20

Les travailleuses sortaient des bureaux de la Quebec Light un peu après six heures. Édouard se tenait du côté nord de la rue Saint-Joseph, juste en face du grand édifice. Clémentine en émergea en compagnie de quelques compagnes de travail. Elle remarqua tout de suite la silhouette de son ancien amant, élégant dans son paletot de laine, un chapeau melon sur la tête.

— Qu’est-ce qu’il veut encore, celui-là? déclara l’une d’entre elles.

— Viens avec nous, ajouta une autre. Fais semblant de ne pas le voir.

Le jeune Picard, debout sur le trottoir opposé, la regardait fixement. À la fin, elle murmura :

— Continuez sans moi, je vais lui parler.

Elle traversa la rue et se trouva bientôt en face du jeune homme, les yeux levés. Ses boucles blondes dépassaient sous son chapeau. Ses yeux paraissaient gonflés de larmes et le visage un peu plus étroit, comme amaigri.

— Comment vas-tu? demanda-t-il à voix basse.

— Cela ne te regarde plus.

Elle marqua une pause, puis ajouta, sa résolution déjà vaincue :

— Pourquoi veux-tu le savoir?

— Je m’inquiète pour toi.

— Ton épouse va bien? Elle est plutôt jolie… dans son genre.

— Elle va bien, excepté des vomissements tous les matins au cours des derniers mois. Elle est enceinte.

Clémentine encaissa le choc et fit mine de tourner les talons.

— Et toi, comment te portes-tu? s’empressa-t-il de demander.

— … Je vais bien. Comme de plus en plus de gens s’abonnent à la distribution d’électricité, le travail ne manque pas… Au fond, pour les personnes comme moi, c’est la seule chose qui compte, n’est-ce pas? Si les gages arrivent toutes les semaines, je vais bien.

— … J’en suis heureux. Avec l’appartement, tout se passe bien aussi?

Ces quelques mots permettaient de lui rappeler qu’elle demeurait sa débitrice. Ses mouvements d’humeur pouvaient lui coûter cher.

— Oui… Merci de continuer de le payer.

— Ce n’est rien.

Ces mots traduisaient toute la distance entre eux.

— Je te souhaite le meilleur, continua-t-il. Je vais rentrer.

Au moment où il s’apprêtait à s’en aller, elle demanda encore :

— Pourquoi… Pourquoi m’as-tu attendue ce soir?

— Parce que je garde pour toi la même affection qu’auparavant.

Elle écarquilla les yeux, incertaine de l’attitude à adopter.

— Encore une fois, bonne chance, je suis heureux de t’avoir parlé.

Cette fois, Édouard lui tourna le dos et marcha en direction du magasin PICARD. Clémentine regarda la silhouette s’éloigner, puis elle hâta le pas en direction de la rue Saint-Anselme.

* * *

Le lundi 17 décembre, Marie descendit de l’appartement coiffée de son chapeau, son manteau de laine sur le dos. Elle finissait d’enfiler ses gants au moment de passer devant la caisse. Françoise acceptait vingt sous d’une cliente pour une paire de mouchoirs brodés. Le commerce de vêtements pour femmes lui révélait ses secrets l’un après l’autre. Pas une minute, elle ne regrettait d’avoir accepté l’offre étonnante, plusieurs mois plus tôt.

— Pourras-tu t’occuper de tout pour quelques minutes? La jeune femme répondit par un sourire. Articuler un « oui, bien sûr » lui paraissait présomptueux.

— J’ai un peu le trac, admit la commerçante. C’est la première fois.

— Les journaux ont été assez explicites, samedi dernier.

— Oh! Ce n’est pas le fait de mettre mon « X » sur un bout de papier. Plutôt, toute cette situation me trouble. Pour les femmes, ce jour est important.

Sur un dernier salut, Marie quitta la boutique. Un bureau de scrutin se trouvait dans le hall de l’hôtel de ville, de l’autre côté de la rue. Elle se tint bientôt au milieu d’un groupe d’hommes, des voisins pour la plupart, qui la saluèrent d’une inclinaison de la tête. Certains exprimaient dans leur regard une certaine réprobation. Pour plusieurs, permettre aux femmes de voter demeurait une nouveauté à la fois étrange et menaçante. Surtout, elle tenait le privilège de se trouver là à l’un de ses proches qui était dans l’armée. Les personnes dans sa situation, pariait le premier ministre Borden, se prononceraient toutes en faveur de son gouvernement. Afin de procurer des renforts à leurs êtres chers, estimait-il, elles favoriseraient la conscription.

Non seulement la marchande voterait-elle, mais sans doute, aux yeux de tous ces hommes, ce serait pour le mauvais candidat.

Elle atteignit l’entrée d’une petite salle et prononça de sa voix la plus ferme :

— Marie Picard. Si vous préférez, madame veuve Alfred Picard.

— Oui, madame, je vous reconnais, répondit le vieil homme assis à la porte, en consultant sa liste de noms.

— Mon fils Mathieu se trouve présentement en Angleterre, avec le 22e bataillon.

— Je sais cela aussi. Son départ a été abondamment discuté chez vos voisins.

L’homme chercha sa règle de bois, l’utilisa pour tracer une ligne bien droite sur son nom à l’aide d’un crayon rouge. Il lui remit un morceau de papier, puis désigna un coin de la salle.

— Derrière ce rideau, là-bas, vous trouverez un crayon. Vous replierez ce bulletin et le glisserez vous-même dans la boîte.

La nouvelle électrice se retira et traça un « X » bien net dans la case au bout du nom du candidat libéral. Le responsable du bureau de scrutin la regarda glisser le morceau de papier dans le trou rond sur le sommet de la boîte, puis lui déclara :

— Voilà une bonne chose de faite, madame Picard. Nous nous reverrons sans doute dans quatre ans.

Elle quitta les lieux réconfortée. Certains hommes trouvaient tout naturel de la voir exercer son droit de vote.

* * *

Les Canadiens français se plaisaient souvent à voir dans la politique partisane un jeu enlevé, disputé environ tous les quatre ans, pour lequel se passionner pendant quelques mois. Ensuite, libéraux et conservateurs tentaient d’oublier les excès de langage survenus dans la chaleur de la lutte.

Le scrutin de 1917 échappait à cette tradition. Cette fois, des milliers de vies reposaient dans la balance. Les francophones demeuraient lourdement sous-représentés dans le corps expéditionnaire de l’armée : la conscription devait rétablir l’équilibre, mieux répartir le prix du sang. L’enjeu prenait une dimension dramatique.

Une fois leur journée au magasin terminée, Thomas et Édouard s’arrêtèrent à l’Auditorium de Québec. Déjà, des centaines de jeunes gens se regroupaient de l’autre côté de la rue Saint-Jean, sur la place du marché Montcalm. Au fil des heures, leur nombre ne ferait qu’augmenter.

— Tu penses qu’il y aura du désordre ce soir? demanda le jeune homme à son père.

— Tu es celui de nous deux qui fréquente la Ligue anticonscriptionniste, tu devrais pouvoir me donner ce genre d’information.

— Honnêtement, je ne sais pas. Nous ne fomentons pas les épisodes de violence.

— Je veux bien te croire, grommela le père, sarcastique. Si, au terme d’une réunion où des orateurs enflamment les esprits, un idiot hurle « AuChronicle! », cela tient certainement du hasard…

Après une pause, il ajouta encore :

— Tu ne te souviens pas? Je sais aussi jouer au jeu de la politique. Alors ne me raconte pas de sornettes.

Le garçon secoua la tête, amusé par la situation. Si des jeunes libéraux fréquentaient la Ligue, les organisateurs du parti devaient connaître tous les détails de l’association et toutes ses stratégies.

— Honnêtement, je ne suis au courant de rien. Tu te souviens aussi, je me suis marié l’été dernier. Depuis, j’ai négligé mes anciens amis.

— Si quelqu’un commence à lancer des cailloux ce soir, ce ne sera pas à l’invitation des libéraux. Mais les esprits ont été tellement échauffés depuis 1914 par tes amis agitateurs que la moindre étincelle peut allumer un brasier.

À force de se faire dire par des notables comme Lavergne de défier les lois, certains de ces jeunes travailleurs risquaient de vouloir passer de la théorie à la pratique.

Thomas plaça la main sur l’épaule de son fils et le poussa vers la grande salle de spectacle. De nombreuses personnes occupaient déjà les lieux, des candidats du parti d’opposition et des organisateurs. Le commerçant serra les mains tendues, écouta les comptes rendus sur le déroulement du scrutin. Le dépouillement des boîtes débutait tout juste dans les Maritimes, les premiers résultats commenceraient bientôt à entrer au compte-gouttes. Vers huit heures, une partie des lumières s’éteignit afin de laisser l’écran tendu à l’arrière de la scène dans une relative pénombre. L’endroit servait maintenant surtout à la projection de films. Une lanterne magique permettrait de montrer les résultats, au fur et à mesure de leur arrivée.

Les premiers chiffres se révélèrent encourageants. Les provinces de l’Atlantique donnaient une avance plutôt légère à Borden.

— Je croyais que les Anglais voteraient en bloc pour la conscription, commenta Édouard.

— En majorité, pas en bloc. Laurier espère obtenir plus du tiers du suffrage chez eux.

Dans les Maritimes, ce serait plus de quarante-cinq pour cent des voix exprimées. La présence des Acadiens dans cette région lui donnait un certain avantage.

À neuf heures, les résultats pour la province de Québec devinrent assez nombreux pour faire l’objet d’une projection. Des cris de joie remplirent la salle : tous les comtés à majorité francophone donnaient une forte proportion des voix au parti de l’opposition. Albert Sévigny se trouvait battu dans Dorchester. Au début de la nuit, soixante-deux des soixante-cinq sièges de la province étaient passés aux libéraux.

— Nous avons des chances, s’excita Édouard.

— Non, aucune. De l’Ontario jusqu’au Pacifique, Laurier aura moins du tiers des votes.

La prédiction se vérifia bien vite : le territoire voisin donna finalement trente-deux pour cent des suffrages aux candidats de Laurier. Les choses tournèrent plus mal encore par la suite. Dès dix heures, la victoire du gouvernement unioniste paraissait assurée. Au matin, les Canadien apprendraient l’ampleur de celle-ci : presque cinquante-sept pour cent des voix, et cent cinquante-trois des deux cent trente-cinq circonscriptions.

Au moment de quitter l’Auditorium, Thomas ne se priva pas de conclure avec ironie :

— Nous voilà avec une bonne et une mauvaise nouvelle.

— Je me demande quelle est la bonne.

— Armand Lavergne a été battu dans Montmagny. Édouard ricana, avant de remarquer :

— Tu es rancunier.

— Moi? Si j’étais rancunier, je lui mettrais une pierre au cou et je le jetterais dans le bassin Louise. Puis, tu sais, la mauvaise nouvelle n’est pas celle que tu penses.

— … La défaite de Laurier?

Thomas s’arrêta dans le hall de l’Auditorium. Des policiers militaires se tenaient à tous les trois pas, ceux de la ville battaient la semelle sur le trottoir, devant l’édifice.

— Comme les registres des recruteurs se trouvent dans les bureaux administratifs, à l’étage de cet immeuble, je suppose qu’ils craignent les manifestants.

— Tu me le diras, à la fin?

— Quoi?

— La mauvaise nouvelle?

Une fois dehors, le marchand s’arrêta devant la porte du YMCA, posa les yeux sur les jeunes gens sur la place du marché Montcalm. Ils devaient bien être un millier maintenant, malgré le froid. Les résultats mis à jour avaient été affichés à la porte de la salle de spectacle pendant toute la soirée. La colère grondait parmi eux.

— Tu n’as pas compris? À présent, le pays se trouve brisé en deux : le Québec libéral, le reste du pays unioniste; le Québec contre la conscription, le reste du pays en sa faveur.

— Peut-être que la fédération a simplement fait son temps.

Devant le grand édifice de pierre grise du marché, quelqu’un entonna le Ô Canada alors que d’autres brandissaient le drapeau Carillon-Sacré-Cœur. Ces personnes paraissaient lui donner raison.

* * *

Les voix tonitruantes remplissaient la rue de la Fabrique. Les mots devinrent parfaitement audibles alors que la colonne désordonnée passait devant la boutique. La suite de l’hymne fut rapidement indistincte.

 

Sous l’œil de Dieu,

Près du fleuve géant,

Le Canadien grandit en espérant…

 

— Donc, conclut Thalie, Borden a gagné ses élections.

L’ironie dans sa voix sonnait faux. Sa mère, Françoise et elle surveillaient la rue, debout dans l’obscurité, assez loin des vitrines pour ne pas attirer l’attention.

— Voilà encore le Chronicle et l’Événement condamnés à enrichir les vitriers, commenta Françoise.

— À leur place, je mettrais des contreplaqués dans mes vitrines… ragea Marie. Je songerai aussi à le faire si les choses ne se calment pas.

Après avoir lancé des pierres dans les fenêtres de l’Auditorium, les manifestants s’étaient répandus dans les rues, les policiers à leur trousse. Partout dans la ville, du verre encombrerait les trottoirs au lever du soleil.

— Cela semble terminé, mais je n’ose pas remonter, fit la marchande après de longues minutes de calme.

— Nous pouvons toujours prendre les chaises dans la salle de repos, proposa Thalie, et nous asseoir. D’un autre côté, comme ces hommes ne sont pas silencieux, nous pourrons descendre à nouveau s’ils reviennent.

Aucune d’elles ne pourrait s’opposer à des protestataires en colère. Elles croyaient tout de même que leur seule présence les calmerait, si certains arrivaient à s’introduire dans le commerce. Elles regagnèrent l’appartement après une nouvelle heure de vigie.

* * *

Les jours suivant l’élection fédérale, l’agitation ne cessa pas dans les rues de la ville. Après leur journée de travail, les ouvriers se massaient spontanément sur les places des marchés Saint-Roch, Jacques-Cartier, Montcalm et Champlain. Il se trouvait toujours un orateur, un étudiant ou un jeune professionnel, plus rarement un chef syndical, désireux de construire sa carrière sur l’indignation populaire. Le tout se terminait par de grandes parades bruyantes, au son du Ô Canada ou de La Marseillaise. Craignant d’être débordée, peu confiante dans le service d’ordre municipal, la police «montée» fédérale réclamerait bientôt le renforcement de la garnison de la ville.

L’atmosphère électrique agissait aussi sur l’esprit des politiciens. Le 21 décembre, dernier jour de la session parlementaire, le député du comté de Lotbinière, Joseph-Napoléon Francœur, se leva pour déposer une motion à l’attention de ses collègues, dans l’espoir de la voir soumise au vote. Après les mots de circonstance sur l’agitation récente, inspirée de l’horreur d’une mesure aussi extrême que la conscription, une feuille de papier sous les yeux, il en présenta le texte :

— Que cette Chambre est d’avis que la province de Québec serait disposée à accepter le rupture du pacte confédératif de 1867 si, dans les autres provinces, on croit qu’elle est un obstacle à l’union, au progrès et au développement du Canada.

Quelqu’un devait donner son appui à la proposition afin de la discuter à la reprise des travaux, en janvier, et de la mettre aux voix. Hector Laferté se dévoua.

Lors du repas du soir, la rumeur de la « séparation » de la province circulait déjà dans les cuisines et les salles à manger de la ville. Dans la rue Scott, Édouard ne pouvait cacher sa joie. Ses dix ans de militantisme nationaliste connaissaient là leur paroxysme.

— Les Anglais doivent trembler. Le mépris a fait son temps.

— Pourquoi trembleraient-ils? questionna Thomas d’une voix chargée de sarcasme.

— … Nous allons quitter cette fédération qui ne nous a rien apporté de bon au cours des derniers cinquante ans.

L’été précédent, le demi-siècle de l’union des provinces canadiennes avait suscité des réjouissances modestes. La guerre, et les tensions entre les groupes nationaux, n’avaient guère favorisé les célébrations grandioses.

— Si j’ai bien compris le sens de cette proposition, elle signifie à nos compatriotes d’une autre origine notre disposition à nous séparer d’eux s’ils trouvent notre présence dans le Canada dérangeante. Cela ne ressemble guère à une déclaration révolutionnaire.

— … Au moins, la question de notre appartenance au Canada est posée.

— Cela me fait penser à des élèves dans une cour d’école. Comme si nous disions à nos voisins : les règles ne nous plaisent plus, alors nous ne jouons plus avec vous.

L’une en face de l’autre, Élisabeth et Évelyne échangeaient des regards lassés. La jeune femme trahissait maintenant son état. La large boucle de soie de la ceinture de sa robe, sur son ventre, soulignait la rondeur croissante de celui-ci. La maîtresse de maison déclara :

— Je suis si heureuse! Vos parents ont accepté de venir souper avec nous le 25 décembre, de même que ceux de Fernand. Nous serons tous réunis pour Noël.

— Cela vous fera beaucoup de travail. Bien sûr, je vous aiderai, mais je ne suis pas une très bonne cuisinière, j’en ai peur.

— Bien honnêtement, je ne suis pas très bonne non plus. La cuisinière aura droit à des étrennes un peu plus généreuses cette année pour la remercier de ses bons efforts.

— Maman est modeste, s’amusa Édouard. Elle passera deux jours à malaxer la pâte à tarte. Nous nous régalerons.

Élisabeth le remercia d’un sourire, à la fois pour le compliment et pour son effort louable de renoncer aux discussions politiques. La planification des festivités à venir occupa la conversation presque jusqu’à la fin du repas. Thomas désigna le dessert et la tasse de thé en s’excusant :

— Je suis désolé, mais je dois m’absenter ce soir.

— Un rendez-vous d’affaires? demanda son fils.

— En quelque sorte. Des gens à voir, afin de cultiver de vieilles relations amicales.

Le marchand préférait demeurer discret sur ses activités de la soirée pour ne pas s’encombrer d’un militant nationaliste. Celui-ci s’excitait trop facilement de la situation. Mieux valait ne pas le voir pavoiser à ses côtés. Son Homburg enfoncé sur la tête, son paletot de laine soigneusement boutonné jusque sous son menton, il marcha d’un pas vif en direction de l’hôtel de ville. Il gravit l’escalier donnant accès à l’entrée principale au pas de course et s’empressa de gagner la salle du conseil.

* * *

La rumeur d’une action d’éclat amenait une petite foule sur les lieux. Les banquettes des spectateurs débordaient déjà d’occupants. Des hommes, plusieurs très jeunes, se tenaient debout tout autour de la grande salle. Thomas s’appuya au mur, les bras croisés sur la poitrine. L’échevin Eugène Dussault, le président de la Ligue anticonscriptionniste, se leva bientôt. L’excitation atteignait son comble.

— Chers collègues, commença le politicien, je compte déposer prochainement une pétition à l’Assemblée législative demandant la formation d’une nouvelle confédération réunissant le Québec et les provinces de la côte Atlantique.

La suggestion s’avérait intéressante : ces provinces avaient voté à plus de quarante-cinq pour cent en faveur des libéraux quatre jours plus tôt. Elles se montraient plutôt réfractaires à la conscription. L’échevin proposait de rompre le Canada en deux pour donner naissance à de nouvelles entités. Celle de l’est poursuivrait une politique isolationniste, celle de l’ouest s’engagerait dans la guerre.

— Dans ces circonstances dramatiques, je propose l’adoption d’une motion du conseil municipal appuyant notre démarche. Je vais vous faire la lecture de celle-ci :

Le conseil municipal de Québec soumet au Conseil législatif et à la législature la requête suivante :

Qu’en maintes occasions, contrairement aux principes fondamentaux de l’Acte de l’Amérique du Nord de 1867 proclamant l’égalité des races dans la Confédération canadienne, les droits de la race canadienne-française, partie contractante au pacte fédératif de 1867, ont été violés impunément et injustement, et qu’une tendance devenant de plus en plus évidente se développe de jour en jour avec l’intention d’écraser la minorité canadienne-française, principalement concentrée dans la province de Québec.

Pour cette raison, le soussigné conseil municipal de Québec, au nom du peuple dont il croit à présent exprimer les sentiments, prie humblement votre Conseil et votre législature d’étudier cette position faite à la minorité canadienne-française et de considérer attentivement si la vraie solution du problème, toutes autres faisant défaut, ne serait pas de former une nouvelle confédération entre la province de Québec et les Provinces maritimes.

Et votre humble pétitionnaire ne cessera de prier.

Signé : Le conseil municipal de Québec

Thomas laissa échapper un soupir dépité : alors que la situation devenait explosive, la Ligue soufflait le chaud. Dans la salle du conseil, une partie de l’assistance fit entendre un tonnerre d’applaudissements, des « Hourra! » fusèrent ici et là. L’échevin Fiset se leva à son tour pour affirmer :

— Au moment où, tous les soirs, des manifestants parcourent les rues en vociférant, au moment où des pierres pleuvent dans les fenêtres des édifices publics, cette motion révèle une totale irresponsabilité politique.

Une rumeur empreinte de colère s’éleva dans l’assistance. Le maire Lavigueur s’extirpa de son fauteuil de fonction, frappa de son maillet la table devant lui afin de ramener le calme, puis prononça :

— Notre ami Fiset a raison. Ce genre de proposition, au coin du feu, procurerait un sujet de conversation plaisant. Dans les circonstances actuelles, cette initiative risque de nous plonger dans une situation plus dramatique encore. Monsieur Dussault, je vous demande de retirer cette motion. Il n’en résultera rien de bon.

Encore une fois, une majorité des hommes présents exprima sa colère par des gestes, des murmures d’impatience. Le président de la Ligue anticonscriptionniste se leva à nouveau pour déclarer :

— Nos voisins de langue anglaise nous ont imposé la dictature de leur majorité. Nous ne voulions pas nous engager dans cette guerre, ils veulent s’y jeter corps et âme. Nous ne voulions pas de la conscription, nous l’avons exprimé clairement en appuyant massivement Wilfred Laurier. Ils ont voté unioniste, une autre façon de dire conscriptionniste. De la rivière des Outaouais jusqu’à l’océan Pacifique, les Anglais ont accordé soixante-dix pour cent de leur suffrage à Borden. Nous n’avons plus rien en commun avec ces gens, mieux vaut une séparation amicale.

Dans une province où les curés soulignaient sans désemparer l’indissolubilité du mariage, pareille expression ne ferait pas long feu. L’échevin Fiset intervint.

— Qu’il persiste alors, déclara-t-il en tournant ostensiblement le dos à son collègue, il portera la responsabilité de cette affaire comme celle des autres dont il est l’auteur.

Les manifestations des derniers jours, conclut Thomas, ne tenaient pas qu’à la colère spontanée des jeunes gens menacés par le recrutement obligatoire. Cela d’autant plus que l’immense majorité d’entre eux portait, soigneusement pliée au fond de leur poche, les formulaires d’exemption. Des personnes inspiraient leur action.

* * *

Le lendemain, 22 décembre, le magasin PICARD recevait des hordes de clients désireux de compléter leurs achats de Noël. Dans les circonstances, les vendeuses rentreraient tard à la maison, car des travailleurs nombreux passeraient après la fermeture des ateliers et des manufactures.

Un peu après sept heures, Édouard vint frapper à la porte du propriétaire pour demander :

— Me permets-tu de partir tout de suite? J’aimerais voir quelqu’un.

— Les clients se bousculent dans tous les rayons. Celui des vêtements féminins ne fait certainement pas exception.

— Deux ou trois vendeuses savent se servir de la caisse, ma présence n’est pas nécessaire. Je voudrais vraiment aller à ce rendez-vous.

Thomas quitta son fauteuil derrière le bureau et s’approcha de son fils en disant :

— Tu devrais prendre tes distances avec la Ligue anticonscriptionniste. Toute cette agitation se terminera mal.

— Je ne peux pas me dérober… Enfin, pas brutalement, car ce sont des amis.

— Je comprends. Tout de même, avec cette frénésie, éloigne-toi de ces fauteurs de trouble… Bon, sauve-toi avant que je change d’idée.

Édouard préférait laisser son père croire à la tenue d’une réunion de la Ligue tellement son projet le laissait un peu honteux. Quelques minutes plus tard, engoncé dans son paletot, son melon bien bas sur le front, il marchait rapidement rue Saint-Joseph. Il bifurqua dans Saint-Anselme et frappa bientôt à la porte du petit appartement.

— Tu… Qu’est-ce que tu fais ici?

Clémentine offrait un visage étonné… et toujours séduisant. Édouard apprécia la couronne des cheveux blonds et bouclés, toujours portés courts, les yeux bleus, les lèvres comme des cerises. Il lui fallut un instant avant de retrouver sa contenance. En sortant une petite boîte de la poche de son manteau, il murmura :

— Je ne voudrais pas voir passer Noël sans t’offrir un petit présent.

Elle accepta l’écrin, trouva une montre-bracelet à l’intérieur. Le jeune homme ne faisait pas preuve d’une bien grande originalité. Un an plus tôt, il avait donné la même chose à Évelyne. Évidemment, sa compagne de la Grande Allée avait eu droit à un produit de meilleure qualité. Une maîtresse de la Basse-Ville ne valait pas le même investissement qu’une fiancée de la Haute-Ville.

— Tu n’aurais pas dû… Mais c’est extrêmement gentil à toi.

Sans réfléchir, elle se précipita dans ses bras, vive, mince et désirable, comme elle l’avait été au cours des trois dernières années. Édouard ne put s’empêcher, au moment d’y poser les mains, de comparer mentalement la taille fine à celle de son épouse. Les flancs tièdes, souples, le ramenaient plusieurs mois en arrière.

Elle se recula juste un peu, puis prononça à voix basse :

— Tu vas enlever ton paletot et rester un peu.

— Oui, mais je ne pourrai pas m’attarder.

Elle acquiesça de la tête. La petite case de sa vie où elle se trouvait confinée lorsqu’il était célibataire se réduisait maintenant plus encore.

* * *

La prédiction d’Édouard se réalisa : pendant deux jours au moins, de la farine dans les cheveux, Élisabeth avait préparé des gâteaux et des tartes. Le jour de Noël, en plus des enfants de la maison, les deux couples de beaux-parents se joignirent aux Picard. Cela donnait dix personnes, les enfants d’Eugénie étant demeurés sous la surveillance de Jeanne.

Thomas occupait un bout de la table, sa femme, l’autre. Après quelques mots sur la rigueur de la température, l’homme rompit toutes ses promesses à son épouse en demandant :

— Maître Paquet, ou maîtres Dupire, car je me trouve ce soir devant trois spécialistes du droit, je sais déjà combien il est difficile de défaire un mariage dans notre province. Défaire une fédération se révélera encore plus difficile, je suppose… si l’on en vient là.

Les deux notaires et l’avocat se consultèrent du regard. Le dernier risqua :

— Rien n’est prévu dans la loi de 1867 au sujet du retrait d’une province. Je présume qu’il faudra l’unanimité de toutes celles-ci.

— Ce qui serait tout à fait impossible à obtenir, intervient le vieux Dupire.

— Pourtant, déclara Édouard, les Anglais seraient si bien sans nous. Nous sommes la cinquième roue du carrosse, ou la neuvième, dans ce cas précis. Les huit autres provinces auraient les coudées franches après notre retrait. De notre côté, nous pourrions vivre à notre guise, selon nos valeurs, nos traditions.

Élisabeth tendit la main afin de toucher le bras de son fils, puis s’enquit :

— Avez-vous, Évelyne et toi, pensé à des prénoms pour l’enfant à venir?

Du regard, elle englobait sa bru dans sa question.

— Comme ce sera l’aîné du fils de la maison, nous nous en tiendrons à la tradition. Thomas, dans le cas d’un garçon, Irène, comme sa grand-mère maternelle, si c’est une fille.

— Au prochain, compléta la parturiente, ce sera le prénom de mon père, ou le vôtre.

Thomas oublia pendant un moment l’éventuelle rupture de la fédération pour jeter un regard sur sa fille Eugénie, craignant de l’entendre prononcer : « Pour vraiment obéir aux usages, si le deuxième enfant est une fille, elle devrait s’appeler Alice. » Oserait-elle évoquer la morte en ce souper de Noël? De façon fort raisonnable, celle-ci rappela plutôt :

— De notre côté, nous avons choisi des prénoms plus modernes.

— Mon mari s’appelle Hægédius, précisa madame Dupire. Infliger cela au petit Antoine aurait paru cruel.

— Et pour conjurer le mauvais sort, continua la jeune femme, Béatrice nous a semblé un prénom tout indiqué pour la dernière née.

C’était là la première allusion, très indirecte, à sa mère depuis des années. Édouard fit valoir :

— Mais vous avez institué une nouvelle tradition. Le premier enfant a un nom commençant par un « A », le second par un « B ». Le prochain s’appellera Conrad… ou Corinne?

Un peu plus, et il aurait prononcé Clémentine. Ses yeux se posèrent un moment sur sa femme, puis il continua pour se donner une contenance :

— Avez-vous l’intention de couvrir tout l’alphabet, avec Zénoïde pour la dernière?

— Je ne crois pas, vraiment, répondit Fernand.

Depuis deux semaines, le gros notaire participait de nouveau aux félicités conjugales. Sans jamais avoir consenti à ce marché, il devinait que le prochain accouchement signifierait son exil dans une autre chambre.

* * *

Paul avait découvert une nouvelle dimension du caractère de Marie. Deux semaines plus tôt, il avait évoqué l’idée d’amener Françoise à Rivière-du-Loup pendant les quatre semaines de relâche de l’Assemblée législative, avant d’ajouter : « Bien sûr, ta fille et toi, vous viendrez passer Noël et le jour de l’An avec nous. »

Prononcée doucement, la réponse ne tolérait pourtant pas la moindre contestation : « Impossible, en cette période de l’année, j’ai besoin de tout mon personnel. » Sagement, il n’avait pas insisté. Sa réplique : « Je m’excuse, je n’y ai pas pensé », lui valut un baiser reconnaissant.

En conséquence, l’homme passa l’essentiel du congé seul avec sa sœur aînée, dans la grande maison de la petite ville du Bas-Saint-Laurent. Même Amélie avait déserté son père pour profiter de ses quelques jours de liberté rue de la Fabrique. Pendant la journée, elle s’occupait des rubans et des dentelles après un bref apprentissage auprès de Thalie, très fière de son titre de « vendeuse auxiliaire ». Le soir et la nuit, elle se lovait près de sa sœur, pour compenser les longs mois de séparation.

L’homme était revenu dans la capitale la veille, en train, heureux de partager la fête de Noël avec toutes ses femmes… et même Thalie. Après le repas, ils demeurèrent dans la salle à manger, faute d’un nombre suffisant de places au salon. Les sujets anodins épuisés, l’absent occupa toutes les pensées. Françoise précisa :

— Comme il m’écrit tous les jours, ou presque, il met toujours plusieurs missives dans chaque enveloppe. Je fais la même chose de mon côté. C’est toujours un peu curieux : la réponse à chacune de mes questions, ou la mienne aux siennes, vient toujours vingt jours plus tard.

— Il… Il se trouve toujours en Angleterre? demanda son père, hésitant.

— Oui. Je vais chercher sa dernière lettre. Il l’a écrite le 14 décembre dernier.

Elle quitta son siège un moment, revint avec une feuille de papier, puis commença à lire, en sautant les premières lignes :

Nous sommes toujours campés dans la plaine de Salisbury, tout près de la ville du même nom. En cette saison, la pluie tombe presque tous les jours, sans désemparer. Nous pataugeons dans la boue depuis notre arrivée. Les camions et les voitures s’enfoncent parfois jusqu’aux essieux. Ce n’est rien à côté des tanks. Ceux-ci se déplacent en meutes; après leur passage, le sol semble avoir été labouré par des géants.

La ville de Salisbury, je te le disais, se trouve tout près. Nous profitons de toutes les permissions pour aller boire une pinte de bière dans les pubs. Le plus souvent possible, je fausse compagnie à mes hommes pour aller visiter la cathédrale. Elle est magnifique avec ses nombreuses statues et son clocher pointé vers le ciel comme une aiguille. Si je ne portais pas un uniforme kaki, je m’imaginerais plongé dans l’un de ces romans anglais que j’aime tant. Surtout, je ne rêve que d’une chose : revenir ici avec toi. Évidemment, nous éviterons l’automne et l’hiver, à cause de la pluie.

Tu expliqueras à maman que si je suis amoureux de cette cathédrale, je ne me suis pas converti au protestantisme pour autant. Le chapelain nous fait endurer des messes interminables, souvent en plein air, autrement dit sous l’averse. La cérémonie la plus étrange s’est déroulée à quelques pas des alignements de pierre de Stonehenge. Cela aussi, ma très chère, je voudrais que nous le voyions ensemble…

— Ensuite, argua la jeune femme en repliant la lettre pour la tenir contre sa poitrine, cela devient plus… personnel.

Suffisamment intime, en tout cas, pour préférer ne pas en divulguer le contenu à son père. Toutefois, Marie pouvait maintenant connaître tous les détails de cette correspondance. Celle-ci intervint :

— Dans quelques semaines, il traversera la Manche pour aller se battre. Pendant ce temps, ici, nous discutons de l’éclatement du Canada.

— Et même d’une nouvelle fédération avec nos seuls voisins des Maritimes, renchérit Thalie.

— Vous savez, au moins en ce qui concerne la motion déposée à l’Assemblée législative, tout cela tient de la fumisterie. Et à l’hôtel de ville, seul Eugène Dussault se prend au sérieux.

Amélie s’était intéressée à la lettre du beau Mathieu. La politique la laissait indifférente. Elle dissimula mal un bâillement derrière sa main, appuya la tête sur l’épaule de sa sœur et ferma les yeux.

— Comment cela, une fumisterie? questionna Marie.

— Avec l’excitation dans la ville, il fallait faire quelque chose pour calmer les esprits. Au lieu de parader dans les rues, les jeunes militants discutent maintenant d’une nouvelle fédération en buvant de la bière en famille.

— Alors qu’ils en profitent, commenta Françoise en portant son verre de sherry à ses lèvres. La prohibition sera bientôt mise en vigueur.

Paul la regardait, à la fois amusé et inquiet devant ses transformations. Bien sûr, la vie au monastère des ursulines cultivait la modestie, l’humilité, l’effacement. Elle ne pouvait y apprendre à s’affirmer. Tout aussi féminin, l’univers de l’appartement de la rue de la Fabrique demeurait propice aux petites, et peut-être aux grandes audaces.

— Au moment de la reprise des travaux de l’Assemblée, que se passera-t-il? demanda Thalie.

— Nous rejetterons la motion, ou mieux, nous ajournerons la discussion pour la laisser mourir en feuilleton.

— Et à l’hôtel de ville? s’enquit-elle encore.

— Personne n’a donné son appui à la proposition de Dussault. Elle ne sera même pas examinée.

La situation lui paraissait un peu déconcertante. Ces trois jolies femmes, dont sa fille, trouvaient tout naturel d’aborder les questions politiques. Mieux valait en prendre l’habitude, l’après-guerre promettait des mœurs nouvelles. Marie lui avait fait part de son émotion, au moment de déposer son vote dans la boîte de scrutin. Elle énonça à nouveau son point de vue :

— Je comprends que la tension aura le temps de s’apaiser un peu d’ici le 17 janvier. Mais cette proposition doit tout de même soulever les passions d’un bout à l’autre du pays.

— Je peux aller chercher mes journaux? demanda l’homme en faisant mine de se lever.

— Comme dans toutes les maisons de la ville, la Nativité cède le pas à la politique, cette année. Abreuve-nous de ton savoir.

Son sourire neutralisait la pointe d’ironie. Il se dirigea vers le salon afin de retrouver son porte-document. De retour dans la salle à manger, il en sortit quelques journaux de langue anglaise en précisant :

— On trouve là-dedans des phrases réellement insultantes envers nous. Le plus souvent dans de petites feuilles orangistes, ou alors sous la forme de lettres du public. Dans les journaux respectables, le ton se révèle plus modéré. Voilà un exemple tiré du Globe de Toronto :

Dans l’effort qui s’impose pour effectuer un rapprochement entre les Canadiens de toute nationalité, nous, d’origine anglaise, devons faire notre part. Nous devons être patients et prudents. Nous devons notre sympathie et notre appui à nos concitoyens d’origine française… Ils ont droit à nos égards et à notre respect… Puisse une ère nouvelle faire régner parmi les Canadiens la compréhension et la bonne entente. Cela est possible, si les deux races tendent à l’accomplir.

— Ailleurs, continua le député, on parle aussi de tendre la main aux Canadiens français.

— Ainsi, ricana Thalie, la petite saute d’humeur de Francœur incite nos bons voisins à faire preuve d’un peu de retenue. Juste pour cela, votre collègue mérite notre reconnaissance.

L’ironie de la mère déteignait sur la fille. Toutefois, chez elle aussi, la douceur du ton et le rire aux commissures des yeux adoucissait les mots. Françoise ne demeura pas en reste.

— Nous aiment-ils assez, du côté de Toronto ou d’Ottawa, pour renoncer à la conscription?

— Non, sans doute pas, répondit son père. Mais avec toutes les exemptions accordées, la loi se trouve bien édentée. À Québec, sur mille appelés présents devant les tribunaux d’exception, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ont reçu ce qu’ils demandaient.

— Tout de même, une mesure de ce genre, dans un pays où des millions de personnes se réclament d’une origine française, allemande ou autrichienne devient tout à fait déraisonnable, déclara Marie. Dans des conditions normales, la loyauté au gouvernement est une chose. En temps de guerre, demander aux gens de donner leur vie en est une autre.

— Cela d’autant plus que nous avons des exemples de souplesse, renchérit Thalie. Le Royaume-Uni renoncera sans doute bientôt à appliquer l’enrôlement obligatoire en Irlande, et à deux reprises, les Australiens ont repoussé une mesure de ce genre lors de référendums.

Françoise revint à la charge en ajoutant :

— Ce pays compte pourtant une population d’origine britannique sans doute très loyale à la mère patrie.

Cette question devait meubler bien des conversations entre elles, chacune trouvant sans hésiter ses arguments. Le visiteur leva les deux mains, paumes ouvertes, comme un homme menacé d’une arme.

— Vous savez, plaida-t-il, mon nom n’est pas Borden, mon parti politique, au fédéral comme dans la province, s’oppose à la conscription.

Marie se pencha sur lui pour l’embrasser sur la joue, puis admit en riant :

— Et parmi toutes tes belles qualités, tu acceptes de discuter de ces questions avec trois femmes, sans nous prendre pour des idiotes.

Du regard, l’hôtesse consulta les autres, puis continua :

— Alors dorénavant, nous prendrons un peu mieux soin de toi. Qui a un sujet de conversation bien anodin à proposer, pour terminer cette soirée?

Amélie se réveilla tout juste à temps pour saisir l’occasion au vol :

— Je ne veux pas retourner au pensionnat. Je préfère continuer à travailler pour madame Marie.

Tout de suite, Paul trouva les discussions politiques bien légères en comparaison.

* * *

L’Assemblée législative reprit ses travaux le 17 janvier. De mémoire d’homme ou de femme, excepté lors des festivités entourant la visite de George, prince de Galles, en 1908, jamais autant de monde ne s’était pressé dans l’Hôtel du gouvernement. Thomas Picard se présenta tôt sur les lieux, muni d’un laissez-passer obtenu d’un ami ministre et discuta un long moment avant de pouvoir profiter de la place lui revenant dans les galeries. Sans doute l’employé récalcitrant lorgnait-il sur un pourboire généreux s’il cédait le fauteuil à quelqu’un d’autre.

Le marchand se retrouva à côté de lady Gouin. L’épouse du premier ministre daigna échanger quelques mots avec lui alors que des questions de routine occupaient les députés. Quand on en arriva à la fameuse motion, Francœur se leva, gouailleur, tout heureux de l’attention portée sur lui.

— Monsieur le président, la motion que cette Chambre est appelée à étudier mérite, je crois, une attention spéciale. Depuis que j’en ai donné avis, la presse et un grand nombre de personnes l’ont discutée. Inutile de dire qu’elle a été diversement appréciée. Elle a provoqué des expressions d’opinion tantôt favorables, tantôt défavorables, mais toutes, généralement, intéressantes à analyser. Ces opinions révèlent à différents degrés une mentalité inquiète, soucieuse de l’avenir, où, en même temps que s’affirme la fidélité à des idées, des principes, des passions et même des préjugés, perce et domine le sentiment très net qu’il y a quelque chose de changé dans notre vie nationale, qu’une situation grave existe, qu’un nouveau problème est posé dont l’étude en vue d’une solution définitive s’impose.

Thomas se cala dans son fauteuil avec une expression d’amusement. Ce genre d’entrée en matière doucereuse ne présageait rien de bon. Dans les minutes suivantes, le député de Lotbinière s’acharna à ridiculiser les personnes ayant critiqué son initiative. Un professeur de droit de l’Université Laval, Ferdinand Roy, mérita la plus vigoureuse bastonnade: en plus de désapprouver la motion, l’homme avait le tort d’être conservateur.

Puis, il passa longuement en revue la presse de langue anglaise, s’attardant aux trois dernières années, glanant ici et là des textes outranciers.

— Dès 1914, le Puttingham, sous la signature d’Orange Sentinel, conseille ni plus ni moins la guerre civile : « Il nous faut l’écraser [la population française] ou elle nous écrasera. Il faut nous préparer à la lutte imminente avec ces traîtres français : et le plus tôt nous commencerons la bataille, le mieux ce sera pour notre dominion. La Grande-Bretagne doit régner au Canada comme elle règne sur les mers. »

Sans être très nombreux, des textes de ce genre paraissaient avec une navrante régularité. Tout de suite, les journaux nationalistes les reprenaient afin d’ériger les Canadiens français en éternelles victimes. Parfois, des analyses plus subtiles esquissaient un portrait de l’opinion dominant la province. Francœur en vint à dire :

— L’honorable Newton-W. Rowell, ministre dans le cabinet unioniste et président du Conseil exécutif du pays, disait à North Bay, le 6 décembre 1917, lors d’une grande assemblée : « L’attitude actuelle de la province de Québec peut être causée par plusieurs facteurs. Sans aucun doute, l’agitation persistante menée par monsieur Bourassa et ses associés nationalistes contre la Grande-Bretagne et la France et la participation du Canada à la guerre ont très fortement influencé ses sentiments et son attitude. Et apparemment, la majorité des curés dans l’ensemble de la province partagent cette position. Il y a un mouvement nationaliste, clérical et réactionnaire à l’œuvre dans la province de Québec qui, aujourd’hui, prévaut sur la situation politique dans cette province, et utilise ce moment de grand péril national pour dominer la situation politique dans l’ensemble du Canada. »

Le marchand regardait le visage des députés libéraux, largement majoritaires à l’Assemblée. La plupart conviendraient sans doute, après trois cognacs et la promesse que jamais leurs paroles ne seraient répétées, de l’exactitude de ce constat. Toutefois, exprimées à haute voix, de pareilles idées mobiliseraient contre eux la multitude de soutanes dominant la province. Leur carrière prendrait fin le jour même. Plus encore que la conscription, ce poids sur les consciences inquiétait Thomas.

Quand, après son interminable palabre, le député du comté de Lotbinière, un peu essoufflé, reprit son siège, ce fut au tour du chef du Parti conservateur provincial, Arthur Sauvé, député de Deux-Montagnes, de donner la réplique. Son discours, interminable lui aussi, que le président de la Chambre voulut à quelques reprises interrompre en l’accusant d’être « hors d’ordre », égratigna certains individus. Les libéraux, lors de la campagne électorale récente, n’avaient-ils pas aussi lancé des déclarations incendiaires? Le premier ministre lui-même…

Thomas regarda lady Gouin à ses côtés. Elle avait une trop longue expérience politique pour tressaillir lorsque son époux encaissait une attaque de ce genre. Au moment où le chef de l’opposition retrouva son fauteuil, le jeune député du comté de Terrebonne, Athanase David, grand et mince, se leva à son tour. Il se permit d’aspirer de longues goulées d’air avant de s’engager dans un marathon verbal.

Inlassablement, l’homme s’attacha à pourfendre les impérialismes, tous les impérialismes, allemands, britanniques ou américains, pour les dangers auxquels ils exposaient la liberté des peuples. Puis, en trois phrases, il résuma la véritable nature de la divergence entre les Canadiens, selon leur origine, sur la conduite de la guerre.

— Pour les Canadiens anglais, la patrie, ce n’est pas le Canada, le Home est au-delà des mers, dans quelque montagne d’Écosse ou quelque ville d’Angleterre qu’ils aspirent à revoir et où ils ont conservé des affinités puissantes. Nous, où que nous vivions, sur les bords de la Gaspésie ou dans les Laurentides, que nous demeurions sur les bords du Saint-Laurent ou dans quelque humble village éloigné des villes, notre patrie à nous, c’est le pays où, depuis trois cents ans, ont vécu nos ancêtres, c’est le pays où sont nés nos petits-enfants. Notre seule ambition, notre seul espoir, notre idéal suprême, c’est d’assurer la grandeur de ce pays.

Assis sur le bout de son siège, Thomas pensa que ce politicien se hisserait peut-être à la hauteur de Laurier, un jour. Il en acquit la certitude quand l’orateur proposa de regarder au-delà des difficultés présentes.

— Quand la paix reviendra, l’impérialisme et le militantisme seront écartés comme des éléments capables de nuire à cette œuvre de reconstruction matérielle et morale. C’est pourquoi je vous répète avec Wickham Steed : « Il faut dorénavant regarder vers l’avenir et non pas, avec le regret au cœur, vers le passé. Il faut regarder vers l’aube pour entrevoir le moment où le soleil va paraître et ne pas penser aux soleils qui sont déjà couchés. »

Le front haut, le menton un peu trop fort pour en faire un bel homme, le député regarda autour de lui, désireux de capter l’attention de tous, puis enchaîna :

— Je regarde vers l’aube avec tout mon amour de la patrie canadienne, je regarde cette aube avec tout mon enthousiasme, parce que je crois que le jour n’est pas si lointain que nous le croyons où le soleil, dont les rayons sont nécessaires pour réchauffer l’âme canadienne, se lèvera enfin sur notre pauvre pays déchiré, divisé, meurtri. Il ne nous est pas permis de désespérer du soleil de demain. Ce sera celui de la liberté dans le monde, celui qui fera respecter les droits et les obligations réciproques des peuples, celui qui réchauffera l’enthousiasme des individus, celui qui fera oublier par sa splendeur nouvelle les rayons des derniers jours d’angoisse nationale et, réconfortant les âmes, reliera la chaîne des traditions en unissant les cœurs et les volontés dans un effort commun. C’est alors que montera jusqu’au plus haut des voûtes éternelles, et de toutes les maisons canadiennes, un Te Deum d’allégresse entonné par toute une nation prenant conscience enfin de sa force et qui, toutes grandes ouvrant ses ailes, pourra, sans craindre qu’il ne l’éblouisse, regarder l’avenir; la nation canadienne sera élevée, l’âme canadienne la fera vivre et l’idéal canadien la guidera.

Un tonnerre d’applaudissements résonna dans la chambre d’assemblée. Sur le parquet, dans les gradins, et même dans les corridors voisins, tous apprécièrent cette évocation d’une ère future où les journaux ne parleraient plus des hécatombes de jeunes vies survenues dans des endroits jusque-là inconnus comme Ypres, Vimy ou Passchendaele.

Le discours s’allongea encore jusqu’à l’interruption des débats pour une pause, afin de donner à tout ce monde le temps de souper, et à l’orateur, celui de reprendre son souffle. Il aurait de nouveau la parole en soirée, pour continuer sur la nécessité de demeurer serein en attendant que l’univers retrouve enfin son bon sens.

Thomas n’eut cependant pas la patience de revenir à l’Hôtel du gouvernement pour entendre la finale. Il préféra rentrer chez lui pour le repas du soir. Au moment où il retrouvait sa place dans la salle à manger, Édouard commenta :

— J’espère que les débats en valaient la peine. T’absenter ainsi du magasin, un jeudi…

— Je subis sans doute ta mauvaise influence. Car depuis dix ans, combien de fois t’es-tu esquivé pour aller entendre Bourassa, ou pire, Lavergne?

Le reproche amena un sourire contraint sur les lèvres du jeune homme. Élisabeth intervint, soucieuse d’éviter toute parole déplaisante :

— Mais tu ne réponds pas. Cela en valait-il la peine?

— Je nous souhaite que le jeune David devienne un jour premier ministre. Je serais heureux de travailler pour lui.

Cela ne se produirait pas, des politiciens souvent plus ternes, mais rompus aux stratégies partisanes, s’imposeraient à leurs compatriotes.

— Et la motion Francœur? demanda son fils.

— Selon ce qu’on m’a dit, le débat sera ajourné ce soir, la motion sera bientôt retirée, et plus personne n’en parlera dans deux jours.

— Cela signifie que la rue reprendra ses droits si les représentants du peuple reviennent à leur petite routine.

Cette prédiction-là avait de meilleures chances de se réaliser.