18

Une nouvelle fois, la famille Dubuc se trouvait réunie au dernier étage de la boutique de la rue de la Fabrique. Le premier dimanche de septembre marquait le moment de la rentrée dans les divers collèges et couvents de la province. Malgré son humeur habituellement positive, Amélie demeurait fort songeuse, morose même. Cette fois, elle serait seule à regagner la grande bâtisse de pierre grise, aux murs épais comme ceux d’une forteresse.

— Tu sais, j’irai te voir tous les dimanches, fit Françoise en se penchant vers elle.

L’autre soupira, marmonna en jouant dans son potage du bout de sa cuillère :

— Moi aussi, je voudrais devenir vendeuse.

Elle enchaîna en levant la tête :

— Madame Marie, vous avez des employées pas plus vieilles que moi. Pourquoi vous ne m’embauchez pas aussi?

— Toutes les personnes qui ont la chance d’aller à l’école doivent en profiter. Termine le cours des ursulines d’abord, nous verrons ensuite.

Paul lui adressa un sourire complice. Avec un peu de chance, les circonstances seraient bien différentes dans deux ans.

La cadette n’était toutefois pas la seule à regagner Québec pour de longs mois. Quelques minutes plus tôt, au moment d’entrer dans la boutique du rez-de-chaussée, Mathieu avait dû joindre ses efforts à ceux du visiteur afin de monter la lourde malle de l’aînée à l’appartement. Elle se trouvait maintenant dans la chambre du fils de la maison.

— Tu vas retrouver toutes tes amies, intervint le sous-lieutenant. À l’heure du souper, tu seras contente de commencer une nouvelle année scolaire.

La prédiction se réaliserait sans doute, mais l’adolescente préféra afficher sa mine la plus déçue afin de demeurer le centre d’attraction. Cela ne durerait toutefois pas. Son sort paraissait bénin comparé à celui de l’un des convives. Françoise demanda de sa voix la plus douce :

— Tu sais quand viendra le moment de t’embarquer?

La guerre bouleversait les habitudes. Les jeunes gens entichés l’un de l’autre abandonnaient bien vite le vouvoiement plutôt que d’attendre les fiançailles pour passer à l’intimité du « tu ».

— Dans cinq ou six semaines. Quand l’armée aura un contingent significatif, un convoi se formera sur les côtes, près de Halifax.

— … Déjà? L’entraînement est bien trop court, vous ne serez pas prêts…

L’inquiétude marquait la voix de la jeune femme. Elle se trouvait assise près de lui, très près, car les deux familles devaient un peu se tasser dans la salle à manger.

— La préparation se continuera en Angleterre, pendant des mois encore. Il convient d’apprendre à nous livrer à des opérations en collaboration avec les Britanniques, les Australiens, les hommes des autres dominions.

— Et sur le continent?

— Nous traverserons la Manche cet hiver, sans doute.

De l’autre côté de la table, Marie écoutait la conversation de toutes ses oreilles. Elle intervint :

— C’est si tôt! Avec les difficultés en Russie, les Allemands amènent des hommes à l’ouest. Les combats seront violents…

— Les Américains aussi arrivent sur le sol français, commenta Paul en posant sa main sur l’avant-bras de sa maîtresse. Cent mille hommes se trouveraient déjà prêts à s’engager.

La conversation s’arrêta pendant un long moment, personne ne sachant comment poursuivre. Les opérations militaires fournissaient un bien mauvais sujet de discussion pour un repas dominical. Cette rencontre prenait l’allure funèbre d’un repas d’adieu.

Au milieu de l’après-midi, Mathieu consulta la pendule placée sur une crédence, puis se leva de table en disant :

— Je dois bientôt prendre le train pour le camp de Valcartier.

Marie quitta sa place pour s’approcher de lui. Elle s’accrocha à l’un de ses bras, posa ses lèvres sur sa joue.

— Sois prudent, tu es mon seul garçon.

Thalie prit son autre bras et ajouta :

— Et mon seul frère.

Peu après, Amélie reçut une bise, Gertrude aussi, et Paul, une poignée de main. Françoise demeura un peu à l’écart, rougissante.

— Reconduis-le jusqu’à la porte, prononça la maîtresse de maison. Quelqu’un doit verrouiller derrière lui.

Ils descendirent les escaliers en se tenant par la main. Près de la vitrine, Mathieu posa ses deux mains sur les joues de sa compagne, l’embrassa doucement.

— Fais attention, murmura-t-elle en battant de ses longs cils.

— Je suis né très prudent.

— Tu t’es enrôlé…

Pour la jeune femme, cela représentait l’imprudence suprême.

— Pour devenir le soldat le plus circonspect du 22e bataillon. Même là-bas, je ferai attention.

Les lèvres bâillonnèrent toute réponse. Il demanda encore en se redressant :

— Tout à l’heure, vous irez reconduire Amélie au couvent?

— Avant quatre heures, sinon les religieuses attireront sur elle toutes leurs malédictions pour les douze prochaines générations.

— Après cela, tu t’installeras dans ma chambre. Je vais penser à toi dans ce cadre familier… Cela me fera tout drôle.

Elle se laissa enlacer étroitement, puis confessa :

— À moi aussi. Coucher dans ton lit…

Elle rougit un peu plus, poussa sur la poitrine de son compagnon du plat de ses mains, pour l’éloigner.

— Maintenant, va-t-en.

Il acquiesça, posa à nouveau sa bouche sur la sienne, puis sortit sans un autre mot.

* * *

Amélie retrouva le monastère sans trop ronchonner. Françoise revint à l’appartement de la rue de la Fabrique au moment du souper, puis passa la soirée au salon avec Marie et Thalie. Le trio parcourut des magazines dans un silence quasi complet, chacune songeant au jeune militaire, à son départ prochain pour l’Europe. Vers neuf heures, la jeune femme se leva en annonçant :

— Je vais défaire ma malle et me coucher. Demain…

— Tu commenceras ton travail avec moi, compléta la marchande. Tout ira très bien, j’en suis sûre. Bonne nuit, Françoise.

— Bonne nuit, Marie. Bonne nuit, Thalie.

Une fois dans la pièce, elle pendit ses quelques vêtements dans la garde-robe. Du bout des doigts, elle effleura les deux complets de Mathieu, répéta le même geste avec les chemises, le linge dans la commode. Quarante minutes plus tard, après un passage dans la salle de bain, en chemise de nuit, elle s’accroupit sur ses talons, toucha les livres placés sur des étagères, hésita entre Conan Doyle et Maurice Leblanc, puis opta pour le second.

Elle en était seulement à la seconde page quand trois petits coups sur la porte attirèrent son attention.

— Oui?

Thalie passa la tête dans l’ouverture et s’enquit :

— J’ai vu de la lumière sous la porte. Tu ne dors pas?

— Non… Je me sens un peu nerveuse.

— À cause du magasin? Cela ira très bien, je t’assure.

— Pas juste cela… Habiter cet appartement, me trouver dans son lit…

Elle marqua une pause, un peu inquiète de l’impression laissée par ces mots. Partager l’intimité d’un homme, même si celui-ci se trouvait dans l’immense village de toile de Valcartier, la troublait. Tous les objets familiers le rappelaient à sa mémoire. Surtout le lit, pourtant avec des draps lavés de frais, semblait porter son odeur.

— Je vais lire tous ses livres, ajouta-t-elle après une pause. Lire les mêmes mots…

Thalie lui adressa un vaillant sourire. Elle tendit la main en disant :

— Viens chez moi un moment.

Devant ses yeux interrogateurs, elle expliqua.

— Dans ma chambre. Ici, la fenêtre donne sur l’orphelinat des sœurs de la Providence : un point de vue un peu trop triste pour moi.

Françoise posa le roman ouvert à plat sur le lit et accepta la main tendue en sortant de sous les couvertures. Thalie se trouvait aussi en chemise de nuit, ses cheveux défaits, répandus sur ses épaules. De l’autre côté du couloir, elles pénétrèrent dans la chambre.

— Presque tous les soirs, avant de me coucher, Mathieu venait me voir quelques minutes. J’espère que tu feras la même chose.

Elle conduisit sa compagne jusqu’à l’ottomane placée près de la fenêtre ouverte. Épaule contre épaule, leurs coudes posés sur le rebord, elles contemplèrent les façades de la rue Buade, la silhouette de l’hôtel de ville.

— J’aime contempler la ville dans l’obscurité. Tout est si paisible.

— Tu crois qu’on peut nous observer? Nous sommes en chemise de nuit…

— Comme la lumière est éteinte, non. Tu vois, on ne distingue rien dans les maisons, de l’autre côté. C’est la même chose dans l’autre sens.

La brise fraîche leur caressait le visage. L’invitée se laissa gagner par la sérénité du moment.

— Mathieu venait ici?

Les habitudes du garçon fascinaient la jeune femme. Elle en aurait pour de longues semaines à faire la liste de ses manies, de ses caprices, comme pour composer une présence.

— Tous les soirs, depuis que je suis toute petite. Le meilleur grand frère, tu sais?

— Je n’en doute pas…

Elle se défendit d’éprouver un peu de jalousie, puis enchaîna après une pause :

— Il m’a dit que tu penses à devenir médecin.

— Oui. Au terme de l’année scolaire, je pourrai subir les examens d’admission des universités anglaises. La directrice du High School affirme que McGill acceptera bientôt des femmes dans ce programme.

Françoise regarda le petit profil buté. Le front plissé témoignait de sa résolution à entamer les longs mois à venir sous les meilleurs auspices.

— Tu dois me trouver un peu sotte.

Thalie tourna son visage vers sa compagne.

— Pourquoi penserais-je une chose pareille?

— Tu rêves d’aller à l’université, alors que moi…

— Tu rêves de mon grand frère. Où est la difficulté?

L’autre eut un rire bref, ramena ses yeux sur la place, en face de la basilique.

— Ne répète pas cela, insista Thalie. Chaque personne accomplit quelque chose. Moi, je veux soigner les gens. Cela ne me rend pas meilleure qu’une autre.

— Je suis du genre à me consacrer à une famille nombreuse, ricana sa compagne.

Thalie passa son bras autour de la taille de sa voisine, l’embrassa sur la joue.

— Tant mieux, cela me permettra d’avoir des clients. Viendras-tu me voir en consultation?

— … Oui, sans doute. Mais cela sera intimidant.

— Plus qu’avec un vieux monsieur barbu qui sent le tabac?

Ces vieux messieurs occupaient toutes les fonctions comportant un peu de pouvoir. Ils ne les abandonneraient pas si facilement.

* * *

Les opérations de levage commencèrent le 17 septembre. La travée centrale du pont fut à nouveau conduite sous les deux sections érigées sur les rives opposées du fleuve. Des câbles gros comme la cuisse d’un homme accrochés aux angles de l’immense structure de fonte et d’acier permirent de lui faire parcourir les dizaines de verges, deux pieds à la fois. Après chaque mouvement vertical, de nombreux ingénieurs s’assuraient du bon fonctionnement de tous les appareils. Les deux catastrophes antérieures hantaient toutes les mémoires.

En fin d’après-midi, plus de quarante-huit heures plus tard, la section centrale put être fixée aux deux bras cantilevers.

— Cette fois, cela semble fonctionner, fit Édouard.

Le jeune homme se tenait appuyé sur le flanc de la Buick. Durant la matinée, il avait offert de passer prendre sa femme afin de lui permettre d’assister au spectacle. Elle avait décliné l’invitation avant de se précipiter vers les toilettes du rez-de-chaussée. Un moment, le jeune époux avait affiché son inquiétude avant de demander :

— Elle est malade?

— Le genre de maladie qui touche parfois les jeunes mariées, si elles ont de la chance, avait expliqué Élisabeth d’une voix un peu triste en songeant à son propre sort.

Sans avoir elle-même d’enfant, elle serait à nouveau grand-mère au plus fort de l’hiver. Elle se prenait à espérer que le jeune couple ne cherche jamais à se procurer son propre domicile.

La nouvelle de sa prochaine paternité avait sur le coup laissé le jeune homme interdit. Il attendit le retour de son épouse pour la serrer contre lui, puis prit la route du commerce PICARD. En fin de journée, le père et le fils assistaient seuls – c’est-à-dire parmi une foule de plusieurs milliers de curieux – à la conclusion d’une longue aventure technologique amorcée vingt ans plus tôt. Le nombre de morts, dû surtout aux deux accidents, dépassait la centaine.

— Je suppose que chaque détail a été vérifié mille fois, précisa Thomas. Et ce n’est pas fini : le premier train traversera ce pont dans quelques semaines, après de nombreux tests supplémentaires. Veux-tu faire partie de cette aventure? Wilfrid Laurier comptera parmi les premiers passagers. Il m’a offert quelques places, pour les amis.

— J’attendrai un peu. Cette grande construction a connu trop de malheurs, je veux être certain qu’aucun mauvais sort ne s’acharne sur elle.

Des gens crédules avaient évoqué le « pont maudit »; d’autres affirmaient que Dieu punirait les gens trop enclins à vénérer le progrès technique avec une nouvelle catastrophe.

En ce 20 septembre, l’optimisme s’imposait pourtant. Pour souligner le grand événement, une estrade érigée près du bord de la falaise recevait une brochette de notables. Tout près de la structure de bois s’entassaient la plupart des membres de la chorale de la basilique. Le cardinal Louis-Nazaire Bégin s’avança, majestueux dans sa chasuble dont les fils d’or captaient la lumière oblique du soleil. Il commença par bénir le grand ouvrage de génie avec des gestes amples, parla de la divine protection nécessaire aux entreprises humaines. Puis, il entonna le Te Deum de sa voix éraillée, hymne reprit immédiatement par les chanteurs de la basilique, puis par toute l’assemblée.

Après le prince de l’Église, le maire de Québec, Henri-Edgar Lavigueur, s’avança à son tour.

— L’heure est venue de sortir de notre chrysalide, de déployer nos ailes…

Le politicien continua, emphatique, sur l’ère de progrès s’ouvrant pour la ville de Québec. L’événement tant attendu remplissait la population d’espoir. La plupart des maisons s’ornaient de drapeaux depuis quelques jours. L’Union Jack dominait en ces temps de guerre, mais ceux de la France, des États-Unis, tout comme les Carillon-Sacré-Cœur, s’imposaient aussi. Quelques symboles jaunes et blancs du Vatican égayaient ces bouquets patriotiques.

— Notre ami en a pour une heure avec sa péroraison. Allons souper, déclara Thomas en posant la main sur la poignée de la portière.

Édouard actionna la manivelle afin de faire démarrer le moteur et prit sa place derrière le volant.

— La travée centrale doit voisiner les mille huit cents pieds de longueur, commenta-t-il. Pour fixer le tout, il a fallu plus d’un million de rivets.

Cette fois, l’immense meccano tiendrait.

* * *

Le bar du Château Frontenac bruissait de dizaines de conversations. Les hommes se trouvaient au coude à coude, un verre à la main.

— Notre liberté tire à sa fin, commenta Armand Lavergne en vidant la moitié de son whisky.

— Tu es certain du résultat du référendum de demain?

— Les curés assomment les paroissiens depuis deux ans avec les multiples dangers de l’ivrognerie. Les orphelinats débordés, les femmes battues, les milliers d’enfants touchés par la tuberculose, tout cela viendrait des ravages de la bouteille maléfique.

Partout en Amérique du Nord, protestants et catholiques utilisaient les mêmes arguments afin d’obtenir la prohibition de la vente des boissons enivrantes. Bientôt, seule la pègre – et quelques distillateurs opportunistes – tirerait profit du commerce d’alcool.

— Cela sans compter ce damné effort de guerre, ragea Édouard.

Les excès des travailleurs à ce chapitre, affirmaient de nombreux politiciens, affectaient la production des usines de munitions et les divers chantiers. Robert Borden, soucieux de rallier les suffrages les plus nombreux, risquait d’adopter une loi en ce sens, en plus d’accorder le droit de vote à certaines femmes et de le retirer à des centaines de milliers de citoyens nés « dans des pays ennemis ».

— Tu ne crois pas y être allé un peu fort, samedi dernier?

Habitué des formules chocs, en plein Auditorium, Lavergne avait clamé : « Si vous êtes des esclaves, des renégats, des vendus, votez-la, la prohibition. Votez-la, la prohibition, et vous pleurerez des larmes de sang. »

— Les porteurs de soutane font de nous des lâches, incapables de décider par nous-même. Ils nous enlèvent la liberté de choisir comme des hommes.

— Je me demande comment ils font, mais les ouvriers paraissent convaincus des bienfaits de la mesure. Tous les employés du magasin ne bronchent pas quand je leur rappelle que leur petit verre de bière sera bientôt chose du passé.

Le politicien fit signe à un serveur de lui apporter un autre verre, puis enchaîna :

— C’est là toute l’habileté des curés. Ils reprennent une loi anglaise et demandent son application dans la capitale du Canada français. Ils mobilisent les travailleurs au point que ceux-ci réclament maintenant de se priver de leur principale consolation, après d’interminables heures à l’usine ou à l’atelier. Ils arrivent à susciter des motivations étonnantes. Leur jalousie de nos saines habitudes fera gagner l’Église, demain. Les ouvriers s’amusent à nous empêcher de boire du whisky…

Le pessimisme de la prédiction affecta l’humeur du jeune homme. Il se renfrogna avant de demander, passant d’un drame à un autre :

— La fameuse proclamation royale, c’est pour bientôt?

— Dix jours, tout au plus.

— Tu connais son contenu?

Son vis-à-vis gardait quelques amis au gouvernement depuis son aventure conservatrice de 1911. Ceux-ci pouvaient l’alimenter en rumeurs de toutes sortes.

— Les hommes de la classe 1, tous les célibataires âgés de vingt à trente-quatre ans, devront se présenter devant un médecin militaire. Ceux qui sont considérés aptes au service feront bientôt un joli voyage en Europe.

Édouard pensa un moment à son épouse, que les nausées matinales avaient conduite chez le docteur Charles Hamelin pour recevoir un diagnostic de grossesse. Grâce à cette situation, aucune convocation ne tomberait dans la boîte postale de la rue Scott. Lavergne continuerait sans relâche d’animer les assemblées publiques avec ses discours incendiaires.

— Les élections suivront immédiatement après, commenta encore le marchand.

— Lui donnant la légitimité pour continuer de gouverner.

— Il gagnera certainement…

— Sans l’ombre d’un doute, mais sans le Québec. Le pays sera cassé en deux.

La perspective mit un sourire sur les lèvres du politicien.

* * *

Pendant trois bonnes années, un immense chantier avait occupé le côté nord de la rue Saint-Joseph, sous les fenêtres du magasin PICARD. L’encombrement nuisait aux allées et venues des clients. Heureusement, le commerce jouissait d’un accès par la rue Des Fossés.

Après le presbytère, le temple lui-même avait exigé deux bonnes années de travaux. Le 7 octobre, la grande bâtisse de pierre grise s’ornait d’une multitude de drapeaux du Vatican et de Carillon-Sacré-Cœur. Tous les paroissiens s’arrêtaient sur la place devant l’église et rejetaient la tête vers l’arrière afin de voir la statue dorée de saint Roch et de son chien.

— C’est… majestueux, commenta Élisabeth, la main posée sur son chapeau afin de l’empêcher de se déplacer.

— Une vraie cathédrale, répondit Thomas. Pas plus grande que la vieille église, mais plus impressionnante. Les gens commentent déjà l’élévation éventuelle du curé Buteau à la dignité épiscopale.

Le curé menait sa paroisse d’une main de fer, pourchassait le péché sans relâche, multipliait les articles ampoulés dans l’Action catholique, le quotidien moralisateur, en plus de soutenir de son mieux le syndicalisme confessionnel.

— Nous y allons? demanda Édouard.

Évelyne se trouvait pendue à son bras, mobilisée pour la première fois pour la représentation familiale usuelle. Lors des grandes occasions, les Picard devaient se montrer à leurs employés et à leur clientèle, modèles parfaits des patrons catholiques. La taille de la jeune épouse n’affichait pas encore son état. Son haleine répandait toutefois une odeur rance. Ses haut-le-cœur dureraient encore quelques semaines, lui avait assuré son médecin, puis les choses rentreraient doucement dans l’ordre.

Le jeune homme chercha des yeux autour de lui, salua les employés et les vendeuses du commerce. Quand Ovide Melançon, un garçonnet dans les bras, passa près de lui, les convenances exigeaient qu’il lui présente sa nouvelle compagne. Le contremaître serra la main de la jeune femme en adressant une œillade appréciative à son patron.

— Tu dois être satisfait, demanda Édouard pour orienter son attention dans une direction moins compromettante. Le succès de ce référendum tient un peu à la campagne de tes amis du Cercle Léon XIII et des syndicats confessionnels.

— Pas seulement ces deux organismes : nous avons pu rallier à la cause toutes les sociétés catholiques, du Cercle Lacordaire aux Ligues du Sacré-Cœur, des Dames d’Isabelle aux Filles de Sainte-Anne.

— Et les Enfants de Marie aussi, glissa madame Melançon d’une toute petite voix. Même si les femmes n’ont pas voté au référendum, elles ont influencé leur époux ou leur père.

Peut-être même certaines avaient-elles refusé à leur conjoint les « avantages » du mariage afin de les convaincre de voter de façon éclairée. Son époux continua avec un gros clin d’œil :

— Dans quelques mois, quand le gouvernement fédéral aura appliqué à notre ville son règlement de prohibition, les riches perdront leur whisky-soda.

Édouard afficha une grimace, puis glissa :

— Nous devons y aller.

Du doigt, il toucha son chapeau en guise de salutation et commença à gravir l’escalier, Évelyne en remorque. Du coin de l’œil, il aperçut la silhouette familière d’une jeune fille blonde et se passionna pour une remarque de sa belle-mère sur le motif de soleil irradiant ses rayons dans toutes les directions qui ornait le parvis de l’église.

Les Picard se trouvèrent un banc dans l’allée latérale de gauche. Longuement, ils admirèrent le temple neuf, richement décoré. Les ouvriers de la paroisse en auraient pour des décennies à payer à la fois la bâtisse et ses ornements. Édouard, tout en regardant les diverses stations du chemin de croix, s’attarda un peu sur Clémentine, assise du côté opposé dans un banc surpeuplé. Elle habitait la paroisse Saint-Sauveur, mais préférait fréquenter Saint-Roch, rassurée par la relative tolérance de ses vicaires à l’égard de ses « fautes ».

Elle aussi se tordait le cou afin de voir son ancien amant, et surtout, la nouvelle épouse de celui-ci. La même question vrillait toujours son cerveau : « Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi? » Excepté une plus jolie robe, la réponse demeurait : « Rien ».

La messe commença bientôt, avec une petite cohorte de servants de messe en aube écarlate. L’abbé Buteau présentait un embonpoint rassurant. Édouard se souvint de ses questions insidieuses lors de ses visites au domicile de la rue Saint-François, plus de vingt ans auparavant. Il s’agissait de la première célébration dans la nouvelle bâtisse. L’événement méritait que certains notables se déplacent, même ceux habitant la Haute-Ville. La véritable inauguration viendrait cependant dans quelques semaines, précisa le prêtre à ses ouailles au début de son sermon, soulignée par la visite de Sa Grandeur le cardinal Bégin. D’ici là, les derniers travaux de finition seraient complétés à toute vitesse.

Cependant, un sujet plus enthousiasmant que les célébrations à venir enflammait le pasteur :

— Nous avons connu cette semaine une victoire éclatante. La lutte a été âpre, des personnes bien en vue, instruites, des esprits forts, se sont crus autorisés à railler les directives de notre sainte mère l’Église.

Édouard songea immédiatement à Armand Lavergne, l’un des rares politiciens à avoir appuyé la cause des « mouillés ». Ces dernières semaines, le tribun avait réduit considérablement ses invectives contre le gouvernement fédéral pour clamer le droit des bonnes gens de Québec de boire un cognac après le souper. Il n’avait même pas hésité à clamer que pouvoir décider librement de boire ou pas faisait partie des « libertés anglaises » chères aux Canadiens.

— Notre premier besoin est de crier vers Dieu pour le remercier de la protection si visible dont il a couvert notre cause et ses représentants, clama le prêtre dans un geste ample, faisant voler les dentelles de son surplis. Certes, un pareil combat ne se livre pas sans que ceux qui y prennent part sentent parfois l’angoisse étreindre leurs cœurs : chaque lutteur ne voit que l’obstacle contre lequel se dépensent son énergie et ses forces, mais c’est Dieu qui, de là-haut, coordonne tout et fait concourir, même ce que l’on croyait devoir compromettre le succès, à la victoire finale. Dieu soit béni!

— Je suis heureux, car Dieu parlait par ma bouche quand je traitais ces « secs » d’idiots, grommela Thomas dans l’oreille de sa femme.

Celle-ci murmura un « Tais-toi » amusé.

— Et merci à tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont contribué à forcer ainsi dans ses derniers retranchements le monstre alcool qui reculait d’une tranchée à l’autre depuis dix ans, renchérit le prêtre.

Assimiler la lutte pour la prohibition aux combats meurtriers dans les plaines de Flandre ou l’est de la France permit aux catholiques de choc de la paroisse de se gonfler la poitrine. Eux aussi profitaient d’une gloire martiale.

— La victoire les a déjà récompensés au centuple de leurs efforts et de leurs sacrifices; mais la satisfaction entière, profonde, qu’ils ressentaient jeudi dernier et qui grandissait à mesure que le succès apparaissait plus éclatant, n’est pas leur seule récompense. La leçon, l’enseignement qui se dégagent de la dernière lutte, auront, nous en avons le ferme espoir, une portée beaucoup plus lointaine. Les catholiques viennent de constater ce qu’ils peuvent lorsqu’ils veulent s’unir et faire abstraction de tous les intérêts, politiques ou autres. Ils ont compris en même temps la raison de certains échecs antérieurs. La leçon portera ses fruits.

Thomas crispa les mâchoires, heurté dans ses principes libéraux. La question de la prohibition avait une importance limitée, comme l’indiquait le curé Buteau. L’Église profitait toutefois de l’occasion pour démontrer toute sa puissance. Aucun politicien ne pourrait s’aventurer dans une avenue nouvelle sans au préalable recevoir l’approbation des porteurs de soutane. Plus personne n’ignorerait cet état de choses.

— Des cent dix-neuf arrondissements contenus dans la ville, seulement treize ont dégagé une majorité antiprohibitionniste. Et dans cette lutte si noble, nos belles paroisses ouvrières, soucieuses de respecter les enseignements de nos évêques, donnent l’exemple. Dans le quartier Jacques-Cartier, quatre cent quatorze votes ont appuyé la prohibition et aucun le parti adverse. Dans les quartiers Limoilou, Saint-Jean et Saint-Vallier, les « secs » ont obtenu respectivement trois cent soixante-deux, trois cent quarante-deux et sept cent cinquante et une voix, nos opposants, aucune. Chez nos voisins de Saint-Sauveur, quatre cent quarante-deux personnes ont préféré la vertu, le vice a obtenu neuf voix seulement.

Dans la grande église, les paroissiens s’agitèrent un peu, comme torturés par l’envie d’applaudir devant la si merveilleuse moralité affichée par les classes populaires.

— Dans notre belle paroisse de Saint-Roch, quatre cent soixante-cinq des nôtres se sont prononcés contre la vente de boissons enivrantes et aucun en faveur de celle-ci.

Après encore quelques phrases montrant sa satisfaction, l’abbé Buteau descendit le petit escalier en demi-cercle de la chaire en affichant la fierté du devoir accompli. Il ressemblait à un croisé ayant terrassé des milliers d’infidèles.

Thomas échangea un regard avec son fils. Ces chiffres leur étaient connus depuis vendredi; ils se trouvaient publiés dans tous les journaux de la ville. Peu de personnes du quartier Saint-Louis s’étaient données la peine d’enregistrer leur vote : vingt-cinq électeurs avaient appuyé la prohibition, et seulement onze l’achat libre d’alcool.

Les habitants de cet arrondissement chic, des notables, entassaient les bouteilles depuis quelques mois. Ces familles sauraient tenir jusqu’à ce que le bon sens revienne aux habitants de la ville.

* * *

Les trains en provenance du camp de Valcartier se succédaient à la gare de la rue Saint-Paul. Les hommes en uniforme descendaient sur le quai pour former aussitôt des rangs. Les talons sonnaient sur les pavés. Dans un ordre parfait, les militaires se dirigeaient vers les traversiers. Le havresac gonflé par l’équipement habituel du volontaire, la gamelle oscillant au rythme de la marche, le fusil Lee-Enfield sur l’épaule, chacun gonflait la poitrine. Sur les trottoirs, les badauds présentaient un visage sombre. En ce matin du 13 octobre 1917, tous les journaux du pays reprenaient la proclamation signée par le gouverneur général. Elle invitait les célibataires âgés de vingt à trente-quatre ans à se présenter à l’examen médical. Trois cent mille jeunes gens recevraient une convocation à ce sujet.

Au moment où la colonne s’engageait dans la rue Saint-Pierre, une voix cria :

— Pourquoi allez-vous combattre pour les Anglais? Ils ferment nos écoles en Ontario.

— Les Allemands ne nous ont rien fait, clama un autre. Vive le kaiser!

Shut up, damn coward! cria quelqu’un depuis la colonne en marche.

Mathieu tourna la tête, chercha des visages familiers dans la foule, crut reconnaître des étudiants de l’Université Laval. Ceux-là devaient avoir une copie de la proclamation dans la poche afin de parcourir régulièrement la liste des exemptions dont ils pourraient se prévaloir.

Une première pierre atterrit au milieu de la cohorte, sans toucher personne. Des volontaires firent mine de régler leur compte aux insolents tandis que les officiers hurlèrent des ordres afin de maintenir les rangs. Les projectiles suivants atteignirent leur cible, les soldats levèrent les bras afin de protéger leur visage. Heureusement, ils bifurquèrent bientôt à gauche, regagnèrent les quais.

L’ordre de rompre les rangs vint bientôt. Une certaine pagaille régnerait au moment de l’embarquement sur les traversiers. Le sous-lieutenant Picard chercha parmi les spectateurs des premiers rangs. Quelques volontaires venaient de Québec, les parents de certains autres parcouraient de longues distances pour profiter de ce dernier moment. Trois silhouettes féminines retinrent son attention. Marie et Thalie se précipitèrent vers lui et s’abattirent contre sa poitrine, l’une à droite, l’autre à gauche. Sa mère posa accidentellement la main sur la culasse de la carabine accrochée à son épaule, l’enleva comme si le métal lui brûlait la peau.

— Fais attention à toi, fit-elle, la gorge serrée.

— Promis, maman. Ne t’inquiète pas.

Elle voulut dire autre chose, mais sa voix s’étrangla dans un sanglot. Thalie prit le relais :

— Promets-le à moi aussi.

— Promis, juré, craché. Je vais tout faire pour revenir. Avec tous mes morceaux, en plus.

— Ce sera mieux, sinon tu auras affaire à moi.

Les larmes coulaient sur ses joues. Mathieu la serra de nouveau contre lui. La jeune femme prit sa mère par le coude, retourna avec elle vers la ligne des spectateurs. Le sous-lieutenant s’avança vers Françoise, regarda un moment ses yeux gris, comme pour se rappeler de toutes les nuances qu’ils contenaient.

— Je te jure que…

— Ne jure rien, prononça-t-elle. Reviens, c’est tout.

Il la serra contre lui, essaya d’emmagasiner ces dernières sensations dans sa mémoire, pour les mois, peut-être les années à venir. Après un long moment, elle se dégagea, le regarda une dernière fois, puis recula d’un pas.

— Tu vas t’occuper d’elles, n’est-ce pas?

L’officier regardait en direction de sa mère et de sa sœur.

— De mon mieux, lui dit-elle en combattant visiblement les émotions qui la gagnaient. Aussi bien qu’elles prennent soin de moi depuis des semaines.

Elle tourna les talons avant de fondre en larmes et retrouva les autres d’un pas vif.

— J’écrirai tous les jours! cria Mathieu, la voix brisée.

* * *

— Tu crois que le nouveau cabinet changera quelque chose au résultat électoral? demanda Édouard à son père.

Les journaux du matin se trouvaient encore au beau milieu de la table de travail, dans la bibliothèque de ce dernier. La veille, le premier ministre avait formé le « gouvernement d’union ». Celui-ci se présenterait devant l’électorat dans un peu plus de deux mois.

— Ailleurs au Canada, certainement. Robert Borden a nommé treize conservateurs au ministère, neuf libéraux et un député ouvrier du Manitoba. Partout au pays, des candidats de notre parti prendront l’étiquette unioniste pour se présenter devant leurs électeurs. Le plus souvent, leurs organisateurs et les personnes alimentant leur caisse électorale les suivront dans cette aventure.

— Laurier va tout de même présenter des candidats dans tous les comtés.

— Oui, mais ce seront souvent des jeunes gens sans expérience, sans argent, sans organisation. Les journaux parlent déjà de candidats de Laurier plutôt que de libéraux. En quelque sorte, le vieil homme se trouve un peu privé de son parti.

Édouard avala la moitié du contenu de son verre de cognac. Il se tenait sur la chaise faisant face au bureau de son père. Les femmes de la maison se trouvaient déjà au lit, les hommes profitaient de l’occasion afin de discuter politique.

— Cette fois, je vais m’engager avec toi. Il importe d’envoyer un message clair à Ottawa, celui des Canadiens français s’opposant d’une seule voix à la conscription.

— Un effort de ce genre aurait été plus utile en 1911.

Thomas ne pouvait s’empêcher de ressasser sa grande déception, celle du dernier rendez-vous électoral. Un peu naïvement, il avait cru possible de renouveler le tour de force de John A. Macdonald. Le vieux chef conservateur avait réussi à se faire élire une cinquième fois d’affilée. La chose s’était révélée impossible pour Laurier, l’usure du pouvoir pesant sur les libéraux.

— En 1911, personne ne savait que nous aurions la guerre, rappela son fils en guise d’excuse.

— Dis plutôt que nous savions tous que la guerre nous pendait au bout du nez, mais personne n’osait imaginer le genre de massacre où nous nous trouvons enfoncés aujourd’hui.

Le jeune homme but les dernières gouttes de cognac – la prohibition prochaine interdisait tout gaspillage –, puis se leva en disant :

— Face à ces jolies perspectives, je fais aussi bien d’aller me coucher.

Le père le regarda sortir, demeura un moment songeur. La menace de l’enrôlement ne le terrifiait plus directement, puisqu’Édouard se trouvait désormais du côté des gens mariés. Son soulagement demeurait toutefois incomplet. L’idée de s’engager dans une campagne électorale condamnée à l’échec le laissait un peu déprimé.

* * *

Après la scène sur les quais, les trois femmes, soucieuses de s’occuper l’esprit, étaient revenues au commerce. Celui-ci verrouillé, de retour à l’appartement, chacune d’elle s’était enfermée dans sa chambre afin de pleurer un bon coup. Dans la cuisine, Gertrude ne valait guère mieux. Personne ne mangea vraiment au souper. La conversation ne reprit qu’en soirée, dans le salon. Le Soleil ouvert sur les genoux, Thalie commenta :

— La proclamation n’est pas très explicite. Il semble que les hommes dont le travail se révèle utile à l’effort de guerre pourront éviter la conscription.

— Ce sont les spécialistes dont on a beaucoup parlé au moment du Service national, commenta Marie.

— Le texte dit aussi : c) Que, dans l’intérêt national, il est opportun qu’au lieu d’être employé au service militaire, il continue [en parlant de l’éventuel conscrit] à s’instruire ou à s’entraîner à tels travaux pour lesquels il est alors occupé à recevoir l’instruction ou l’entraînement;

d) Qu’un tort sérieux résulterait, si cet homme était mis en activité de service, à cause de ses obligations exceptionnelles au point de vue financier ou commercial, ou de sa situation domestique…

Ces deux clauses laissèrent les femmes un peu dépitées. En d’autres mots, les autorités militaires entendaient exempter du service actif tous les étudiants et les apprentis, de même que toutes les personnes dont l’absence nuirait à leur entreprise, à leur carrière ou à leur vie de famille. En plus de ces motifs très généraux, le texte évoquait encore, comme raison, la maladie, les infirmités et les objections de conscience. À peu près tout le monde trouverait dans cette nomenclature des arguments susceptibles de convaincre un juge.

Marie traduisit le sentiment des autres en murmurant :

— Mathieu trouverait là trois bonnes raisons de ne pas s’enrôler.

— Nous savons toutes qu’il ne désirait aucunement se dérober à ce devoir, déclara Françoise d’une voix mal assurée.

Elle continua après une pause :

— Je vais aller me coucher. Cette longue journée m’a épuisée.

Surtout, elle savait qu’elle ne garderait pas bien longtemps encore son semblant de contenance.

* * *

Le lundi suivant, Thalie se présenta au bureau de la secrétaire du Quebec High School for girls un peu plus tôt que d’habitude et tira de son sac de cuir une petite enveloppe. Pendant un moment, elle s’entretint avec la vieille dame. Le cliquetis de la machine à écrire retentit.

L’élève studieuse regagna ensuite sa classe. Toutes ses camarades et elle, de la « préparatoire », jouissaient d’un traitement enviable. Au nombre de six seulement, leurs tables de travail formaient un arc de cercle devant celle de la directrice, une dame allant maintenant sur ses soixante ans, l’air un peu revêche avec ses cheveux d’un gris métallique ramassés en chignon sur sa nuque. Pendant un an, les grandes jeunes filles potasseraient à leur guise la collection de manuels mise à leur disposition, chacune s’attardant sur les sujets lui faisant craindre un échec lors des examens universitaires du printemps prochain. L’une s’inquiétait du latin, une autre des mathématiques… La seule Canadienne française parmi elles se souciait de tout et ne se désespérait de rien. Elle aborderait l’exercice avec confiance.

Au moment de sortir, à l’heure du dîner, Thalie remarqua un petit attroupement dans le hall. Le tableau d’honneur avait dû être agrandi afin de faire de la place à tous les volontaires.

— Comme il est beau, commenta l’une des plus jeunes élèves.

— Et très grand, ajouta une autre. Elle ne lui va pas tout à fait à l’épaule.

— Il ne lui ressemble pas tellement…

L’une des filles regarda dans la direction de la nouvelle venue et attira l’attention des autres à coups de coude. Elles s’écartèrent bientôt en lui adressant un sourire complice.

Une nouvelle photo montrait un jeune officier en uniforme, la casquette basse sur les yeux, encadré par deux femmes, sa mère et sa sœur. Sous l’image, une bande de papier blanc précisait : « Matthew Picard, 22nd battalion». Après l’avoir épelé, Thalie s’était lassée d’insister : le prénom prendrait cette forme anglaise. Elle refusa de compter le nombre de portraits ornés d’un ruban noir et s’en alla en silence.

Dorénavant, elle partagerait avec une majorité de ses camarades le prix des inquiétudes, des lectures angoissées des comptes rendus des combats dans les journaux, tout comme la crainte horrible de recevoir un télégramme.

Comme les autres, elle s’exposait maintenant à payer le prix du sang.

* * *

Grâce aux excellents services postaux, les convocations tombaient dans les boîtes aux lettres avec une affreuse régularité. L’angoisse s’avérait d’autant plus grande que les journaux rappelaient aux appelés ce qui les attendait peut-être si leurs arguments devant les tribunaux se révélaient insuffisants pour leur valoir une exemption. Le dernier jour d’octobre, le nom d’un nouvel endroit devint familier aux Canadiens : Passchendaele. Leurs compatriotes s’y étaient une nouvelle fois distingués dans le sang et l’horreur.

Après les entrefilets de la veille, le 1er novembre, des articles plus détaillés rendirent compte de l’atrocité des événements survenus deux jours plus tôt.

— Cet endroit? prononça Jeanne à voix basse.

La domestique était descendue quelques minutes plus tôt. Son verre à la main, elle tentait de se souvenir des moments volés au cours de la journée pour lire les journaux.

— Passchendaele?

— Oui. C’est un nouveau champ de bataille?

— Non, il s’agit d’un village en Belgique. Certains journalistes parlent d’une nouvelle bataille d’Ypres, la troisième. Les nôtres se trouvent à cet endroit depuis le début de 1915. Les armées ne progressent pas vraiment, elles sont l’une en face de l’autre depuis le début de la guerre, elles épuisent leurs hommes. Le perdant sera celui qui ne pourra plus recruter personne.

Sous la direction du lieutenant général Arthur Currie, les Canadiens avaient chassé les Allemands de cette petite agglomération et résisté longuement aux assauts de ces derniers pour la reprendre. Sous une pluie diluvienne, parfois dans la boue jusqu’à la taille, ils avaient combattu, et souvent étaient morts, totalement en vain. L’objectif se révélait sans aucune réelle valeur stratégique.

— Les pertes ont été nombreuses, commenta encore Jeanne.

— Des milliers et des milliers de blessés, une forte quantité de tués. Beaucoup plus que le nombre de nouveaux volontaires recrutés au cours du dernier mois.

— La conscription, c’est à cause de cela?

— Tout à fait. Les pertes dépassent considérablement le nombre de nouveaux soldats.

Malgré la pénombre, Fernand constata le trouble de la jeune femme.

— Tu as reçu des nouvelles de la maison?

— Ce matin. Mes deux frères ont reçu leurs papiers. Ils ont encore dix jours pour se présenter, ou encore obtenir leur…

Elle buta sur le mot nouveau, leva la tête vers son patron.

— Leur exemption. Des tribunaux vont siéger un peu partout au Canada afin d’entendre les motifs de ces appelés pour refuser de se joindre à l’armée.

— Ce sera difficile pour eux de se présenter là. Ils savent à peine lire…

En réalité, personne dans la famille de la jeune femme ne maniait très bien la plume : la missive de sa mère avait nécessité de nombreuses relectures, afin d’en deviner le sens.

— Quelqu’un pourra les aider. La Proclamation se révèle bien généreuse, il serait étonnant qu’un bon avocat ne sache pas trouver les arguments convaincants. Il y a certainement des avocats dans Charlevoix…

— Ils ont pensé se présenter à un tribunal de Québec. Armand Lavergne, dont les journaux parlent tous les jours, doit certainement accepter de plaider la cause des appelés.

— Sans doute. Voilà trois ans qu’il fait de la réclame du haut de toutes les tribunes.

Le gros notaire ne cachait pas son scepticisme. Un représentant de l’armée siégerait sur chacun des tribunaux particuliers formés pour entendre les demandes d’exemption. La présence de la vedette incontestée de la Ligue anticonscriptionniste ne servirait peut-être pas la cause de ses clients.

— Si vous le voulez, je pourrai les représenter, proposa l’homme.

— … Vous êtes un notaire.

— Je connais la loi, et la Proclamation rend possible de nombreuses réclamations.

— Le prix?

Jeanne posa son verre vide sur la table, songeuse. Elle ajouta après une pause :

— Ils ne sont pas riches. Ils travaillent dans les chantiers l’hiver, sur des fermes l’été.

— Je ne leur demanderai rien.

— … Votre travail mérite salaire.

Le notaire réussissait à distinguer les traits dans l’obscurité, mais à cause de la robe noire, la silhouette demeurait indistincte.

— Ce sera une façon de vous remercier de vos bonnes attentions.

Elle le regarda un moment, intriguée. Il précisa après une pause :

— Déjà, vous vous occupiez très bien d’Antoine, et maintenant vous faites de même avec Béatrice. Je vous en suis très reconnaissant.

L’allusion à la petite fille tira un sourire à la domestique. Âgée de trois mois, elle se faisait entendre très souvent de toute la force de ses poumons. Seuls ses bras, plutôt que ceux de sa mère, permettaient de la calmer.

— Elle est si gentille.

— Vous êtes gentille aussi.

Après ces mots murmurés, le silence s’installa entre eux. La moindre remarque supplémentaire risquait de contrevenir aux convenances. Bientôt, la jeune femme reprit son verre, se leva en tendant la main.

— Si vous avez terminé, donnez-moi le vôtre. Je vais les laver tout de suite.

Il lui remit son verre. Au moment de le prendre, elle effleura ses doigts. Après un moment de gêne, elle ajouta :

— Vous devriez monter.

— … Oui, vous avez raison.

* * *

Sous son pas lourd, les marches de l’escalier craquèrent un peu. Fernand ouvrit doucement la porte de la chambre conjugale, enleva son peignoir dans l’obscurité, le déposa sur une chaise. Au moment de s’asseoir sur le lit, il entendit dans son dos :

— J’ai entendu des voix.

— … Jeanne est descendue boire un verre d’eau. Nous avons parlé de ses frères qui craignent la conscription, puis un peu de Béatrice.

— Elle avait beaucoup à dire.

Une fois encore, Eugénie était descendue dans les premières marches de l’escalier, le temps d’entendre quelques mots sur les tribunaux exceptionnels. En levant les couvertures, il précisa :

— Ses frères ont reçu leur convocation.

Chaque fois qu’il se glissait dans le lit, son poids sollicitait les ressorts de son côté. Le matelas se creusait sous lui, de telle façon que la jeune femme glissait en sa direction. Elle tenta de résister au mouvement, sans succès. Au moment de sentir son dos contre son flanc, Fernand allongea la main, la posa sur sa hanche.

— Non! Je ne vais pas encore très bien.

L’homme admettait sans mal que le passage d’un enfant laissait le bas-ventre de l’accouchée endolori. Le malaise subsistait-il vraiment pendant trois mois? Elle continua après un silence trop lourd :

— Ce lit demeure bien étroit, aucun de nous ne s’y trouve à l’aise. Si tu voulais…

— Nous sommes trop jeunes pour faire chambre à part. Même mes parents…

La question des chambres séparées revenait sans cesse. Sans doute comptait-elle sur la lassitude pour rompre sa résistance.