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Le samedi se déroula un peu de la même manière que le jour précédent : des promenades à deux ou en groupe plus nombreux dans le village et ses environs, des activités réunissant des Dubuc de la parenté. Ceux-ci affichaient leur perplexité devant les visiteurs venus de Québec, supputant les intentions du député. Toutefois, Marie et son fils mettaient à profit des années à faire du commerce pour neutraliser les préventions contre eux, avec un grand sourire, une voix douce, des réponses à la fois brèves et franches aux questions posées.

À la fin, chacun feignait de croire au retour d’amis de la famille longtemps perdus de vue.

La grand-messe du dimanche matin posa un problème logistique d’un autre ordre. Paul, au moment de partir pour l’église, vêtu d’un costume sombre orné d’un brassard noir, proposa d’exiler ses filles dans le banc de parents au fond du temple pour faire de la place aux Picard dans le sien. Marie répondit en fronçant les sourcils :

— Jusqu’ici, je vous ai vu faire preuve d’un tact remarquable. Grâce à cela, vous les aidez à surmonter leur chagrin, et vous nous permettez, à Mathieu et à moi, de nous sentir à l’aise. Toutefois, une initiative de ce genre viendrait tout ruiner, et pour moi, et surtout pour elles…

L’homme rougit en baissant la tête, puis convint dans un souffle :

— Vous avez raison. Je m’excuse…

Marie serra les doigts de l’homme dans les siens, retira sa main quand des pas se firent entendre dans l’escalier. Françoise et Amélie descendaient d’un pas lent, grave, toutes de noir vêtues. La défroque du deuil les plongeait plusieurs mois en arrière, ouvrant sans cesse leurs plaies. Mathieu les suivait de près, lui aussi vêtu de sombre et très sérieux, comme dans un curieux mimétisme.

— Mes belles, nous allons nous diriger tout de suite vers l’église. Tante Louise a préféré aller à la basse-messe afin d’avoir plus de temps pour préparer le repas de midi.

Il ouvrit la porte et les laissa passer devant lui. Au moment où la famille se trouva dans l’allée de gravier, l’homme leur offrit ses bras et les deux filles s’accrochèrent chacune au sien. Marie ferma la porte derrière elle et accepta le bras de son fils. Elle prit toutefois bien soin de laisser ses hôtes prendre une avance d’une quinzaine de pas.

L’église dressait son imposante silhouette de pierre à peu de distance. Les Dubuc se dirigèrent vers le banc de la famille, situé dans l’allée centrale, près de celui des marguilliers, comme il convenait pour un notable. Les membres recueillis du trio demeuraient épaule contre épaule, le père murmurant en alternance dans l’oreille de ses filles. Pour l’heure à venir, sous les yeux de tous leurs concitoyens, ils se rappelleraient la perte récente et, au moins dans le cas des plus jeunes, prieraient pour le repos de la défunte.

La mère et le fils, guidés par un zouave tout gonflé de virilité militaire factice, s’installèrent dans une allée latérale, au fond de la grande bâtisse, dans un banc demeuré sans « propriétaire » lors de l’encan annuel. La messe se déroula au rythme lent des incantations en latin, interrompues par la longue procession de la communion. Les visiteurs se retrouvèrent à genoux devant la balustrade parmi les paroissiens, une toile de lin ramenée sur les mains afin d’éviter tout contact entre leur peau et le pain sacré, au cas où un prêtre malhabile laisserait choir celui-ci. Ils tendirent la langue pour recevoir l’hostie. Dubuc n’avait formulé aucune recommandation à ce sujet, mais ignorer cette occasion de montrer sa foi aurait été un impair impardonnable.

Largement passé onze heures, au moment où les ouailles sortaient sur le parvis de l’église, le député se trouva rapidement entouré de ses électeurs. La proximité du pouvoir amenait chacun à désirer cultiver son amitié, et pour les plus audacieux, quémander des largesses. De nombreux petits contrats devaient se donner ainsi devant les grandes portes du temple.

En ces temps troublés, les cultivateurs revenaient le plus souvent avec la même question posée avec, dans la voix, les infinies variantes de l’inquiétude.

— Aurons-nous la conscription?

— Le gouvernement du Québec n’a aucune voix au chapitre. Vous devez en parler à votre député fédéral, le jeune Ernest Lapointe.

— Le gars est dans l’opposition, vous êtes au pouvoir.

— À Québec, pas à Ottawa. Les questions militaires, c’est le fédéral. Mais de toute façon, aucun projet de conscription n’a été déposé encore. Vous vous inquiétez pour rien.

Des paroles de réconfort de ce genre laissaient les agriculteurs bien sceptiques. Si un député ne pouvait lever la menace de la guerre de la tête de leurs fils, à quoi servait-il? Les mieux informés ajoutaient :

— Dans les vieux pays, ils ont voté la conscription.

— Mais c’est très loin. Ici, personne n’a encore déposé une loi de ce genre.

Dubuc demeurait prudent, soucieux de n’alarmer personne. Les députés de langue anglaise, à Ottawa, en harmonie avec les convictions de leurs électeurs, réclamaient de plus en plus violemment l’enrôlement obligatoire afin de faire partager à tous le prix du sang.

Au début des conversations, Françoise et Amélie demeurèrent près de leur père, un sourire poli sur les lèvres. À la fin, celui-ci leur suggéra :

— Vous pouvez rentrer avec nos invités. Je vous rejoindrai dès que possible.

Des votes pouvaient se gagner ou se perdre sur le parvis de cette église. Paul devait continuer de rassurer de son mieux ses électeurs inquiets. Les deux filles rejoignirent Marie et Mathieu. La plus jeune prit sans vergogne le bras du garçon et l’entraîna vers la maison. Tout le long du chemin, dans un babillage incessant, elle lui donna toutes les informations imaginables sur les habitants des demeures riveraines. Les secrets de famille demeuraient toutefois bien protégés. Parmi les informations les plus intimes livrées ce jour-là figuraient le nombre de chats et de chiens de chaque maisonnée et les noms auxquels ils ne répondaient habituellement pas.

Trois pas derrière, Françoise marchait aux côtés de Marie.

— Parfois, le dimanche, nous dînons aussi tard qu’une heure. Papa parle à tout le monde.

— À titre de député, cela fait partie de son travail.

— Il le faisait bien avant l’élection de 1912, l’année où il a été élu pour la première fois. Maman se moquait de lui. Vous voyez, Amélie a hérité de cet aspect de sa personnalité.

La voix haut perchée de la fillette leur parvenait sans mal. Elle faisait de grands gestes pour souligner ses paroles. Son compagnon la regardait en souriant et répondait par des monosyllabes.

— Elle ferait certainement une politicienne redoutable.

— … Les femmes ne votent pas.

— Cela devrait changer bientôt. Au moins au fédéral.

Françoise jeta un regard perplexe sur la femme à ses côtés et demanda après un moment :

— Vous croyez que ce sera une bonne chose?

— Dans deux ans, mon grand garçon aura le droit de vote. Dans cinq ans, vous ne l’aurez pas. Croyez-vous vraiment qu’il sera plus compétent que vous ou moi pour choisir un député?

— … Il a fait son cours classique.

— Je suppose que tous les hommes responsables de la guerre en Europe ont fait des études du même genre. Je suis allée chez les sœurs de la congrégation Notre-Dame, dans la Basse-Ville de Québec, pendant quelques années; vous êtes chez les ursulines. Vous et moi n’enverrions pas des jeunes de son âge se faire tuer, n’est-ce pas?

La jeune fille rougit alors que Marie lui adressait son meilleur sourire. À la fin, elle fit signe que non de la tête.

— Pour cette raison, je me réjouis des rumeurs venues d’Ottawa sur le droit de suffrage des femmes. C’est chose faite dans les trois provinces des Prairies.

— Papa n’y est pas favorable.

— Mais à nous deux, nous pourrons certainement lui faire entendre raison.

Pour la seconde fois, la première ayant été leur conversation dans la salle d’essayage du magasin ALFRED, une certaine complicité passa entre elles. La femme profita de l’occasion pour offrir son bras. Françoise, un peu intimidée sous son grand chapeau de paille noir, posa finalement sa main sur le pli du coude.

— De toute façon, je suis certaine que Paul ne vous refuse rien de raisonnable.

La jeune fille jeta un regard en biais à son interlocutrice, bien certaine de ne plus détenir l’exclusivité de ce genre d’influence sur son père.

* * *

La prédiction se réalisa : Paul Dubuc revint à son domicile largement passé midi. À ses côtés marchait un homme encore jeune, bâti comme un colosse, son visage rond, un peu poupin, souligné d’une petite moustache et d’une paire de lunettes à monture noire. Une grande femme, le visage un peu quelconque, se pendait à son bras.

— Marie, je vous présente Ernest Lapointe, le député du comté au fédéral.

La femme quitta son fauteuil d’osier pour tendre la main.

— Et son épouse.

L’homme ajouta, en se retournant vers les nouveaux venus:

— Marie Picard est une amie de la famille. Voici son fils, Mathieu. Et vous connaissez déjà ces charmantes demoiselles, mes filles.

Au retour de la messe, afin de patienter, tout ce monde s’était installé sur la grande galerie, un verre de thé glacé et une assiette de crudités à portée de la main. La conversation était soulignée par le bruit des dents tranchant un radis ou une carotte. Personne n’avait mangé depuis la veille au soir afin de participer à la communion.

— Nous allons tout de suite passer à table, enchaîna le maître de la maison après les échanges de poignées de main.

Il précisa à l’intention des Picard :

— Je suis désolé de vous avoir fait attendre de la sorte…

— Votre métier comme le mien conduit parfois à manger tard. Nous comprenons très bien.

Dans la salle à manger, tante Louise s’agitait déjà devant la soupière, une longue louche à la main. Chacun prit la place qu’on lui désignait. La conversation porta sur la douceur du temps et la promesse d’excellentes récoltes pendant tout le premier service. L’arrivée du plat de résistance favorisa le passage à un sujet plus sérieux.

— Tout à l’heure, commenta Paul en découpant le rôti pour poser une tranche de viande dans chacune des assiettes à tour de rôle, les gens m’ont sans cesse questionné sur la conscription.

— Je sais, précisa Lapointe, mi-sérieux, mi-moqueur. Je t’ai même entendu leur dire de s’adresser à moi.

Cette dérobade ne semblait guère plaire au député de format géant.

— Tu es au fédéral. Le gouvernement provincial n’a aucun pouvoir à ce sujet.

— Je sais, je sais, commenta l’autre d’une voix bourrue.

Marie, plutôt silencieuse jusque-là, ne put s’empêcher de demander d’une voix préoccupée, alors que ses yeux se posaient sur son fils :

— Le gouvernement en viendra-t-il à cette extrémité?

— Le premier ministre semble résolu à user de prudence, mais bientôt, il ne pourra plus résister aux appels de membres importants de son propre parti. Sinon, une fronde risque de le renverser. Je veux dire que ses propres ministres vont vouloir le remplacer par un homme plus complaisant.

Des yeux, la commerçante indiqua à son interlocuteur que le mot « fronde » figurait aussi dans son vocabulaire. Mathieu intervint à son tour :

— Toutefois, il devra tenir des élections au préalable. La limite constitutionnelle est passée.

Un gouvernement demeurait en exercice pendant quatre ans, selon l’usage. La constitution autorisait de rester au pouvoir pendant cinq ans. Les conservateurs, élus lors du suffrage de 1911, amorçaient leur sixième année.

— Les députés ont consenti à l’unanimité d’attendre encore. En temps de guerre, tous doivent oublier les querelles partisanes pour servir les intérêts supérieurs de la nation.

L’expression du jeune homme fit comprendre au député que le fils partageait avec sa mère un sain scepticisme quant au jeu politique. Au-delà des principes et des grandes phrases, le premier souci d’un élu demeurait de veiller à sa propre réélection.

— De toute façon, continua Lapointe, cette année ou l’an prochain, les conservateurs seront réélus. Pour nous, le tout sera de limiter l’ampleur de la défaite.

— Au Québec, commença Dubuc…

— Nous ne risquons rien ici. Toutefois, si le Parti libéral n’a aucun député à l’extérieur de notre province, et si, dans les faits, nous devenons l’organisation politique des seuls Canadiens français et le Parti conservateur celle des Canadiens anglais, nous serons condamnés à une éternité dans l’opposition.

En faisant fi de la politique partisane, pareille éventualité exposait le pays à la guerre civile.

— Même Armand Lavergne, ajouta Mathieu, a recommandé de voter libéral lors de l’élection de mai dernier. Il affirmait que le salut de notre nation reposait entre les mains de Lomer Gouin, un homme qu’il a tourné en dérision pendant dix ans.

Ernest Lapointe contempla le jeune homme avec des yeux amusés.

— Monsieur, je vois que vous saisissez très bien combien le Parti libéral se trouve en péril si Armand Lavergne et les imbéciles qui le suivent se mettent à nous appuyer.

— Ailleurs au Canada, cet homme est accusé de trahison, compléta Dubuc en s’adressant directement à Marie. Nos adversaires pourront dorénavant murmurer que le Parti libéral est celui de la déloyauté à la mère patrie et le Parti conservateur celui du devoir sacré dû à son pays.

Son hôte lui soulignait une vérité si évidente… Soucieuse de préserver sa bonne entente avec celui-ci, Marie le remercia plutôt d’un sourire.

— Jeune homme, intervint bientôt Lapointe, la politique semble vous intéresser. Poursuivez-vous toujours vos études?

— Je commencerai mon droit en septembre.

— Vous n’avez pas songé à la théologie?

— … Je ne me sens nullement la vocation.

Le député esquissa une moue railleuse. Dubuc expliqua à sa place :

— Bientôt, avoir la vocation deviendra le dernier souci de la majorité des jeunes gens qui feront ce choix.

Cette fois, ce fut à l’intention de ses filles, lesquelles posaient de grands yeux intrigués sur lui, que l’homme s’obligea à expliquer :

— La loi de conscription anglaise prévoit quelques exceptions, dont les hommes mariés et les membres du clergé. Les étudiants en théologie comptent parmi ceux-ci.

D’extrême justesse, Amélie se retint de proposer le mariage sur-le-champ à Mathieu pour lui éviter l’enrôlement obligatoire. Son humour tombait parfois à plat. Un regard à tante Louise la convainquit que l’initiative ne serait pas bien reçue par toutes les personnes autour de la table.

* * *

Parfois, même l’expérience acquise par vingt ans de travail dans un commerce se révélait insuffisante pour meubler une conversation. Devant madame Lapointe, Marie ne put éviter les longs silences embarrassés. Elle se consola en se disant que le défi rebuterait même ses collègues au bagout le plus assuré.

Paul Dubuc et le député au parlement fédéral émergèrent du bureau situé au rez-de-chaussée au terme d’un conciliabule long d’une heure. Pendant ce temps, non seulement la cadette des filles se laissa-t-elle recruter par une armée de cousins et de cousines afin de participer à la fenaison de la ferme d’un oncle habitant les environs, mais l’aînée se trouva entraînée en rougissant dans une longue promenade.

Un moment, Mathieu pensa lui offrir son bras. La couventine timide, cuirassée dans un vêtement de deuil, lui parut réfractaire à ce genre d’attention. Il préféra s’abstenir. Elle le conduisit vers le parc situé près de la rivière, commentant par des phrases souvent inachevées la vie du village. Heureusement, un petit orchestre juché sur une gloriette faisait les frais de la musique. Devant l’impossibilité de maintenir à tout prix le rythme de la conversation, paraître absorbé par les airs entraînants donnait le change.

Fruit d’un curieux patriotisme, tous les musiciens amateurs du pays s’efforçaient de purger leur répertoire des pièces des compositeurs des pays ennemis. Cela voulait dire bannir des concerts Bach, Beethoven et Mozart, mais surtout les valses des Strauss, père et fils. Pareille amputation donnait une curieuse sonorité aux représentations offertes dans les parcs. Les marches de Pomp and Circumstance de sir Edward Elgar n’agissaient pas toujours pour le mieux sur les estomacs canadiens-français.

Après un moment, Mathieu se lança.

— Il y a des bancs près de la rivière. Ne souhaiteriez-vous pas vous asseoir?

— Oui, d’autant plus qu’ils se trouvent à bonne distance de ce… bruit.

Elle lui adressa un premier véritable sourire depuis le départ de la maison. Sans le savoir, ils se retrouvèrent bientôt sur le banc ayant accueilli leur parent quarante-huit heures plus tôt. Après un bref silence, la jeune fille risqua :

— Vous avez dit à Amélie que vous me trouviez jolie.

— Je ne croyais pas qu’elle irait en courant vous le répéter. Je me suis senti gêné pendant toute la soirée, après cela. Mieux vaut ne lui confier aucun secret.

Françoise fixait un point au milieu de la rivière. Une brise rendait la chaleur un peu plus supportable. Son chapeau de paille retenait ses cheveux châtains, dégageant son profil. Sa peau demeurait très pâle, sans doute très douce. Le garçon se demanda comment elle réagirait s’il tendait les doigts pour effleurer sa joue. Mal, sans doute.

Comme si elle suivait le cours de ses pensées, la jeune fille tourna ses grands yeux vers lui, songeuse, se mordit la lèvre inférieure, puis jeta tout à trac :

— Ce n’est pas gentil de vous moquer de moi ainsi. La répartie le laissa interdit. Il écarquilla les yeux, la bouche à demi ouverte. Son trouble s’avérait si apparent qu’elle ajouta bien vite :

— Je comprends que vous vouliez sans doute… réduire son enthousiasme à votre égard.

Mathieu contempla un long moment sa compagne. Le chapeau et la robe noirs, bien qu’élégants, ne la flattaient pas. Les gants blancs paraissaient un peu incongrus avec sa tenue de deuil. Son regard appuyé amena du rouge sur les oreilles de la couventine. N’y pouvant plus, elle détourna les yeux.

— Amélie est une charmante petite fille, expliqua le garçon. À certains égards, elle me rappelle ma sœur. C’est aussi une personne fort raisonnable, capable de comprendre tout de suite la nature des relations entre les grandes personnes comme nos parents, et celles pouvant exister entre elle et moi. Je n’avais aucune intention de « réduire son enthousiasme », comme vous dites, par un moyen détourné.

Le garçon n’entendait pas faciliter la tâche de son interlocutrice. Elle devrait demander ouvertement les mots espérés et non plaider le faux pour obtenir le vrai.

— … Pourquoi lui avoir dit cela?

La voix perdait de plus en plus de son assurance, au point de chevroter un peu.

— Elle m’a posé la question, je lui ai répondu.

Françoise posa à nouveau les yeux sur lui et attendit la suite en vain.

— … Avez-vous dit vrai?

— Croyez-vous que je sois un menteur?

Quand un clignement amena un peu d’humidité à la commissure de l’œil gauche, il comprit devoir cesser ce jeu tout de suite. Du bout du majeur, très doucement, il recueillit la larme avant de la voir couler, comme pour l’effacer, puis consentit dans un souffle :

— Voilà précisément ce que je pense. Vos grands yeux gris sont magnifiques, encadrés de longs cils. Tous les traits de votre visage sont doux, harmonieux. Dommage que vos sourires soient si rares, ils illuminent l’ensemble. Votre bouche est si jolie, avec ses fossettes. Voilà deux jours que je me demande si je pourrai un jour vous embrasser.

Les jeunes filles timides, à la peau très pâle, révélaient leurs émotions de la plus charmante façon. Le rouge monta sur son cou et atteignit le lobe de ses oreilles au moment où elle tournait à nouveau son regard vers le centre de la rivière. Mathieu décida de ne pas s’arrêter en si bon chemin.

— Après avoir passé huit ans au Petit Séminaire avec des prêtres voués à me faire prendre la soutane, je ne devrais même plus percevoir ces choses. Pourtant, je les vois : vos seins comme des faons, votre taille fine, vos hanches…

La référence au Cantique des cantiques lui échappa. Elle s’effraya plutôt.

— Arrêtez… Ce n’est pas bien.

Françoise se leva et avança de deux pas vers la rivière. Mathieu lui laissa un moment pour reprendre son souffle avant de la rejoindre.

— Voilà pourquoi j’ai dit à Amélie que je vous trouvais jolie. Quand le mot de votre père est arrivé à la maison, j’ai été très heureux, parce que cela me donnait l’occasion de vous revoir. Je suis satisfait de constater que ces deux-là s’entendent bien pour la même raison. Autrement, qu’aurais-je pu faire? Vous m’imaginez en train d’essayer d’escalader le mur entourant le couvent des ursulines afin de vous apercevoir dans la cour?

— … Surtout que nous ne sortons pas souvent.

Les joues en feu, la couventine apprivoisait une situation nouvelle : pour la première fois, un grand garçon de six pieds la regardait comme une femme. L’expérience s’avérait plaisante, ses derniers mots en témoignaient. Mathieu le comprit ainsi. Cela lui donna le courage de prendre son bras juste au-dessus du coude pour la forcer à se tourner vers lui.

— Je ne ferai rien de déplacé. Je ne répéterai peut-être jamais les mots que je viens de prononcer…

Vit-il vraiment un peu de regret dans les yeux de sa compagne? Il s’empressa de continuer :

— À moins que vous m’y autorisiez. Toutefois, souvenez-vous que je ne mens jamais aux personnes que j’estime. Si je crains de blesser, ou seulement de les troubler, il m’arrive toutefois de demeurer silencieux. Aurais-je dû me taire?

Comme elle gardait ses grands yeux sur lui, sans oser répondre, le garçon lui adressa son meilleur sourire en disant:

— Acceptez-vous de prendre mon bras pour rentrer à la maison? Votre père et son nouvel invité doivent avoir fini de régler le sort du Parti libéral.

Il joignit le geste à la parole. Françoise posa sa main gantée au creux de son coude. En silence, ils regagnèrent la rue de l’Hôtel-de-Ville à pas lents. La maison des Dubuc se trouvait sous leurs yeux quand elle convint faiblement :

— Merci de m’avoir répondu.

Devant le regard interrogateur de son compagnon, elle compléta :

— Tout à l’heure, je vous ai posé une question, vous m’avez répondu. Merci.

— J’aurais peut-être dû être moins… précis.

Elle secoua la tête, faisant luire sa chevelure sous le soleil.

— Vous m’avez répondu. C’est bien.

Le garçon serra les doigts posés sur son avant-bras. Sa compagne dormirait mieux, ce soir-là : sa poitrine paraissait à la hauteur des attentes des grands garçons de la ville.

* * *

La route, étroite, longeait le fleuve tel un long ruban de terre brune. La chaleur la rendait poussiéreuse; un lourd nuage se soulevait à l’arrière de l’automobile et demeurait un moment suspendu en l’air avant de retomber doucement.

— Heureusement que nous ne sommes pas dans un cabriolet, déclara Édouard en riant, sinon nous devrions porter des lunettes de protection et un grand cache-poussière.

Les longues excursions à la campagne en automobile demeuraient hasardeuses, seulement possibles durant les jours secs de l’été. En cas de pluie, un chemin comme celui-là s’encombrait d’ornières si profondes que les roues pouvaient s’enfoncer jusqu’au moyeu. Dans une voiture découverte, même les jours de beau temps, des lunettes de motocycliste protégeaient les yeux de la poussière, un long vêtement ample les habits et un foulard la bouche.

— Tu as une autre roue de secours, au moins? demanda Clémentine.

Juste après le village de Beaumont, une crevaison avait forcé le conducteur à s’arrêter sur le bord de la route afin de procéder au changement de la roue, sous les regards curieux d’une dizaine d’enfants accourus des environs. Certains avaient semblé voir un véhicule moteur pour la première fois.

— Oui, le concessionnaire en donne toujours deux, sans compter une provision de chambres à air et un ou deux pneus de rechange. J’espère qu’un forgeron pourra effectuer la réparation à Saint-Michel… Ce serait plus rassurant avant d’entamer le chemin du retour.

Le couple roulait depuis le matin. Après une longue discussion, souvent reprise, le jeune homme avait enfin consenti à effectuer une visite rapide dans le village d’origine de sa maîtresse. Après plus de deux heures de route, ils purent stationner la voiture près de l’église paroissiale de Saint-Michel-de-Bellechasse, sous de grands arbres. Ils parcoururent la petite agglomération à pied, puis s’installèrent sur une grande pierre plate afin de contempler les embarcations à l’ancre dans l’anse Mercier. Là aussi, un certain nombre de villégiateurs profitaient de la douceur du temps.

Après un moment, l’homme s’enquit :

— Faisons-nous notre petit pique-nique avant que le repas ne soit gâté par cette chaleur?

Les dîners sur l’herbe connaissaient une vogue considérable. L’allongement des temps de loisirs et le mouvement romantique favorisaient ces rendez-vous avec la nature. Clémentine acquiesça de la tête. Se souvenant de leur conversation au parc Victoria, deux ans plus tôt, Édouard avait consenti à cette expédition après s’être assuré de l’existence d’une petite rivière discrète.

Quelques minutes plus tard, ils s’engageaient dans un chemin de traverse. Au-delà du deuxième rang, avant d’arriver au troisième, ils passèrent un pont étroit, surplombant un cours d’eau.

— Tu peux stationner ici, l’informa Clémentine.

La voiture se trouvait près d’une barrière donnant accès à un champ, sous un orme immense. L’homme ouvrit la portière arrière, récupéra une lourde couverture à carreaux pour la tendre à sa compagne, puis se chargea du panier à provisions.

— Tu me montres le chemin?

Elle le conduisit près du pont, troussant sa jupe afin de franchir la clôture faite de perches de cèdre. L’obstacle décourageait peut-être les vaches placides, mais certainement pas les jeunes amoureux. La rivière présentait une eau tout à fait limpide. La rive herbeuse descendait en pente douce.

— Nous pourrions nous asseoir ici, indiqua Clémentine.

— Sous les grands arbres, là-bas, proposa plutôt son compagnon. Ce sera certainement plus frais qu’en plein soleil… et moins visible aussi.

Elle rougit un peu et hocha la tête en guise d’assentiment. Un bosquet bordait les flots. Des buissons denses servaient d’écrin à une petite plage de sable. Édouard posa le panier, alla mettre les limonades et les bières à tremper dans l’eau fraîche. Puis, il aida la jeune femme à étendre la couverture sur le sol.

— Tu avais raison, c’est joli ici. Tu es déjà venue?

— … Quand j’étais plus jeune.

Son hésitation fit rire son amant. Sans doute ce lieu avait-il abrité certaines de ses privautés. Toutefois, il se souvenait trop bien de leur « première fois » pour penser que les villageois peu dégourdis l’avaient entraînée bien loin dans ces jeux. L’essentiel, il en avait été le premier et le seul bénéficiaire.

Le panier contenait les victuailles habituelles pour les circonstances : du pain, du fromage et des fruits. Les commentaires sur la douceur de la température et la beauté du site occupèrent seuls la conversation. Le repas fut suivi des jeux de mains prévisibles, « inévitables », songea-t-elle au moment où une main remontait entre ses jambes, dépassant le haut de ses bas.

— Quelqu’un pourrait nous voir, murmura-t-elle en serrant les cuisses de toutes ses forces.

— Tu m’as assuré que ce coin demeurait discret.

La simple vue d’une voiture garée dans le chemin de traverse suffirait à attirer l’attention de jeunes gens curieux. Les curés insistaient trop, dans leur sermon du dimanche, sur les dangers moraux de ces « machines » pour les jeunes filles. Personne ne se priverait d’une occasion de jouer au voyeur si elle se présentait.

Malgré tout, elle relâcha un peu les muscles, laissa les doigts atteindre son sexe et tâter la chair moite à travers le tissus léger de la culotte. La caresse leva un peu ses inquiétudes; elle abandonna à la fois son entrejambe à la main et sa bouche à la langue agile. Comme le condom était demeuré dans le tiroir de la table, près du lit, le tout se solderait par les pratiques les plus honteuses de leur répertoire, sans doute.

La présence de nombreux soldats dans la ville de Québec avait entraîné le développement d’un nouveau commerce illicite dans les tavernes obscures. Des photographies « coquines », de la taille d’une carte postale, s’écoulaient à un bon prix. La plupart montraient une femme aux seins nus, souvent lovée contre le corps d’un soldat en uniforme s’apprêtant à rejoindre la ligne de feu. Édouard lui en avait montré de bien plus révélatrices, lui faisant découvrir l’usage de la bouche dans des activités fort intimes.

Le jeune homme avait insisté pour introduire ces nouvelles pratiques dans le menu habituel de leurs ébats. S’abaisser à cela heurtait fort la pudeur de la jeune femme. S’y livrer à un endroit où le risque d’être surprise s’avérait réel la troublait encore plus. Toutefois, son seul recours demeurait d’y mettre plus d’enthousiasme que d’habitude afin de réduire la durée de l’exercice.

À peine trente minutes plus tard, ils se retrouvaient tous deux dans la rivière au lit un peu vaseux, de l’eau jusqu’en haut des genoux.

— C’est tout de même incroyable de la trouver si fraîche par cette chaleur, déclara Édouard en riant. À me voir, on dirait que j’ai douze ans.

Il regardait son sexe et ses testicules. Ils paraissaient vouloir lui entrer dans le ventre. L’homme s’immergea tout de même complètement et creva la surface un instant plus tard en s’ébrouant comme un jeune chiot.

— Je vais me faire sécher au soleil.

Étendu nu sur la couverture, appuyé sur son coude droit, il regarda sa compagne s’ébattre dans l’eau. Le froid donnait à ses mamelons l’allure de petites fraises turgides. La chair de poule se répandait sur son corps. Elle s’accroupit pourtant, de façon à avoir de l’eau jusqu’au menton, puis ferma les yeux un long moment.

La fraîcheur de l’onde ne lui permit pas une trop longue baignade. Frissonnante, elle vint rejoindre son compagnon sur la couverture et se résolut à demeurer nue le temps nécessaire pour que les rayons du soleil assèchent sa peau. À l’instant où le garçon allongea la main pour mêler ses doigts à la toison blonde de la jonction de ses cuisses, elle se tourna sur le ventre en disant :

— Non, pas encore. De toute façon, le temps presse. Si nous voulons nous arrêter chez mes parents, puis rentrer à Québec avant la nuit, mieux vaut ne pas nous attarder.

Édouard demeura un moment silencieux, les yeux sur les jolies fesses, sa nouvelle érection demandant à être soulagée.

— Ce n’est pas ce que nous avions convenu.

— … Tu sais, ce ne sont pas des sauvages, ils ne vont pas te retenir prisonnier.

La main se posa au bas du dos de la jeune femme, descendit un peu.

— Non.

Elle s’éloigna jusqu’au bord opposé de la couverture. S’il insistait encore, elle se retrouverait sur le sable.

— Nous allons nous mettre en route dans une dizaine de minutes. Tu auras séché d’ici là.

Édouard commença à remettre ses vêtements. Clémentine eut la désagréable impression qu’en acceptant de nouveau de lui accorder ses faveurs, elle aurait pu le convaincre de s’arrêter à la maison un moment, le temps de lui permettre de saluer ses parents.

Quand il démarra le véhicule, un peu plus tard dans l’après-midi, elle se détrompa. Rencontrer la famille d’une jeune femme signifiait un engagement formel. En conséquence, se dit-elle en mordant sa lèvre inférieure, jamais il ne la présenterait aux Picard, pas plus qu’il ne verrait les LeBlanc.

Son compagnon desserra le frein, puis prononça d’un ton faussement joyeux :

— Voyons maintenant si quelqu’un, au village, sait comment boucher les trous d’une chambre à air.

Les yeux résolument tournés vers la fenêtre, elle ne répondit pas.

* * *

Dans un souci élémentaire de discrétion, Mathieu s’approcha du bord du quai de madriers. Le train en provenance de Rimouski se faisait entendre au loin, dans le silence du soir. Dans quatre, cinq minutes tout au plus, les wagons de première classe s’arrêteraient devant lui.

— Vous auriez pu attendre demain. Vous me voyez un peu déçu, argua Paul en noyant ses yeux dans ceux de la femme.

— Ma fille a le même âge que Françoise, et elle se trouve toute seule au plus fort de la saison.

L’allusion explicite à la jeunesse de Thalie amena son compagnon à hocher la tête.

— De toute façon, vous et moi savons ce que nous voulions savoir, n’est-ce pas?

Sur ces mots, elle posa sa main gantée sur celle de Paul, serra un peu les doigts et reçut une pression en retour.

— Tous ces gens autour… Il y a tout de même une manière plus convenable de dire au revoir à une femme…

Le mot « aimée » ne franchit pas les lèvres de son compagnon. Ce serait toutefois pour leur prochaine rencontre, chacun en était persuadé.

— Que diraient les gens si leur député s’affichait trop au milieu de la gare du chef-lieu de son comté? le taquina-t-elle.

— Il n’y a que des touristes aux alentours.

— Soyez sage. Il y a aussi mon fils. Puis, enfin, n’avez-vous pas profité un peu du fait que personne ne se trouvait dans le couloir avant de quitter la maison?

— Si peu…

L’homme joignit sa main droite à la gauche pour tenir celle de sa compagne. Sa perceptible gaieté témoigna de son appréciation du petit moment d’intimité.

— Dès le début de la session législative, je vous contacterai, Marie.

— Je serais très déçue si vous ne le faisiez pas. Je compterai même les jours.

— … J’aurai sans doute à me rendre à Québec d’ici là. Dans ces temps difficiles, les discussions en tête-à-tête valent mieux que les lettres. Le téléphone et le télégraphe offrent trop peu de discrétion.

— Puis, votre zèle vous vaudra peut-être un poste de ministre. Dans cette éventualité, vous devriez séjourner la majeure partie de l’année dans la Vieille Capitale.

Le sourire de la femme trahissait à la fois un espoir et un profond amusement. Le train entra en gare dans un grand fracas d’acier frotté sur de l’acier.

— Jusqu’ici, je n’ai jamais caressé cette ambition. Vous me donnez la meilleure raison de le faire. Je ne tarderai pas à aller vous saluer.

— Je vous attends déjà.

Ému, après une dernière pression de la main, une caresse du bout des doigts sur la peau très douce du poignet, au-dessus du gant de dentelles, Paul s’en alla d’un pas rapide, se retourna brièvement au moment de quitter la surface de madriers et lui adressa un dernier au revoir de la tête.

Marie vint rejoindre son fils. Celui-ci tenait les deux valises et avançait vers la porte du wagon.

— Attends-moi, je reviens t’aider, fit-t-il en grimpant les trois marches.

Après avoir posé les bagages à l’intérieur, il redescendit pour tendre la main vers sa mère.

Au moment où ils s’asseyaient sur la même banquette, celle-ci annonça :

— Paul te salue… Il est parti un peu vite de la gare. Ses affaires…

— Monsieur Dubuc n’a certainement pas pensé à moi au cours de ces quelques minutes, et c’est très bien ainsi.

Elle regarda un long moment par la fenêtre, à sa droite. Le train se remit bientôt en marche. Elle aperçut alors brièvement le politicien assis dans sa voiture. Un cousin lui servait de cocher lors de ses séjours dans la petite ville. L’homme agita la main au passage du wagon. Elle lui répondit en appliquant sa paume grande ouverte contre la vitre.

Après de longues minutes de silence, Mathieu argua :

— Finalement, ce petit congé s’est révélé bénéfique.

— Oui, consentit-elle après une hésitation.

La locomotive fendait la campagne dans le jour couchant. Le soleil s’inclinait sur l’horizon, de l’autre côté du fleuve. À la fin, elle commenta :

— Cet homme… Tu es certain que cela ne te dérange pas?

— Ton propre bonheur me rend heureux, je t’assure. Thalie pense comme moi. Ne te sers pas de nous pour justifier une mauvaise décision, si, à la fin, la crainte de bousculer un peu tes habitudes de veuve vertueuse l’emporte sur…

Mathieu n’osa pas aller au bout de sa pensée, trop incertain des plaisirs cachés dans une relation amoureuse. Bien plus tard, lorsque le train dépassa le village de Saint-Michel-de-Bellechasse, il confessa à son tour :

— Pour moi aussi, ce congé a été des plus agréables, même si des années me séparent sans doute d’un heureux dénouement. Et cela seulement si la vie ne me réserve aucune mauvaise surprise.

Sa mère délaissa la contemplation du paysage, devenu monochrome avec le crépuscule, pour regarder le jeune homme à ses côtés. Elle posa sa main sur son bras et le pressa un peu. Mathieu garda ses yeux clos, puis laissa échapper un grand soupir.

* * *

Jamais un chef de parti politique provincial n’avait trouvé un homme aussi bien disposé que Paul Dubuc pour prendre part à divers comités, du moment où les réunions se déroulaient à Québec. En conséquence, le député de Rivière-du-Loup partagea une demi-douzaine de soupers en tête-à-tête avec Marie au cours de l’été 1916.

Le dimanche 3 septembre, pour la première fois, les deux familles étaient réunies au complet pour un dîner au Château Frontenac. Même Gertrude, après d’interminables négociations, s’y trouvait, encadrée de Thalie d’un côté et d’Amélie de l’autre. Après un silence gêné, cette dernière se mit en frais de lui expliquer les nombreuses différences entre deux mois de liberté dans son village natal et dix mois d’incarcération chez les ursulines. Thalie intervenait parfois pour demander des détails, heureuse d’avoir pu échapper à pareille horreur.

Sans trop de mal, après l’échange de quelques lettres au cours des deux derniers mois, Mathieu avait conservé Françoise dans de bonnes dispositions à son égard. Aussi la poignée de main, au moment de se revoir, dura bien plus longtemps que de raison. Les yeux se dirent des choses que la timidité, de part et d’autre, ne permettait pas de prononcer à haute voix.

Les adultes, et même les deux petites sœurs complaisantes, firent en sorte qu’ils se retrouvent l’un en face de l’autre à une extrémité de la longue table rectangulaire. Les parents occupaient l’autre bout.

— Partagez-vous toutes les appréhensions d’Amélie à propos de l’année qui commence? demanda bientôt le garçon.

Les deux filles Dubuc portaient leur costume de couventine. En fin d’après-midi, leur père les accompagnerait jusqu’au parloir du monastère pour les y abandonner pour de longs mois.

— Vous savez, ce soir, au réfectoire, elle sera très contente de retrouver ses amies de l’an dernier.

— Voilà qui me rassure. Je songeais déjà au moyen de mettre une lime dans un pain pour la lui envoyer discrètement.

— Je suis certaine que les religieuses sauraient la trouver. Nous ne recevons jamais rien qui n’ait été ouvert et examiné au préalable.

— Je me réjouis de constater que votre âme sera entre bonnes mains. Mais vous ne m’avez pas vraiment répondu. Comment vivrez-vous les prochains mois?

Le reproche se fit sur le ton de la complicité. Chacun se souvenait de la dernière fois où la petite sœur avait été évoquée, masquant les expressions franches.

— En réalité, moins bien qu’elle. J’ai moins de facilité à me lier. J’ai peur d’être bien timide…

Une rougeur sur ses joues souligna l’aveu. Mathieu montra toutes ses dents dans un sourire, puis murmura sur le ton de la confidence :

— Avec pour résultat, sans doute, des amitiés plus profondes, plus durables aussi.

— Et moins nombreuses. Toutefois, après une année chez les ursulines, je connais bien quelques camarades. J’aurai plaisir à les retrouver.

— Une éventualité qui ne vous rendra pas totalement heureuse.

Le garçon la devinait sans mal. Le visage mobile, enclin à rougir à la moindre émotion, trahissait toutes les pensées de sa vis-à-vis.

— Les repas à quarante de part et d’autre d’une table, les dortoirs, se brosser les dents tous les matins parmi une petite cohue… Quand maman était là, à Rivière-du-Loup, je revenais à la maison tous les soirs.

Thalie, son épaule touchant celle de son frère, écoutait depuis un instant. Elle intervint :

— Moi, je crois que je n’aurais pas pu me résoudre au pensionnat. Après la classe, je retrouvais Mathieu, mes parents, la routine du magasin. Un poids me quittait, ici…

De la main, elle indiquait sa poitrine. Un moment, Françoise jalousa son aisance, cette faculté de s’exprimer sans gêne face à des inconnus. Surtout, avec un grand frère comme le sien, elle ne devait pas rougir chaque fois qu’un garçon posait les yeux sur elle.

— Vous savez, les événements nous imposent parfois de nous adapter même au plus difficilement supportable, répondit-elle en baissant les yeux.

Thalie tendit la main au-dessus de la table afin de toucher l’autre main gantée. Le geste de sympathie suscita la surprise et un regard étonné.

— Je m’excuse, j’ai manqué de tact. Je comprends que l’on doive parfois accepter même l’insupportable. Au fond, j’ai eu beaucoup de chance. Mais dites-moi, les élèves de dernière année n’ont-elles pas parfois des permissions de sortie?

— … Parfois.

— Si vous m’y autorisez, je pourrais vous accompagner en ville. Il y a ici un salon de thé…

Françoise garda ses yeux gris dans ceux, d’un bleu profond, de la jeune fille.

— Je pourrais toujours dire que je rejoins papa, répondit-elle. Cela leur semblera plus naturel… Nous sommes surveillées de très près.

— Merci d’accepter. Je serai heureuse de vous revoir.

Thalie retira sa main, puis ajouta de son habituel ton enjoué :

— Puis, mon grand frère pourra vous écrire, comme il le faisait cet été. Je suppose que ses cours de droit lui laisseront un peu de loisirs.

— Les lettres sont ouvertes…

— Cela sera encore plus amusant. Il pourra signer de mon nom, chercher à dire des choses entre les lignes. S’il commençait toujours en mettant « Très chère cousine Françoise », elles n’y verraient rien de mal.

Mathieu échangea un regard avec sa sœur, touché de la voir proposer son amitié à cette jeune fille pour lui faire plaisir. Il ajouta en souriant, taquin :

— Si je signe du nom de Thalie, je pourrai même ajouter un « X ». Cela semblera tout naturel, une bise entre cousines.

— Je suppose…, admit la couventine. De votre côté, continua-t-elle, soucieuse de changer de sujet, votre séjour à l’université vous réjouit-il?

— Toute personne capable d’endurer le cours classique peut survivre aux études de droit. Imaginez, des leçons tous les matins et l’après-midi pour étudier…

À l’autre bout de la table, Paul arrivait à commenter les derniers événements politiques d’une voix égale. Sous la table, à l’abri de la nappe, le dessus de son pied droit servait de support à la cheville de Marie. Il intervint à l’intention du garçon :

— Le plus utile pour vous serait de trouver un emploi de clerc chez un avocat talentueux de la ville. Au rythme de deux heures par jour, cela complétera bien les cours. Bien sûr, ces deux heures ne vous vaudront aucun salaire pendant la première, et sans doute aussi la seconde année.

— … À part le notaire de mes parents, je ne connais personne dans ce milieu.

— Souhaitez-vous vous spécialiser dans les contrats de mariage et les testaments?

— Pas vraiment.

En réalité, Mathieu choisissait un peu le droit à l’aveuglette, partageant simplement la conviction d’Alfred que cela le préparerait bien « aux affaires ».

— Me permettez-vous de dire un mot à mes collègues à votre sujet?

— Ce serait vraiment très gentil.

À ce moment, Marie fit doucement glisser le bout de sa bottine vernie contre le mollet de son compagnon.

* * *

L’Université Laval formait, avec les Petit et Grand Séminaires, un complexe éducatif voué à la production des élites canadiennes-françaises. Il s’agissait d’une grande bâtisse de pierre grise surmontée d’un clocheton dont la façade donnait sur la rue Port-Dauphin. En ce 4 septembre, le toit de tôle brillait sous les éclats obliques du soleil.

Mathieu trouva sans trop de mal la grande salle, se mêla à la petite foule des nouveaux étudiants, pour l’immense majorité des fils de notables de l’est de la province. Il reconnaissait chez plusieurs d’entre eux des condisciples des huit dernières années du cours classique. Il les avait croisés pour la dernière fois lors de la remise des baccalauréats ès arts du Petit Séminaire, le diplôme d’enseignement secondaire donnant seul accès à l’université. Les autres venaient de collèges ou de séminaires diocésains, de Rimouski à Nicolet, de Trois-Rivières à Chicoutimi.

Mgr François Pelletier, le recteur de l’université, sanglé dans une soutane violette, monta bientôt sur la scène, entouré des divers doyens de faculté.

— Messieurs, commença-t-il d’une voix suave, je vous souhaite la bienvenue dans notre, je devrais dire votre institution d’enseignement.

Sans surprise, Mathieu écouta le prélat évoquer les divers règlements. Plutôt que les études proprement dites, la plupart devaient encadrer les comportements moraux. Puis, l’ecclésiastique conclut :

— Si vous voulez maintenant vous lever, nous allons dire ensemble une prière afin d’amener sur vos efforts académiques la protection bienveillante de Dieu. Puis, nous en dirons une seconde afin que le Créateur, dans ces temps troublés, apporte la lumière à ceux qui nous gouvernent.

L’allusion s’avérait limpide. Dans l’esprit de tous ces jeunes hommes, la même question s’imposa : si venait la conscription, l’Église conseillerait-elle à ses ouailles de se soumettre au pouvoir légitime ou tiendrait-elle à servir les intérêts de la société canadienne-française?

Quelques minutes plus tard, Mathieu entamait une nouvelle étape de sa vie. Il éprouvait un nouveau sentiment de liberté. L’atmosphère paraissait moins lourde de religiosité, malgré la présence de membres du clergé à la direction de l’établissement. Cela tenait certainement un peu à ses vêtements de ville. Le port du « suisse », durant toutes les années précédentes, s’avérait un rappel constant de son état. Et surtout, à dix-neuf ans, il verrait enfin un professeur laïque de ses propres yeux. Bien sûr, le juge chargé de donner le cours d’introduction au droit romain s’avérait d’une moralité à toute épreuve. Tout de même, le voir avec un col en celluloïd aux coins cassés et une cravate à la mode du siècle dernier s’avérait un changement troublant.

* * *

D’habitude, l’absence d’Édouard au travail un jour de semaine conduisait Thomas au bord de l’apoplexie. Pourtant, cette fois, le père accompagnait son fils dans un curieux pèlerinage, afin de laver sa mémoire des dernières frayeurs attribuables à la catastrophe de 1907. Le 11 septembre, dès six heures du matin, ils se trouvaient tous deux, appuyés contre la Buick, au sommet de la falaise dominant le fleuve, à Sillery. Des navires encombraient le cours d’eau. Depuis minuit, la circulation navale habituelle se trouvait suspendue.

— C’est tout de même incroyable, ce que l’on arrive à faire, de nos jours, commenta le jeune homme.

Sous leurs yeux, de nombreux remorqueurs se déplaçaient en tirant ou en poussant une douzaine de barges sur lesquelles reposait toute la travée centrale du pont, une immense plaque composée de poutrelles rivées.

— Je ne connais rien à ce domaine, mais penser que de grands morceaux d’un ouvrage comme celui-là peuvent être assemblés sur la rive, et ensuite accrochés à des dizaines de verges plus haut me paraît impossible. Imagine la taille des boulons pour faire tenir cela…

Impressionnés, ils contemplèrent la structure du pont qui s’élevait, très haute, au-dessus des poutrelles d’acier de couleur rouille. À l’horizontale, comme deux mains tendues l’une vers l’autre, on voyait s’élancer les sections nord et sud du tablier. Il restait un espace vide, très long. La travée centrale, sur les barges, finit par être alignée parfaitement un peu après six heures trente, attachée par de gros câbles à la structure existante. Dans un concert de cris inaudibles depuis la rive et de signaux visuels, les remorqueurs arrivèrent avec un synchronisme parfait à combattre l’effet du courant afin de conserver l’immense rectangle métallique à l’endroit précis où ils l’avaient conduit.

Puis, pendant un long moment, plus rien ne sembla se passer. Pour tromper leur ennui, les spectateurs commencèrent à laisser libre cours à leur imagination.

— Imagine un attentat par les Allemands, fit Édouard. Cela aurait un retentissement dans tout l’Empire.

— Tous ces soldats servent exactement à empêcher cette éventualité.

Une fraction des valeureux volontaires du contingent canadien ne quitterait jamais le pays, affectée à la défense des édifices et des équipements publics. Les canaux et les chemins de fer recevaient une attention particulière, car un attentat risquait d’entraver le commerce pendant un long moment. Le Royaume-Uni se trouvait de plus en plus dépendant des importations pour nourrir sa population et continuer son effort de guerre.

— Ils ne peuvent tout de même pas tout surveiller, insista Édouard. Un seul bâton de dynamite bien placé, et toute l’opération d’aujourd’hui serait un échec.

— Selon ce que j’en sais, au cours des derniers jours, tout a été soigneusement inspecté par des ingénieurs et des militaires. Pas une poutrelle, pas un rivet laissés de côté… Tu veux un peu de café?

Au moment de quitter la maison, un peu après cinq heures, la cuisinière avait remis un thermos à Thomas. Ces bouteilles, produites en Allemagne d’abord, puis très vite un peu partout dans le monde, conservaient la chaleur ou le froid des liquides pendant quelques heures. Si cela permettait de faire cesser les allusions à des attentats, il remercierait la grosse dame de nouveau ce soir.

À huit heures cinquante, dans un crissement de métal, les crics hydrauliques posés sur les bras cantilevers furent actionnés pour la première fois. La travée centrale s’éleva de deux pieds. Le mouvement échappa pourtant aux spectateurs les moins avertis. De longues minutes s’écoulèrent encore avant l’effort suivant. Au troisième, soulevé de six pieds au total, le rectangle métallique dégagea les barges. Les remorqueurs s’éloignèrent rapidement, à toute vapeur.

Pendant très longtemps, alors que les centaines de curieux retenaient leur souffle, la travée demeura immobile. Vers dix heures, elle recommença sa lente ascension. Trente minutes plus tard, elle se trouvait à vingt pieds au-dessus de la surface de l’eau. Au moment de parcourir encore deux pieds, un crissement se fit entendre. Les hommes debout sur le rectangle de métal s’affolèrent un peu, crièrent à ceux qui, des dizaines de verges plus haut, dirigeaient la manœuvre. Après une minute, la structure se décrocha pour choir lourdement dans les flots, soulevant une immense gerbe d’écume dans un bruit mat. Le « Oh! » de terreur, sorti de milliers de poitrines, couvrit à la fois le bruit des équipements qui, arrachés aux bras cantilevers, tombèrent aussi dans le fleuve, et les cris des ouvriers entraînés avec eux. Le moment de stupeur passé, Édouard murmura d’une voix blanche :

— Tu vois, je te l’avais dit.

Longtemps, Thomas demeura silencieux, figé par l’horreur de la scène. Enfin, il grommela :

— Tu as raconté les mêmes sornettes lors de l’incendie du Parlement. En conséquence, je préfère attendre les résultats de l’enquête publique. Allons au magasin.

Ce second accident entraîna un bilan moins terrible que le premier avec ses treize victimes. Les amateurs de théories du complot seraient à nouveau déçus : une pièce du mécanisme de levage ayant cédé, le déséquilibre résultant de l’incident avait suffi pour envoyer l’immense structure dans le fleuve.