6

Depuis quelques semaines, Eugénie s’inquiétait de la nouvelle attitude de Fernand. L’homme demeurait toujours aussi prévenant, mais sa disposition à rougir pour un rien s’estompait. Après des années à la regarder de bas en haut, la nouveauté d’un point de vue de même niveau lui donnait plus d’assurance.

Comme personne n’avait mis la jeune femme au courant des tractations menées en 1908, il lui était impossible de se douter que la trace de sa faute reposait dans un petit classeur du cabinet Dupire. Ses interrogations sur le changement d’attitude de son compagnon ne la menaient nulle part.

— Pour changer, nous pourrions marcher vers l’ouest, suggéra-t-il au moment d’atteindre la Grande Allée. Les sentiers du parc des Champs-de-Bataille doivent être accueillants.

— Si vous voulez. Les aménagements récents rendent une certaine justice à la beauté des lieux.

L’argent amassé lors des grandes célébrations du tricentenaire avait permis d’exproprier certains spéculateurs et de tracer un entrelac de pistes ombragées. Toutefois, la manufacture de fusils Ross, tout comme la grande prison de Québec, défiguraient toujours les lieux, comme deux énormes verrues sur une face autrement fort belle.

— À moins d’accepter l’idée d’un célibat perpétuel, je devrai bientôt penser au mariage, annonça l’homme au détour d’un sentier.

Ces paroles inattendues frappèrent sa compagne comme un coup à l’estomac. Elle pressa sa main sur le pli du coude de Fernand. La façon un peu désolée de présenter ce constat ne rappelait guère l’amoureux toujours transi des dernières semaines.

— Je suppose que vous avez raison… quoique ni le droit canon ni le droit civil n’imposent un âge limite.

— Vers l’amont de la vie, vous avez raison. Dans l’autre sens, vous en conviendrez, une trop grande jeunesse présente parfois un obstacle insurmontable. J’ai abordé, très indirectement bien sûr, le sujet avec vous il y a bien longtemps déjà. À ce moment, j’en conviens aujourd’hui, il me manquait quelques années pour présenter un parti convenable.

Eugénie pâlit sous son chapeau en forme de grande cloche. La paille cédait maintenant la place au feutre, et le bleu pervenche à une teinte plus foncée. L’homme à ses côtés abordait le sujet de cette pénible période de son existence d’une voix assurée… et même un peu distante. Il s’arrêta, la força à le regarder. Elle devait dire quelque chose.

— Vous avez raison : vous commenciez tout juste vos études de droit.

Mieux valait évoquer cette réalité professionnelle plutôt que ses propres espérances, bien niaises à l’époque. Elle avait contemplé ce prétendant rougissant depuis la hauteur vertigineuse de ses illusions. Après des années de vaine attente, la jeune femme affrontait la cruelle réalité : personne ne s’était intéressé à elle.

L’ambiguïté des paroles de son compagnon la troublait, surtout. Rien, dans les mots prononcés, ne permettait de conclure à la présence du gros notaire parmi les prétendants.

— Souhaiteriez-vous vous asseoir sur ce banc? proposa-til au détour d’une allée.

Après un hochement de tête, elle abandonna son bras pour s’installer. Un instant plus tard, l’homme posait ses fesses sur les planches de bois rendues grises par les intempéries, à quelques pouces de sa compagne. Pendant de longues minutes, il ressassa ses souvenirs, le regard perdu sur le fleuve des dizaines de verges plus bas. Au moment où la jeune fille prétentieuse, arrogante même, levait le nez sur lui, elle se révélait disposée à se laisser prendre et engrosser par un marin de passage.

Le piédestal sur lequel il la plaçait alors gisait maintenant en mille miettes sur le sol. Fernand ne la cherchait plus au firmament, parmi les anges éthérés. Son embonpoint et sa calvitie devenaient des défauts bien véniels. Le péché de la chair flétrissait bien profondément comparé à quelques ingratitudes anatomiques.

— De votre côté, demanda-t-il enfin, l’idée du mariage présente-t-elle un certain intérêt?

Même l’esprit le plus optimiste ne pouvait considérer cela comme une « grande demande ». Eugénie marqua une pause avant de dire d’une voix blanche :

— Avec une personne convenable, respectable, je serais heureuse de faire le grand saut.

Son compagnon tourna la tête à demi pour regarder le profil féminin. Exsangue, sentant sur elle le regard inquisiteur, elle baissa les paupières et retint son souffle. La laissée-pour-compte venait de confesser ses bonnes dispositions. Les mots suivants scelleraient le sort de sa vie.

L’homme reporta à nouveau ses yeux sur le fleuve, et au-delà, vers la ligne verdoyante de la rive sud. Puis, il murmura:

— Les jours deviennent déjà plus courts. Si nous voulons marcher encore un peu avant de rentrer, autant quitter ce banc.

Debout devant elle, il lui offrit son bras, une expression de gêne figée sur le visage. La jeune femme accepta son aide pour se lever : tremblantes, ses jambes risquaient de se dérober sous elle.

* * *

Après cette étrange conversation, les rencontres entre les deux jeunes gens se poursuivirent avec la même régularité, même si le malaise entre eux s’avérait palpable. Tout semblait les destiner à une amitié, non, un compagnonnage plein de rancœurs sourdes, comme il pouvait en exister entre un vieux garçon et une vieille fille.

Puis, le 23 septembre, alors qu’Eugénie feuilletait une revue féminine dans le petit salon, Jeanne vint de la cuisine afin de la prévenir.

— Monsieur Dupire est au téléphone. Il souhaite vous parler.

— Nous n’avons aucun rendez-vous ce soir…

Surprise, la domestique leva les sourcils. Pareille réponse ne l’aidait en rien.

— Mon père se trouve-t-il dans la bibliothèque?

— Il est sorti tout à l’heure.

— Je prendrai donc l’appel dans cette pièce.

Le bureau paternel offrait certainement plus de discrétion que la cuisine, où les oreilles d’une bonne et d’une cuisinière demeuraient attentives. Un instant plus tard, elle portait l’écouteur de bakélite à son oreille et prononçait dans le cornet du même matériau :

— Bonsoir, Fernand. Je suis désolée de vous avoir fait attendre.

— Ce n’est rien. Puis-je venir vous voir tout de suite?

Un claquement sec se fit entendre sur la ligne. Jeanne venait de raccrocher l’appareil de la cuisine ou alors elle feignait l’avoir fait.

— … Bien sûr. Vous êtes toujours le bienvenu dans cette maison.

— À tout à l’heure.

Elle répondit par les mêmes mots, songeuse. À peine cinq minutes plus tard, le bruit du heurtoir de bronze contre la porte la tira de sa rêverie.

— Laissez, je vais ouvrir moi-même, indiqua-t-elle à la domestique venue de la cuisine.

— Vous voulez que je prépare quelque chose? Du thé?

— À cette heure-ci, notre visiteur préférera sans doute une boisson plus conséquente. Je m’en occupe.

Bientôt, Eugénie ouvrit la porte. Le jeune notaire offrait un visage un peu tourmenté, comme s’il était chargé d’une mission bien incertaine.

« Ou plutôt, un homme bien incertain de la mission dont il s’est chargé », songea la femme. Elle prononça à haute voix :

— Bonsoir, encore une fois. Le mieux est d’occuper le bureau de mon père. C’est l’endroit le plus discret de la maison. Vous jugerez sans doute cela préférable.

Dans la grande pièce lambrissée de noyer, elle lui désigna l’un des fauteuils près de la cheminée et s’approcha d’un petit meuble en demandant :

— Je peux vous offrir quelque chose à boire?

— … Si vous m’accompagnez.

— Je prendrais volontiers un porto.

— Dans ce cas, un whisky… sans rien ajouter.

Eugénie lui tendit un verre avant de s’asseoir dans le second fauteuil. Alors que son compagnon avalait la moitié de sa boisson d’une lampée, elle lissa le tissu de sa robe sur ses cuisses. Fernand contempla un moment le visage très pâle, les cheveux d’un blond un peu fade noués sur la nuque.

— Acceptez-vous de m’épouser?

Puis, il s’empressa d’ajouter :

— Je m’excuse de demander cela de but en blanc. Je suppose qu’il existe des usages en la matière, mais je ne les connais pas.

— Ma belle-mère pourrait vous le dire. Je suis aussi néophyte que vous. Personne ne m’a jamais posé la question.

Elle marqua une pause, avala la meilleure part de son verre de porto, puis prononça enfin d’une voix mal assurée :

— Oui, j’accepte… avec plaisir.

Dans un mois, jour pour jour, ce serait son vingt-cinquième anniversaire. Ou elle se mariait très vite ou elle compterait parmi les personnes célébrées lors de la prochaine Sainte-Catherine. La poitrine de Fernand se dégonfla lentement. Aucun prétendant, après avoir reçu une réponse positive à cette question, ne devait demeurer calé dans un fauteuil, à cinq pieds de l’heureuse élue.

Tous deux se levèrent en même temps et parcoururent chacun la moitié de la courte distance les séparant. Les mains de l’homme se posèrent sur la taille fine et ses lèvres sur la bouche un peu crispée. Le contact n’émut ni l’un ni l’autre. En allait-il de même chez tous les couples, en pareille circonstance? Le poids des émotions anesthésiait sans doute les sens.

Ils reprirent leur place. Eugénie posa ses mains dans son giron pour demander :

— Avez-vous songé à une date?

— Pas vraiment, mais nous avons tellement attendu… Qu’en pensez-vous?

— Vous me feriez un grand plaisir si la cérémonie se déroulait avant le 23 octobre. C’est un vendredi.

La surprise laissa Fernand bouche bée. Comment expliquer un empressement aussi soudain? Son regard se porta furtivement sur la taille de sa… promise. Se pouvait-il qu’encore une fois?… Non, pareil soupçon frisait le ridicule.

— Que penseront les gens d’une pareille hâte?

— Les gens nous voient ensemble un jour sur deux depuis trois mois. Tous savent que nous nous connaissons depuis l’enfance. Ils penseront sans doute que nous avons bien tardé… ce dont je suis la seule responsable, j’en conviens.

Pourquoi lui expliquer l’importance de devancer un peu ses vingt-cinq ans? Au contraire, cette coquetterie lui paraissait trop puérile pour l’étaler.

— Si je compte rapidement, commença son compagnon, le samedi 17 octobre serait le plus opportun. Cela donne un peu plus de trois semaines. L’Église devra accorder une dispense pour la publication des bans.

— Mais nous le savons tous, votre père bénéficie d’un accès facile au palais cardinalice. Cela ne lui posera certainement aucune difficulté.

— Un délai aussi court rend impossible la tenue d’une grande cérémonie.

— J’accepte avec joie de vous épouser, mais je vous demande encore une faveur : une célébration discrète, puis une réception se limitant à la famille immédiate, dans cette maison ou dans celle de vos parents.

Les mariages à la sauvette tenaient souvent aux privautés entre les fiancés. Dans ces cas, les commères scrutaient leur calendrier et comptaient les jours entre la cérémonie et la première naissance. Encore une fois, le jeune homme secoua la tête pour chasser le soupçon tenace.

— Vous savez, insista Eugénie, de mon côté, la famille se réduit vraiment à mes parents et à Édouard. Mon seul oncle, Alfred, a été enterré en juin. À part cela, j’ai des cousins et des cousines que je reconnaîtrais difficilement si je les croisais dans la rue.

— Il en va un peu de même chez moi. Je suis d’accord pour la réception. Toutefois, il sera impossible de contrôler les entrées à la basilique. La cérémonie de mariage elle-même est un événement public.

La jeune femme n’osa pas évoquer la sacristie, à une heure si matinale que personne ne serait encore levé. Cette solution, adoptée par Alfred des années plus tôt, ne convenait pas pour des notables de la Haute-Ville. Elle donna son accord d’un hochement de tête.

— Il demeure encore une question que je veux aborder avec vous, commença-t-il, un masque d’inquiétude sur le visage.

« Non, il ne peut pas savoir », songea spontanément sa compagne.

— Je ne vois aucune raison d’habiter ailleurs que chez mes parents. L’espace ne manquera certainement pas : les anciens propriétaires de cette grande maison ont élevé sept ou huit enfants.

Fuir la présence de la seconde épouse de son père justifiait-il la présence quotidienne de la mère de son époux? Le vieux couple obèse paraissait très ennuyeux. Cela lui parut immédiatement plus facile à supporter comparé aux attentions condescendantes d’Élisabeth.

— Vous avez raison. En plus, vous travaillez dans cette maison tous les jours. Acheter un autre domicile s’avérerait tout à fait déraisonnable, dans ces circonstances. Toutefois, le décor me paraît un peu…

— Défraîchi? Lugubre même? Je partage votre opinion. Le style victorien a fait son temps. Nous pourrons remettre au goût du jour les pièces familiales, tout comme celles que nous partagerons.

Eugénie aspira profondément, ferma les yeux un bref instant, puis conclut :

— Dans ce cas, tout sera pour le mieux, n’est-ce pas?

Un bruit venu de la porte d’entrée empêcha Fernand de répondre.

— Voilà mon père qui est de retour. Souhaitez-vous lui parler dès ce soir?

— … Oui, bien sûr.

Le gros mensonge passa inaperçu. L’homme aurait aimé mettre ses parents au courant des derniers développements d’abord, jauger leur réaction et aborder ensuite son futur beau-père. D’un autre côté, si la cérémonie se tenait vraiment dans moins d’un mois, les choses devraient se mettre en branle.

La fille de la maison quitta son siège prestement et ouvrit la porte de la bibliothèque au moment où son père s’engageait dans l’escalier menant à l’étage.

— Papa, commença-t-elle pour attirer son attention.

Rendu près de la première marche, elle continua.

— Fernand souhaite te parler. Tout de suite.

Thomas Picard regarda le gros garçon intimidé debout près de la porte de la bibliothèque et comprit immédiatement. Les usages voulaient que le prétendant s’assure d’abord de l’accord de la femme de ses rêves au sujet de ses projets de mariage. Le père accordait ensuite la main de sa fille à ce dernier. Dans ce cas précis, à cause de son âge, Eugénie aurait pu braver un interdit de sa part. Cela n’arrivait toutefois que bien rarement.

— D’accord. Nous attendras-tu dans le petit salon?

Elle hocha de la tête et se dirigea vers la pièce située en face, de l’autre côté du corridor.

— Vous avez pris les devants, observa le commerçant en voyant les verres vides posés sur un guéridon. En désirez-vous un autre?

— Après, si vous le voulez bien.

— Dans ce cas, j’attendrai aussi. Reprenez votre place et dites-moi ce dont je me doute.

Fernand retrouva son fauteuil et attendit que son hôte se cale dans le sien avant de prononcer :

— Voulez-vous m’accorder la main de votre fille?

— Je devine qu’elle vous a déjà donné son accord.

— Tout à l’heure. Comme vous le savez, je suis l’associé de mon père dans le cabinet…

Thomas leva la main pour l’interrompre, puis déclara :

— Je ne doute pas du tout de votre capacité à lui assurer un niveau de vie convenable. Si elle a accepté, il ne me reste plus qu’à vous donner ma bénédiction à tous les deux. Mon seul regret est que la chose ne se soit pas faite beaucoup plus tôt. Eugénie a eu tort de vous repousser alors. Elle le réalise certainement aujourd’hui. Je vous ai toujours considéré comme un bon parti.

Le marchand marqua une pause afin de rompre avec son ton pompeux, puis reprit avec une mine narquoise :

— Au fond, votre seul défaut est de voter conservateur. Mais dans les circonstances présentes, cela peut même présenter un avantage.

Le futur marié répondit d’un sourire entendu. Rien ne lui permettait de douter de la sincérité de ces paroles : habituellement, les pères se montraient plus enclins que leur fille à le considérer comme un prétendant convenable. Thomas demanda après un nouveau silence :

— Avez-vous songé à une date?

— Le 17 octobre.

L’homme émit un petit sifflement, puis convint après une pause :

— Une échéance bien courte, mais les obstacles seront faciles à lever. Je nous verse chacun un verre, puis nous irons rejoindre la promise.

Un instant plus tard, Thomas posait son cognac sur un guéridon et embrassait sa fille en lui murmurant « félicitations » à l’oreille. En réalité, il se congratulait lui-même : la catastrophe de 1908 se terminait finalement plutôt bien.

— Je monte, afin de demander à Élisabeth de se joindre à nous.

La grimace d’Eugénie lui échappa. Quelques minutes plus tard, la jeune femme, raidie, toléra mal l’étreinte de sa belle-mère, recevant ses bons mots avec un « merci » à peine audible. Fernand accueillit quant à lui la bise sur chacune de ses joues en rosissant un peu.

— Je vous félicite. Le chemin fut long.

— Plutôt, oui.

— Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez.

Après quelques minutes de gaieté un peu affectée, les parents montèrent à l’étage afin de laisser les tourtereaux à leur bonheur…

* * *

La nouvelle silhouette du pont de Québec, toujours en reconstruction, se révélait beaucoup moins gracile comparée à celle de l’ouvrage effondré en 1907. Chacun voulait croire en une promesse de plus grande robustesse. Si Édouard avait convaincu Clémentine de pousser la promenade en voiture jusque-là, depuis quelques minutes, une architecture plus intime retenait toute son attention.

La banquette arrière procurait tout le confort possible. La jeune femme, la tête inclinée vers l’arrière, acceptait la bouche goulue sur la sienne. La langue du garçon contre ses lèvres entraîna d’abord un mouvement de recul et une acceptation passive de l’intrusion ensuite. Après quelques instants, elle acceptait d’entamer un agile petit ballet.

La blonde demoiselle alternait les tentatives de raidissement et de résistance aux privautés, puis les instants de langueur, d’abandon au plaisir qui lui nouait le ventre. Dans l’un et l’autre cas, elle crispait ses doigts sur les épaules de son compagnon. Quand la bouche descendit sur son menton, atteignant la peau très douce du cou, une plainte énamourée lui échappa. Le gémissement agit comme un déclencheur sur Édouard. Sa main quitta le ventre chaud et souple pour remonter sur la poitrine. Il commença à détacher les petits boutons du corsage.

Clémentine saisit les doigts trop audacieux dans les siens, les immobilisa, le temps que la bouche du garçon revienne contre la sienne et la pénètre de la langue en un simulacre d’un contact plus intime encore. La main put bientôt reprendre le lent déboutonnage. Les doigts féminins esquissèrent sur elle une petite caresse. Le labeur reçut sa récompense : Édouard posa bientôt sa paume directement contre la peau du ventre, la laissa remonter sous le tissu lâche de la brassière, jusqu’à saisir un petit sein à l’arrondi parfait, couronné d’une fraise turgide.

— Non, c’est mal, réussit-elle à articuler malgré le bâillon du baiser.

Le nouveau sursaut de pudeur amena le garçon à abandonner la bouche entrouverte pour susurrer de sa voix la plus caressante, suave même :

— Tu es si belle… Je ne peux résister. S’il te plaît, ne m’arrête pas.

À nouveau, les langues reprirent une petite danse agile. Les lèvres mouillées de salive, frottées les unes contre les autres, enlevèrent toute force aux mains de la jeune fille. Les pans du corsage largement entrouverts, la brassière de coton relevée révélaient dans la pénombre une poitrine tout à fait ravissante. Du bout des doigts, Édouard agaçait tour à tour les deux pointes dressées, allant jusqu’à les pincer, les tirer un peu, arrachant chaque fois des plaintes de plaisir.

Après de longues minutes de ce traitement, il se pencha, saisit un mamelon entre ses lèvres, alterna les petits coups de langue et les mouvements de succion.

— Ne fais pas cela!

En disant ces mots, Clémentine saisit la tête d’Édouard pour la presser contre ses seins. Le garçon interpréta le message contradictoire de la meilleure façon. Sa main droite se trouvait entre les reins de sa compagne et le cuir de la banquette. Il la fit descendre vers les fesses. La gauche se posa sur une cuisse longue et souple et remonta vers le haut en troussant un peu le tissu. L’audace du geste agit comme une détonation. La jeune fille se redressa, puis déclara d’une voix ferme :

— Non, pas ça!

Le ton impérieux ne permettait aucune insistance, sinon toute la complicité construite entre eux depuis l’été s’effacerait irrémédiablement. Le visage, la bouche et même les seins s’avéraient accessibles après plus de deux mois d’un travail de séduction habile. L’entrejambe demeurerait tabou encore un moment. Clémentine s’inspirait d’une stratégie élaborée à tâtons par toutes les jeunes femmes dans sa situation. À voix basse, les plus délurées des employées de la Basse-Ville convenaient que le « haut » servait à attiser le désir du chevalier servant. Le « bas », d’autant plus convoité qu’il demeurait inaccessible, devait faire suffisamment envie au prétendant pour l’amener à présenter la grande demande. Bien sûr, les plus prudes, ou les plus étroitement surveillées par des parents attentifs, n’accordaient même pas le bout de leurs lèvres avant les fiançailles. Elles aussi finissaient pourtant par trouver preneur.

Édouard savait reculer, pour éventuellement mieux sauter.

— Je suis désolé, mais ta beauté me fait perdre mes esprits.

Sa tête s’inclina à nouveau sur la poitrine. Sa compagne se détendit et laissa bientôt échapper de petits gémissements. Le garçon s’empara alors de sa main gauche, l’attira vers son propre entrejambe pour la poser sur son sexe raidi, bien perceptible sous le tissu du pantalon et du sous-vêtement. Clémentine aspira bruyamment.

— Sens comme tu me rends fou… Je t’aime tellement.

Le mot de quatre lettres se mêla à l’effet du mauvais toucher pour affoler l’esprit de la jeune femme. La succion reprit sur la pointe des seins, interrompue seulement par le murmure étouffé, comme une litanie :

— Tu es si jolie, si jolie.

Édouard maintenait toujours la paume de sa compagne contre son sexe tendu, posé contre sa cuisse, et esquissait un mouvement de va-et-vient. Clémentine faisait mine de se dégager de sa prise, sans toutefois trop insister. Après un moment de ce jeu, l’excitation lui fit abandonner toute résistance. Elle serra ses doigts sur le tube de chair, comme pour en reconnaître la forme, et continua le mouvement de sa propre initiative.

— Je t’en prie, continue.

Il agaça la pointe des seins de ses dents. En guise de réponse, la fine main se fit plus rapide, jusqu’à déclencher un frisson délicieux, une plainte appréciative. À grands jets, le sperme se répandit dans ses vêtements. Clémentine comprit combien sa caresse provoquait des émotions intenses. À la fois émue et effrayée, elle crispa ses doigts sur le bout du membre et sentit la moiteur du tissu.

Édouard releva la tête pour la regarder dans les yeux. Sa paume agaça encore la poitrine offerte.

— C’est si bon. Tu es certaine que tu ne veux pas que je te rende la pareille? articula-t-il doucement.

— … Non. C’est mal.

Un mouvement de négation de la tête accompagna le constat moral.

— Pourquoi mal? Tu m’as donné du plaisir, j’aimerais t’en procurer aussi.

— … Je dois rentrer.

Le jeune homme caressa la joue du bout des doigts, posa ses lèvres sur le petit nez, puis sur la bouche.

— Si tu es certaine…

Le ton contenait encore une invitation. Clémentine fit « non » de la tête. Toute insistance supplémentaire s’avérerait condamnée. Il prit sur lui de remettre la brassière en place en songeant : « C’est comme remballer ses étrennes un 25 décembre au matin. » Quand il commença à reboutonner le corsage, la jeune femme dit doucement :

— Laisse, je vais m’en occuper. Je dois vraiment rentrer, la nuit est tombée.

En effet, constata Édouard, l’obscurité dérobait maintenant totalement la silhouette du pont aux regards. Un moment plus tard, après avoir démarré, il s’installa derrière le volant. Sa compagne le rejoignit à l’avant après avoir soigneusement attaché tous ses boutons, replacé son chapeau sur ses bouclettes et enfilé ses gants. Nouvelle à ses narines, la vague odeur de sperme la troublait un peu. À un coin de rue de la maison de chambres, selon un rituel bien établi entre eux, Édouard gara le véhicule et descendit pour lui ouvrir la portière.

— Nous verrons-nous après-demain?

Après avoir tellement accordé, Clémentine craignait que le jeune homme la rejette comme une femme de « mauvaise vie ». Le récit de conclusions de ce genre meublait tant de conversations murmurées avec ses compagnes. Du soulagement dans la voix, elle répondit :

— Oui, bien sûr.

Son compagnon prit cela comme une permission d’aller un peu plus loin, la prochaine fois. En regagnant la Haute-Ville, il tira sur le tissu englué de son pantalon.

— Espérons maintenant que maman et Eugénie sont déjà couchées.

Croiser son père dans cet état ne l’inquiétait guère.

* * *

Élisabeth, comme tous les soirs, donna une centaine de coups de brosse à ses lourds cheveux, contemplant son reflet dans la psyché. Quand son époux revint de la salle d’eau attenante, elle demanda :

— Crois-tu qu’elle lui a dit?

— Lui dire quoi?

— Tu le sais bien.

Thomas la regarda un instant sans comprendre, puis ses yeux s’écarquillèrent :

— Grands dieux! Pourquoi ferait-elle une sottise pareille?

— … On ne peut pas construire une union sur un mensonge. Enfin, pas sur un mensonge de cette envergure. S’il le découvre de lui-même, Fernand la détestera tout le reste de son existence.

L’homme quitta son peignoir et alla s’asseoir sur le bord du lit, préoccupé. Il plaida :

— Jamais il ne le saura.

— Dupire est ton notaire!

— Le secret professionnel…

Le sens éthique prévalait-il sur la relation entre un père et son fils?

— Si ce projet de mariage avorte, toutes ses chances seront ruinées. Personne d’autre ne se présentera plus à notre porte. Au fil des ans, elle deviendra de plus en plus aigrie, intolérante…

— Son erreur lui coûtera peut-être son bonheur, convint l’épouse. Est-ce une raison de ruiner aussi celui de ce garçon?

— Il ne voit qu’elle. Je parie que depuis 1908, il ne s’est intéressé à personne d’autre. Ce soir, ce gros garçon a atteint son objectif, tout comme moi. J’ai tellement espéré une conclusion de ce genre. Viens là!

De la main, l’homme caressait le couvre-lit près de lui. Pour une rare fois depuis son mariage, Élisabeth le rejoignit avec un sourire contraint sur les lèvres.

* * *

Si le docteur Caron pouvait habiter rue Claire-Fontaine, son gendre, Charles Hamelin, se contentait d’une petite maison, rue Dorion. Pour les jeunes professionnels confrontés à des ressources limitées, il demeurait possible de se loger à meilleur compte en se déplaçant à la frontière de la ville, vers l’ouest. Eugénie avait téléphoné à sa vieille amie de pensionnat tôt le matin. En début d’après-midi, elle frappait à la porte d’Élise.

— Je sais bien que tu y as fait allusion au début de l’été, déclara celle-ci après un échange de bises sur les joues, mais ton appel m’a surprise.

— Pourtant, tôt ou tard, je devais me faire une raison.

Si l’hôtesse s’étonnait de cette façon d’évoquer des projets matrimoniaux, elle n’en laissa rien paraître. Les deux femmes passèrent dans la cuisine. De la main, Élise vérifia la chaleur du poêle, puis saisit quelques morceaux de charbon avec une petite pelle pour les jeter dans le feu. Ensuite, elle posa une bouilloire sur l’un des ronds de fonte.

Son amie, assise à une petite table poussée contre le mur, la regardait avec des yeux écarquillés de surprise. Son étonnement s’avérait si visible que sa compagne, au moment de la rejoindre, prononça, moitié agacée, moitié amusée :

— Avant que tu poses la question, je me confesse : nous n’avons pas de bonne. Je fais moi-même les repas, le thé quand je reçois une visite, l’entretien léger de la maison. Une femme de peine vient une fois par semaine pour les tâches les plus lourdes.

— N’est-ce pas trop… difficile?

— Difficile, m’occuper de ma maison et de mes enfants?

Pas du tout. Au contraire, cela me paraît plutôt naturel.

Au petit matin, Eugénie réclamait encore l’aide d’une domestique afin de boutonner le dos de sa robe. Préparer un repas lui paraissait au-delà de ses forces… passer un plumeau un outrage à la dignité de toute personne bien née. Plutôt que de plaindre la pauvresse et risquer de la blesser, elle préféra changer de sujet :

— Tes enfants sont bien sages.

— Mon Dieu! Ils sont bien des choses, sauf sages. Si tu ne les entends pas, c’est que ma mère est venue les chercher en matinée, comme elle le fait une fois la semaine. Cela lui permet d’apprécier encore plus sa grande maison et sa ménopause, quand elle me les ramène après quelques heures.

La jeune mère disait cela d’une voix douce, avec attendrissement, comme si ses marmots lui manquaient déjà. De petits plis à la commissure de ses yeux trahissaient des fous rires fréquents.

— Tu parais déterminée à éviter le sujet de ce fameux mariage, fit-elle.

— Il y a peu à dire. Après plusieurs visites à la maison, un nombre au moins égal de promenades bras dessus, bras dessous, le gros notaire a fait la grande demande, j’ai dit « oui ».

Des yeux, elle explora la pièce, meublée plutôt modestement. Cet examen lui permit de conclure qu’elle faisait une assez bonne affaire, en comparaison. Élise suivait sans mal le cours de ses pensées. Le sifflement de la bouilloire lui permit de dissimuler l’effet du coup d’épingle au cœur. Elle retrouva sa contenance en versant l’eau dans une théière de porcelaine, qu’elle posa ensuite sur la table. Quand elle revint avec les tasses, elle remarqua, un peu de rancune dans la voix :

— Je ne perçois pas un grand enthousiasme chez toi.

— Après toute cette attente, je vais épouser l’homme à qui, il y a sept ans, je refusais la permission de me visiter.

— Difficile de trouver, de la part d’un homme, la preuve d’un attachement plus sincère.

— C’est une façon généreuse de voir les choses.

L’hôtesse versa le thé dans les tasses, ajouta du lait et du sucre dans celle de son amie.

— Deux personnes incapables de trouver mieux se retrouvent finalement ensemble afin de ne pas mourir seules, continua la visiteuse dans un souffle. Cela ferait une belle épigraphe.

Élise jeta un regard sur le visage dépité, pâle, de son amie. Tout d’un coup, sa petite cuisine, toute sa modeste maison en fait, prit des allures de palais.

— Dans une certaine mesure, n’est-ce pas notre lot à toutes? Nous attendons sagement qu’un garçon se manifeste. Tout au plus, nous pouvons présenter un visage réprobateur aux moins convenables, le temps qu’ils se lassent de nous visiter.

— Tu as fait cela avec le pharmacien Brunet.

— C’est vrai. Toutefois, même si j’avais gardé le même sourire, rien ne prouve qu’il aurait continué à me courtiser. Dans ce processus, nous avons la liberté de sourire ou de faire grise mine. Les hommes conservent seuls l’initiative de choisir : le prétendant d’abord, le père ensuite.

— Tu veux dire que toi aussi…

Eugénie voulait savoir si sa camarade de pensionnat se trouvait dans une aussi mauvaise posture que la sienne, comme si les malheurs des autres compenseraient les siens. Cette dernière n’eut pas la générosité de le lui laisser croire.

— Au moment des fiançailles, je me sentais bien incertaine encore. Ce sentiment s’est estompé au fil des semaines, par la suite, jusqu’au grand jour. Le lendemain de celui-ci, je savais avoir pris la meilleure décision de ma vie, et j’en suis toujours convaincue après quelques années avec lui, et deux enfants. Toutefois, en ce domaine, nous prenons toutes nos décisions à l’aveuglette. L’heureux résultat tient à la chance, pas à mon grand discernement en la matière.

L’allusion à peine voilée à la nuit de noces amena le rose aux joues des deux femmes. Le jour de son mariage, toute l’expérience d’Élise se limitait aux petites privautés d’Édouard. Son appréhension, toute naturelle, valait bien mieux qu’un secret insupportable. Elle le devinait, sa camarade portait un lourd bagage sur ses épaules. Aucune débutante de la Haute-Ville ne revenait d’un long voyage en Europe déprimée, pour se terrer ensuite pendant des mois dans le domicile de ses parents.

— Alors, je te souhaite seulement de profiter de la même chance, conclut-elle.

Eugénie posa sur elle un regard soupçonneux, mais répondit après une pause :

— Je me le souhaite aussi.

Son ton trahissait le plus complet pessimisme. La conversation s’allongea encore pendant une petite heure, sans grand plaisir pour l’une ou l’autre. Au moment de s’en aller, la visiteuse prononça, mal à l’aise :

— La réception se déroulera dans la plus stricte intimité, avec la famille immédiate seulement. Tu comprends, à nos âges, Fernand et moi…

— Bien sûr, consentit Élise. Cela ne m’empêchera pas de t’offrir un présent.

Quand Eugénie s’engagea sur le trottoir de la rue Dorion, son amie la regarda s’éloigner, puis exprima le fond de sa pensée :

— Pauvre fille, tu sembles résolue à te vouer au malheur. En y mettant autant d’efforts, tu y arriveras sans doute. Bientôt, les enfants reviendraient, désireux d’exprimer toute leur vitalité après quelques heures trop sages chez leur grand-mère. Autant profiter de ces minutes de détente avec un bon livre.

* * *

Comme prévu, les enfants s’étaient révélés particulièrement turbulents. Un peu après huit heures, les cheveux en bataille, Élise se laissa choir sur le canapé du salon. Le tissu de revêtement portait des traces de goûters à moitié répandus et les empreintes de petites chaussures crottées. Son époux vint bientôt la rejoindre. Elle se lova contre lui, appuya sa tête contre son épaule.

— Une rude journée? questionna l’homme en posant ses lèvres sur les cheveux bruns. Pourtant, nos deux terreurs se trouvaient chez ta mère.

— Eugénie est venue passer un moment avec moi, pour m’annoncer la grande nouvelle.

— Ce fut aussi éprouvant?

Charles Hamelin atteignait tout juste la trentaine. Ses cheveux châtains reculaient sur son front, sa moustache recouvrait toute sa lèvre supérieure. La douceur de ses yeux laissait deviner un médecin peut-être trop attentif à la misère humaine pour son propre confort.

— Elle a commencé par jeter des yeux effarés sur la pauvreté du mobilier, puis a failli perdre conscience en constatant que nous n’avions pas de bonne. Je me demande si elle pourrait préparer du thé elle-même.

— Tu sais que nous pourrions…

Élise leva la main pour poser ses doigts sur la bouche de son mari afin de le faire taire.

— Nous mettons de l’argent de côté pour la nouvelle maison, tu le sais. Je peux encore m’occuper de ma famille.

La brunette imaginait mal passer ses journées à visiter des voisines pour boire des infusions et médire de ses semblables. Cela pouvait attendre encore dix ans.

— Je n’ai pas dit cela pour te forcer la main. Elle ne semble pas encore comprendre que la vie ne ressemble pas à nos rêveries de couventine, ajouta-t-elle.

— Tout de même, elle passera de la grosse maison de papa à la grosse maison du notaire Dupire. Tu as été malchanceuse de tomber sur un fils de cultivateur devenu médecin par miracle, récoltant quelques dettes au passage.

De la main, l’homme caressait le flanc de sa compagne en remontant vers son sein. Elle déplaça son bras pour lui donner un meilleur accès. Le refrain du mari un peu gêné de ne pouvoir lui offrir le confort auquel son père l’avait habituée revenait avec une certaine régularité, à la façon d’une incantation, quand il désirait se faire rassurer. Au début, elle s’était donné la peine de le contredire. Maintenant, elle préférait les caresses.

— Dans tout Québec, elle est sans doute la seule à ne pas réaliser que Fernand est un homme bien… quoique un peu empoté. Elle voit son mariage comme le dernier acte d’une terrible tragédie.

La paume effectuait un mouvement circulaire sur un sein doux et rond, le pouce agaçait la pointe, visible à travers le tissu.

— Le destin lui a tout de même forcé la main, affirma-t-il.

— Je lui ai dit que toutes les femmes se trouvaient dans la même situation. La vie nous mène, je veux dire nous, les femmes, vers notre compagnon. Sans mon père, nous ne serions pas ensemble.

Des années plus tôt, le docteur Caron invitait un jeune collègue prometteur, fraîchement sorti de la Faculté, pour lui faire connaître sa fille. Un curieux atavisme avait fait le reste : la fille de médecin épousait le praticien un peu plus d’un an plus tard.

— Toutefois, cela ne veut pas dire que l’on tombe mal, poursuivit-elle.

— La preuve, regarde-nous.

Ses doigts s’attaquèrent aux boutons du corsage. Une petite tape mit fin au manège.

— Un soir sur deux, l’un de tes enfants se relève pour réclamer de l’eau…

Elle poursuivit après une pause :

— Je nous ai effectivement offerts en exemple.

— Elle a dû être édifiée : lui parler de l’homme incapable de payer une bonne.

Élise laissa échapper un soupir et posa une main sur la cuisse de son mari.

— Je nous ai plutôt présentés comme le parfait exemple de la félicité conjugale.

— Alors, elle a regardé notre vieux mobilier… Cette fois, elle le pinça à travers le tissu du pantalon, suffisamment fort pour lui tirer un « outch » de protestation.

— Je lui ai affirmé avoir acquis la certitude d’avoir fait le bon choix pendant notre nuit de noces.

— Il ne s’est rien passé pendant notre nuit de noces.

— Au contraire, tout est survenu pendant ces quelques heures.

Les doigts jouaient sur la pointe du sein, insistants. Lorsque les nouveaux mariés s’étaient retrouvés l’un en face de l’autre dans leur chambre, vêtus tous deux d’une ridicule chemise de nuit, la jeune femme avait été intimidée au point d’en trembler. Charles avait alors déclaré d’une voix douce, en lui effleurant la joue du bout des doigts : « Nous avons toute la vie pour cela, si j’ai bien compris le sermon du prêtre. Donc, rien ne presse. Viens dormir. » Après une nuit dans ses bras, un sexe chaud et dur contre le creux de ses reins, Élise s’était sentie tout à fait rassurée pour les décennies à venir.

— Crois-tu que ton amie posera le même constat?

— Il n’y a pas la moindre chance. Le pire, c’est que je me demande même si elle a déjà été mon amie. Elle me regarde comme si j’étais simplette parce que j’aime mon mari et mes enfants, et que je m’occupe d’eux.

La jeune femme quitta le canapé et tendit la main pour inviter son compagnon à la suivre.

— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour toi. Nous ne serons pas invités au mariage, mais nous allons tout de même offrir un présent.

L’homme eut un rictus. En regagnant leur chambre, le couple s’arrêta un instant dans celle des marmots pour une dernière bise.