligatoire, contraire à toutes les traditions britanniques. Surtout, nous soutiendrons sur toutes les tribunes que la conscription ne serait pas nécessaire si les conservateurs géraient mieux le recrutement volontaire.

— Les volontaires sont si peu nombreux dans notre province…

— Entre vous et moi, les nôtres n’ont pas plus envie d’aller se battre en Europe que les Américains. Je les comprends…

Les États-Unis étaient entrés dans le conflit exactement un mois plus tôt. La mesure demeurait toutefois largement impopulaire.

— Cette explication ne séduira pas les foules du Canada anglais, ricana Thomas.

— En conséquence, nous répéterons sans cesse que les nôtres s’enrôleraient plus volontiers si les agents recruteurs parlaient leur langue, si on les versait dans des bataillons de leur communauté et si on leur donnait des aumôniers catholiques au lieu de les exposer au prosélytisme des pasteurs protestants.

— Des correctifs à toutes ces difficultés ne feraient pas une bien grande différence dans les chiffres…

— Nous laisserons les historiens supputer la question au cours des prochaines décennies. Quant à nous, nous répéterons ces arguments jusqu’à l’automne.

Pendant quelques minutes encore, les deux hommes évoquèrent divers aspects de la stratégie électorale. Une nouvelle fois, le comté de Québec-Est se prononcerait en faveur du vieux chef. De cela, ils ne doutaient pas.

* * *

Depuis l’incendie ayant ravagé l’édifice du gouvernement, les Communes siégeaient dans le vieux musée Victoria. Si les députés retrouvaient des banquettes alignées à peu près normalement, la place réservée aux visiteurs provoquait certains étonnements. Le vendredi 18 mai, Thomas se trouva coincé entre une délégation de membres des Ligues d’Orange, l’organisation loyaliste volontiers raciste au Canada anglais, et un énorme ours brun empaillé. Les premiers risquaient de vouloir le rouler dans le goudron s’il ne s’enthousiasmait pas suffisamment, ou au bon moment, pour la mesure au menu du jour. Le second paraissait abriter des parasites susceptibles de se communiquer au voisin. L’homme le regardait du coin de l’œil en réprimant une furieuse envie de se gratter.

Dans cette salle habituellement bruyante, le silence se répandit lorsque le premier ministre Robert Borden se leva. Dans un premier temps, il aborda des sujets d’importance secondaire. Puis, il en vint à celui de toutes les inquiétudes :

— Quant aux efforts du Canada dans cette guerre, et ici, j’aborde un sujet d’une grande gravité et, je l’espère, avec la pleine connaissance de la responsabilité qui incombe à mes collègues et à moi…

Pendant quelques instants, il insista sur les pertes subies par le contingent en Europe et évoqua le jour où de quatre, le nombre de divisions passerait à trois, puis à deux. Le politicien renia ensuite en quelque sorte ses engagements passés.

— J’ai moi-même déclaré au parlement que rien d’autre que l’enrôlement volontaire ne serait proposé par le gouvernement. Mais je suis revenu au Canada impressionné par l’extrême gravité de la situation et avec un sentiment de responsabilité envers notre effort à la période la plus critique de la guerre.

Chacun s’avança sur le bout de son siège, attendant soit avec satisfaction, ou alors avec angoisse, les mots fatidiques.

— Pour moi, il est évident que le système volontaire ne rapportera plus de résultats substantiels.

Sur la droite de Thomas, les impérialistes trépignèrent de joie. Tous les Canadiens français présents dans la salle montraient des visages inquiets. Après un long aparté sur le devoir de tous les Canadiens de se porter au secours des soldats déjà au front et de demeurer fidèles aux idéaux des héros tombés au champ d’honneur, l’objectif résonna enfin.

— Le nombre d’hommes requis ne sera pas moins de cinquante mille, et plus probablement de cent mille.

Le premier ministre comptait donc ajouter vingt pour cent au contingent. Au moment où il retrouva son fauteuil, tous ses collègues se levèrent pour lui faire une véritable ovation. Wilfrid Laurier se prépara à lui répondre, suscitant de son côté des applaudissements respectueux.

— Mon très honorable ami a terminé ses observations en disant que nous sommes encore très éloignés de la fin du conflit. Je crains que ses paroles ne soient que trop vraies. Les événements qui se sont déroulés en Russie constituent une phase nouvelle de la guerre sur laquelle nous n’avions pas tablé.

L’enthousiasme des conservateurs, sur le parquet ou dans les gradins improvisés le long des murs, se fit plus discret. L’entrée des États-Unis dans le conflit s’avérait trop récente pour changer quoi que ce soit au front occidental. Comme la Russie se retirait du côté de l’est, l’Allemagne pouvait au bas mot ramener un million de soldats du côté de la France et de la Belgique. Les Alliés auraient du mal à maintenir la ligne de défense.

Tous attendaient toutefois sa réponse à la proposition de conscription. Ils seraient déçus :

— Quant aux méthodes que le Canada devra employer relativement à la poursuite de la guerre, je n’ai qu’à dire ceci, que le Canada entend participer à la guerre jusqu’à la fin, jusqu’à ce que la victoire ait été obtenue. Concernant les moyens que nous devrons adopter dans le but de diriger nos soldats vers le front et de remplir jusqu’à la fin le devoir que nous sommes tous déterminés à accomplir, beaucoup de considération sera requise avant que la politique traditionnelle suivie par ce pays soit mise au rancart. Je ne fais aucune observation à cette heure.

Les impérialistes grommelèrent. Thomas s’amusa de leur déconvenue. Des paroles semblables pouvaient satisfaire tout le registre des opinions canadiennes. Le politicien termina par une déclaration de loyauté.

— La seule chose que je dis, et à laquelle j’engage la parole et le jugement de mes collègues, c’est que nous n’avons d’autre intention que celle de demeurer dans la guerre jusqu’à la fin et que nous sommes résolus à accomplir notre devoir au meilleur de notre jugement, de façon à assurer que les meilleures méthodes soient adoptées pour atteindre cette victoire à laquelle nous aspirons tous et que nous souhaitons tous comme une certitude.

Au moment où le vieil homme reprit sa place, chacun se sentit obligé d’applaudir. Comment siffler après une invitation à tout faire pour la victoire… Mais tous devinaient, sans pouvoir l’en accuser encore ouvertement, que la conscription lui répugnait.

Thomas quitta le vieux musée Victoria avec le sourire, certain de conserver le comté de Québec-Est au vieux chef.

* * *

Comme les voyages, les événements politiques dramatiques entraînaient l’acceptation de compagnons de lit étranges. Armand Lavergne n’eut pas à aller bien loin pour trouver une salle discrète, le Château Frontenac abritait plus que sa part de conspirateurs. Les invités arrivaient en douce l’un après l’autre, pour se voir diriger au bon endroit par Édouard Picard, convertit en cicérone pour l’occasion.

À huit heures, le président et le vice-président de la Jeunesse libérale, Oscar Drouin et Léon Casgrain, encadraient l’un des rares espoirs francophones du Parti conservateur, Charles Dorion. D’autres, comme l’architecte Wilfrid Lacroix, se trouvaient déjà dans la mouvance libérale et deviendraient un jour député fédéral pour ce parti. Le plus expérimenté du groupe, excepté Lavergne bien sûr, était l’échevin Eugène Dussault. Toutes ces personnes flirtaient toutefois avec le mouvement nationaliste.

Ces politiciens s’interpellaient joyeusement l’un l’autre, se reprochaient des prises de position passées, évoquaient des événements cocasses. Des étrangers, de l’autre côté d’une large table, les regardaient avec une gêne évidente. Les costumes du dimanche un peu élimés, l’accent guttural, les ongles noircis, cassés, évoquaient la Basse-Ville.

— Monsieur Arthur Marois, commença Lavergne à l’intention de ses amis, est le président du Conseil central de Québec, l’organisme qui regroupe les différents syndicats de la ville.

Le nom s’avérait familier. Le personnage intervenait régulièrement dans la vie politique municipale. L’hôte continua :

— Et avec lui, Pierre Beaulé.

L’homme maigre, totalement inconnu, présentait un visage régulier, barré d’une moustache. Il s’imposait comme le meneur, au sein du Cercle Léon XIII. Depuis une semaine, on le connaissait aussi comme le dirigeant du mouvement syndical catholique de la ville.

— Je pense que nous sommes au complet, enchaîna le politicien en se levant pour aller fermer la porte.

— C’est fait, maintenant? demanda le président du Conseil central.

— J’ai parlé à mon père tout à l’heure, au téléphone. Borden a évoqué son projet de conscription cet après-midi. Il sera adopté d’ici quelques mois.

Devant la mine abattue des autres invités, Armand Lavergne frappa la table de son poing.

— À quoi vous attendiez-vous? Je le répète depuis 1914 : les impérialistes ne seront satisfaits que si toute la jeune génération des Canadiens français se retrouve au cœur de cette boucherie.

À l’entendre, les jeunes nationalistes serbes responsables de l’assassinat de Sarajevo n’avaient d’autre objectif que celuilà. Il ajouta un ton plus bas :

— Laurier?

— Il a refusé d’approuver le projet sur le recrutement, il refusera de composer un gouvernement d’union.

— Au moins, il ne se tachera pas les mains dans cette parodie de démocratie, déclara Oscar Drouin, le président de la Jeunesse libérale.

— Tous les membres éminents de son parti vont le faire, répondit Lavergne en haussant les épaules.

Les yeux des membres de ce petit cénacle se posèrent à nouveau sur le fils du commerçant.

— C’est en effet ce qu’il a dit. L’influence du Parti libéral se réduira à la seule province de Québec.

— Nous devons donc agir au plus tôt, nous donner une organisation pour remplacer ce parti moribond.

L’ancien député indépendant de Montmagny paraissait avoir dressé un vaste programme. Les militants de la Jeunesse libérale se regardèrent, un peu inquiets : leur plan de carrière risquait de prendre une toute autre tournure si ce boutefeu disait vrai. Celui-ci continua en sortant d’une chemise quelques documents.

— Afin de gagner du temps, j’ai jeté ces quelques mots sur papier.

Quand chacun eut sa copie entre les mains, il enchaîna :

— Je propose la tenue d’une grande assemblée publique lundi soir, dans Saint-Sauveur, pour rallier la population des faubourgs à notre cause. On prononcera de grands discours, puis quelqu’un suggérera la création d’une Ligue anticonscriptionniste…

— Avec la Loi des mesures de guerre, interrogea l’échevin Dussault, nous ne risquons pas des ennuis avec la justice?

— Nous jouissons encore de la liberté de parole et d’association, déclara l’animateur du petit groupe.

Lavergne paraissait résolu à animer et guider cette petite conspiration dans la bonne direction. Après une pause, devant les regards sceptiques posés sur lui, il précisa :

— Nous n’affirmerons rien de bien méchant : les Canadiens français sont les plus loyaux sujets du roi George, mais ils considèrent la conscription pour une guerre étrangère incompatible avec les libertés britanniques. Cette mesure ne serait légitime que pour défendre notre territoire national…

— Le concept est un peu imprécis, glissa Édouard à l’intention de ses compagnons. Car si vous demandez un passeport, vous apprendrez que vous êtes des Britanniques, pas des Canadiens.

— Tu crois le moment bien choisi pour évoquer cette question? l’interrompit Lavergne.

Celui-ci obéissait à un scénario précis. Les digressions ne devaient pas l’en détourner.

— Je suppose que vous avez pensé à un chef pour diriger cette Ligue? questionna narquoisement l’architecte Lacroix.

Le meneur de jeu surprit tout le monde en affirmant d’une façon péremptoire :

— N’importe qui, sauf moi. Mon nom dans la liste des officiers sèmerait la crainte dans les chaumières. Mais vous, vous seriez parfait pour ce rôle.

Le jeune homme rougit un peu avant de répondre :

— J’ai bien trop de difficulté à établir mon bureau d’architecte pour consacrer du temps à un travail d’organisation. Les circonstances sont difficiles pour un jeune professionnel…

Surtout, les gouvernements et les gros entrepreneurs de langue anglaise dirigeaient les plus gros chantiers de construction. Ils ne confieraient pas la préparation des plans à un jeune homme s’affichant ouvertement contre l’effort de guerre. Lavergne continua le tour de table, offrant le poste aux diverses personnes présentes. Secouant vivement la tête, peu désiraient s’afficher ouvertement contre la politique de leur propre organisation.

— Un chef ouvrier, comme président, serait du meilleur effet, glissa Édouard.

Son mentor saisit la suggestion au vol pour fixer des yeux le président du Conseil central et commenter :

— Mon ami Picard a raison. Tous les ouvriers syndiqués de la ville vous connaissent bien. Vous rencontrez régulièrement le maire de Québec, le premier ministre Gouin. Tout le monde vous prendra au sérieux.

— Je ne saurais pas…

Un peu plus et l’homme dans la force de l’âge confessait déchiffrer les lettres dans les journaux avec une certaine difficulté, écrire avec une orthographe et une syntaxe un peu fantaisistes.

L’animateur de la conspiration n’insista pas, laissa échapper un soupir, puis conclut :

— Dans ce cas, je ne vois pas d’autre choix que notre ami Dussault.

Les regards se tournèrent vers l’échevin municipal alors que Lavergne enchaînait :

— Votre carrière est bien établie, vous remplissez déjà un office public, votre nom et votre réputation sont sans reproche.

— Si vous croyez… Je veux bien accepter.

L’acquiescement venait trop vite, l’homme s’attendait déjà à cette proposition. L’impression d’une planification préalable se trouva confirmée bien vite.

— Comme la Ligue prendra sans doute de l’importance, j’aurai besoin d’un vice-président.

— Je dirais deux vice-présidents, l’un dans chacun des vieux partis, afin d’offrir un symbole puissant. Monsieur Dorion, comme vous êtes le seul représentant du Parti conservateur ici ce soir…

— Je décline.

Le ton ne laissait guère de place à la discussion.

— Quel dommage! Monsieur Lacroix, un poste de vice-président sera moins exigeant… Puis, la nation a besoin de vous.

Le patriotisme triompha peut-être de son hésitation. Il acquiesça, cette fois.

— Monsieur Drouin, vous acceptez le second poste? continua Lavergne.

L’empressement de celui-ci à clamer son accord parut aussi un peu suspect. Les deux chefs ouvriers échangèrent un regard entendu. Après la première offre et le premier refus, sans doute de pure forme, les messieurs de la Haute-Ville exprimaient leur désir de conserver entre leurs mains les guides de l’association. La politique demeurait leur jouet favori.

Rompu aux questions stratégiques par ses longs mois d’études de la question sociale au sein du Cercle Léon XIII, Pierre Beaulé demanda avec un petit sourire en coin :

— Quelle légitimité avons-nous de choisir à l’avance les officiers d’une société encore inexistante?

— Nous ne choisissons pas ces officiers, précisa l’ancien député avec le plus grand sérieux. Nous évoquons seulement entre nous les noms des personnes dont la candidature sera proposée lundi prochain, lors d’une grande assemblée tenue sur le boulevard Langelier.

Pendant une heure encore, on discuta de l’identité des conférenciers et des thèmes à aborder afin de susciter les adhésions les plus nombreuses. Le moment opportun où quelqu’un, perdu dans la foule, suggérerait la création d’une Ligue anticonscriptionniste fit l’objet de chauds débats. À la fin, tous se rallièrent à l’idée de placer cet événement après la prestation de Lavergne. Celui-ci promettait une formule explosive, comme la phrase ayant fait le tour du pays au début de l’année précédente, « Que périsse l’Angleterre! », sans vouloir la révéler tout de suite.

On arrivait au terme de la réunion quand Édouard engloba les ouvriers dans son regard pour demander :

— Messieurs, au moment de son assassinat, le politicien français Jaurès suggérait la grève générale comme moyen de paralyser les généraux souhaitant précipiter son pays dans la guerre. Ne croyez-vous pas que la même stratégie fonctionnerait dans notre ville? Un arrêt de travail ruinerait l’effort de guerre.

— Vous suggérez que nous utilisions la grève révolutionnaire, à la façon des socialistes français? commença Marois en écarquillant les yeux.

Le jeune homme mesura combien ses interlocuteurs demeuraient réfractaires à l’usage de moyens d’action aussi draconiens. Pierre Beaulé crut bon de lui rappeler une vérité toute simple.

— Quand un ouvrier ne se présente pas au travail un matin, toute sa famille se trouve privée de nourriture pour la journée.

— Mais ce sont les travailleurs qui se trouveront les premiers conscrits! s’insurgea-t-il.

— Croyez-vous que nous l’ignorions, monsieur Picard? demanda le chef ouvrier catholique. Vous venez de découvrir que les hommes ne naissent pas égaux en regard des privilèges? En droit non plus, d’ailleurs. Ils ne sont égaux qu’aux yeux de Dieu. Pour une personne qui, tous les jours, passe de la Haute-Ville à la Basse-Ville, vous auriez dû vous en rendre compte avant aujourd’hui.

La répartie jeta un froid dans la petite assemblée. Armand Lavergne entreprit bientôt de remercier tout le monde de leur participation et donna l’assurance que les journaux du lendemain convieraient tous les citoyens à participer à la grande assemblée. Les chefs ouvriers s’esquivèrent les premiers, les autres ensuite. Resté le dernier, Édouard maugréa :

— Pourtant, mon idée se défend.

— La grève générale? Cesse de dire des sottises. Tu viens prendre un verre?

Il accepta. La remarque de Pierre Beaulé, sur ses allées et venues de bas en haut de la falaise séparant la ville en deux, lui laissait un goût amer.

* * *

Le mois de mai chassait les derniers froids et ramenait des pointes de verdure aux branches des arbres. Les jeunes gens en âge de se courtiser gagnaient une liberté nouvelle en quittant les salons et les chaperons attentifs. Bien sûr, ils devaient rester dans le domaine du convenable. Les allées ombragées du parc des Champs-de-Bataille accueillaient suffisamment de promeneurs pour rassurer une respectable débutante.

Ce dimanche-là, peu après le repas du midi, Évelyne Paquet posait sa main sur le pli du coude de son prétendant afin d’entamer une longue marche. Les affres du dernier hiver et les promesses de l’été à venir occupèrent leurs échanges pendant un long moment. Puis, Édouard saisit les doigts repliés sur son avant bras avant de murmurer :

— Évelyne, je tenais à cette conversation discrète afin de te poser une question très délicate…

— … Je t’écoute.

Le ton, comme le geste, lui permettaient de deviner la suite. Aussi les mots de la jeune fille ressemblèrent à une exhalaison.

— M’autorises-tu à demander ta main à monsieur ton père?

Le garçon regretta tout de suite sa formulation et se reprit sans tarder :

— Je veux dire, accepterais-tu de m’épouser?

La jeune fille ralentit ses pas jusqu’à s’arrêter et leva les yeux vers lui. Sa bouche s’ouvrit à demi, mais elle ne trouva d’abord pas ses mots. Après une longue inspiration, elle déclara doucement :

— Oui, je veux bien.

À son tour, Édouard resta sans voix. La question posée et la réponse reçue lui faisaient tourner la tête. Il prit finalement les deux petites mains dans les siennes, les réunit afin de les élever vers sa bouche, puis baisa les doigts gantés.

— … Merci. Je parlerai à ton père d’ici quelques semaines. En attendant, je réglerai avec le mien certains détails pratiques. Je suis certain que maître Paquet voudra me demander quelques précisions sur mon avenir au sein de l’entreprise. Je compte bien être en mesure de le rassurer tout à fait.

L’ajournement de la grande demande tenait aussi à un désir diffus de gagner du temps. S’engager pour tout le reste de sa vie lui donnait un trac fou.

Pendant un moment, le couple demeura immobile sous un grand érable, au milieu d’une allée. Les autres promeneurs devaient les contourner. Elle osa alors demander :

— Tu as songé à une date?

— Cet été, certainement. De cela aussi, je devrai conférer avec mon père. Comme je compte effectuer un voyage avec ma charmante épouse, nous devrons convenir du moment le plus propice. Il devra se passer de moi pendant plusieurs jours.

Cette façon de présenter les choses lui donnait le beau rôle. En réalité, Thomas ne renoncerait pas à ses vacances annuelles avec Élisabeth. Le voyage de noces viendrait ensuite.

Ses lèvres se posèrent encore sur les doigts, puis Édouard abandonna les mains, saisit la jeune fille par les épaules et l’embrassa sur la bouche. Elle se raidit d’abord, avant de sentir ses genoux flageoler.

Quand son fiancé se redressa, elle remarqua quelques badauds aux yeux courroucés par le spectacle de leur amour.

* * *

Le soir du samedi 2 juin, une foule en colère se massait au marché Montcalm, convoquée par la Ligue anticonscriptionniste à grand renfort de publicité dans quelques journaux et d’affiches collées sur les poteaux électriques. Une routine s’installait déjà. Le président Dussault et les vice-présidents Lacroix et Drouin commencèrent par un appel raisonné au bon droit : aucun citoyen canadien ne pouvait être conscrit pour servir dans une guerre faisant rage sur un autre continent. Toutefois, une précision importante revenait sans cesse.

— Si le Canada se trouvait un jour menacé, nous serions les premiers à faire un rempart de nos poitrines afin de protéger à la fois nos proches et nos droits. Mais pour un conflit mené par des nations étrangères, de l’autre côté de l’Atlantique, c’est un insupportable abus de pouvoir.

Ces mots soulevaient toujours des applaudissements frénétiques et des « À bas la conscription! À bas la conscription! » répétés. Mais le clou du spectacle vint en dernier. Armand Lavergne se livra à un procès en règle de la politique étrangère du Royaume-Uni et dressa une liste des affronts subis par les Canadiens français d’un océan à l’autre depuis trente ans. Cela fit irrémédiablement monter la fièvre d’un cran.

— Les gens ne sont pas comme d’habitude, observa Thalie.

Pour la première fois depuis le début de sa fréquentation des rassemblements de contestation, la jeune fille de dix-sept ans ne se sentait pas tout à fait en sécurité. De nombreux spectateurs montraient des yeux mauvais, vitreux même, comme s’ils avaient commencé par s’exciter dans une taverne avant de venir. Certains secouaient des bâtons au bout de leur poing.

— Je te l’avais dit. Plus nous approcherons de l’adoption de la loi, plus la tension va monter dans les rues.

Le fait d’avoir raison ne mérita pas un meilleur accueil à Mathieu. Elle lui lança un regard sombre avant de tourner de nouveau la tête vers l’arrière, du côté de l’Auditorium et du YMCA. De nombreux policiers se trouvaient au coude à coude, une matraque tenue à deux mains en travers de la poitrine.

Sur l’estrade de planches dressée devant l’édifice du marché, quelques orateurs se livraient entre eux à une compétition pour trouver les expressions des plus susceptibles de séduire la foule. Lavergne se montrait redoutable à ce jeu, multipliant les audaces, certain de son impunité.

— Je ne suis pas contre la conscription pour la défense du pays, mais je ne reconnais à aucun gouvernement le droit de nous imposer le service obligatoire pour prendre part aux guerres impériales… Je n’accepterai pas la conscription, votée ou non, décrétée par le gouvernement ou non. Je serai pendu ou fusillé, mais je demanderai toujours, avant la conscription, des élections et un référendum… D’ailleurs, le gouvernement Borden ne nous représente plus; ses pouvoirs sont périmés, et il prend ses ordres de l’Angleterre. Or, le Canada est autonome, et nous ne devons à l’Angleterre, selon le mot de Sir Richard Cartwright, que le pardon chrétien pour le mal qu’elle nous a fait.

Puis, il prononça à nouveau la phrase vieille de dix jours, répétée dans chaque réunion politique :

— On parle des atrocités allemandes en Belgique. Que l’Angleterre, avant de se voiler la face, commence par rendre la liberté aux Irlandais et cesse de les fusiller dans les rues.

La tension monta encore d’un cran. Les cris redoublèrent. Depuis le soulèvement de Pâques 1916, pendant lequel quelques centaines de patriotes avaient encerclé et tenu le bureau de poste de Dublin et des bâtiments environnants, le Royaume-Uni menait une répression cruelle contre les partisans de l’indépendance de l’Irlande. Elle était d’autant plus dure que les nationalistes avaient obtenu l’aide de l’Allemagne pour mener ce soulèvement. Dans ces circonstances, certains Canadiens français jugeaient bien ironique d’aller mourir en Flandre pour empêcher les Allemands de faire en Belgique ce que les Britanniques paraissaient soucieux de perpétuer dans la verte Érin.

— Ces gens devraient intervenir, cria Thalie pour couvrir le raffut autour d’elle.

Elle jeta un œil du côté des agents de la paix.

— L’effectif se compose à peu près également entre Canadiens français et Irlandais, expliqua Mathieu. À leurs yeux, pareil discours doit sembler très raisonnable.

À ce moment, quelqu’un cria dans la foule :

— Au Chronicle!

— Oui, oui, au Chronicle! insistaient de nouvelles voix.

Le quotidien de langue anglaise défendait la conscription. Cela semblait un affront inacceptable à plusieurs. Des personnes se détachèrent de la multitude pour passer dans la rue Saint-Jean. Leur nombre passa à cent, puis à mille.

— Nous rentrons, prononça Mathieu en plaçant son bras autour des épaules de sa sœur.

L’électricité dans l’air incita l’adolescente à demeurer coite et à lui emboîter le pas sans discuter. Le chemin s’avérait le même que celui des manifestants. Au moment où ceux-ci, hurlant et gesticulant, s’engagèrent dans la rue de la Fabrique, le garçon indiqua encore :

— Passons par la rue Garneau, puis par la ruelle. Personne ne paraît vouloir s’en prendre aux commerces, mais je ne me vois pas déverrouiller la porte devant ce troupeau affolé.

Quelques minutes plus tard, ils gravissaient l’escalier de service à l’arrière et pénétraient directement dans la cuisine de l’appartement. Depuis le couloir, Gertrude déclara d’une voix forte :

— Les voilà, madame.

Marie se trouvait dans le salon, penchée à la fenêtre. Elle se tourna, le visage préoccupé.

— Vous n’irez plus à ces assemblées.

Au ton de sa voix, aucun des deux enfants ne répliqua. Thalie lui fut même reconnaissante de ne pas limiter cet interdit à sa seule petite personne. Elle se pencha à son tour à la fenêtre.

— Personne n’a brisé quoi que ce soit?

La masse des protestataires occupait toute la largeur de la rue, obligeant les tramways ainsi que les voitures hippomobiles et automobiles à s’arrêter. Personne n’osait protester devant ces gens en colère.

— … Non. À part les cris et les gestes menaçants, rien.

— Je vais descendre dans la boutique, déclara Mathieu en quittant la pièce.

Au passage, le jeune homme se munit d’un solide bâton de baseball. Bien sûr, il ne pourrait pas s’opposer à une effraction menée à plusieurs, mais sa silhouette à travers les fenêtres découragerait les moins téméraires.

— Ils se rendent au Chronicle, expliqua Thalie aux deux femmes auprès d’elle.

Quelques minutes plus tard, sur la côte de la Montagne, toutes les fenêtres du quotidien volaient en éclats, défoncées à coup de briques.

* * *

Avec la belle saison, les agriculteurs se faisaient à nouveau nombreux dans le grand magasin Picard, rue Saint-Joseph. Thomas effectuait la tournée des différents rayons avec une satisfaction évidente. Si la guerre européenne laissait des régions entières dévastées, de ce côté de l’Atlantique, elle ramenait le plein emploi et les bonnes occasions d’affaires.

Au moment de passer au rayon des vêtements pour femmes, il s’arrêta un moment, troublé par l’étrange impression de voir le passé ressurgir devant ses yeux. Édouard conversait de façon animée avec deux femmes, la mère et sa fille, à en juger par la ressemblance. La plus jeune cherchait vraisemblablement une robe de mariée. La scène lui rappelait étrangement Alfred, le grand excentrique capable de faire croire au pire laideron qu’une jolie robe valait les meilleurs philtres d’amour. Il s’approcha au point de pouvoir entendre son fils expliquer :

— Pour un jour comme celui-là, il convient de prendre quelque chose de gai, de fleuri.

La jeune femme, âgée de vingt ans peut-être, buvait ses paroles. À ses côtés, affichant un nombre d’années au moins deux fois plus grand, la mère renchérit :

— La robe devra servir tous les dimanches, puis lors de mariages et de funérailles. Je conserve toujours la mienne.

— Vous pouvez vous le permettre. Vous affichez encore une silhouette de jeune fiancée…

Thomas étouffa son rire derrière sa main. Le bruit attira l’attention du garçon. Il se tourna vers lui pour déclarer :

— Papa, je passerai te voir dans quelques minutes.

Puis, sans transition aucune, il enchaîna :

— Attendez, une couleur un peu moins printanière conviendrait peut-être mieux, si vous entendez la porter fréquemment. Je vais vous montrer autre chose…

Une heure plus tard, le jeune homme se présenta dans les bureaux administratifs et désigna la porte de la pièce de travail du commerçant en demandant au secrétaire :

— Le patron se trouve-t-il là?

— Il vous attend.

Un instant plus tard, il ferma la porte derrière lui et alla s’asseoir sur la chaise placée devant le lourd bureau.

— Alors, cette robe devant servir à la fois pour des noces et des enterrements?

— La demoiselle éblouira les paroissiens de Saint-Malachie pendant les cinquante prochaines années.

Le sourire disparut bien vite des lèvres du visiteur. Il continua :

— Dimanche dernier, j’ai demandé à Évelyne Paquet si elle acceptait de m’épouser. Elle a répondu « oui ».

— C’est pour cela que tu présentes un visage soucieux depuis ce temps? Aurais-tu préféré un refus?

Thomas demeurait un peu moqueur. Son fils se déplaça sur sa chaise, comme pour réduire son inconfort et rassembla son courage avant de dire :

— Je n’ai pas encore parlé à son père. Le vieux est terriblement prétentieux. Abandonner sa plus jeune à un commerçant lui semblera sans doute une déchéance.

— Le bonhomme pourrait commencer par rembourser le solde de l’hypothèque sur sa maison bourgeoise. Cela lui donnerait une meilleure raison de faire le fier.

Édouard réprima son envie de rire. Comment ce diable d’homme arrivait-il à connaître ainsi la vie de ses semblables? Il retrouva cependant sa mine préoccupée au moment de dire :

— Si je me présente devant lui pour la grande demande avec, sur ma carte professionnelle, le titre de chef de rayon, il va m’envoyer promener, hypothèque ou pas.

Ce fut au tour de père de changer de position dans son fauteuil afin de se donner une contenance. À la fin, il prononça avec une pointe d’impatience :

— Souhaites-tu que je prenne ma retraite afin de te permettre de mieux paraître devant cet avocat? Si sa fille est si précieuse que cela, ce vieil imbécile peut essayer de la fourguer à un parti de son choix.

Le garçon leva la main pour apaiser son interlocuteur, puis déclara sur un ton conciliant :

— Personne ne parle de ta retraite… Seulement, si je partageais certaines responsabilités, je me sentirais un peu mieux armé au moment de lui parler.

L’homme posa les coudes sur son bureau et demanda en plaçant le menton dans la paume de sa main droite :

— Tu parais avoir longuement réfléchi à la question. Alors, quelle solution as-tu imaginée pour résoudre ce problème?

— … Si je prenais la direction des ateliers de confection? Cela me permettrait de tout connaître de la gestion d’une entreprise.

Le visage de Thomas trahit une certaine inquiétude. Édouard continua pourtant :

— Je suppose que Paquet ne trouverait pas à redire devant le nouveau directeur des ateliers de confection Picard.

— Ce poste est occupé par Fulgence Létourneau.

Le garçon ne se troubla guère.

— Il s’agit d’un simple employé. Je suis ton fils.

— Cet homme occupe cet emploi depuis environ vingt ans. Le succès des ateliers tient à sa gestion efficace et prudente. Crois-tu que je puisse le jeter à la rue maintenant?

Répondre « oui » paraîtrait insensible. Édouard n’osa pas s’exprimer franchement. Ni l’amitié, ni même la reconnaissance pour des services rendus, ne lui semblaient dignes d’orienter une décision d’affaires.

— Je ne dis pas que tu devrais le mettre à pied. Il pourrait reprendre son poste de secrétaire…

— Après avoir œuvré vingt ans comme directeur! Ne dis pas de sottises.

Sans le savoir, Fulgence Létourneau jouissait de la meilleure assurance-emploi possible. Tous les soirs, il bordait le petit-fils de son patron au moment de coucher Jacques.

— Dans ce cas, Paquet va certainement me refuser la main de sa fille.

— … Je peux lui parler.

— Surtout ne fait pas cela! J’aurais l’air ridicule.

Avant la grande demande, des pères prenaient souvent l’initiative d’une conversation. Les jeunes personnes entichées l’une de l’autre oubliaient volontiers les aspects plus terre à terre de l’existence. Thomas s’abstiendrait toutefois de le faire. Après un moment de réflexion, il décida de rassurer un peu son fils.

— Si tu me laisses un peu de temps, je m’arrangerai pour que ta carte professionnelle porte autre chose que chef de rayon.

— … Merci. Au niveau de la rémunération? Si je dois acheter une maison…

— Ne pense pas à acheter en ce moment! Les prix sont à la hausse à cause de la guerre. Dès la paix revenue, les bonnes affaires encombreront le marché.

— Mais je ne peux pas…

Il s’arrêta en voyant le sourire ironique de son père.

— Mais oui, tu peux l’emmener vivre à la maison. Cela paraîtra naturel à tout le monde, et si nous la croisons tous les matins au petit déjeuner, nous saurons peut-être enfin pourquoi la donzelle se révèle tellement supérieure à un fils de marchand.

Insister ne donnerait rien. Édouard esquissa le geste de se lever quand son père le retint :

— Il y a encore un problème à régler, bien plus sérieux que ton statut professionnel, il me semble.

— Que veux-tu dire? demanda le garçon en posant à nouveau les fesses sur la chaise.

— L’autre fille, celle de la Quebec Light. Tes absences de la maison sont trop fréquentes et régulières pour que je donne crédit à tes fadaises. Je n’ai pas la naïveté d’Élisabeth. Personne ne rencontre des amis à ce rythme-là.

À l’évocation de sa belle-mère, le garçon rougit. Sa voix se révéla moins assurée au moment de dire :

— Ce n’est rien…

— Rien? Tu la vois depuis trois ans.

— Pas tout à fait.

L’impatience durcit le visage du commerçant.

— Elle ne se doute de rien, je suppose.

— Je ne lui ai jamais rien promis. Nous avons eu du plaisir ensemble, mais maintenant, j’ai l’âge de me ranger.

— Et l’idée de te ranger avec elle ne t’a pas effleuré?

— Voyons, c’est la fille du bedeau de Saint-Michel-de-Bellechasse, commis dans une entreprise de service public.

L’avocat Paquet ne s’avérait pas le plus prétentieux des protagonistes de cette histoire. Thomas se recula dans son fauteuil et croisa les bras sur sa poitrine.

— Tu la trouvais cependant assez bien pour la voir pendant toutes ces années.

— Le mariage, c’est autre chose…

Un moment, le visage de Marie Buteau passa dans l’esprit du commerçant. Au moins, son fils n’avait pas engrossé cette demoiselle. Incapable de formuler les propos se bousculant dans son esprit, l’homme conclut d’une voix lasse :

— Mets fin à cette histoire au plus vite. Si maître Paquet lève le nez sur toi, ce ne sera peut-être pas à cause du titre figurant sur ta carte professionnelle.

Le garçon demeura un moment songeur, puis quitta la pièce.