11

« Les premiers jours de juillet », pour reprendre l’expression de Marie, signifiait le samedi et les jours suivants. La célérité des services postaux, puis l’utilisation du télégraphe, permirent de régler très vite les derniers détails et même de devancer le moment du départ. Dès le vendredi matin suivant, dernier jour de juin, une voiture taxi déposa la mère et le fils au pied de la passerelle donnant accès au traversier. De l’autre côté du fleuve, un second véhicule les amena à la gare. Trois quarts d’heure après avoir quitté le commerce, Mathieu commenta :

— Je ne croyais pas qu’un être humain pouvait recevoir autant de recommandations en un si bref laps de temps. Thalie doit être très saine d’esprit pour résister à cela.

— Elle a seulement seize ans, et nous la laissons seule, se justifia la mère en rougissant.

— Seule? N’ai-je pas entendu une petite conspiration ce matin, dans la cuisine, selon laquelle Gertrude doit monter la garde à l’étage du magasin? Souhaitons juste que notre bouledogue domestique ne chassera pas la clientèle.

Pendant un moment, Marie choisit de regarder défiler le paysage sur sa gauche. Le fleuve Saint-Laurent offrait une surface d’un bleu profond, le soleil donnait au vert des arbres et des pâturages un éclat particulier. Les villages endormis succédaient aux champs fertiles.

— J’ai dit à monsieur Dubuc d’accepter que ses filles vieillissent, deviennent des jeunes femmes, fit-elle enfin. Je suppose qu’il pourrait me retourner le conseil. Non seulement tu es un homme, mais tu es beau et fort.

Ils se trouvaient sur des sièges se faisant face, près de la fenêtre. La mère tournait le dos à sa destination, le garçon y faisait face. Le choix des places trahissait-il des états d’âme différents? Mathieu portait un costume de lin écru. Son canotier se trouvait près des bagages, sur l’espace de rangement au-dessus de leur tête.

— Merci. Tu n’es pas vilaine non plus. Quelques années de moins pour toi, ou quelques-unes de plus pour moi, et les gens imagineraient sans mal un couple de villégiateurs en route vers Notre-Dame-du-Portage.

Ce charmant village, un peu à l’ouest de Rivière-du-Loup, accueillait son lot d’estivants, établis dans de jolies résidences secondaires construites près du fleuve.

— Dis plutôt plusieurs années, dans un sens ou dans l’autre. J’ai trente-six ans, et toi dix-neuf.

— Mais ni toi ni moi ne faisons notre âge.

Marie s’étonnait toujours de l’immense ressemblance entre son fils et Alfred. En comparaison, les traits du garçon rappelaient fort peu ceux de son père naturel. Elle expliquait la chose par le mimétisme, l’enfant modelant ses expressions sur celles de l’homme s’occupant de lui. L’examen d’un portrait du grand-père, Théodule Picard, lui aurait fourni une explication toute simple du phénomène.

Après un moment de silence, la femme admit à voix basse :

— Je me sens terriblement mal à l’aise. J’ai reçu cette lettre lundi. Vendredi, je me précipite à sa rencontre. Si Thalie faisait une chose pareille, je mourrais d’inquiétude, certaine de la voir courir à sa perte.

— Mais dans notre maison, Thalie est certainement la femme la plus réfléchie, risqua Mathieu, un sourire en coin.

Sa mère dut se donner un moment de réflexion avant de reconnaître l’humour contenu dans la remarque. À la fin, elle répondit :

— Si tu as raison, cela témoigne éloquemment du caractère déraisonnable des deux autres!

Le sourire complice sur le visage du garçon lui permit de se détendre un peu. Celui-ci enchaîna après une pause :

— De toute façon, il y a un train tous les matins entre Lévis et Rivière-du-Loup, et un autre, le soir, fait le trajet dans l’autre sens. Si tu aimes ton séjour, nous restons, sinon, nous repartons.

— Si j’aime ce séjour, je me demande si le plus sage ne serait pas de prendre la fuite immédiatement.

Mathieu demeura un moment silencieux, puis admit :

— Je ne comprends pas.

— Je ne sais pas si je crains d’aimer sa présence ou de ne pas l’aimer. L’une ou l’autre de ces possibilités changera ma vie.

Le garçon comprit alors le véritable sens de ces paroles : aimer cet homme, ou ne pas l’aimer, signifiait tout de même que son cœur souhaitait une nouvelle présence. Après avoir reconnu ce fait, elle ne pourrait poursuivre son existence de veuve solitaire.

Paul Dubuc devait se poser exactement les mêmes questions.

* * *

Longtemps à l’avance, le député se tint sur la longue jetée de planches le long des rails faisant office de quai. La gare, une petite bâtisse construite en bois, abritait un comptoir et une petite salle d’attente. Sauf en cas de pluie ou de froid intense, les voyageurs et les personnes venues accueillir quelqu’un préféraient les banquettes en plein air.

Le train s’annonça d’abord par son panache de fumée noire et grasse, puis la locomotive présenta sa masse de fer et de fonte aux regards. Elle s’arrêta dans un nuage de vapeur et le crissement aigu de l’acier contre l’acier.

Paul Dubuc marcha jusqu’au bout des madriers, surveillant les portes des deux wagons de première classe. Plus tôt ce matin-là, au cours d’un long soliloque, il avait débattu de la pertinence de se faire accompagner par Françoise. À la fin, venir seul lui avait semblé moins intimidant, à la fois pour lui et pour ses invités.

Un grand jeune homme à la silhouette un peu familière descendit deux valises, les posa sur le quai pour tendre la main afin d’aider quelqu’un. La jupe d’un bleu sombre lui rappela immédiatement Marie Picard. Elle descendit avec vivacité, sauta en riant de la dernière marche sur les madriers en appuyant la main sur son large chapeau de paille pour le tenir bien en place. La dernière mode autorisait les femmes à montrer leurs chevilles et un tout petit bout de jambe. Le mouvement en révéla un peu plus, en même temps que de jolis bas bleus aux broderies discrètes. Le corsage azur, boutonné jusqu’au cou, montrait une silhouette souple et fine.

Le politicien s’approcha, un peu rougissant, et tendit la main en murmurant :

— Madame, je suis si heureux de vous revoir.

Il s’empara des doigts gantés. Il joignit son autre main à la première pour insister :

— Vraiment heureux.

— … Je ne dirai pas que tout le plaisir est pour moi, répondit-elle en souriant, touchée par l’accueil. Toutefois, je vous assure qu’il est partagé.

Les yeux de l’un et de l’autre appuyèrent les paroles. Le garçon regardait la scène, amusé d’abord, un peu mal à l’aise après un moment, saisi du sentiment d’être indiscret. Dubuc interrompit sa contemplation, libéra les doigts féminins pour lui tendre la main.

— Et bien sûr, je suis aussi très heureux de vous revoir.

— Je ne peux répondre autrement que ma mère…

Les mots s’accompagnaient d’un sourire ironique. L’homme choisit de s’amuser aussi de son propre trouble. Il offrit :

— Je vais porter les valises. Une voiture nous attend.

— Je m’occuperai de la mienne, précisa le garçon.

— Madame?

Marie lui abandonna son bagage et accepta de poser sa main sur le bras offert. La gare se trouvait rue Lafontaine, à proximité de la rivière du Loup. Le véritable nom de la municipalité demeurait Fraserville, d’après le patronyme du seigneur ayant favorisé son développement au siècle précédent. Toutefois, le nom du cours d’eau, à la fois ancien et français, prévaudrait éventuellement.

La femme monta dans le coupé en s’appuyant sur la main de son hôte. Le garçon se percha sans mal à côté du cocher. Celui-ci signala au cheval de se mettre en route d’un claquement de langue. La rue longeait la rivière. Des chutes rompaient le cours de celle-ci dans un foisonnement d’écume. Une grande bâtisse industrielle se trouvait tout près afin de profiter de l’énergie disponible.

— C’est le moulin Fraser, le plus gros employeur de la ville.

— Il produit de la pulpe de bois, je crois, compléta Mathieu en se tournant à demi sur son siège.

— Oui. Nous aimerions bien voir la construction d’une machine à papier.

Le politicien rêvait de création d’emplois pour ses électeurs. La voiture quitta bientôt la berge du cours d’eau pour pénétrer dans le village proprement dit. Comme dans toutes les localités de cette taille, le couvent tenu par des religieuses et le collège par des frères enseignants s’avéraient les bâtiments les plus ambitieux, avec, bien sûr, une église paroissiale aux prétentions de cathédrale. Les rues, le plus souvent bordées de grands arbres, respiraient le calme. Les maisons, habituellement construites en bois, parfois en brique pour les plus cossues, offraient de grandes galeries couvertes où se reposer.

Le cocher s’engagea bientôt dans la rue de l’Hôtel-de-Ville et s’arrêta au coin de Saint-Pierre, devant une vaste demeure à l’architecture traditionnelle présentant trois lucarnes à l’avant, et sans doute autant à l’arrière. En descendant, Paul déclara avec une certaine fierté :

— Vous voici chez moi. Le palais de justice se trouve tout près. Avant de tâter de la politique, j’y ai passé mes journées à plaider pour des querelles de clôtures.

— Vous ne le faites plus? questionna Marie.

— Quand l’Assemblée législative fait relâche, je me consacre à quelques clients fidèles. Je suis devenu un dilettante du droit, en quelque sorte.

Il tendit la main, prit celle de la femme pour l’aider à descendre, réussit sans trop de succès à faire semblant de ne pas remarquer les bottines de cuir verni noires soigneusement lacées sur les pieds menus, les jambes fines et les jolis bas ainsi que le froufrou blanc du jupon sous la jupe de serge bleue.

Après des années de vie commune avec un homme peu attentif aux exhibitions charmantes, Marie ne savait trop quelle contenance adopter. Dans l’ignorance, elle résolut de se réjouir de ces attentions.

Mathieu retrouva prestement le trottoir, récupéra sa valise à l’arrière du véhicule et laissa la seconde à leur hôte. Le politicien offrit à nouveau son bras à sa compagne. Alors que le trio s’engageait dans l’allée de gravier conduisant au domicile, la porte s’ouvrit. Une femme d’une cinquantaine d’années vint sur la grande galerie en s’essuyant les mains avec une serviette. Déjà, elle s’activait devant les fourneaux pour préparer le dîner. Les deux jeunes filles de la maison sortirent sur ses talons, à la fois souriantes et intimidées.

— Marie, je vous présente ma grande sœur, Louise. Elle m’a élevé il y a des décennies, et la voici condamnée à s’occuper de ma maison et de ma famille depuis l’année dernière.

Depuis son veuvage, en fait. La précision s’avérait superflue. Elle-même veuve, elle gagnait un gîte confortable et un couvert généreux en devenant une espèce de gouvernante dans la famille de son frère. L’entente profitait bien à chacune des parties.

— Madame… prononcèrent les deux femmes simultanément en tendant la main.

Elles exprimèrent leur malaise respectif dans un sourire. Mathieu montra tout son savoir-vivre en se présentant d’une poignée de main et d’une inclinaison de la tête.

— Et vous connaissez déjà ces jolies jeunes filles, continua Dubuc.

Afin d’éviter tout impair dû à une mémoire défaillante, il précisa :

— Amélie et Françoise.

— Jolies et élégantes, prononça Marie en serrant leur main.

Elles portaient les robes achetées quelques semaines plus tôt.

— Si vous voulez m’excuser, je vais retourner à mes chaudrons, prononça l’hôtesse. Je vous reverrai tout à l’heure, indiqua-t-elle en s’esquivant.

— Je vais vous conduire à vos chambres, proposa l’homme.

La porte donnait sur un long couloir. Les pièces familiales se trouvaient sur la gauche, au rez-de-chaussée : la cuisine, la salle à manger et le salon. De l’autre côté s’alignaient un bureau, une salle d’eau et deux chambres. Paul s’engagea dans l’escalier, ses visiteurs sur les talons, ses filles fermant la marche. À l’étage, les pièces se répartissaient aussi de part et d’autre d’un couloir.

— Vous occuperez ces chambres contiguës. La salle de bain se trouve entre les deux. Mathieu, précisa-t-il en ouvrant une première porte, voici la vôtre.

— La mienne se trouve juste en face, précisa Amélie, comme si cela présentait un grand avantage.

— Je suppose que c’est le meilleur côté de la maison, commenta le jeune homme en épiant la réaction de la jeune fille.

— Oui, il donne sur le jardin. Le matin, il y a plein d’oiseaux.

À quatorze ans, l’amitié d’un beau et grand jeune homme paraissait précieuse à la jeune fille, au point de partager les chants des oiseaux avec lui. L’adolescente, vêtue de sa jolie robe au col matelot, lui montrait une dentition parfaite.

— Marie, voici la vôtre. Je vous laisse vous rafraîchir, après ce voyage. Aimeriez-vous nous rejoindre sur la galerie, pour une limonade, avant le dîner?

— … Je ne voudrais pas vous importuner.

— Ce qui nous dérangerait vraiment, ce serait que vous vous sentiez mal à l’aise avec nous. Nous occuper de nos invités nous procure au contraire un grand plaisir.

La femme commença par lui adresser son meilleur sourire avant de rétorquer :

— Nous serons heureux de nous joindre à vous.

— À tout à l’heure.

L’homme s’engagea dans l’escalier. Françoise le suivit.

— Amélie, appela-t-il, laisse nos invités s’installer.

La gamine échappa un soupir, frustrée dans son devoir d’hôtesse. La politesse n’exigeait-elle pas d’aider Mathieu à défaire ses valises?

* * *

Si un homme figurait au pinacle des élites villageoises, au point de se faire élire député après avoir occupé les fonctions de maire, cela nécessitait de connaître tout le monde, et d’être reconnu de tous. Après un dîner léger, Paul avait proposé à son invitée de visiter « la plus belle localité de la province ». Trente minutes plus tard, Marie avait été présentée à au moins la moitié de ses habitants. La même phrase revenait sans cesse, toujours identique :

— Voici Marie Picard, une bonne amie de la famille.

Les hommes murmuraient « enchanté », avec des yeux complices, alors que les femmes, même les épouses aimantes et fidèles, semblaient dire « Pourquoi diable chercher à Québec ce qui se trouve en abondance à Rivière-du-Loup? » Voir un bon parti profiter aux étrangères décevait toujours.

Si le notable caressait le désir d’une idylle discrète, rien ne l’indiquait dans son comportement. À l’heure du souper, sa visiteuse deviendrait le sujet de conversation.

— Vous ne craignez pas de faire jaser? remarqua Marie alors qu’ils marchaient à l’ombre de grands érables dans le parc longeant la rivière.

Dubuc se retourna pour la contempler un moment, puis demanda :

— Voulez-vous vous asseoir un moment sur ce banc?

Abrités par un épais buisson de lauriers, ils pourraient contempler l’eau coulant doucement à leurs pieds. La femme ferma son ombrelle et tira un peu sur sa jupe au moment de s’installer. Son compagnon s’assit un peu de biais afin de voir son visage. Son grand chapeau de paille lui donnait l’air d’un villégiateur fuyant la chaleur moite de la grande ville.

— En toute franchise, Marie, je le crains un peu, reconnut-il enfin. Dans une certaine mesure, je le souhaite aussi. Tous ces gens me connaissent, les plus âgés connaissaient déjà mon père. Je me flatte d’avoir une réputation enviable, tout comme vous…

— Que savez-vous de ma réputation? demanda sa compagne d’un ton amusé.

Tout de même, sa voix trahissait aussi un peu d’inquiétude. Dans une ville de la taille de Québec, tout son passé pouvait être commenté.

— Ne craignez rien, répondit-il, je ne suis pas de nature inquisitrice. Deux ou trois personnes m’ont dit précisément ce que je voulais entendre : vous êtes une veuve respectable, connaissant bien son domaine d’activité, gratifié par la vie de deux enfants studieux, disposés depuis l’enfance à vous aider dans votre commerce. S’il y avait quoi que ce soit de plus à dire sur vous, je ne l’ai pas demandé et je ne l’ai pas écouté, soyez-en bien certaine.

Autrement dit, l’homme avait entendu des rumeurs sur les habitudes de feu son époux sans que cela n’entame sa bonne opinion de la veuve. La mise au point formulée, il revint sur la contradiction apparente de sa première réponse.

— Vous me plaisez beaucoup, vous l’avez compris, déjà.

Marie acquiesça de la tête, ses grands yeux bleu sombre dans les siens.

— Certaines personnes jugeront sans doute tout à fait incorrect de me promener avec une jolie femme à mon bras huit mois après avoir enterré mon épouse.

Les bonnes gens désireuses de le condamner utiliseraient ces mots précis.

— Vous savez, j’ai été un bon mari, insista l’homme avec un trémolo dans la voix. Je ne dis pas parfait, mais Amélie… Ma cadette porte le nom de mon épouse. La liste de ses reproches à mon égard s’est avérée bien courte.

— Je vous crois, assura Marie en effleurant la main de son compagnon, posée sur le banc, à quelques pouces de sa cuisse.

Dubuc se perdit un moment dans la contemplation de la rivière, attentif à refouler ses larmes. Après un moment, il poursuivit :

— Puis, je vous ai rencontrée. Les grenouilles de bénitier et les censeurs de village peuvent bien préférer que l’événement se produise après la fin du grand deuil. Ce ne fut pas le cas. Que dois-je faire? Attendre l’été prochain pour vous envoyer un petit carton d’invitation?

— De toute façon, maintenant, il est trop tard, commenta sa compagne, amusée.

Personne ne s’attendait à ce qu’un veuf, surtout avec deux jeunes filles sur les bras, demeure bien longtemps seul. Toutefois, un trop grand empressement provoquerait toutes sortes de médisances. Paul murmura bientôt :

— Votre missive de lundi dernier portait les mots « Cher ami ». Je les ai pris au pied de la lettre. Ai-je eu raison?

— … Oui. Je suppose que je ne peux résister aux larmes d’un bel homme.

Elle ramena ses doigts gantés sur la main posée entre eux et serra légèrement ceux de son compagnon. Il répondit par une légère pression des siens. La femme remit sa main sur la poignée de l’ombrelle posée en travers de ses genoux.

— Vous savez, il a dû se passer deux ou trois ans avant que je me permette de pleurer devant ma femme. En fait, je crois que ce fut au moment de la mort d’un petit garçon, deux jours après sa naissance…

Cette fois, la main féminine revint se poser sur celle de l’homme bien fermement, pour ne pas la quitter. De l’autre, elle déplaça l’ombrelle entre eux afin de mieux dissimuler ce contact.

— Il a fallu quoi, devant vous? Dix minutes?

— Mais les circonstances…

— Non. En passant la porte, mes yeux se sont posés sur vous, et toutes mes défenses sont tombées. Tenez, je me suis senti comme Amélie devant Mathieu, tout à l’heure… J’ai voulu partager les oiseaux de ma jolie demeure avec vous.

Ce qui passait nécessairement par l’acceptation de son veuvage. Le souvenir des émotions mêlées, la peine d’un côté, l’attirance de l’autre, occupa un long moment son esprit.

Puis, le père prit le dessus sur l’amoureux. Son visage trahit une certaine préoccupation. Rougissant, il avoua :

— Au sujet d’Amélie… Elle est terriblement sensible, malgré ses airs frondeurs. Cette attirance d’enfant pour votre fils ne risque pas de la blesser?

— Mathieu demeure le meilleur grand frère du monde. Croyez-moi, jamais il n’aura un mot, ou un geste, pouvant blesser.

— Ce garçon tient de sa mère.

Paul exerça une petite pression sur la main de sa nouvelle amie tout en lui adressant un clin d’œil.

— Je n’ai pas encore le droit de vote, inutile de m’abreuver de jolis compliments pour me séduire.

— Je ne parlais pas à l’électrice… Mais vous avez tout de même percé mes intentions.

Marie ignora la précision pour convenir plutôt :

— Mathieu me ressemble vraiment. Thalie tient plutôt de son père. Elle a certainement le cœur aussi bon que son frère… mais l’expression de ses sentiments est plus tapageuse.

Pendant un long moment, le contact léger des doigts combla tous les besoins de communication entre eux. Puis, l’homme fit mine de vouloir se lever.

— Remettons-nous en route. J’aimerais encore vous montrer la rive du fleuve.

Elle hocha la tête pour signifier son accord et abandonna la main pour ouvrir son ombrelle en se levant à son tour. Elle saisit le bras tendu, s’appuya peut-être un peu plus lourdement sur lui et laissa son épaule effleurer son compagnon tout en marchant. Il l’entraîna vers un bosquet de pin assez dense. Le sol, couvert d’aiguilles, paraissait doux comme un tapis sous les pieds, l’odeur, délicieuse.

— C’est l’endroit le plus discret du parc, commenta-t-il. Je vous parie que tous les jeunes du village, à vingt ans, ont volé ici leur premier baiser.

Marie le contempla un moment, les yeux rieurs. Elle s’arrêta, leva la tête, ferma à demi les paupières. Comme il ne se passa d’abord rien, elle fit valoir :

— Si vous ne vous dépêchez pas, un plus jeune et plus vif que vous profitera de l’aubaine.

Les lèvres touchèrent les siennes, douces et légères. La femme regarda autour d’eux. Personne ne semblait s’intéresser à leur petit aparté. Elle leva les doigts vers le menton pour caresser le bouc démodé, puis souffla :

— Si vous souhaitez recommencer, vos chances seront meilleures en coupant cet ornement. Rares sont les femmes attirées par une ressemblance avec le cardinal de Richelieu.

— … La moustache?

— Accordons-lui un sursis. Sans doute survivra-t-elle à un nouvel essai.

Marie plaça son ombrelle de façon à lui signifier l’ajournement sine die de l’aparté. Elle reprit le bras de Paul et accorda son pas au sien.

— Aucun jeune homme de vingt ans n’accepterait d’en convenir, mais les baisers volés à quarante ans sont considérablement plus émouvants, confia-t-il après quelques pas.

Sa compagne, elle, n’hésita pas à le croire. Elle demanda bientôt, afin de quitter ce terrain trouble :

— Vous me disiez tout à l’heure craindre de faire jaser, mais le désirer tout à la fois.

— Nous vivons à la campagne, où le sens commun prévaut le plus souvent. La vie, comme la mort, se montre aux gens dans toute sa nudité. Je pense que la plupart de mes électeurs seront rassurés de reconnaître en moi un de leur semblable, capable de pleurer sa femme sincèrement, puis d’aimer encore. Ceux qui ne comprennent pas des choses aussi élémentaires de l’existence votent certainement déjà conservateur. Vous me plaisez, je ne me cacherai pas.

— Et si jamais les femmes se montrent moins enclines à reconnaître votre logique, la loi électorale vous autorise à ne pas vous en inquiéter.

La taquinerie lui permit d’oublier le petit vertige lui faisant un peu tourner la tête. Pariait-on son existence sur l’émotion d’une première rencontre? Il semblait disposé à le faire pour elle.

— Croyez-vous vraiment que mes électrices, si j’en avais, me condamneraient, dans les circonstances?

— Seulement celles ayant déjà jeté leur dévolu sur vous, sans doute. Vous représentez un si bon parti, dans votre petite ville…

Elle pressa sa main sur son bras pour souligner la minauderie. Quarante minutes plus tard, ils longeaient la rive du fleuve. Celui-ci offrait une surface agitée, d’un bleu profond, avec des reflets verdâtres au creux des vagues. Tout le long de la route, des résidences secondaires permettaient aux estivants de profiter de l’air du large.

— Il me semble reconnaître cette petite silhouette, là-bas.

Une gamine vêtue d’un costume matelot courait sur la plage étroite et un peu boueuse. Derrière elle, à dix pas, suivait un grand jeune homme.

— Et moi la grande, ajouta Marie.

Ils échangèrent un regard amusé.

* * *

— Dans le monde entier, c’est mon endroit favori, expliqua Amélie en contemplant ses orteils boueux et nus.

— Tu es très gentille de le partager avec moi.

Elle lui décocha son meilleur sourire avant de reporter tout de suite son attention sur ses pieds gelés. Si, le soir, elle aimait porter une robe lui allant à mi-mollet, au grand jour, la petite fille prenait toute la place. Au moment de quitter la route, elle avait enlevé ses chaussures et ses bas pour les laisser dans une anfractuosité du roc. « C’est une bonne cachette », avait-elle expliqué avant d’inviter son compagnon à faire de même. Celui-ci avait obtempéré à contrecœur, convaincu qu’une promenade sur les battures ne valait pas une paire de souliers neufs.

Par ailleurs, trente minutes les pieds dans la vase, parfois léchés par l’eau du fleuve, lui avaient fait regretter l’invitation. Le peu de popularité des bains de mer en ces parages ne tenait pas qu’aux relents de la pudeur victorienne : la crainte de mourir d’hypothermie jouait aussi son rôle.

— Tu viens ici souvent? questionna Mathieu.

Ils se trouvaient assis côte à côte dans une anfractuosité de la falaise, les fesses sur une grande pierre plate. Le fleuve s’étendait une douzaine de pieds plus bas. Le ressac produisait une musique apaisante.

— Tous les jours, l’été.

— Pendant les autres saisons, tu te retrouverais avec des jambes bleuies de froid.

— Ce n’est pas si glacial. Encore en septembre, l’eau est bonne.

— Tu dois avoir le sang d’un Esquimau.

À nouveau, elle lui montra toutes ses dents dans un sourire, certaine qu’il s’agissait d’un compliment. Tout en enlevant la vase agglutinée entre ses orteils avec un bout de bois, elle demanda :

— Me trouves-tu jolie?

— … Oui, très jolie. Surtout avec cette robe.

— Elle vient de ton magasin, c’est pour cela que tu le dis.

— C’est le magasin de maman. Je suis sûr que tu es jolie même avec le costume des ursulines.

Elle tourna un peu la tête pour voir son visage, afin de s’assurer de son sérieux. La figure très franche de son compagnon la rassura, au point de confier :

— Toi aussi, tu es beau.

Mathieu répondit dans un éclat de rire. Se faire dire cela deux fois dans la même journée représentait une aubaine. Bien sûr, que le premier compliment vienne de sa mère, et le second, d’une fillette de quatorze ans, réduisait un peu sa satisfaction.

— Tu as quel âge?

— Dix-neuf ans.

Elle demeura un long moment songeuse, puis se résolut à conclure tristement :

— Tu es trop vieux, tu ne peux pas être mon cavalier.

— C’est vrai. Mais si tu étais un peu plus vieille, ou moi, un peu plus jeune…

— Tu aimerais?

— Bien sûr. Mais nous savons tous les deux que cela n’est pas possible.

Amélie lui montra à nouveau sa parfaite dentition et se redressa pour appuyer son dos contre la paroi rocheuse derrière elle. Rassurée sur sa capacité de plaire, elle se soumettait de bonne grâce aux hasards de la vie, sachant bien qu’un garçon mieux assorti se présenterait à elle l’un de ces jours.

— Ta maman et mon papa sont aussi vieux l’un que l’autre.

— À peu près.

— Tu crois qu’elle voudra de lui pour cavalier?

Être jeune ne signifiait pas être sotte. La nature de cette visite impromptue ne lui échappait pas.

— Je pense que oui. C’est un homme gentil.

— Très gentil.

Elle mordit sa lèvre inférieure et égara son regard sur l’étendue du fleuve. Mathieu avait une longue expérience des profils butés de petites filles et des larmes refoulées.

— Cela te ferait de la peine? murmura-t-il.

— Maman est morte l’an dernier. Elle s’appelait Amélie, comme moi.

Cette réponse valait un oui.

— Papa, l’année d’avant, avança le garçon. Il s’appelait Alfred.

— Comme le magasin?

— Il l’a ouvert l’année de ma naissance, très précisément quelques jours plus tôt.

La fillette demeura silencieuse un instant, ruminant toujours sa question. Elle finit par la formuler.

— Si ta mère a un nouveau cavalier, cela ne te rendra pas triste?

— Les grandes personnes aiment avoir quelqu’un de leur âge dans leur vie. Cela ne changera rien pour moi. Elle n’oubliera jamais papa, mais il est parti…

— Peut-être parle-t-il avec maman, au ciel, comme nous nous parlons.

— Ils doivent s’inquiéter qu’on attrape un rhume, avec nos pieds gelés.

Elle éclata d’un grand rire. Mathieu ne jugeait pas utile de partager son scepticisme sur les conversations des chers disparus, assis sur un nuage. À la fin, Amélie convint :

— Si papa est heureux, cela me fera plaisir aussi. Il a eu beaucoup de peine.

Une souffrance aussi grande que celle de la petite fille, cela sautait aux yeux. Le garçon eut envie de passer son bras autour de ses épaules, mais préféra réserver ce genre de tendresse fraternelle à leur seconde, sinon leur troisième conversation. Quand le sang recommença à circuler à peu près normalement dans leurs pieds, la gamine décréta qu’il était temps de rentrer à la maison. Elle ajouta sur le ton de la conspiration :

— Nous prendrons des framboises dans le jardin de madame Langevin. Comme elle ne voit presque plus rien, elle ne s’en apercevra pas.

Après s’être gelé les orteils à nouveau, ils se livrèrent sans vergogne à ce larcin, puis se dirigèrent vers la rue de l’Hôtel-de-Ville avec des taches suspectes sur les doigts. Alors qu’ils s’approchaient de la grande maison, Amélie confia :

— Françoise est plus grande que moi… Même ici…

Des mains, elle désigna sa poitrine. Mathieu consentit avec circonspection.

— Oui, tu as raison.

— Elle est assez âgée pour être ta fiancée.

Le constat ne méritait pas de réponse. Son compagnon s’inquiéta un peu de la nouvelle tournure de la conversation.

— Tu lui plais, tu sais?

— C’est pour cela qu’elle a préféré ne pas venir avec nous.

— Elle est timide. Surtout avec les garçons.

Visiblement, cette affliction épargnait sa cadette. Cela aussi ne méritait pas vraiment de commentaire. La question suivante arriva sans surprise :

— Est-ce que tu la trouves jolie?

Mathieu se sentit rougir un peu. Impossible de se dérober, et mentir risquerait de blesser l’aînée.

— Oui, très jolie.

La gamine lui jeta un regard amusé, passa sans transition au pas de course puis cria sans se retourner :

— Je vais le lui dire!

Un instant plus tard, elle grimpait l’escalier conduisant à la grande galerie de la maison familiale deux marches à la fois, puis faisait claquer la porte derrière elle. Visiblement, surmonter sa propre déception amoureuse ne lui coûtait guère, du moment où l’homme de ses pensées restait dans le giron familial.

* * *

La maison Ouellet se trouvait sur le chemin bordant le fleuve. De larges fenêtres donnaient sur celui-ci, offrant aux convives une vue magnifique du soleil déclinant. Tous les Dubuc, y compris la sœur aînée du député, et leurs invités, se trouvaient dans une très grande salle à manger, parmi les autres clients du restaurant.

— Je suis un peu étonnée d’entendre tellement de conversations en anglais, commenta Marie au-dessus de son potage.

— Du temps de mon père, vous n’auriez pas entendu un mot de français. Saviez-vous que Rivière-du-Loup, ou plutôt Fraserville, a déjà été la capitale de la villégiature au Canada?

Chaque fois que la femme levait la tête vers son hôte, le menton maintenant glabre du député lui tirait un sourire amusé. Au moment de quitter la rue de l’Hôtel-de-Ville, l’homme avait admis en lui offrant son bras : « Je ne reculerai devant rien, ou presque, pour mériter un second baiser. » Pareil enthousiasme, en plus du sacrifice de l’ornement pileux sur l’autel de l’amour, bouleversait un peu son invitée.

— Non, je ne savais pas.

— Pendant des années, après la construction du chemin de fer Grand Tronc, les gens de Montréal et de Toronto sont venus chercher ici un peu de fraîcheur pendant l’été. Les cultivateurs de la région établis près du fleuve louaient même leur maison et passaient les mois de juillet et d’août tant bien que mal dans le fenil de leur grange.

— Cela devait être très amusant, commenta Amélie.

— Tu imagines l’odeur du fumier des vaches? intervint Mathieu à ses côtés.

La fillette plissa le nez. Comme plusieurs idées plutôt bonnes au premier examen, celle-ci comportait aussi un mauvais côté. Le garçon enchaîna, à l’intention du député :

— Pourquoi la région a-t-elle perdu son rang? Le paysage demeure magnifique.

— Les chemins de fer se sont étendus vers l’est, les compagnies de navigation ont découvert Murray Bay, dans Charlevoix. Maintenant, dix petites villes se partagent les citadins riches, sans compter la côte est des États-Unis.

— À en juger par la clientèle ce soir, la désertion n’est pas totale, de loin s’en faut.

— La population du village double pendant l’été, elle doit quadrupler à Notre-Dame-du-Portage. Le restaurant où nous nous trouvons réalise les trois quarts de son chiffre d’affaires en deux mois. Toutes les jeunes filles des cultivateurs des environs amassent quarante dollars pendant la belle saison en offrant leur service comme domestique.

Marie prit un air amusé devant cet enthousiasme.

— Mais vous ne régnez plus, à titre de député, sur la capitale canadienne de la villégiature.

L’homme écarta les mains d’impuissance, comme pour s’excuser du fâcheux résultat et passa machinalement, ou peut-être à dessein, les doigts sur son menton nu. Le second service retint l’attention de tout le monde un moment, puis Mathieu risqua à l’intention de Françoise, assise en face de lui de l’autre côté de la table :

— Fréquenterez-vous encore longtemps le couvent des ursulines?

— J’aurai parcouru tout le cours d’études au terme de la prochaine année scolaire.

— Que comptez-vous faire ensuite?

Le garçon regretta sa question aussitôt après l’avoir posée. La présence de Thalie dans sa vie lui faisait oublier combien l’horizon des jeunes filles demeurait terriblement étroit, plus encore pour l’enfant d’un notable de village que pour les autres.

— … J’ai pensé à me faire religieuse, commença-t-elle.

Toutes les jeunes filles y songeaient tôt ou tard, la réponse allait de soi. Pourtant, Mathieu laissa sa fourchette en suspens et risqua encore une remarque déplacée :

— Je suis heureux que vous en parliez au passé.

La jeune fille posa ses grands yeux gris sur lui. Le secret murmuré au creux de son oreille par Amélie, trois heures plus tôt, la faisait encore rougir quand elle y songeait. Sa première remarque avait été : « Si des gens te disent des choses absurdes, ne va pas les répéter. Tu vas passer pour une idiote. » La fillette ne s’était pas formalisée de la rebuffade. Plus tard, la grande sœur demeura une bonne heure devant son miroir, à mettre et enlever le foulard de soie autour de son cou afin de vérifier l’effet. À la fin, la pièce de tissu était restée dans le tiroir du haut de sa commode.

Maintenant, tout en mangeant, sa main gauche se posait parfois à la naissance de sa gorge, au moment où elle se penchait un peu en avant. Les derniers mots de son vis-à-vis lui mirent le rose aux joues. Elle continua :

— Je suppose que je rentrerai à Rivière-du-Loup.

Pour elle, travailler dans un atelier ou une boutique aurait été déchoir. Si la chose la laissait indifférente, en occupant un emploi, elle porterait un dur coup aux ambitions politiques de son père. Ses opposants conservateurs ne se gêneraient pas pour affirmer : « Comment pouvez-vous lui faire confiance? Il n’arrive même pas à faire vivre sa famille. La preuve? Son aînée doit travailler! »

Au bout du compte, à l’aube de sa vie de femme, les contraintes sociales ne lui laissaient d’autre liberté que d’attendre à la maison. Avec de la chance, un jour viendrait la visite d’un jeune homme digne de poser les yeux sur la fille du notable et de lui proposer le mariage après une cour bien sage.

— Moi, intervint la cadette à l’intention de Mathieu, assis à sa droite, être plus vieille, je me ferais infirmière dans l’armée. J’irais en France.

Au gré de la propagande de guerre, cette ambition devenait presque aussi légitime, pour une jeune femme, que l’entrée au couvent. L’affirmation attira l’attention de son père. Il prononça d’une voix douce :

— Alors, je me réjouis que tu sois encore un peu petite. Sinon, je mourrais d’inquiétude.

Cette éventualité troubla Amélie au point où l’homme regretta avoir utilisé cette expression. Les allusions à la mort s’avéraient très lourdes de sens dans cette famille. La gamine surmonta toutefois très vite le moment de morosité :

— Des députés, même des ministres ont des garçons dans l’armée et des filles infirmières.

— Oui, tu as raison. Malgré tout, cela m’inquiéterait beaucoup, je t’assure.

Ses collègues comptant des enfants « faisant leur devoir sacré » ne paraissaient pas malheureux de la situation. Certains d’entre eux tendaient plutôt à l’utiliser pour se faire du capital politique. Ce réflexe opportuniste ne réduisait cependant en rien leur angoisse au moment du départ du convoi vers l’Europe.

— Si vous étiez totalement libre de vos choix, sans aucune contrainte, demanda doucement Mathieu en se penchant un peu sur son couvert, que feriez-vous?

Un bref instant, Françoise eut l’impression que le garçon tentait de mieux voir dans l’échancrure de son corsage. Courageusement, elle garda sa main gauche sur le bord de la table avant de répondre en rougissant :

— Je me ferais institutrice. Parfois, je me rends à l’école d’application des ursulines. Les enfants sont si amusants…

La congrégation offrait le cours « normal » aux futures maîtresses d’école. Les plus jeunes de leurs élèves permettaient aux plus âgées de se faire une idée de la réalité d’une classe de niveau élémentaire.

— Vous pourrez toujours vous reprendre avec les vôtres, consentit le garçon avec sympathie.

Comme Paul semblait disposé à entretenir Marie de la réalité économique et sociale de chacune des nombreuses paroisses comprises dans le comté de Rivière-du-Loup, « tante Louise » exerçait un chaperonnage discret sur le reste de la tablée. Sa placidité se trouvait mise à rude épreuve avec, d’un côté, son frère très visiblement entiché d’une veuve, et de l’autre, deux jeunes filles plutôt admiratives devant un grand jeune homme sans doute un peu trop déluré, car il venait de la ville. Seule la politesse exquise des deux visiteurs la rassurait un peu.

— Vous-même, osa bientôt Françoise en se faisant violence pour maîtriser sa timidité naturelle, vous avez terminé le cours classique, je crois.

— Il y a moins de dix jours. Cet après-midi, Amélie m’a montré les vestiges du feu de la Saint-Jean, sur la grève. Avoir su, je serais venu y jeter mon uniforme de collégien. Mais je veux bien attendre l’an prochain, et vous joindrez votre costume des ursulines à mon vieux suisse.

Cette fois, tante Louise sourcilla un peu devant l’audace de la proposition.

— Attendez-moi quelques années, plaida Amélie. Je veux brûler le mien aussi.

Comme le chaperon le craignait, les plus jeunes souffraient toujours du mauvais exemple venu des aînés. Heureusement, elle pouvait compter sur la plus grande, toujours aussi sage.

— Si vous n’avez plus usage de votre suisse, ne serait-il pas convenable de le laisser à la disposition de jeunes gens moins fortunés que vous? Juste dans ce village, cinq ou six garçons étudient au Petit Séminaire grâce à l’aide de nos bons prêtres.

Tante Louise respira plus à l’aise. Si elle avait aperçu l’étincelle dans l’œil de Françoise, elle aurait compris combien cette phrase si admirable servait de poudre aux yeux. Mathieu ne s’y trompa point.

— Vous avez raison. À mon retour à Québec, je mettrai mon uniforme à la poste à votre intention. Je ne doute pas que vous saurez le remettre aux bonnes œuvres de votre paroisse.

Amélie trouva le retournement de situation bien décevant. Les deux jeunes gens, quant à eux, gardèrent un moment leurs yeux croisés, un sourire complice aux lèvres.

— Et ensuite, quels sont vos projets d’avenir? demanda la jeune fille.

— Je commencerai des études de droit à l’Université Laval en septembre.

— Vous n’avez pas été tenté de reprendre le commerce de votre père?

— Ma mère s’en occupe très bien. Je ne voudrais pas faire d’elle une chômeuse, ni attendre le jour de sa retraite en me tournant les pouces pendant trente ans.

D’une certaine façon, Françoise fut soulagée de comprendre que Marie Picard n’entendait pas venir s’installer à Rivière-du-Loup en laissant l’entreprise familiale à son aîné. L’initiative lui serait apparue cruellement hâtive. Elle jeta un bref coup d’œil à l’autre bout de la table, où la femme buvait les paroles de son père.

— Plus sérieusement, continua Mathieu en suivant son regard, je pense que des études de droit me seront très utiles, même si je me livrerai au commerce un jour.

— Et la politique? demanda-t-elle.

— Jamais. Je ne pense pas être disposé à séduire sans cesse mes concitoyens.

La jeune fille décida de mettre cet état d’esprit parmi les qualités du jeune homme. Depuis de longues minutes, sa main ne revenait plus sur l’échancrure de son corsage.