16

Même pour un garçon résolu à tirer le meilleur de la vie, la situation devenait inconfortable. Tous les dimanches après-midi, il regagnait le domicile des Paquet dans la Grande Allée, échangeait quelques mots polis avec les parents d’Évelyne, puis tendait son bras à cette dernière afin d’entamer une longue promenade avec elle. Pendant deux heures, ses grands yeux gris parlaient d’un amour éperdu alors que la voix évoquait en termes posés les plaisirs raisonnables de la vie conjugale.

Jamais elle n’abordait la dimension charnelle de ceux-ci. Toutefois, à chaque pression sur ses doigts, à chaque effleurement de sa taille, le souffle paraissait sur le point de lui manquer. Édouard se penchait parfois pour lui murmurer des mots innocents à l’oreille, juste pour voir un trouble exquis l’envahir.

Pareille innocence, mêlée à une sensualité ne demandant qu’à se révéler, touchait profondément son compagnon. Les premiers émois physiques de cette jeune personne viendraient de lui. Il la conduirait aux ébats les plus intimes, surveillerait se révéler sur son visage les émotions les plus fortes. Personne avant lui, personne d’autre que lui, dût-elle vivre cent ans, ne profiterait de la même intimité. La seule fierté de conduire une vierge à l’autel lui permettait de contenir son désir. Ses réactions, quand il la pressait un peu de près, la trahissaient. Un peu d’insistance, et elle s’abandonnerait toute, par amour pour lui. Toutefois, jamais il ne dépasserait les légers baisers sur les lèvres. La satisfaction de la voir frémissante, le souffle court, lui suffirait jusqu’au soir des noces.

Puis, il la laissait à la porte de la demeure paternelle et retrouvait la Buick pour se rendre à la Basse-Ville. Chaque fois, tout le long du trajet, il se répétait : « Cette fois, je vais le lui dire, cela ne peut pas continuer. » Au moment où la porte de l’appartement de la rue Saint-Anselme s’ouvrait sur la jeune femme blonde aux cheveux bouclés, aux yeux bleus, à la bouche rouge comme une cerise, sa résolution se dissolvait et une érection se manifestait. L’excitation contenue auprès d’Évelyne se concluait avec une autre.

— Je t’attends depuis si longtemps, formulait invariablement Clémentine.

Le reproche alimentait une culpabilité mêlée de colère, sans toutefois réduire son désir.

— Les dîners familiaux sont interminables.

Il lui suffisait d’ouvrir les bras pour la voir s’y précipiter. Curieusement, un sexe dur contre son ventre la rassurait. « S’il me désire autant, il doit au moins m’aimer un peu », songeait-elle. Ce constat lui faisait accepter la langue forçant sa bouche, les mains sur ses fesses.

Trois, tout au plus quatre heures plus tard, Édouard regagnait la Haute-Ville en grommelant :

— La prochaine fois, juré, je le lui dirai!

* * *

Depuis quelques années, excepté au moment des repas, Édouard se trouvait rarement à la maison. Élisabeth attendit quelques jours l’occasion de lui parler en tête-à-tête. Un soir où Thomas se trouvait à une réunion politique susceptible de se terminer très tard, elle laissa la porte de sa chambre entrouverte. Un peu après onze heures, de légers bruits de pas dans l’escalier attirèrent son attention. Elle se rendit sur le palier, puis déclara à voix basse :

— Ton père m’a communiqué la nouvelle, il y a quelques jours. J’aimerais te parler un moment.

Le simple fait que la demande en mariage n’ait pas été discutée à table, en famille, trahissait le profond malaise du grand garçon. Il se manifesta encore quand il répliqua :

— Il se fait tard…

— Tu comptes vraiment éviter de parler d’un sujet aussi important avec moi?

Le chagrin dans la voix de sa belle-mère le toucha droit au cœur.

— Non, bien sûr que non.

— Alors, viens un moment.

Elle revint dans la chambre à coucher conjugale, le garçon sur les talons. Au moment de s’asseoir sur le Récamier placé dans l’alcôve, elle continua :

— Prends cette chaise et approche-toi.

Le petit siège recouvert de soie placé devant la table de maquillage paraissait bien fragile. Après un silence embarrassé, elle demanda :

— Cette fille, Évelyne, tu l’aimes?

— Elle est gentille.

— Ce n’est pas là le sens de ma question. Tu te souviens, tu m’as donné la même réponse à propos de cette jeune fille de la Basse-Ville, il y a trois ans.

Élisabeth se souvenait très bien de la jolie blonde à l’air un peu emprunté, rougissante, rencontrée lors du pique-nique annuel des entreprises Picard.

— … Oui, j’aime Évelyne.

L’aveu, formulé après une hésitation, paraissait mal assuré. Édouard crut nécessaire d’ajouter :

— Elle me ferait une excellente épouse.

La précision enleva un peu de crédibilité à sa première réponse.

— Pour t’engager pour la vie, tu dois en être bien certain.

— Oui, je l’aime. Il est grand temps pour moi de devenir sérieux, de fonder une famille.

Encore une fois, son insistance devenait suspecte, ses motifs trop raisonnables pour rendre compte d’un engouement amoureux.

— L’autre jeune fille… Tu me rappelles son prénom?

— … Clémentine.

— Oui, Clémentine. Tu la vois toujours?

Elle fixa ses grands yeux bleus dans les siens, une expression de gêne sur le visage. Édouard se rappela immédiatement leur première rencontre, dans le grenier de la demeure de la rue Saint-François, le plaisir ressenti au moment où, dans ses bras, il avait mêlé ses doigts aux lourds cheveux blond foncé.

— Tu la vois toujours, insista-t-elle, affirmative.

— Oui.

— Ce soir, tu arrives de chez elle.

La rougeur sur les joues, les yeux résolument fixés sur le plancher, valaient un aveu.

— Lui as-tu dit ce que tu projetais?

— … Je n’ai pas encore osé.

Jamais il ne pourrait mentir délibérément à cette femme. Les réponses venaient au gré des questions.

— Je crois que tu l’aimes, au fond. Pourquoi ne pas lui avoir proposé le mariage? Thomas m’a parlé de son père bedeau… Tu la rejettes à cause de cela?

Le grand garçon sentit la douleur dans la voix de cette femme, fille d’agriculteur, orpheline très jeune, élevée dans des couvents grâce à la charité d’un vieux prêtre. En repoussant Clémentine, ne rejetait-il pas aussi celle qui, depuis maintenant vingt-et-un ans, l’aimait comme une mère? Édouard comprit si bien son trouble qu’il tendit la main pour la poser sur celle d’Élisabeth, puis lui avoua tout bas :

— Belle maman sans trait d’union, Clémentine n’est pas comme toi. C’est une gentille personne, mais je ne peux pas m’engager avec elle pour la vie.

En reprenant cette vieille expression, utilisée pendant toute son adolescence, il ramena un petit sourire sur les lèvres de sa belle-mère.

— Plus tu tarderas à le lui dire, plus elle souffrira. Il baissa à nouveau les yeux et hésita avant de convenir :

— Chaque fois que je vais la voir, je me répète cela tout le long du trajet. Mais à la fin, je n’y arrive pas, de peur de la blesser.

Pouvait-il donner toutes ses raisons? Comment avouer à cette femme capable d’un seul grand amour dans sa vie combien, au moment même où il en courtisait une autre pour le « bon motif », ses ébats intimes avec une ancienne maîtresse devenaient précieux? La connivence entre eux n’allait pas jusque-là. Il préféra se taire.

— Et Évelyne? Tu es certain de tes sentiments pour elle?

— Ce sera une excellente épouse.

Elle secoua la tête. Ses cheveux défaits, de part et d’autre de son visage, captèrent les reflets dorés de la lumière électrique. Elle pressa la main toujours sur la sienne, puis chuchota :

— Va te coucher, maintenant. Thomas devrait arriver d’une minute à l’autre.

* * *

Maître Paquet savait adopter un air sévère. Puisque sa nomination comme juge attendrait le retour des libéraux au pouvoir à Ottawa, il réservait les sourcils froncés et la mâchoire crispée au tribunal familial, qu’il présidait avec sérieux.

Son bureau lambrissé de chêne s’avérait bien sombre, un peu solennel. Sur sa table de travail, le bronze représentant Lambert Closse aux prises avec un Iroquois paraissait presque gai en comparaison de l’austérité des lieux. Devant lui, le jeune homme élégant, vêtu d’un costume de coupe anglaise, une paire de gants blancs tenue dans une main, commença :

— Je vous remercie de me recevoir… Monsieur Paquet, je serais infiniment heureux si vous m’accordiez la main de mademoiselle votre fille.

Depuis le matin, Édouard repassait dans sa tête la formule à utiliser. Il avait même consulté le petit opuscule aux pages jaunies de la baronne de Staffe, si souvent parcouru par sa belle-mère, afin de connaître les usages du monde.

L’avocat le toisa des pieds à la tête et se cala contre le dossier de son siège avant de demander :

— Si vous êtes devant moi aujourd’hui, je suppose que ma fille vous a déjà donné son accord.

— … Il y a quelques semaines.

De dépit, le garçon se mordit la lèvre inférieure. Pareille réponse suggérait une hésitation de sa part, ou à tout le moins, un empêchement. Le père ne cilla pas au moment de demander :

— Serez-vous en mesure de la faire vivre convenablement?

— … Je suis le directeur adjoint des entreprises Picard.

Le second mot, « adjoint », enlevait tout son lustre au premier. Paquet évalua le titre à sa juste valeur : un hochet offert par le père afin de faire patienter son rejeton.

— Je m’occuperai des achats… compléta ce dernier.

Il regretta tout de suite l’usage du futur : il se trahissait lui-même.

— Où comptez-vous habiter?

— Chez mes parents… La maison est vaste, confortable.

Au moins, il n’eut pas l’indélicatesse d’ajouter : « J’en hériterai un jour. »

L’avocat demeura songeur un moment, puis consentit d’une voix lasse :

— Si ma fille vous a déjà donné son assentiment, j’aurais mauvaise grâce à refuser le mien, n’est-ce pas?

L’acceptation sonnait comme un refus. Édouard respira profondément en entendant la réponse, contemplant son futur beau-père avec une certaine timidité. Celui-ci demanda encore :

— Avez-vous pensé à une date?

— Le premier samedi du mois d’août conviendrait à ma famille. S’il en allait de même pour la vôtre…

— Cela nous laisse assez de temps pour tout préparer. Maintenant, il vaudrait mieux rejoindre ces dames.

Évelyne et sa mère attendaient au salon le résultat de la grande demande.

Tout à son agacement à l’idée de donner la main de sa cadette à un marchand au détail, maître Paquet n’avait pas un moment songé à la jolie blonde logée dans un appartement situé près de l’École technique de Québec. Pourtant, sa brève enquête lui avait rapidement révélé son existence.

* * *

Comme au temps de sa fréquentation du Petit Séminaire, une fois les classes terminées, Mathieu retrouvait son poste derrière la caisse enregistreuse. Comme la Faculté de droit faisait relâche dès le mois de mai, cela allongeait d’autant sa contribution à l’entreprise familiale. Toutefois, sa carrière de vendeur de vêtements pour dames tirait à sa fin. À l’été 1918, cela s’avérait déjà convenu, le bureau d’avocat où il effectuait son apprentissage requerrait ses services à plein temps pendant la belle saison. S’il se trouvait encore là…

Lorsque Marie revint un peu tardivement de dîner – Paul devait certainement se trouver en ville –, il ne lui laissa pas le temps d’enlever son chapeau.

— Maman, j’aimerais te parler un moment.

— Je t’écoute.

— Seul à seul.

Des yeux, le jeune homme désigna la vendeuse s’activant à trois verges à peine. Elle acquiesça, confiant à la jeune femme la responsabilité du commerce.

— Où aimerais-tu aller? demanda-t-elle en mettant le pied sur le trottoir.

— Au parc Montmorency?

— Le lieu de tes conspirations avec Thalie? Je dois m’attendre au pire.

Elle présentait un visage inquiet. La main posée sur le bras de son fils, elle contourna la basilique et accéda au petit espace de verdure. De l’autre côté de la rue, devant le bureau de poste, le grand Mgr de Laval coulé dans le bronze prenait une teinte verte au fil des ans. Mathieu la conduisit machinalement au banc préféré de sa sœur, juste devant la falaise abrupte. Assis de biais afin de voir le visage de sa mère, qui adopta la même posture, il se lança :

— Tu sembles très heureuse.

Lors de son dernier anniversaire, la femme avait presque perdu un an. Elle appréciait le fait de pouvoir compter sur une présence masculine rassurante, pleine de tendresse, en ne perdant rien de l’autonomie acquise en 1914. Son sourire quittait rarement ses lèvres, jamais les commissures de ses yeux, même en ce moment où l’angoisse montait en elle.

— Oui, c’est vrai. Alors que le monde paraît déterminé à se déchirer, ma petite existence se déroule sans bouleversement. Rassure-moi : tu n’as pas l’intention de tout chambarder?

Ses yeux allèrent vers un groupe de trois militaires moroses, assis sur un banc voisin. À en juger par leur figure, la date de l’embarquement devait approcher. Les parades dans les rues de la ville témoignaient de moins d’enthousiasme qu’en 1914, chacun ayant l’occasion de lire les horribles comptes rendus des combats dans les journaux.

— Malheureusement, oui. Je songe à m’enrôler.

La femme ferma les yeux. Très vite, des larmes, comme des perles, roulèrent de ses paupières. Mathieu sortit rapidement un mouchoir de sa poche et le lui mit entre les doigts. Prévisibles, ces pleurs le trouvaient bien préparé. Après un instant, elle posa son regard sur son fils, l’examina longuement, comme pour imprimer les traits de son visage dans sa mémoire.

— Pourquoi faire une chose pareille?

Son ton trahissait une parfaite incompréhension.

— Depuis que je suis né, j’ai fait mon devoir. À l’école, au magasin…

— Ton devoir, c’est ta famille!

La voix se cassa sur le dernier mot. Elle dut reprendre son souffle et réprimer son sanglot avant de poursuivre.

— Tu ne dois rien au gouvernement. Surtout pas d’aller risquer ta vie dans cette guerre stupide.

— Des centaines de milliers de Canadiens, des millions d’Européens considèrent devoir le faire.

— Pas toi!

Elle détourna son regard vers le fleuve et lui présenta son profil buté, si semblable à celui de Thalie. Sa respiration, lente et profonde, lui permettait seule de prévenir l’explosion de ses émotions.

— Dans quelques semaines, la conscription sera en vigueur. Mieux vaut m’enrôler volontairement plutôt que de me retrouver forcé de le faire dans deux ou trois mois.

Les journaux évoquaient les brimades subies par les conscrits dans les régiments britanniques. Les volontaires s’attribuaient volontiers une supériorité morale sur ceux-ci, en vertu d’une mystérieuse hiérarchie basée sur le courage viril.

— Tu es le fils d’une veuve, tu seras exempté.

— À ce sujet, les politiciens évoquent l’exemple de l’aîné des garçons des agricultrices, pas celui des commerçantes très capables de bien diriger leur entreprise.

Lors d’assemblées publiques, ou dans les journaux, chacun commentait la liste des motifs d’exemption du service militaire. Les hommes mariés et les membres du clergé ne prêtaient guère à discussion : personne ne songeait à les arracher à leur état. Pour les autres, les arguments contradictoires ne tarissaient pas.

— Je pourrais tout mettre à ton nom.

— D’abord, cela ne changerait rien à mon sort. Ensuite, je refuserais. Je recevrai mon héritage à ton décès, qui surviendra sans doute dans cinquante ans, à en juger par ton état de santé.

Marie demeura un moment songeuse, puis murmura :

— Françoise… D’après son père, elle a beaucoup d’estime pour toi.

— Tu évoques vraiment un mariage hâtif pour éviter le service militaire?

Elle garda les yeux dans les siens, sans toutefois pouvoir articuler le « oui » brûlant ses lèvres.

— Je l’estime aussi beaucoup. Mais cette jolie couventine de dix-sept ans est trop jeune pour engager déjà sa vie de cette façon. Puis, crois-tu vraiment que je sois le genre d’homme à vouloir l’utiliser de cette manière?

Après un long moment de silence, elle convint :

— Non, je ne le crois pas. Tu n’es pas ce genre d’homme, et je serais triste que tu le deviennes.

— Je suis le genre prêt à faire son devoir pour sa famille… et pour son pays, même si celui-ci ne le mérite pas nécessairement.

Elle acquiesça lentement, puis détourna à nouveau son regard vers le fleuve d’un bleu profond. Mathieu posa son bras autour de ses épaules. De longues minutes plus tard, elle se leva en soupirant.

— Nous devons retourner travailler.

— Bien sûr.

Encore une fois, la routine du commerce de vêtements lui donnerait une contenance, lui permettrait de contrôler les émotions se bousculant en elle.

* * *

Marie demeura à son poste jusque vers cinq heures. Son visage devenait plus morose au gré du temps. À la fin, elle s’esquiva dans l’escalier sans regarder derrière elle. Mathieu fermerait le commerce. Trente minutes plus tard, celui-ci leva la tête au tintement de la clochette, puis reconnut Paul Dubuc. Le député vint jusqu’à la caisse et déclara, une certaine émotion dans la voix :

— Elle vient de me téléphoner. J’ai pensé que ce serait une bonne idée de venir la voir… même si elle ne m’y a pas invité.

— Une idée excellente, je vous assure. Je vous remercie pour elle, mais aussi pour moi.

Si sa mère avait l’occasion de pleurer un bon coup dans des bras aimables, elle lui ferait ensuite meilleure figure.

— Elle m’a dit que c’est par sens du devoir…

— Un devoir envers moi d’abord, je crois, mais je ne pense pas qu’elle puisse comprendre. Puis, je possède en plus toute une série de mauvais motifs. Le moins ridicule de ceux-là est mon désir de voir l’Europe.

L’homme tendit la main et serra celle du garçon en commentant :

— Je ne pense pas que j’aurais ce courage, à votre âge. Je vous admire.

— … Merci, mais je ne crois pas mériter ces paroles, vraiment.

— Françoise sera peinée, et terriblement inquiète.

— J’aimerais le lui dire moi-même. Elle quittera le couvent dans moins d’une semaine. J’essaierai de préparer une rencontre, alors.

De la tête, le député s’engagea à garder le silence.

— Je pourrais vous inviter au Château à nouveau, pour un repas familial.

— Ou ma mère vous invitera ici. Ce serait tout naturel.

— Vous croyez que je peux monter?

Du doigt, l’homme indiquait l’escalier conduisant à l’étage.

— Continuer jusqu’à rencontrer une porte, puis frappez, et entrez.

Il fit comme on le lui conseillait. Thalie pénétra dans le commerce juste à temps pour voir l’homme disparaître. Elle chercha sa mère des yeux un instant.

— Je le lui ai dit, expliqua Mathieu.

— … Et?

— Elle a appelé son preux chevalier à la rescousse. Celui-ci m’a félicité. Il monte maintenant la consoler.

— Je veux bien prêter mon grand frère au roi d’Angleterre. Mais si elle se met en tête de me dénicher un beau-père…

Son visage exprimait tout son dégoût pour une éventualité de ce genre. Elle crut bon d’ajouter, se sentant un peu coupable de son égoïsme :

— Cela même si le bonhomme se révèle très bien. Et ses filles aussi.

— Je ne pense pas que celui-ci oserait se mêler de ta vie. Puis, maman ne le lui permettrait pas.

Déjà, elle enlevait son chapeau tout en regagnant son poste de travail habituel.

* * *

Paul, debout sur la dernière marche, frappa à la porte, puis ouvrit pour se retrouver devant Gertrude, un peu surprise. L’appartement des Picard n’accueillait que très peu de visiteurs.

— Vous la trouverez dans sa chambre, grommela-t-elle en pointant l’une des portes s’ouvrant sur le couloir.

L’homme cogna d’abord doucement avant d’ouvrir en entendant un « oui » étouffé. Couchée en travers de son lit, Marie leva vers lui un visage chiffonné par les larmes.

— J’ai pensé… commença-t-il en lui tendant les bras.

Elle se releva bien vite, s’écrasa contre le corps de son compagnon, laissant les traces de ses larmes sur le revers de son veston.

— Pourquoi me fait-il cela?

— Crois-tu vraiment qu’il désire te faire du mal?

Sans décoller son visage de la poitrine, elle l’agita doucement de droite à gauche. Les mains masculines caressaient son dos, se perdaient sur sa nuque, sous la lourde tresse de ses cheveux. À la fin, elle se recula un peu pour implorer :

— Tu pourrais certainement intervenir pour l’empêcher de faire une folie de ce genre. Le médecin militaire pourrait le déclarer inapte…

Des affections médicales parfois bénignes, telles les pieds plats, permettaient d’échapper à l’enrôlement. Des volontaires rejetés de cette façon se plaignaient parfois fort amèrement de leur mauvaise fortune dans les pages du Chronicle.

— Je n’ai pas ce pouvoir, tu le sais. Mais surtout, je ne le ferais qu’à sa demande. Non seulement je respecte sa décision, mais je l’admire.

— Tu n’es pas sérieux!

Elle se dégagea de ses bras pour s’éloigner d’un pas, posant sur lui de grands yeux sombres.

— C’est un coup de tête de gamin, insista-t-elle. Il faut lui faire reprendre ses esprits.

— C’est la décision d’un homme posé, réfléchi.

Marie demeura un long moment immobile, combattant les sanglots lui nouant la gorge. Elle confessa enfin, un ton plus bas :

— Je ne peux pas me faire à cette idée. Les gens meurent par milliers, chaque jour.

— Une forte majorité revient.

— Estropiée.

— Pas tous, tu le sais bien.

Elle accepta de revenir s’appuyer sur sa poitrine, puis fit doucement :

— Il se trouve encore derrière sa caisse enregistreuse, et déjà j’ai peur.

— C’est le rôle des parents, n’est-ce pas? Laisse-le devenir un homme.

De sa part, la remarque avait quelque chose d’ironique. Elle l’entraîna sur le lit, s’étendit de tout son long contre son corps. Après un moment à sentir la main robuste aller et venir sur toute la longueur de son dos, elle dut convenir que l’inquiétude partagée se supportait infiniment mieux. Quand, un peu après six heures, le frère et la sœur se présentèrent à l’appartement, ils trouvèrent le couple dans le salon, assis de part et d’autre de la fenêtre grande ouverte, chacun un verre de cognac à la main. Le plus naturellement possible – c’est-à-dire avec une certaine timidité –, Marie annonça :

— Paul soupera avec nous.

— Quelle belle idée, consentit Thalie. Y ai-je droit, moi aussi?

Elle voulait dire : de prendre une boisson.

— Pour une jeune fille en pleine croissance…

Paul pouffa de rire. La femme se reprit en posant des yeux amusés sur lui :

— Juste un peu, alors.

— Je vais me changer et je me joins à vous.

Au moment où l’adolescente revint, Mathieu lui tendit un verre. Pour la première fois devant témoin, elle but un cognac à petites gorgées, réprimant chaque fois une grimace. En cachette, bien sûr, elle avait déjà goûté à toutes les bouteilles.

En passant à table, Marie demanda en contrôlant tant bien que mal le ton de sa voix :

— Quand penses-tu aller au bureau de recrutement?

— Pas avant juillet, répondit le garçon, troublé.

Indiquer une date donnait à son projet une réalité nouvelle.

— Thalie aura alors terminé l’école, elle pourra t’aider au magasin.

— Il m’a même montré comment utiliser la caisse, déclara la jeune fille en prenant sa place.

« Évidemment, songea la mère, ces deux-là complotent depuis des semaines. » Elle regarda sa fille un moment. Cette dernière gardait un visage serein, alors que son frère adoré projetait d’aller à la guerre. Pour les mois à venir, ce serait l’exemple à suivre.

— Je l’accompagnerai, continua l’adolescente, pour être certaine qu’il ne se joindra pas à la marine. Notre cher grand sot ne sait pas nager.

La voix se brisa un peu sur le dernier mot. Elle aussi vivrait avec l’inquiétude vrillée au cœur. À l’instant où Gertrude consentait à s’asseoir à table, après avoir répété trois fois « Voyons, cela ne se fait pas devant un invité », Marie leva son verre presque vide pour déclarer :

— Buvons en l’honneur de notre ami, mais aussi à la santé de Mathieu, avec l’espoir d’un prompt retour…

— Et cela en un seul morceau, insista Thalie, des larmes dans les yeux.

Sous la table, sa main gauche chercha le flanc de son frère, comme pour se rassurer. Gertrude sentait elle aussi l’émotion monter en elle. Sa voix sortit de sa gorge comme un croassement :

— Tu as toujours le boulon que je t’ai donné, il y a une dizaine d’années?

— … Je suppose, répondit Mathieu après une pause. Quelque part dans mon vieux coffre.

— Mets-le dans ta poche. Ne t’en sépare jamais.

Un peu plus et la vieille domestique menaçait de se porter volontaire aussi, pour continuer de garder un œil sur lui.

* * *

Le dimanche 24 juin, après avoir téléphoné pour aviser de son arrivée, Paul se présenta à la porte du commerce de la rue de la Fabrique. Mathieu se trouvait au rez-de-chaussée pour lui ouvrir, ainsi qu’aux deux filles. Les hommes échangèrent une poignée de main. Amélie mérita une bise sur la joue. Puis, le grand garçon se retrouva devant Françoise, intimidé plus que de raison. La poignée de main ne convenait guère. La cadette prononça d’une voix amusée, proche du fou rire :

— Papa, viens voir les robes de ce côté, sinon ceux-là nous ferons attendre jusqu’à l’heure du souper.

L’homme se laissa détourner de son devoir de chaperon au point de diriger ostensiblement ses yeux vers un mur.

— … Françoise, je suis très heureux de vous revoir.

— Moi aussi, vraiment.

Une rougeur monta sur le cou, progressa vers les oreilles. Il se pencha pour poser les lèvres sur sa joue droite. Elle tendit ensuite la gauche en fermant les yeux à demi.

— Vous avez fini? clama Amélie, très infidèle à son engagement à la discrétion, car elle profitait de la présence d’un miroir pour surveiller la scène. J’ai faim.

— Nous pouvons monter, consentit Mathieu en riant. Maman se demande sans doute encore si son rôti sera à la hauteur.

Afin de consacrer tout leur temps à la préparation du repas, la maîtresse de maison et la domestique avaient préféré se rendre à la basse-messe, tôt le matin. Toutes les attentes furent satisfaites sur ce front. Les adultes – Thalie se comptait naturellement parmi eux, mais pas Françoise – en arrivaient au porto quand le jeune homme proposa à cette dernière :

— Accepteriez-vous de venir marcher un peu avec moi? Prendre l’air me fera du bien. Et surtout, j’aimerais vous parler.

Sa mine montrait bien un peu d’inquiétude. La fille sage consulta son père du regard pour recevoir son assentiment :

— Tu peux y aller.

— Moi aussi, déclara Amélie en repoussant sa chaise.

— Non, tu restes avec nous, précisa Paul. Ils veulent parler entre grandes personnes.

La remarque ajouta un peu plus de rose aux joues de l’aînée et une moue boudeuse sur le visage de la cadette. Thalie joua à la bonne fée en disant :

— Nous irons manger un cornet de crème glacée sur la terrasse Dufferin, tout à l’heure. Je te l’offre.

— Tous ensemble?

— Bien sûr, Mathieu et Françoise nous rejoindront au kiosque à trois heures.

Des yeux, elle obtint l’assentiment du couple. Mathieu offrit son bras à sa compagne pour descendre jusqu’au rez-de-chaussée. Au moment de mettre le pied dehors, il demanda :

— Votre séjour chez les ursulines s’est bien terminé?

— Oui, je suis prête à jeter mon uniforme.

— Ne faites pas cela : une jeune fille pauvre de Rivière-du-Loup pourrait en profiter.

Elle pressa la main sur le bras de son compagnon au rappel de leur conversation de l’été précédent.

— Que ferez-vous maintenant?

— Nous irons passer la belle saison à la maison, en famille. Vous viendrez, j’espère.

L’invitation, formulée d’une toute petite voix, le toucha au cœur. Sa main droite couvrit les doigts repliés sur son bras gauche et esquissa une caresse.

— Et ensuite?

— Je devrai rester là-bas tout l’hiver. Ce sera affreux, seule avec ma tante.

Elle n’ajouta pas que recevoir les beaux partis de la petite ville n’améliorait en rien la perspective.

— Avez-vous demandé à votre père de rester à Québec avec lui? S’il prenait un appartement, à la place de sa chambre dans une pension…

— Je serais seule aussi. Enfin, je le suppose. À l’entendre, sa vie de député ne lui laisse pas beaucoup de loisirs. Il déclare être à nous tout l’été, et à la province le reste du temps.

Mathieu préféra ne pas préciser que sa mère grugeait un peu le temps dévolu à Québec. Machinalement, il entraîna la jeune femme vers le parc Montmorency.

— Avec la guerre, les emplois sont très nombreux dans la ville. Vous pourriez travailler.

— … Mon père ne me laissera pas aller en usine.

Son compagnon comprit que Françoise, de son côté, accepterait peut-être. Au moment d’arriver dans la rue Port-Dauphin, il commenta :

— Moi non plus, je ne vous le permettrais pas, même si je sais que vous vous débrouilleriez aussi bien que toutes les autres. Je pense à un bureau, ou à la vente. Les salaires dans les ateliers entraînent la désertion des autres types d’occupation. Maman ne cesse de recruter de nouvelles personnes, au rythme des départs vers l’Arsenal.

— … Je n’y ai jamais pensé.

Elle releva un peu ses jupes afin de s’asseoir sur un banc. Moins d’une semaine plus tôt, Marie se trouvait exactement à la même place. Encore une fois, placé de façon à pouvoir regarder le visage de sa compagne, Mathieu commença :

— Je tenais à vous annoncer moi-même que je compte m’enrôler. La semaine prochaine ou dans dix jours, tout au plus.

Françoise reçut la nouvelle comme un coup de poing à l’estomac. Depuis un moment, surtout avec toutes les questions sur ses projets immédiats, elle avait pensé à une demande en mariage. La réponse qui tournait dans sa tête ne servait plus à rien : « Nous sommes trop jeunes, mais j’attendrai le temps nécessaire. »

Elle se reprocha sa sottise, sa naïveté. Le long silence hébété inquiéta le garçon.

— Je pense que c’est mon devoir. Puis, de toute façon, la conscription nous pend au nez…

— Mais vous pouvez vous faire tuer!

Pour la première fois de sa vie, peut-être, Françoise avait crié contre quelqu’un. Tout autour, les badauds posèrent les yeux sur eux. Elle quitta le banc et alla se réfugier sous un grand érable en pleurant, posant son front contre l’écorce rugueuse et enlaçant le tronc de son bras droit.

Le jeune homme lui laissa deux ou trois minutes pour lui permettre de retrouver sa contenance, guère plus, afin de priver tous les spectateurs du plaisir d’aller la consoler. Il plaça son épaule contre la sienne, posa lui aussi son front contre le tronc, puis argumenta lentement :

— J’aurai plusieurs raisons de tout faire pour revenir. Maman et Thalie figurent en tête de liste. Mais si vous m’y autorisez, vous serez la première de ces raisons.

Pour ce grand garçon réfléchi, cela valait la meilleure déclaration d’amour. Françoise se tourna à demi pour fixer ses yeux gris dans les siens. Des larmes coulaient sur ses joues. Elle les affichait sans pudeur aucune.

— Vous savez que je tiens à vous. Beaucoup.

Additionnée aux larmes, ces mots-là aussi constituaient un « Je t’aime » fort passable. Surtout, elle inclinait la tête vers l’arrière, fermait les yeux à demi. Mathieu ne se déroba pas, baisa la bouche offerte, découvrit que ses lèvres ne voulaient plus s’en détacher. Il encercla sa taille fine, caressa son visage de petits baisers légers, effaçant les larmes au passage, puis revint à son point de départ.

Le contact fut à la fois suffisamment long et étroit pour permettre à Françoise de sentir quelque chose contre son ventre. Elle ne se déroba pas, accepta cette réponse toute simple à la question qui, au cours des derniers mois, lui venait la nuit : « Suis-je assez belle pour lui? »

L’homme dut rompre l’étreinte. Dans un sourire, il murmura :

— Ne privons pas Amélie de notre présence.

— Ne nous privons pas de crème glacée.

Mathieu garda son bras autour de la taille de sa compagne jusqu’à la place d’Armes, puis se contenta ensuite de la main gantée au pli de son coude. Elle s’appuyait sur lui avec une certaine langueur, cherchant le contact du haut de la cuisse contre sa hanche. L’attente commençait déjà.

* * *

Pour Clémentine, les lundis se ressemblaient tous, à la Quebec Light. Dans une grande salle, derrière autant de tables, une douzaine de jeunes femmes s’activaient dans un amoncellement de paperasse. Certaines envoyaient des factures dans les divers commerces et domiciles privés abonnés au réseau de distribution d’électricité. Les autres recevaient les paiements, le plus souvent sous forme de chèque, parfois en argent comptant glissé dans une enveloppe. À une extrémité de la pièce, un bureau se trouvait placé sur une estrade. Le superviseur de tout ce petit monde dominait les employées, un peu comme un maître dans une petite classe.

Depuis le matin, Clémentine sentait les regards de ses consœurs de travail se poser sur elle, entendait des chuchotements étouffés. Quand, un peu après dix heures, elle demanda l’autorisation de se rendre aux toilettes, l’une d’entre elles souhaita s’absenter aussi. Le chef du service fronça les sourcils, soupçonnant immédiatement un désir de babiller aux frais de la compagnie, puis grommela finalement en anglais :

— Oui, vous pouvez y aller.

Un instant plus tard, quand la jolie blonde sortit du petit cabinet, sa collègue s’appuya sur l’un des éviers. Elle fit, une certaine sollicitude dans la voix :

— Cela a dû te faire souffrir terriblement. Pourquoi ne t’es-tu pas confiée à nous?

— De quoi parles-tu?

L’autre afficha sa surprise et souffla à voix basse :

— Le mariage.

— Quel mariage?

— … Celui d’Édouard Picard, bien sûr.

Clémentine sentit son cœur s’emballer et le sang lui monter au visage. Son interlocutrice bredouilla :

— … Tu… Tu ne le savais pas?

Elle fit mine de s’en aller. Deux mains tremblantes se posèrent sur ses avant-bras pour l’immobiliser.

— De quoi parles-tu, enfin?

— En arrivant ce matin, Solange nous a dit avoir entendu le prêtre de la basilique proclamer le troisième ban pour le mariage d’Édouard Picard et d’une fille Paquet.

Le rouge quitta le visage de la jeune femme pour faire place à une pâleur un peu inquiétante. Elle articula difficilement :

— Ce n’est pas vrai. C’est impossible.

— Tu ne le savais vraiment pas?

L’incrédulité marquait la voix de sa compagne de travail. Ne sachant comment enchaîner, elle demeura un moment silencieuse alors que Clémentine s’appuyait sur la porcelaine d’un évier, mal assurée sur ses jambes flageolantes. Seul son orgueil l’empêchait de hurler de douleur. Après un long moment, elle prononça d’une voix blanche :

— Je ne peux pas y retourner…

— Je dirai au patron que tu es malade.

Sa désertion lui vaudrait la perte d’une journée de salaire, et surtout, une mauvaise note à son dossier. Mal à l’aise, sa collègue se retira enfin. Clémentine retourna dans le cabinet pour s’asseoir à nouveau sur la cuvette de porcelaine, faute d’un meilleur siège et se pencha en avant jusqu’à toucher la porte du sommet de son front pour laisser finalement échapper de longs sanglots muets. Trois ans presque jour pour jour après leur première rencontre, l’idylle improbable se terminait.

* * *

Malgré son nouveau titre, Édouard agissait toujours comme chef de rayon des vêtements pour femmes. Tout au plus, sa rémunération se trouvait un peu plus généreuse, et son père lui demandait son avis au moment de passer des commandes aux fournisseurs de l’entreprise.

Posté derrière la caisse enregistreuse, son ventre se noua à la vue de Clémentine. Les cheveux en désordre, les paupières enflées d’avoir tant pleuré, le visage chiffonné, elle cria depuis l’étalage de jupons, situé à une trentaine de pieds :

— Salaud! Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi?

Le jeune homme contourna le comptoir alors que les regards de trois vendeuses et d’un nombre dix fois plus élevé de clientes convergeaient dans sa direction. Il attrapa le bras de sa maîtresse tout en grommelant :

— Ne te donne pas en spectacle de cette manière.

— Salaud…

Vingt ans après le père, le fils se voyait affublé du même qualificatif, en plein commerce. Sans ménagement, la main crispée sur son bras, il l’entraîna vers l’ouverture percée dans le mur mitoyen permettant d’accéder aux locaux administratifs situés dans l’édifice voisin. Elle protesta :

— Lâche-moi, tu me fais mal!

Ne pouvant espérer une discrétion totale, Édouard trouva la présence du secrétaire de son père moins intimidante que celle des vendeuses. Un regard amusé sur le visage, les doigts suspendus au-dessus du clavier de la machine à écrire, ce dernier surveillait la scène de mauvais vaudeville.

— Pourquoi venir ici te donner en spectacle?

— Salaud, salaud, salaud! Encore hier, quand tu es venu me fourrer, tu sortais directement de son salon!

Les gros mots appris durant son enfance revenaient naturellement. Sa colère et sa peine lui enlevaient toute pudeur, au point de clamer son péché devant un étranger.

— Ne dis pas de sottises…

Le ton mal assuré de son amant lui donnait raison. Combien elle se sentait sotte, en ce moment! Trois ans à espérer, à piétiner tous ses principes moraux pour le retenir près d’elle dans l’espoir naïf de l’amener au mariage. Elle se sentait comme le torchon jeté à la poubelle après avoir été trop utilisé. La nouvelle apprise dans les toilettes de la Quebec Light avait enlevé le bandeau de ses yeux. Cette finale s’avérait inévitable, elle le sentait depuis le premier jour, tout en refusant l’évidence.

« Quelle sotte! » se répétait-elle sans cesse. Passant en revue de vieux numéros du Soleil, elle avait trouvé dans les notes sociales l’annonce du mariage prochain. Les mots lui brûlaient encore les yeux : « Monsieur et madame T. Picard, de la rue Scott, annoncent le mariage prochain de leur fils, Édouard, avec mademoiselle Évelyne Paquet, fille de monsieur et madame F. Paquet, de la Grande Allée. »

Comment cet entrefilet vieux de quelques semaines lui avait-il échappé? Elle parcourait le feuilleton publié dans ce journal tous les samedis!

— J’ai cru que tu m’aimais. Idiote, idiote, idiote!

Le garçon leva les yeux un moment, le temps de voir le sourire narquois sur le visage du secrétaire. « Un jour prochain, se dit-il, cet imbécile se cherchera un nouvel emploi. »

— Tu m’as menti! ragea la jeune femme.

— Je ne t’ai jamais menti, je ne t’ai jamais rien promis. Nous avons eu du bon temps ensemble.

C’était vrai. Il n’avait rien promis. D’un autre côté, jamais il n’avait détrompé ses espoirs, profitant sans vergogne de tous les avantages de l’ambiguïté de leur relation.

— Qu’est-ce que tu trouves de si intéressant à cette garce de la Grande Allée, à part l’argent de son père? Qu’a-t-elle que je n’ai pas? Je parie qu’elle ne te laisse même pas la toucher…

Un instant, Édouard pensa répondre : « Justement, sa virginité, son innocence ». Mais cela, Clémentine ne le possédait plus parce qu’elle lui en avait fait l’offrande. Il murmura plutôt :

— Elle sait vivre, elle a un minimum d’éducation. Jamais elle ne viendrait se tourner en ridicule comme tu le fais, sur mon lieu de travail en plus.

Plus pâle encore, la jolie blonde encaissa mal le choc. Sa main droite se leva pour donner une gifle. Édouard arrêta le geste en saisissant le petit poignet. Clémentine essaya alors de se dégager pour prendre la fuite. Il la retint le temps de dire :

— Je vais continuer de payer l’appartement jusqu’à l’été prochain. Cela te donnera le temps de voir venir les choses.

Puis, sa main s’ouvrit pour la laisser partir. Elle regagna les escaliers au pas de course, dans un bruissement de jupes et de jupons, plus honteuse qu’à son arrivée. Après lui avoir pris tout le reste, voilà qu’il la privait de sa fierté. Ce petit logement de la rue Saint-Anselme, elle ne pouvait se l’offrir. Le bail était au nom du jeune homme. Et il lui ferait encore la charité du loyer!