13

Non seulement Eugénie connut-elle un accouchement sans histoire grâce aux soins experts de Charles Hamelin, mais à la mi-septembre, son garçon, Antoine, maintenant âgé de sept mois, criard et joufflu, paraissait tenir de son père. Cela ne semblait guère la réjouir. Heureusement, Jeanne se montrait disposée à se muer en gouvernante pour les quelques années à venir.

Les visites bimensuelles chez ses parents avaient repris au mois d’avril précédent, à l’immense plaisir de grand-maman Élisabeth. Édouard se plaisait d’ailleurs à l’appeler «mémère » à l’occasion. Chaque fois, elle lui adressait un grand sourire, comme s’il la gratifiait d’un compliment rare, et commentait : « Maintenant, c’est ton tour de me faire ce bonheur. »

Eugénie, de son côté, se révélait encline à limiter tout contact avec sa progéniture, le sien comme celui des autres :

— Le mieux serait de le remettre dans son berceau pour le laisser dormir. Sinon, je devrai lui donner le sein de nouveau.

La maîtresse de maison regarda le gros garçon sur ses genoux et lui caressa la joue du bout des doigts avant de prononcer dans un babil enfantin :

— Voyons, ce petit ange ne souhaite pas dormir…

Elle se pencha pour déposer des baisers bruyants dans son cou et continua :

— Tu veux rester avec nous, mon bonhomme, n’Est-ce pas?

Les gazouillis heureux témoignaient de la préférence de l’enfant. Ses deux mains potelées s’accrochèrent dans les cheveux blonds, sa bouche édentée, béatement ouverte, laissa échapper un filet de salive.

Ces moments de joie domestique ne contaminaient guère les hommes de la maison. Une nouvelle fois lors d’un repas dominical, les copies des journaux du samedi traînaient au milieu de la table. Depuis des mois, les Canadiens français amélioraient leurs connaissances de la géographie de l’est de la France. Le mot « Courcelette » s’étalait en première page, sur toute sa largeur. Le 22e bataillon, composé de compatriotes, avait participé à une offensive dans le cadre de la bataille de la Somme. Au terme de l’initiative, le commandant, Louis-Thomas Tremblay, avait écrit : « Si l’enfer est aussi abominable que ce que j’ai vu, je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi d’y aller. »

— On parle de vingt-quatre mille « pertes ».

La traduction de casualties ne faisait plus vraiment de mystère pour personne. D’habitude, cela signifiait environ un tiers de tués, les autres étant blessés assez gravement pour être évacués de la ligne de front.

— Les nôtres ont montré toute la mesure de leur courage, commenta Fernand. Dans les journaux d’hier, les commentaires ont été élogieux, d’un océan à l’autre.

— De la propagande, opposa Édouard, pour nous inciter à nous enrôler pour suivre le glorieux exemple de ces héros. Nous sommes si peu nombreux en Amérique, si nous participons en grand nombre à des boucheries comme celle de Courcelette, nous finirons par disparaître.

L’hypothèse d’une grande conspiration afin de transformer les Canadiens français en chair à canon pour les champs de bataille européens connaîtrait une belle popularité, au point que chacun finirait par oublier la véritable proportion de ceux-ci parmi le contingent : peut-être cinq pour cent.

— Ce qui m’inquiète surtout, intervint Thomas à son tour, c’est le rythme du recrutement volontaire. Celui-ci s’avère bien moins rapide que la progression des pertes. Ce genre de mathématique alimentait de nombreux éditoriaux. La conclusion venait tout de suite : seule la conscription apporterait une juste solution.

— Ils n’arrivent pas à comprendre que la meilleure contribution de la province de Québec, c’est la production industrielle, affirma encore le fils de la maison.

— Nous sommes faits pour les emplois mal payés dans le textile et la chaussure, et eux, pour l’héroïsme sur les champs de bataille? intervint Fernand sur le ton de la dérision. Réfléchis un peu, seuls des gens comme Bourassa et Lavergne feignent de croire à des sottises pareilles.

Il jeta un regard vers son fils, sa meilleure assurance contre la conscription. Puis, Eugénie se montrerait bientôt à nouveau encline à recevoir ses avances.

— La dernière trouvaille des politiciens conservateurs d’Ottawa est de nous priver de notre part des contrats de production de guerre. Ils souhaitent nous accorder des emplois en proportion des enrôlements de nos enfants.

En disant ces mots, Thomas secouait la tête de dépit. Élisabeth leva les yeux pour supplier :

— Ne dis pas des choses aussi cruelles. Pas devant lui.

Comme si un bébé de cet âge comprenait quoi que ce soit à la folie des hommes. Des gazouillis baveux la détrompèrent très vite.

— Selon tes amis libéraux, questionna Édouard, la mesure viendra-t-elle bientôt?

Il faisait allusion à une loi sur le recrutement obligatoire pour le service en Europe.

— Borden essaie de temporiser, de calmer l’impatience des impérialistes parmi ses hommes, répondit le père. Mais l’ampleur des pertes, combinée à la demande des pays alliés pour obtenir des renforts, le forceront à agir.

Pendant un moment, chacun fit semblant de s’intéresser au repas. À la fin du second service, Édouard laissa tomber :

— À mon âge, je devrais commencer à penser sérieusement au mariage.

Thomas échangea un regard avec sa femme. Eugénie esquissa un sourire ironique, puis contempla son enfant sur les genoux de sa belle-mère avant de s’exclamer :

— Cela ne posera pas de difficulté. Tu vois cette secrétaire depuis combien de temps? Plus de deux ans?

Édouard retrouva sans mal le visage familier de ses jeunes années, à l’époque où l’arrogante petite impératrice aimait le traiter d’imbécile.

— D’abord, elle est commis à la facturation, pas secrétaire. Puis, toi, tu as attendu sept ans avant de te décider. Ne viens pas commenter ma lenteur en ce domaine.

Thomas posa brutalement son couteau sur la table, au point de faire sursauter Antoine. Le frère et la sœur se concentrèrent sur leur assiette. Seule Élisabeth remarqua la colère dans les yeux de Fernand Dupire.

* * *

L’atmosphère morose du dîner dominical permit à Édouard de s’esquiver bien vite pour rejoindre l’appartement de la rue Saint-Anselme. Clémentine, désireuse de profiter des derniers jours un peu cléments de la saison, proposa une promenade dans le parc des Champs-de-Bataille. La trop grande proximité de la rue Scott découragea son compagnon. Alors qu’ils marchaient plutôt en direction du parc Victoria, la jeune fille affichait une mine songeuse. Lentement, ses espoirs d’un mariage avantageux s’effritaient. Son amant la mettait entre parenthèses, en quelque sorte, lui refusant à la fois d’accéder à son propre univers, et d’entrer dans le sien.

Ce jour-là, il arborait une mine maussade, un visage buté d’enfant gâté. Le bras auquel elle s’accrochait demeurait raide et les réponses à ses questions, brèves. Ils parcoururent finalement les allées ombragées en silence. Des dizaines de couples faisaient de même. Tous, put constater la jeune femme, offraient un visage heureux, satisfaits de se trouver ensemble.

En fin d’après-midi, quelques membres de la Garde Champlain s’installèrent sur la gloriette de forme octogonale avec leur instrument et firent entendre les premières notes. Édouard s’arrêta près d’un banc pour proposer :

— Garde-moi une place, je vais chercher de quoi boire.

Quelques minutes lui suffirent pour se rendre au kiosque et revenir avec deux limonades. L’homme s’arrêta sous les arbres et contempla sa compagne de loin. Un soldat se penchait vers elle pour lui parler à l’oreille. Si, tout l’après-midi, quelques volontaires avaient profité du temps radieux, soudainement, ils se faisaient plus nombreux. Des recrues devaient avoir reçu une permission de sortie pour la soirée. Les abords de la gare se révélaient désormais moins sûrs, le verre brisé de quelques vitrines encombrerait les trottoirs le lendemain matin.

Clémentine secouait la tête en riant et le militaire se montrait insistant, sans toutefois devenir franchement déplacé. La scène se répétait sans cesse, la silhouette fine, les yeux bleus, les cheveux blonds dépassant du chapeau de paille agissaient toujours de la même façon sur les hommes. La jalousie toucha Édouard. Malgré la peur du scandale, la crainte du péché, les regards réprobateurs des autres posés sur eux, Clémentine lui appartenait. Elle s’abandonnait à ses désirs, se pliait à sa volonté, oubliait tous les autres, et toutes les règles.

D’un autre côté, sa conquête envoyait les factures de la Quebec Light, se passionnait pour de mauvais magazines et s’extasiait sur les sirupeuses idylles publiées en feuilleton dans les journaux. La politique lui semblait assommante alors que ses sujets de conversation demeuraient sans intérêt. Les hommes qu’elle tenait à distance, pour se garder disponible pour lui, travaillaient soixante heures par semaine pour vingt, tout au plus trente dollars. Ou encore, ils portaient un uniforme kaki comme celui-là. Ce soldat pouvait bien lui susurrer des propositions scabreuses à l’oreille, dans trois mois, les pieds pourrissant du mal des tranchées, il chierait dans son froc en attendant l’ordre de se lancer à l’attaque sous une pluie de balles allemandes.

Édouard continua son chemin vers le banc. Le militaire leva finalement les yeux sur lui, esquissa un sourire méprisant et prononça à haute voix et en anglais à l’intention de Clémentine :

— Ne me dis pas que tu préfères passer la soirée avec ce lâche?

La jeune femme rougit et regarda son compagnon avant de déclarer dans la langue de l’importun :

— Laisse-moi tranquille, à la fin.

— Regarde-le dans son petit veston bien coupé, avec son joli chapeau de paille. Un couard bien caché à l’arrière, pendant que les hommes vont se battre pour leur pays.

Une bouteille dans chaque main, les doigts crispés sur le verre, Édouard sentit une rage sourde monter en lui. Le volontaire cria à l’intention de ses camarades, eux aussi en train de conter fleurette à des jeunes filles malgré la présence d’un cavalier :

— Vous avez vu ce bellâtre? Un autre de ces Canadiens français trop peureux pour se battre.

Sans réfléchir, Édouard lança la bouteille de limonade qu’il tenait dans sa main droite. Le projectile tourna sur lui-même, se vida d’une partie de son contenu sur la robe de Clémentine et rata sa cible de beaucoup.

— Tiens, il te pousse des couilles, maintenant, ricana l’autre. Tu veux te battre enfin?

Le premier geste de violence déclencha une réaction en chaîne. Les hommes qui enduraient la présence des soldats autour de leur belle depuis quelques minutes commencèrent à les bousculer. Un premier coup de poing partit et un ouvrier de la chaussure s’étala sur le dos, deux dents en moins sur le devant de la bouche.

Le petit bourgeois de la Haute-Ville vit son propre opposant contourner le banc et venir vers lui avec détermination. À distance, le sifflet d’un policier se fit entendre, strident. Le poste de police se trouvait tout près, l’intervention serait rapide. Pas assez, toutefois, pour empêcher plusieurs mauvais coups d’atteindre leur cible. Nerveusement, Édouard prit la seconde bouteille de limonade comme une massue et fit le geste de frapper son adversaire à la tête alors que le contenu se vidait dans sa manche.

Une vie trop confortable privait l’héritier Picard de certains apprentissages de base. Dans un combat à mains nues, des règles s’imposaient d’elles-mêmes. L’échange de coups demeurait bref et l’un des protagonistes se laissait choir sur le sol s’il se sentait battu, mettant ainsi fin à la bagarre.

Toutefois, le combattant utilisant autre chose que ses mains ne méritait aucun fair-play. Le militaire évita sans mal la trajectoire circulaire de la bouteille et décocha son poing dans l’estomac de son adversaire. Celui-ci se plia en deux, répandit les vestiges de son dîner en partie sur ses vêtements, le reste sur l’herbe, et encaissa un autre impact sur le côté de la tête, assez violent pour faire se dérober ses genoux sous lui. Puis, un pied lancé avec force atteignit son entrejambe. L’instinct de se recroqueviller ne lui permit pas d’éviter complètement l’impact.

— Non, arrêtez! Je vous en prie, arrêtez!

Édouard, dans un brouillard, aperçut la jupe de serge de Clémentine, un bout du jupon blanc et les bottines noires. Les pieds du soldat s’agitèrent dangereusement près de son visage. Un coup de ce genre risquait de l’estropier sérieusement.

— Ce peureux fait dans sa culotte.

— Arrêtez, ne lui faites pas de mal.

Elle posa ses mains sur la poitrine kaki, pour le faire reculer, tout en emmêlant les mots anglais et les mots français. L’homme se calma un peu, puis se pencha pour crier :

— Couard! Heureusement que tu as une femme pour te défendre.

Puis, insulte suprême, un long jet de salive atteignit sa joue. Il vit les jambes masculine s’éloigner. Clémentine s’accroupit près de lui dans un froufrou de serge bleu et de coton blanc.

— Est-ce qu’il t’a fait mal?

Quelle question idiote! Édouard gémit en se tordant sur le sol, les deux mains à la jonction de ses cuisses. Elle sortit un mouchoir de son petit sac, essuya un peu les traces de vomi sur le menton.

— Tu n’es pas blessé?

Curieusement, la sollicitude dans sa voix et la douceur du geste brûlaient comme des insultes. Non seulement Édouard s’était montré nettement dominé par son adversaire, mais maintenant, une femme devait l’aider à se redresser. Il secoua la tête pour faire cesser le petit nettoyage, tourna son visage vers le sol, puis posa les mains bien à plat pour se relever péniblement.

La douleur lui tordait la poitrine, irradiait son crâne. Son bas-ventre demeurait pris d’une crampe tenace. Sa compagne passa sa main dans son dos jusqu’à sa nuque.

— Dis-moi que tu n’es pas blessé.

L’inquiétude perçait dans sa voix. Elle se releva et saisit son épaule à deux mains pour le soulever. Lentement, l’homme retrouvait sa respiration. À la fin, il réussit à grommeler :

— Laisse-moi, je vais y arriver seul.

Il réussit à s’agenouiller difficilement, ses fesses reposant sur ses talons. Machinalement, ses mains tâtaient son estomac, comme si l’impact avait laissé une trace palpable. Un peu plus loin, des militaires échangeaient toujours des coups avec des travailleurs de la Basse-Ville. Parmi les insultes, les mots « lâche » et « couard » revenaient sans cesse. Ces enrôlés volontaires toléraient mal de voir autant de jeunes hommes portant toujours des vêtements civils et déambulant avec une jolie fille à leur bras. Leur résolution à payer le prix du sang souffrait de voir une autre communauté refuser ce sacrifice.

Sur la gloriette, dans leur uniforme chamarré, les membres de la Garde Champlain serraient leur instrument de musique contre leur corps, comme une armure. Tout le ridicule de leur tenue, de leur prétention martiale, sautait aux yeux.

— Les policiers arrivent, prononça Clémentine d’une voix qui se voulait rassurante.

Elle se tenait debout, n’osant plus toucher son compagnon. Une douzaine de constables, matraque au poing, se mêlèrent aux belligérants. Ils frappèrent sèchement les soldats paraissant vouloir poursuivre les hostilités, laissant fuir les autres. Dans ce genre de situation, les forces de l’ordre pouvaient aisément se trouver en difficulté.

Les civils profitèrent de la diversion pour quitter le terrain. Déjà, la plupart des badauds se dirigeaient vers leur domicile. Une vingtaine de jeunes gens leur emboîtèrent le pas en s’appuyant sur un compagnon ou une compagne. La plupart saignaient du nez ou de la bouche, d’autres ne voyaient plus que d’un œil, l’autre étant fermé par un œdème.

Édouard refoula un peu son orgueil et accepta l’aide de Clémentine pour se dresser sur ses pieds. La respiration sifflante, un peu plié vers l’avant, une main sur l’épaule de la jeune fille, il entama un long détour afin de se tenir loin des uniformes. La rue Saint-Anselme lui parut terriblement loin.

* * *

Vêtu de son seul caleçon, étendu sur le lit, l’homme récupérait de son altercation. Dans le petit lavabo de la salle de bain, Clémentine s’efforçait de faire disparaître les vomissures sur la veste et la chemise. Ensuite, elle devrait s’occuper de sa robe aspergée de limonade.

Ce soir-là, le condom resterait dans sa boîte cylindrique. L’homme tâta discrètement ses testicules pour s’assurer de l’absence de tout dommage. La douleur lui sciait le bas-ventre. Il ne pourrait se tenir tout à fait droit avant plusieurs heures.

— Frapper à coups de pied! commenta la jeune fille en venant le rejoindre. Ce n’est pas une façon de se battre.

Heureusement, elle garda pour elle l’essentiel de son commentaire : lancer une bouteille ne figurait pas non plus dans les usages habituels des affrontements entre hommes raisonnables.

— Tu ne sembles pas être capable de t’en empêcher! fit son compagnon d’un ton de reproche.

Clémentine demeura interdite. Son peignoir s’ouvrait un peu sur sa chemise, ses cheveux en désordre lui faisaient une amusante couronne dorée.

— M’empêcher de quoi?

— D’aguicher tout ce qui passe, surtout en uniforme. Les œillades, les sourires…

— … Tu ne parles pas sérieusement?

Elle le regarda, immobile. Après un moment, il continua, déjà un peu moins agressif :

— Où que l’on aille, dès que je me retourne, un homme vient te parler.

Exciter sa jalousie ne lui paraissait pas une mauvaise affaire. Déjà, dans le passé, l’attention des hommes avait suscité des commentaires acides, mais aussi un regain d’attention de la part de son amant.

— Tu crois que je le fais exprès? Les hommes me remarquent… Toi le premier, quand tu m’as offert cette balade en voiture.

— Tu avais besoin d’encourager ce type?

— Comment cela, l’encourager?

— Je te l’ai dit… Les sourires, la façon de bouger les yeux. Si tu lui avais simplement dit d’aller se faire voir ailleurs, rien de tout cela ne serait arrivé.

De nouveau, la surprise se lut sur le petit visage. Un peu plus et il la rendait responsable de toute l’échauffourée. Pourtant, les bagarres entre les militaires venus du reste du pays et les Canadiens français se multipliaient, les premiers reprochant aux seconds de ne pas assumer leur part de l’impôt du sang.

— Si tu ne sais pas te battre, ne commence tout simplement pas la bagarre et tiens-toi loin de ces hommes, siffla-t-elle entre ses dents. Qu’est-ce que cela te donne de me reprocher tout cela?

Son amant serra les poings jusqu’à blanchir ses jointures. La douleur à l’arrière de sa tête, le lieu de l’impact du second coup, irradia tout son crâne.

* * *

Marie se trouvait nue sous le drap et la couverture. Ils avaient quitté le restaurant à l’heure où les autres convives demandaient à voir la carte des desserts. Pareille connivence entre eux couronnait un repas à peine entamé tellement leurs yeux avaient de choses à se dire. La pension du politicien, rue d’Auteuil, possédait une entrée de service discrète. Ils avaient atteint la chambre sans croiser personne.

La pièce s’ornait d’une grande fenêtre donnant sur l’enceinte de la ville et, au-delà, sur le palais législatif. La chambre, assez grande, comptait un lit dans une alcôve, et dans la plus grande section, une table de travail, une chaise et deux fauteuils.

Paul revint du rez-de-chaussée avec une théière fumante. Les deux tasses étaient déjà sur la table, près du lit.

— L’endroit paraît désert. Les autres locataires doivent boire un verre au bar du Château Frontenac. Les débuts de session sont propices aux grandes conspirations.

— C’est heureux, car dans cette tenue…

Le député avait boutonné sa chemise tout de travers. Ses bretelles lui battaient les fesses. Il laissa échapper un grand rire en versant la boisson chaude.

— C’est vrai, je me serais attiré quelques remarques. Toutefois, comme la maison n’accueille que des hommes, personne n’hésite à se montrer un peu débraillé.

— Ce sont tous des collègues?

— Presque tous. La propriétaire aime louer à des gens qui sont absents pendant de longs mois chaque année.

Marie se redressa en prenant bien garde de tenir le drap contre sa poitrine, prit la tasse de thé et souffla un peu sur le liquide afin de le refroidir.

— Je suppose aussi que ces beaux messieurs reçoivent de bonnes amies, à l’occasion. Comme leur épouse se trouve parfois à l’autre bout de la province…

— Je ne l’ai jamais fait!

Paul se sentait déjà coupable d’avoir amené une femme dans son lit avant même le premier anniversaire de son veuvage. Son grand deuil durerait encore plusieurs semaines. La situation s’assimilait pour lui à un adultère commis à titre posthume.

Marie fit passer sa tasse dans son autre main et allongea la gauche afin de la poser sur le bras de son compagnon, maintenant assis près d’elle sur le lit.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Nous sommes seuls, nous ne trompons personne. De mon côté, je ne regrette pas notre relation, je suis heureuse de ce développement, aujourd’hui. Nous l’attendions tous les deux depuis l’été dernier.

— … Tu as raison, même si notre histoire ferait sans doute ricaner tous les censeurs de Québec, et ils sont légion. Nous avons droit à ce bonheur.

Il parlait comme un homme désireux de s’en convaincre. Après une gorgée de thé, il se tourna vers elle et, dans un sourire timide, demanda :

— C’est vrai, tu ne regrettes pas?

— Mon seul regret, c’est que tu n’aies pas un exemplaire de ce curieux « tube » dont tu as parlé tout à l’heure.

L’homme avait accepté de bonne grâce de limiter leurs jeux amoureux aux pratiques ne comportant pas le risque de mettre sa compagne enceinte. Toutefois, il avait exprimé sa déception de ne pas avoir l’un de ces condoms évoqués à voix basse par certains collègues. Marie revenait sur le sujet, soucieuse pourtant de dissimuler sa parfaite connaissance de cette protection, dont elle avait fait usage lors de l’épisode délicieux de 1908.

— Depuis que les soldats ont envahi la ville, ce genre de chose devient très facile à trouver.

— Me diras-tu si des visiteuses discrètes hantent parfois ces lieux?

Avant de répondre, Paul posa sa tasse, se leva pour se débarrasser de son pantalon, soucieux de faire vite afin de ne pas exposer ses fesses velues et son sexe flasque, puis se glissa sous la couverture. Sa compagne se tassa un peu pour lui faire de la place, pas assez toutefois pour se priver du contact de son corps, de l’épaule jusqu’à son pied gauche.

— Cela arrive parfois. Certains ont une bonne amie à Québec pendant des années.

— Et une épouse sagement restée dans leur comté avec les enfants?

— Oui.

— D’autres trouvent sans doute une « amie » de passage, en échange d’un dollar.

L’homme se concentra un moment sur sa tasse de thé. Son épouse n’abordait jamais des questions de ce genre, au point où il se plaisait à croire à son ignorance des turpitudes de certains de ses semblables. Maintenant, il se doutait bien qu’aucune femme un tant soit peu intelligente ne passait sa vie dans l’inconscience de cette réalité.

— Cela arrive aussi, consentit-il enfin. Chacun fait semblant de ne rien voir, de ne rien entendre.

— Je tiens à être la seule, murmura Marie. Sans doute voudras-tu un jour cesser de me voir. Je ne ferai pas de drame. Toutefois, d’ici là, je ne souhaite pas te partager. Surtout pas avec une prostituée.

Il tourna la tête pour la regarder. La lumière électrique posée sur la table de chevet jetait une lumière jaunâtre dans la pièce. La lourde tresse de ses cheveux s’était un peu défaite. Le profil demeurait étrangement pur, juvénile, chez cette mère de deux grands enfants.

— Tu sais bien qu’entre nous, c’est pour toujours.

Elle glissa sa main droite sous la couverture, la posa sur le haut de la cuisse nue et esquissa une caresse en disant :

— Je n’ai pas besoin de cette promesse-là. Je veux juste avoir l’assurance que si un jour tu désires quelqu’un d’autre, tu sortiras d’abord de ma vie. De mon côté, je peux t’assurer de la même chose. Aussi longtemps que je serai à toi, je serai à toi seul.

Elle ne lui expliquerait pas les mœurs de feu son époux. Cependant, jamais elle ne tolérerait à nouveau de recevoir un bouquet de fleurs en guise d’offrande expiatoire pour une escapade sexuelle. Résolue à devenir peu économe de ses faveurs, elle voulait que son amant s’en satisfasse exclusivement. Celui-ci se retourna vers elle pour déclarer :

— Je réalise depuis l’été dernier que je ne peux vivre sans une femme dans ma vie. Je n’en veux pas deux, mais une seule. Et je désire que ce soit toi.

La petite main chaude sur sa cuisse rendait sa tasse de thé un peu fade, tout d’un coup. Il la posa sur la table de chevet, fit de même avec celle de sa compagne, puis s’allongea sur le côté afin de lui faire face.

— C’est curieux, mais j’aime que tu sois tellement différente…

Paul n’osa pas ajouter « … d’Amélie, ma première épouse ». Marie le comprit sans peine. Sa main passa sur la hanche, effleura le flanc sous la chemise.

— Même ta façon de me titiller sur la question du vote des femmes… Il y a un an, les mêmes paroles m’auraient semblé étranges. Je me surprends parfois à trouver tout naturel que mes filles profitent aussi de ce droit, à vingt-et-un ans.

— Je suis heureuse d’avoir cette influence sur toi… Mais ne compte pas sur moi pour convaincre tes collègues plus obtus.

La main tenait maintenant fermement le sexe devenu raide et amorçait un léger mouvement de va-et-vient. L’enjeu du suffrage féminin s’estompa des esprits. Un bras puissant ramena le corps de Marie tout contre celui de son compagnon, une bouche parcourut son cou, chercha son oreille.

* * *

Même si la journée gardait un peu de la chaleur de l’été, la nuit se révélait fraîche. La mauvaise saison s’annonçait déjà; les vitrines ne présentaient plus que des paletots et des chapeaux de feutre. Au moment de quitter la rue d’Auteuil au bras de son amant, Marie demanda :

— Tes filles se portent bien, m’as-tu dit tout à l’heure. Tu les as vues au couvent?

— Ce sera ma routine pour toute la session législative. La messe le matin, et à deux heures, je me présente au parloir du pensionnat. À quatre heures, une vieille religieuse revêche vient me mettre dehors.

Après un long silence, il poursuivit :

— Toutes les deux paraissent résolues à tirer le meilleur parti de la situation. Amélie a ses amies, Françoise essaie d’apprendre le plus possible.

Ils parcouraient le chemin Saint-Louis. Les rares passants, tous des hommes, hésitaient avant de les saluer. À cette heure, aucun couple respectable ne se trouvait encore dehors. Le Château Frontenac offrait toutefois des fenêtres brillamment illuminées. Même la nuit, le grand édifice ne s’endormait jamais tout à fait.

Puis, le couple s’engagea bientôt dans la rue de la Fabrique, et se trouva devant le magasin ALFRED. Paul s’arrêta pour s’entendre dire :

— Nous allons descendre jusqu’au coin, puis revenir vers l’arrière. Ce sera plus discret si je passe par la ruelle.

Il regarda autour de lui. La rue paraissait déserte, les fenêtres des édifices présentaient autant de grands rectangles sombres. Toutefois, des voisins pouvaient se tapir dans l’obscurité afin de surveiller les environs. Cela méritait un petit détour.

Dans la cour arrière, la protection d’un mur un peu branlant leur permit d’échanger un dernier baiser brûlant.

— Dans ma routine du dimanche, s’enquit Paul, après le monastère des ursulines, pourrais-je compter te voir?

— Le curé le matin, les religieuses l’après-midi, la pécheresse en soirée. Tu ne crains pas pour ton âme?

L’homme serra ses bras sur le corps gracile et murmura avec une pointe d’impatience dans la voix :

— Ne dis pas ce mot… pécheresse. Plus jamais.

Marie fut émue par cette protestation et apprécia encore plus les mots suivants :

— Je ne pense pas cela de toi, je ne pense pas cela de ce que nous vivons ensemble.

— Je retire ce mot, consentit-elle d’une petite voix. Tu as raison, et à moins d’un contretemps, je t’offrirai tous les dimanches que tu désireras…

Leurs lèvres se soudèrent à nouveau. Marie grimpa ensuite l’escalier de service plutôt raide en se tenant à la rampe, chercha sa clé dans son sac un moment. Le bruit métallique du loquet tiré la fit sursauter. La porte donnant sur la cuisine s’ouvrit pour révéler une Gertrude un peu échevelée, en chemise de nuit.

— J’ai entendu du bruit, grommela-t-elle en se tassant un peu de côté pour laisser passer sa patronne.

— Plutôt, vous êtes restée debout à m’attendre… Comme je vous soupçonne de l’avoir souvent fait à l’époque des frasques d’Alfred.

La domestique ne daigna pas répondre. Elle s’approcha du poêle et vérifia l’état du feu en approchant sa paume de la surface de fonte.

— Je peux vous faire du thé, si vous voulez.

— Non, cela m’empêcherait de dormir. Bonne nuit.

Elle s’apprêtait à sortir de la pièce quand Gertrude demanda dans un souffle :

— Il est bien? Je veux dire… comme personne.

Puis, reprenant ses sens, elle s’empressa d’ajouter :

— Je m’excuse, Madame. Je ne sais pas ce qui m’a pris…

— Entre amies, je vais vous le dire. Il est très bien. Je crois que je suis heureuse… Pas juste en sécurité, comme du vivant d’Alfred, mais heureuse.

— Profitez-en, vous le méritez.

La femme esquissa encore le mouvement de quitter la cuisine, pour entendre encore :

— Dites-lui de venir ici…

— Pardon?

— Au lieu de vous rendre chez lui, et d’attirer l’attention au moment de rentrer, demandez-lui de venir ici. Par la ruelle, c’est discret. De son côté, sa réputation ne risque rien, les hommes se promènent dehors toute la nuit sans que personne ne trouve à redire. Jamais on aura la même indulgence à votre égard.

Marie demeura songeuse, consciente qu’au moment de revenir de la rue d’Auteuil, de nombreuses personnes pouvaient la reconnaître. À la fin, elle chuchota :

— À cause des enfants, je ne peux pas.

— Ils comprennent, ils savent que vous êtes amoureuse. Cela se voit sur votre visage. Ce soir, ils se doutaient bien de la raison de votre absence.

— Douter, ce n’est pas tout à fait savoir. Je ne peux pas recevoir un homme dans la maison. Enfin, pas mon amant.

Sur ces mots, sans rien écouter de plus, Marie regagna sa chambre.

* * *

Les journées de Fernand Dupire recelaient peu de surprises. Au fil des mois, son père lui confiait un nombre croissant de dossiers, pour la plupart ceux de personnes de moins de quarante ans. Il se réservait toutefois les situations les plus délicates, et les personnes connues depuis des décennies, qui souffriraient d’une rupture de leur vieille relation d’affaires.

Recevoir des visiteurs consommait la moitié du temps du jeune homme, y compris parfois en soirée. Les recherches, la rédaction des actes, occupaient tout le reste. Ce genre de travail demeurait toutefois poreux et réservait des moments pour converser avec ses parents ou même avec Antoine. Dans son cas, bien sûr, le babillage sans fin constituait un piètre échange d’idées.

Au moment de se rendre à la cuisine afin de se verser une nouvelle tasse de thé, il entendit une voix enjouée prononcer :

— Alors, mon petit monsieur, on est tout propre, maintenant?

Il découvrit Antoine nu comme un ver, soutenu par Jeanne, les deux pieds s’agitant dans une bassine de zinc posée sur la table. La domestique, enthousiaste, lui permettait de tester la force de ses petites jambes. Quand elle aperçut son patron à l’entrée de la pièce, elle précisa, en guise d’explication :

— Je trouve plus simple de faire sa toilette ici…

— Oui, je sais. De toute façon, il n’a pas encore appris à être intimidé, dans cette tenue.

Le garçon offrait à la vue un corps toujours luisant d’humidité, un ventre et des fesses rebondies, des membres potelés. Son visage joyeux et son gazouillis témoignaient bien que l’idée de couvrir sa « honte » ne l’habitait pas encore.

La domestique l’enveloppa dans une grande serviette de toile avant de le prendre dans ses bras et, en s’adressant au petit :

— Tout de même, on ne restera pas dans ce bel habit de peau toute la journée, mon grand.

L’enfant regardait en direction du nouveau venu et tendait les bras en émettant un son qu’une personne très optimiste aurait pu confondre avec un « papa ».

— Oui, c’est ton papa, répondit Jeanne. Tu veux aller le rejoindre?

Le geste de la tête semblait un assentiment. La jeune femme s’approcha et tendit un Antoine plutôt excité à son père. Au moment de le prendre, le dos de la main de Fernand effleura l’un de ses seins.

— Je… je m’excuse, bredouilla-t-il.

— Ce n’est rien. Vous vouliez du thé?

Son sourire engageant permit au jeune notaire de retrouver sa contenance.

— Oui. J’ai tendance à laisser refroidir la tasse. Finalement, je finis par en boire assez peu.

— J’ai mis de l’eau à chauffer, tout à l’heure. Je vais vous en préparer du frais.

Elle étira les bras afin de prendre une théière sur une étagère, révélant ainsi le galbe de sa poitrine dans son mouvement. Tout en ne perdant rien du joli spectacle, l’homme fit semblant de participer au babillage de son garçon, soudainement passionné par les mystères de son nœud de cravate. Elle rinça la porcelaine avec un peu d’eau bouillante, puis chercha du Earl Grey dans une boîte en fer blanc.

Au moment où la boisson commençait à infuser, elle vida la bassine de zinc ayant servi au bain de l’enfant dans l’évier, commença par la rincer avant de se livrer à un nettoyage en règle.

— Vous vous occupez très bien de lui, commenta Fernand. J’espère que le surcroît de travail ne vous pèse pas trop.

— Travail? M’occuper d’Antoine est un plaisir…

Elle s’interrompit, se mordit la lèvre inférieure avant de convenir dans un sourire :

— Je ne devrais pas dire cela. Vous voudrez couper mes gages, maintenant.

— Cela ne risque pas d’arriver. Je comprends seulement que vous aimez vous occuper de ce gros garçon.

L’homme essayait d’empêcher les petites mains de s’emparer tout à fait de sa cravate. La dernière fois, l’accessoire avait rapidement fait office de tétine.

— Il est si gentil. Le portrait de son père.

L’audace du propos troubla la jeune femme. Elle alla ranger la bassine et revint pour poser les mains sur la théière afin d’apprécier la chaleur de la porcelaine.

— De toute façon, vous le savez bien, j’avais peu à faire avant sa naissance.

— Cela n’enlève rien à mon appréciation. Vous vous en occupez très bien. Il a de la chance de vous avoir.

Plutôt innocents, ces mots ajoutèrent tout de même au malaise de Jeanne. Ils contenaient un reproche implicite à l’égard de la mère, réfugiée toute la journée dans son petit salon, à l’étage, sans doute encore absorbée dans une romance à deux sous. Cet enfant disait ses premiers mots, s’essayait à ses premiers déplacements avec une autre personne que celle lui ayant donné le jour.

Jeanne s’approcha pour prendre Antoine de nouveau. L’homme s’attacha cette fois à éviter de laisser ses mains outrepasser les règles de la bienséance. Le bébé ne partageait pas ce souci : en mettant ses bras autour du cou de la domestique, il fit tomber à moitié la coiffe amidonnée.

— Fais attention, trésor, tu vas m’arracher une mèche de cheveux…

Le petit couvre-chef blanc pendait à demi sur le côté gauche de la tête, une petite main le secouait un peu, sans y mettre beaucoup de délicatesse.

— Attendez, je vais l’enlever tout à fait.

Fernand souleva la coiffe, enleva les épingles qui la retenaient encore aux cheveux. Le contact des boucles noires, brillantes, le troubla un peu plus que de raison. Il demeura un moment emprunté, l’ornement à la main.

— Posez-la sur la table, je reviendrai la chercher tout à l’heure. Vous feriez bien d’apporter la théière dans votre bureau. La boisson restera chaude un peu plus longtemps.

L’homme fit comme on le lui disait et emboîta le pas à la domestique. Au moment où elle s’engageait dans l’escalier, sous prétexte de faire un salut du bout des doigts à son garçon, il regarda la jeune femme gravir les marches et apprécia les cuisses et les fesses soulignées par la jupe de serge noire.

* * *

Des mois après son accouchement, Eugénie se plaignait encore de douleurs au bas du dos et au bas-ventre. Pour ajouter à son confort, elle plaçait un oreiller au milieu du lit, entre son époux et elle, afin d’y placer l’un de ses genoux replié. Avec une régularité un peu lassante, elle répétait :

— Je me sens tellement désolée de t’imposer cela. Avec tout l’espace disponible dans cette maison, aménager une autre chambre pour toi ne poserait aucune difficulté. Ce ne serait que pour quelques mois…

Le gros notaire la soupçonnait d’exagérer l’étendue de ses malaises. Ceux-ci, tout comme ses mouvements brusques au cours de la nuit, paraissaient avoir pour seul objectif de le convaincre d’accepter le principe des chambres séparées. Sa résistance faiblissait. Éventuellement, le manque de sommeil le conduirait à céder. Une fois exilé dans une autre pièce, ce serait pour toujours, sans doute, malgré les affirmations de sa femme. Les rapprochements physiques s’estomperaient de façon dramatique, puis disparaîtraient.

Son verre de whisky à la main, il contempla longuement les ombres de la rue déserte. Septembre s’achevait déjà. Bientôt, ce serait le second anniversaire de son mariage. Le souvenir de sa « grande demande » amena un rictus dépité sur ses lèvres. Heureusement, un bruit familier lui parvint de l’escalier. Il se dirigea vers le meuble contenant les bouteilles et les verres, versa un sherry alors que Jeanne gagnait son fauteuil habituel.

— Profitez-en, commenta-t-il en lui tendant le verre. Si MgrBégin mène à bien sa campagne en faveur de la prohibition, bientôt, nous aurons du mal à nous procurer de l’alcool.

L’homme s’installa sur le canapé et posa son propre verre sur une table basse.

— Le cardinal souhaite la tenue d’un référendum sur cette question?

— Oui. La population se prononcera sur la pertinence d’établir la prohibition de la vente d’alcool sur le territoire de la ville.

— Même si cela se passait, les gens pourront toujours aller dans une ville voisine afin de faire leurs provisions. Cela ne posera pas de difficulté pour vous.

Elle prenait l’affirmation au pied de la lettre, comme si son employeur craignait vraiment de se voir priver de ces boissons.

Depuis l’adoption de la Loi Scott au siècle précédent, une municipalité pouvait bannir la vente d’alcool de son territoire. En cas de victoire des « secs » sur les « mouillés », le gouvernement fédéral n’aurait d’autre choix que d’adopter un arrêté en ce sens, limité au territoire de la ville.

— Que pensez-vous d’une mesure de ce genre? questionna Jeanne, hésitant maintenant à avaler le contenu de son verre.

— Je sais que dans beaucoup de ménages, et pas seulement chez les ouvriers, des pères de famille condamnent leurs enfants à la faim en buvant leur paie.

Le signe d’assentiment de la domestique passa inaperçu dans l’obscurité. Ce scénario, de même que les scènes de violences aveugles résultant parfois des abus, lui étaient familiers.

— Mais la plupart des gens demeurent très raisonnables, comme vous et moi. Faut-il nous priver de prendre un coup une fois de temps en temps sous prétexte que certaines personnes n’arrivent pas à se contrôler?

— … Vous voterez donc avec les « mouillés » si cette consultation a lieu?

— Oui, sans doute.

— Et votre père?

Le ton de la jeune femme trahissait son amusement. Le vieux notaire et sa femme lui rappelaient les grenouilles de bénitier de son village natal.

— Il votera certainement avec les « secs ».

Fernand vida son verre, puis résista à la tentation de s’en verser un autre tellement il tenait à figurer parmi les gens raisonnables évoqués un instant plus tôt. Après une longue pause, elle chuchota :

— Les journaux ajoutent sans cesse de nouveaux détails affreux au sujet de la grande bataille.

— Courcelette? Oui, je sais. Les correspondants de guerre européens livrent lentement leurs histoires, les journaux d’ici les reprennent au fur et à mesure de la réception des communications télégraphiques. Ce sera pire encore quand les publications britanniques et françaises arriveront jusqu’ici grâce aux transatlantiques.

Déjà, Fernand avait expliqué à son employée que les nouvelles les plus importantes des champs de bataille arrivaient presque au moment de l’événement, grâce aux télégrammes des grandes agences de presse. Toutefois, les détails étaient connus une semaine plus tard, au mieux, le temps pour les navires de couvrir toute la distance.

— Tant de personnes, des Canadiens français, se sont fait tuer ou estropier!

L’homme jugea inutile de préciser que leurs compatriotes comptaient pour bien peu parmi les victimes de la boucherie de la Somme.

— J’ai des frères plus jeunes, vous savez, murmura-t-elle après un moment. Certains sont en âge de s’enrôler.

— Ils seraient prudents de penser au mariage.

— Ce ne sont pas des « marieux ».

« Ce qui ne les rend sans doute pas plus malheureux », songea son interlocuteur. Cela le ramena au sujet habituel de ses réflexions. Après un moment, il glissa :

— Je vous remercie encore pour votre façon de prendre soin d’Antoine. Eugénie ne se révèle pas trop… maternelle, je le crains.

La jeune épouse tolérait sans mal de donner le sein à son garçon. Son premier motif, soupçonnait Fernand, devait tenir à son désir d’éloigner la prochaine naissance. Pour le reste des soins, elle affichait une relative indifférence.

— Elle s’en occupe de son mieux, fit la domestique.

— Vous avez sans doute raison. Tout de même, je suis heureux que vous soyez là.

Jeanne posa son verre vide sur la table, un peu troublée, désireuse surtout d’abandonner un sujet de conversation aussi délicat. Un instant plus tard, elle eut l’impression d’entendre un bruit léger venir de l’escalier. Puis, Fernand prononça :

— D’ici quelques mois, nous le verrons courir un peu partout dans la maison.

Pendant quelques minutes, les progrès d’Antoine retinrent leur attention.

Eugénie se trouvait penchée au-dessus de la rampe, mince dans sa robe de nuit blanche, discrète et légère comme un fantôme. À vingt ans de distance, elle renouait avec sa vieille habitude d’écouter les conversations des autres. Toutefois, l’idée ne lui était maintenant plus inspirée par une femme un peu folle.