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Le domicile des Picard, dans la rue Scott, demeurait toujours aussi imposant. Une tourelle décorative flanquait la solide maison de brique. La façade s’ornait d’une longue galerie couverte où, les jours d’été, les membres de la famille venaient boire un thé glacé ou une limonade. Ces occasions permettaient de parler de choses et d’autres, de lire un peu ou alors de regarder les passants. Habitant juste un peu plus bas dans la même artère, Fernand Dupire connaissait bien cet endroit. Bien qu’il fût plus jeune de deux ans, Édouard avait été le meilleur – en vérité, le seul – ami de son adolescence. La rebuffade encaissée de la part de la grande sœur, tout comme la fin des études du fils du commerçant, les avaient éloignés peu à peu.

Un instant après avoir entendu le son du heurtoir de bronze contre la surface de la porte, une jeune bonne de vingt-deux ou vingt-trois ans vint ouvrir. Le visiteur reconnut Jeanne, l’adolescente recrutée des années plus tôt. Depuis, la petite maigrichonne était devenue une femme.

— Monsieur?

— Mademoiselle Eugénie doit m’attendre.

À ce moment, la fille de la maison apparut dans le vestibule, un peu pâle, la mine empruntée.

— Je vais m’occuper de monsieur Dupire. Par cette chaleur, je crois que le mieux serait d’apporter le thé à l’arrière. Ce sera plus confortable que le petit salon.

— Chaud ou froid?

« Ou, formulé autrement, comme les Anglais ou les Américains », songea la jeune femme. Elle regarda le visiteur et demanda, un sourire – son premier – sur les lèvres :

— Qu’en pensez-vous, Fernand?

— Bien que je ne comprenne pas pourquoi, il semble que mieux vaut boire chaud pour combattre la canicule… Eugénie.

L’emploi des prénoms, plutôt que des formels « Monsieur » et « Madame », marquait une étape importante dans le développement de leurs rapports.

— En conséquence, Jeanne, mieux vaut nous apporter une boisson brûlante… Suivez-moi.

Les derniers mots s’adressaient au visiteur, qui emboîta le pas à son hôtesse. L’entrée donnait sur un long corridor menant jusqu’à l’arrière de la maison. L’escalier conduisant à l’étage débouchait sur celui-ci. Édouard, une raquette à la main, descendait justement.

— Fernand!… J’ai malheureusement un petit rendez-vous sportif avec des collègues.

— Cela tombe plutôt bien, car justement, je ne venais pas te voir, prononça le notaire un peu rougissant, tout en acceptant la main tendue.

Le jeune homme le contempla un moment, puis porta les yeux sur sa sœur, dont les joues rosissaient très vite.

— … Je comprends. Alors je vous souhaite à tous les deux une bonne fin d’après-midi.

Il s’esquiva tout de suite. Eugénie mena son visiteur jusqu’à un minuscule boudoir sans meuble aucun. La pièce ne servait qu’à permettre l’accès à l’une des deux portes s’ouvrant sur la cour arrière. Fernand découvrit une belle surface de verdure soulignée de quelques lilas, de rosiers rustiques et d’un érable suffisamment majestueux pour jeter son ombre sur un large espace.

— C’est curieux, je ne me rappelais pas les lieux ainsi. Excepté cet arbre, tout paraît nouveau. Cela donne un bien joli jardin.

— L’aménagement date déjà de quelques années. Nous avions une écurie tout au fond, mais papa a toujours préféré laisser ses attelages dans la Basse-Ville, à cause de l’odeur. Tout a été abattu pour faire de la place à ces arbustes.

— Ce qui vous procure une charmante oasis.

Tout en parlant, le couple gagna une table de fonte. Les quatre chaises, du même matériau, s’accompagnaient heureusement de coussins moelleux. Le visiteur tira l’une d’elles afin de permettre à sa compagne de s’asseoir, puis prit place en face d’elle. Les branches de l’érable les protégeraient du soleil, encore très chaud en cette fin d’après-midi.

— Je vous remercie encore de me recevoir chez vous, prononça-t-il en rougissant.

— … Vous savez que cela me fait plaisir…

L’hésitation, avant de prononcer ces mots, fut à peine assez courte pour ne pas leur enlever toute valeur. L’homme choisit de ne pas y prêter attention. Après une pause, la demoiselle demanda :

— Est-ce que les clients se bousculent à votre cabinet?

— En cette saison, tout devient tranquille. Heureusement que nous avons… je veux dire mon père et moi, bien des contrats de mariage à rédiger. Quand il fait si beau, même les grands malades retardent un peu leur décès pour en profiter. Puis, les hommes d’affaires en vacances ne signent pas de contrat.

— Fermerez-vous, le temps de prendre un petit congé?

— Non. Mes parents ne sont pas de la génération qui prend des vacances.

Pour sa part, Fernand trouvait préférable de ne pas s’éloigner de Québec : pour faire le siège d’une imprenable citadelle, mieux valait ne pas perdre l’objectif de vue.

Ils entendirent la porte donnant sur la cuisine s’ouvrir et se fermer. Jeanne descendit les quelques marches menant au sol, les bras alourdis par un grand plateau. L’homme se leva prestement pour se diriger vers elle.

— Je vais vous aider, proposa-t-il en tendant les mains.

— Ce n’est pas nécessaire, je peux y arriver seule, fit la domestique, un peu surprise par l’initiative de l’invité.

— Je n’en doute pas. Je désire tout de même vous aider.

Elle abandonna le plateau aux mains tendues, un sourire sur les lèvres pour le remercier. Un instant plus tard, Fernand posait le tout sur la table, puis reprenait sa place. Des années plus tôt, Édouard lui avait affirmé que cette petite bonne venue de Charlevoix présentait un meilleur parti que sa propre sœur. La silhouette enserrée dans un uniforme noir ne trahissait aucun défaut physique. Les traits du visage se révélaient harmonieux, la bouche, en particulier, attirait le regard comme un fruit mûr. Si la coiffe blanche s’avérait ridicule, des boucles noires, dessous, ne demandaient qu’à briller sous le soleil.

Jeanne s’empara de la lourde théière d’argent, versa le Earl Grey dans les tasses de porcelaine. Avant de s’en aller, elle approcha une assiette contenant quelques biscuits en s’enquérant :

— Peut-être préféreriez-vous quelques sandwichs?

Eugénie interrogea son visiteur du regard, qui fit « non » de la tête.

— C’est parfait comme cela. Je vous remercie.

La domestique retourna vers la maison. Il regarda alors le mouvement de ses hanches. Son hôtesse demanda, une pointe d’impatience dans la voix :

— Je vous mets du sucre et du lait?

Elle-même préférait faire disparaître toute l’amertume de la boisson.

— Non, je le bois noir.

Rougissant comme un adolescent prit en flagrant délit de concupiscence ancillaire, il porta la tasse à ses lèvres et se brûla la langue. La bonne suivait les directives de sa patronne à la lettre, car ce thé se révélait bien trop chaud pour demeurer bon.

— De votre côté, irez-vous en vacances vers le bas du fleuve?

Les notables de la ville migraient tous les étés vers Charlevoix ou la région de Kamouraska, ou alors aussi loin que Métis-sur-Mer, afin de profiter de l’air marin.

— Non. Cette année, papa a prévu passer quelques jours à New York. Il partira dans une semaine avec ma belle-mère.

— Vous les accompagnerez sans doute?

Une ombre passa sur le visage de la jeune femme. Bien sûr, dès la naissance de ce projet, Thomas lui avait demandé de les accompagner, mais d’un ton qui trahissait son espoir d’un refus. Comme ses parents aspiraient visiblement à quelques jours en tête-à-tête, elle avait décliné l’invitation.

— Édouard devra assumer la responsabilité du commerce, j’assumerai celle de mon petit frère. Il a toujours besoin qu’on le surveille un peu.

Fausse, cette façon de présenter les choses lui paraissait moins compromettante que la vérité.

— Je serai heureux de vous tenir compagnie, pendant cette absence.

Tout de suite, Fernand trouva son propre empressement un peu suspect. Aussi enchaîna-t-il en rougissant :

— Évidemment, je ne voulais rien insinuer de déplacé.

— Évidemment. C’est bien ainsi que je l’ai compris. De toute façon, n’avez-vous pas, d’une certaine manière, passé vos années de collégien à surveiller aussi ce galopin? Vous pourrez m’aider.

Eugénie porta sa tasse à ses lèvres afin de dissimuler son sourire narquois. Avec ce gros notaire placide, elle aurait pu visiter tous les cuirassés de la marine impériale sans que sa vertu n’encoure de grands risques.

* * *

— Tu sais à quel hôtel nous sommes. Si jamais un incendie rase tout le magasin, appelle ou envoie un télégramme. Je jugerai si cela vaut la peine de revenir avant la date prévue pour contempler des cendres.

Thomas se tenait bien droit sur le quai, juste devant la passerelle du traversier conduisant à Lévis. Comme le pont de Québec se trouvait toujours en construction, mieux valait prendre le train dans la petite ville de la rive sud afin de raccourcir la durée du trajet vers les États-Unis. Un canotier sur la tête et un costume de lin très fin sur le dos, le commerçant faisait très estival. Sa tenue heurtait les convenances : au décès d’un frère, les usages exigeaient un deuil de plusieurs mois. À tout le moins, un brassard noir aurait dû se trouver à son bras.

— Pour tout le reste, je ferai pour le mieux, rétorqua Édouard en riant. Dans l’éventualité de la destruction d’un seul étage, tu auras la surprise au retour.

Un nuage de vapeur sortait de la cheminée du traversier et des employés s’agitaient maintenant autour de la passerelle. Le garçon s’approcha de sa belle-mère pour lui plaquer deux bises sonores sur les joues.

— Profite bien de ces quelques jours. Je surveillerai les fréquentations d’Eugénie pendant ton absence. Elle n’aura jamais eu un chaperon aussi intraitable que moi.

— Ne fais rien pour la blesser… commença Élisabeth. Depuis ces événements…

Comme toujours, sa silhouette mettait magnifiquement en valeur les robes du magasin Picard – ou plutôt, sa taille fine et élégante les présentait au mieux – alors que son chapeau aux larges rebords dissimulait mal l’abondance de ses cheveux blonds.

— Je ne ferai jamais rien contre les intérêts de ces deux idiots. Leurs véritables intérêts.

Si ces paroles devaient rassurer les parents, l’effet attendu ne se manifesta guère. Thomas toucha son couvre-chef du bout des doigts en guise de dernier salut, puis tourna les talons. Son fils le regarda franchir la longue passerelle de son pas vif, le bras autour de la taille de sa femme, la main assez basse sur la hanche pour provoquer des froncements de sourcils.

« J’espère que j’aurai les mêmes élans à son âge », pensa Édouard en se dirigeant vers la voiture garée tout près. Les à-coups de la manivelle lui firent penser à Élise, à son air de bonheur tranquille affiché sous les grands arbres du cimetière. Quelques minutes plus tard, il abandonnait la Buick dans la rue de l’Église, à quelques pieds à peine de Saint-Joseph. Le magasin Picard ouvrait tout juste ses portes; les premiers clients se pressaient sur le trottoir. Il entra derrière eux et commença par faire le tour du rez-de-chaussée afin de s’assurer de la présence de chacun à son poste.

Pendant une semaine, le garçon de vingt-trois ans serait le seul maître à bord. Les employés paraissaient lui montrer un peu plus de déférence qu’à l’habitude. Même les chefs de rayon, comptant tous au moins le double de son âge, effaçaient de leur visage leur habituelle petite moue railleuse. Chacun d’entre eux vivait avec la conviction d’en savoir plus que lui sur le commerce de détail, une perception le plus souvent fausse, d’ailleurs. De toute façon, lui hériterait. Pas eux. Cela seul déterminait la nature de leur relation.

Pendant cette grande tournée des divers services du magasin, Édouard s’arrêta un peu plus longuement dans celui des meubles, le sien. Les chefs de ces « départements », comme disaient souvent les Canadiens français en reprenant l’expression anglaise, géraient leur fief comme une petite entreprise, tirant leur revenu d’une part des profits qu’ils généraient Eux-mêmes.

— Tout va bien? demanda-t-il au vendeur le plus expérimenté, celui qui exercerait l’intérim tout au long de la semaine à venir.

— Tout le monde se trouve à son poste. Nous avons déjà vendu un ameublement de chambre à coucher à un jeune agriculteur désireux de se marier avant les moissons.

L’homme d’une quarantaine d’années eut un sourire égrillard en songeant à l’usage prochain de la marchandise vendue.

— Alors il ne faut pas s’arrêter en si bon chemin. Le gars veut sans doute meubler aussi une cuisine et un salon.

— Pour la cuisine, Légaré nous fait du tort.

Édouard grimaça à l’évocation du nom de ce concurrent presque voisin, puis regagna les locaux administratifs, au second étage. Son père tenait à lui faire jouer le rôle de chef de rayon, présentant la chose comme une excellente occasion d’apprendre. Avant de lui permettre de gérer l’ensemble de l’entreprise, il lui fallait jauger sa capacité de récolter un profit sur l’une des parties de celle-ci. L’exercice risquait toutefois de s’éterniser, car le propriétaire entendait, chaque fois que l’un de ses petits gérants prendrait sa retraite, en confier le fief à son fils pendant quelques années.

« Comme cela, le jour où je déciderai de me consacrer au jardinage, l’affaire ne présentera plus aucun secret pour toi », insistait le paternel. Si cette forme d’apprentissage sur le tas se révélait bénéfique, l’homme montrait tellement de vigueur qu’Édouard craignait de la voir durer bien longtemps. Très raisonnablement, son père pouvait espérer travailler encore pendant vingt ans. Lui succéder en 1934 ne souriait guère au jeune homme pressé.

Ces pensées le rendaient toujours un peu morose, fâché même. Rien de mieux, dans ces circonstances, que de passer sa mauvaise humeur sur un subalterne. Lorsqu’il entra dans les bureaux de l’administration, la cible idéale se trouva sous ses yeux. Le secrétaire s’escrimait sur son clavigraphe. Il le toisa avant de déclarer :

— Georges, vous savez, la moitié des emplois comme le vôtre dans la rue Saint-Joseph sont maintenant occupés par de jolies jeunes filles. Cela ne vous préoccupe pas?

L’autre suspendit ses doigts au-dessus du clavier et leva les yeux sur le fils du patron tout en cherchant la réponse à donner à l’enfant gâté.

— Je crois que vous exagérez la proportion. Je l’estimerais plutôt au cinquième, tout au plus, habituellement dans de petites entreprises susceptibles de déposer leur bilan avant la fin de l’année.

— Mais tout de même…

— Devrais-je m’inquiéter? Monsieur votre père paraît satisfait de mes services.

Un peu plus et l’employé ajoutait : « Et il prendra les décisions de ce genre pendant encore de longues années. » Édouard préféra abandonner le sujet pour demander plutôt :

— Rien d’urgent ne nécessite mon attention immédiate?

— Non, pas vraiment. Chacun attend la date du retour de votre père pour se manifester, je suppose.

Le fils du patron accusa le coup et réussit à conserver un visage impassible tout en prenant bonne note que lorsque viendrait son tour, ce drôle quitterait son poste avec la plus mauvaise recommandation de l’histoire du commerce de détail.

Un moment plus tard, la porte du bureau de direction se referma avec un bruit sec. L’employé recommença à dactylographier son bon de commande, tout en grommelant entre ses dents : « Mon salaud, petit Casanova de merde, le jour où tu aborderas le sujet à nouveau, je t’expliquerai pourquoi ton père ne veut pas d’un jupon comme secrétaire. » Le passage de Marie Buteau dans cette pièce était demeuré dans la mémoire de certains employés, tout comme l’intervention providentielle d’Alfred Picard.

Tout de même, le secrétaire écrivit le mot « botte » à deux reprises avec un seul « t ». L’échange le laissait fort préoccupé.

* * *

Le secrétaire avait eu raison. Les fournisseurs préféraient attendre le retour du patron pour discuter des prix et des quantités à produire. Quant aux autres chefs de rayon, jamais ils ne révéleraient à un jeune blanc-bec devenu leur concurrent les secrets de leurs opérations. Après une demi-journée passée à se tourner les pouces, Édouard regagna à la fois les meubles et les agriculteurs désireux de convoler en justes noces.

Un peu après six heures, sa bonne humeur proverbiale sérieusement atteinte, le jeune homme passa les portes du commerce pour se diriger vers son automobile. S’apprêtant à tourner dans la rue de l’Église, il aperçut une jeune fille, le front collé à l’une des fenêtres latérales de sa voiture. Une jolie silhouette agissait toujours sur ses états d’âme. Aussi prononça-t-il avec son meilleur sourire :

— Attendez, je vais vous ouvrir, vous verrez mieux.

Elle sursauta au son de sa voix et porta la main sur sa poitrine.

— Pardon, monsieur. Je ne faisais rien de mal.

Elle laissait voir de jolies bouclettes sous son chapeau de paille. Ses yeux, d’un brun très pale, devaient jeter parfois des reflets dorés. Surtout, une rougeur bien discernable montait sur son cou et atteignait les lobes de ses oreilles.

— Je sais bien que vous ne faisiez rien de mal. Autrement, je ne vous offrirais pas de vous ouvrir. Si je vous croyais susceptible de tenter un mauvais coup, je partirais en courant pour alerter l’un des terribles policiers de la ville de Québec.

Sans attendre, l’homme ouvrit la portière avant du côté du trottoir. La curiosité l’emportant sur la timidité, la jeune femme se pencha un peu afin de scruter le tableau de bord en bois soigneusement ciré. En hésitant, elle tendit la main pour la poser sur le dossier de la banquette.

— C’est du cuir, précisa Édouard avec une fierté de propriétaire.

— Je le vois bien.

Bien que très intimidée, elle demeurait amusée par l’enthousiasme de son interlocuteur. « Un enfant entiché d’un nouveau jouet », pensa-t-elle.

— Je m’appelle Édouard Picard, ajouta-t-il en tendant la main.

L’inconnue hésita longuement avant d’accepter, puis commenta :

— Je sais qui vous êtes.

Après un instant, comme elle n’ajoutait rien, il insista :

— Vous ne me dites pas votre nom?

— … Clémentine LeBlanc.

Un peu plus et elle répondait : « personne ». L’homme libéra la petite main gantée de dentelle, puis continua avec entrain :

— Je vous ai remarquée quelques fois sur les trottoirs. Vous devez travailler tout près.

— Vous êtes observateur.

— Seulement quand je vois de très jolies personnes.

Le rouge atteignit le sommet des oreilles de la jeune fille. Après un nouveau silence, elle précisa :

— Je travaille à la Quebec Light, Water and Power. Au service de la facturation.

« Exactement le genre de personne susceptible de remplacer le foutu secrétaire de mon père », songea son interlocuteur. En même temps, il comprenait combien pareille présence pouvait nuire à la concentration d’un chef d’entreprise. Pour une fois, Édouard se réjouit secrètement de n’avoir aucune responsabilité demandant la mobilisation de toutes ses pensées. Finalement, sa situation présentait des avantages : il pouvait se laisser distraire impunément. Puis, cette demoiselle travaillait à deux pâtés de maisons du magasin Picard. S’intéresser à elle ne l’amènerait pas à enfreindre l’ordre formel du paternel de ne jamais fricoter avec les employées.

— Vous aimeriez faire une petite promenade, Clémentine?

L’usage du prénom, avec une inconnue, se révélait bien audacieux; la promenade, tout à fait déplacée. Le front plissé, elle rétorqua :

— Cela ne se fait pas!

Ce genre de réprimande n’avait jamais intimidé son vis-à-vis.

— Voyons, c’est comme un salon : un fauteuil bien rembourré, une petite pièce à l’abri des intempéries. La seule différence avec une maison, ce sera le paysage défilant des deux côtés.

Une autre différence troublait bien plus profondément la jeune fille : l’absence d’un chaperon à portée des yeux ou, au moins, de voix. Accepter une offre pareille pouvait écorcher sa réputation de façon irrémédiable.

Comme si Édouard suivait le cours de ses pensées, il ajouta, en esquissant un clin d’œil :

— Vous savez, conduire cette machine se révèle bien compliqué : j’aurai les deux mains totalement occupées.

Dans sa condition présente, elle ne pouvait rougir un peu plus sans tourner au cramoisi. L’allusion à sa crainte la plus troublante provoqua un rire nerveux.

— Vous pouvez aussi vous asseoir à l’arrière. Vous jouerez à la grande bourgeoise, et moi, au chauffeur. Acceptez, cela ne me tente pas de rentrer à la maison tout de suite. Mes parents sont absents.

La confession, bien puérile, enleva beaucoup du caractère menaçant de l’homme. Clémentine regarda à nouveau à l’intérieur du véhicule par la portière toujours ouverte, puis vers la rue Saint-Joseph afin de s’assurer que personne ne s’intéressait à leur petit aparté.

— Si je veux souper ce soir, je dois rentrer tout de suite.

— Vous habitez chez vos parents?

— … Dans une maison de chambres, par là.

Sa main désigna vaguement l’est. Elle comptait parmi le contingent des innombrables jeunes filles venues travailler à la ville. Juste à Québec, des centaines arrivaient tous les ans pour relever le défi de se faire une meilleure place au soleil. Les plus chanceuses, accueillies chez des tantes ou des oncles, profitaient d’un cadre familial où une surveillance étroite préservait leur réputation. Les autres faisaient de leur mieux l’apprentissage d’une liberté dont les bien-pensants leur tiendraient invariablement rigueur, tôt ou tard.

— Dans ce cas, je vous propose un petit arrangement : pour vous remercier de ne pas me laisser manger seul, je vous invite à partager mon repas dans un petit restaurant.

— Ma logeuse…

— Vous plaiderez avoir dû travailler un peu plus tard ce soir. Cela doit arriver souvent.

C’était une ruse fort imparfaite puisque des compagnes de travail habitant au même endroit éventeraient bien vite le gros mensonge. D’un autre côté, au coût de ces véhicules – au bas mot, celui-là représentait cinq ou six fois son salaire annuel –, elle risquait de devenir bien vieille avant que l’occasion d’y monter se présente à nouveau.

Ses yeux se fixèrent dans ceux du jeune homme et elle demanda d’une voix hésitante :

— Je peux avoir confiance en vous?

— Si vous en doutez, refusez de monter et rentrez tout de suite à la maison.

La réponse la laissa sans voix. Les conversations entendues lors des mois précédents lui revinrent en mémoire. Les jeunes héritiers des quartiers Saint-Roch et Saint-Sauveur faisaient l’objet de longs commentaires, leurs attributs physiques, financiers et moraux sans cesse soupesés. Cela ne posait pas de difficulté, chacun ayant sous ses ordres un abondant personnel féminin. Le jeune Picard sortait de cette évaluation soignée avec plein d’étoiles à son bulletin de notes : certainement parmi les trois plus mignons du lot, promis à une belle fortune, disposé à conter fleurette à tous les jolis minois, on ne lui prêtait aucun geste, ni aucune parole d’ailleurs, vraiment déplacés. Toutes les ouvrières, les vendeuses ou les commis se seraient montrées enclines à certaines bassesses pour se donner la plus minuscule chance de convoler un jour avec un candidat aussi bien pourvu que celui-là.

Bien sûr, en ce moment, Clémentine LeBlanc ne songeait guère à des épousailles… Faux! Comme toutes les jeunes filles de son âge habitant la ville de Québec, elle ne pensait qu’à cela, sans toujours en être consciente. Toutefois, mieux valait circonscrire son horizon d’espérances à une courte balade dans une grosse voiture construite à Détroit.

Quand Édouard ferma la portière avant du véhicule, la déception se peignit sur le charmant visage. La partie était gagnée. Le garçon ouvrit celle de l’arrière et prononça, en s’inclinant bien bas :

— Madame, votre voiture est avancée.

L’autre gloussa et lissa sa jupe de serge sur ses cuisses avant d’entrer dans l’automobile en se tenant de biais, attentive à donner à ses mouvements toute la modestie requise.

En faisant le tour de la Buick, le jeune homme s’attarda sur la manivelle récalcitrante afin de démarrer, puis regagna sa place derrière le volant.

— Où Madame souhaite-t-elle aller?

— Je ne sais pas du tout, prononça-t-elle, la voix excitée.

— Je propose donc de prendre le boulevard Langelier afin de regagner la Haute-Ville. Un joli restaurant du quartier Saint-Jean nous permettra de manger un peu. Nous ferons ensuite un petit tour…

— Je ne dois pas rentrer trop tard…

À nouveau, une inquiétude pointait dans sa voix. Édouard se retourna à demi pour dire, avec son sourire le plus engageant :

— Si je vous ramène à huit heures précises devant votre porte, cela vous semble-t-il convenable?

— Ce sera parfait.

— Dans ce cas, Madame, adossez-vous confortablement et profitez de mes talents de chauffeur.

Quand la voiture s’engagea dans la rue Saint-Joseph, Clémentine souhaita se faire toute petite, car on pouvait la voir depuis les trottoirs. Dans la rue Langelier, elle s’inquiéta plutôt de la vitesse du véhicule. Jamais le tramway ne lui avait donné des sensations si grisantes.

* * *

Une fois la nouvelle situation apprivoisée, Clémentine LeBlanc se montra enjouée, drôle même. Capable de jouer les prétentieux avec un réel brio si la situation l’exigeait, Édouard savait évoquer le cirque, les kermesses rurales et les spectacles gratuits offerts par la Garde Champlain. Surtout, il commentait volontiers la folie de l’heure : les films maintenant présentés quotidiennement dans trois ou quatre salles à Québec.

Pendant tout le repas, la conversation alla bon train entre eux. Le restaurant, sis rue Saint-Jean, à l’extérieur des murs de la ville, offrait une cuisine familiale. Des employés d’un statut modeste occupaient la plupart des tables. La jupe de serge, tout comme le corsage boutonné jusqu’au milieu du cou, sans aucune dentelle, sans aucun ruban, ne déparaient guère ces lieux.

À sept heures trente, l’homme regarda la montre à son poignet, puis confia d’une voix résignée :

— Si je veux respecter ma parole, nous devons nous mettre en route tout de suite.

La moindre émotion se manifestait sur le visage de la jeune femme. La déception redessina ses traits. Aussi il enchaîna après une pause :

— Mais vous pouvez toujours retarder un peu l’heure du retour.

— Juste un peu, alors.

Édouard acquiesça d’un hochement de tête et exprima sa satisfaction par un rire sourd.

— Vous avez une montre-bracelet, remarqua-t-elle.

Le même constat aurait pu se formuler en d’autres mots : « Vous êtes moderne et riche. »

— C’est plus pratique. Pas besoin de m’arrêter pour chercher dans mon gousset. Vous savez d’où cela vient, l’idée de la mettre là?

Il leva son poignet pour la lui montrer à nouveau. Le « non » de la tête fit voler les boucles blondes de droite à gauche.

— Le bijoutier Louis Cartier en a eu l’idée, en 1904, pour rendre service à l’aviateur brésilien Santos-Dumont. Cet homme voulait être en mesure de regarder l’heure même aux commandes de son appareil. Voyez comme c’est facile. Il mima un pilote aux commandes d’un avion, qui ressemblait beaucoup à un homme au volant d’une automobile… pour grimacer de déception. La manche de son veston cachait le petit cadran muni d’un bracelet de cuir. Agacé, il la releva de son autre main alors que sa compagne éclatait d’un rire joyeux.

— Je suppose que les pilotes ne portent pas un habit de ville, convint-il en s’esclaffant aussi.

Elle montrait des dents parfaites. Ses sourires répétés lui mettaient des fossettes aux joues et des plis aux commissures des yeux. Édouard la trouva très jolie, émouvante même. Quelques minutes plus tard, il proposa :

— Nous pourrions faire un tour dans Grande Allée, passer près du Château Frontenac, puis descendre la côte de la Montagne. Vous serez chez vous dans vingt, tout au plus trente minutes.

Tous ces détails sur le trajet visaient à la rassurer, à construire sa confiance. Au moment de regagner le trottoir, l’homme lui offrit son bras. Elle accepta de bonne grâce. Quand il fit mine d’ouvrir la portière arrière de la berline noire, Clémentine objecta :

— Je peux monter devant.

La timidité marquait sa voix et ses gestes demeuraient contraints. Le soleil, maintenant très bas sur l’horizon, dorait ses yeux.

— Merci… Vous ne me trouvez plus menaçant, j’en suis très heureux.

Quelques secondes plus tard, Édouard démarra le moteur d’un tour de manivelle. En regagnant sa place derrière le volant, il lui fit une confidence coûteuse :

— Si vous me voyez un jour avec une attelle au poignet, vous saurez pourquoi.

— C’est difficile à ce point?

— Le combat de l’homme contre la machine.

Elle reçut l’affirmation dans un grand éclat de rire, la tête rejetée en arrière. Le véhicule s’engagea dans la rue Saint-Jean pour bifurquer bientôt vers le sud afin de rejoindre Grande Allée. Plus tôt dans la soirée, le jeune homme avait dit vrai : le volant, les pédales, le levier de vitesse, tout cela lui occupait les mains et les pieds. Puis, son expérience de chauffeur se révélait bien courte : les tramways, les voitures hippomobiles et les piétons indisciplinés requéraient toute son attention. Tout au plus porta-t-il quelquefois son regard vers la droite afin de voir le profil du charmant visage de même que la ligne des longues cuisses sous la jupe.

La jeune femme, de son côté, contemplait tantôt l’intérieur luxueux du véhicule, tantôt le spectacle de la rue. Alors qu’ils passaient devant l’Assemblée nationale, elle argua, se souvenant de ses conversations avec des amies sur les bons partis de la ville :

— Vous vivez près d’ici.

— Nous avons croisé ma rue il y a une minute à peine.

Le riche héritier vivant dans ce quartier cossu se montrait à la fois amusant, sans prétention et attentionné. Elle aussi se tournait parfois pour étudier son profil. Se pouvait-il… Chaque fois que la pensée effleurait son esprit, un vif mouvement de négation de la tête faisait voler ses bouclettes. Sa raison lui ordonnait de ne pas confondre les idylles des feuilletons publiés dans les journaux et la vie réelle.

Quand, un peu avant huit heures trente, il approcha de la rue Sainte-Marguerite, elle demanda, à nouveau très intimidée :

— Arrêtez-vous ici.

Devant son regard interrogateur, elle précisa :

— Je ne veux pas faire jaser. À la maison de chambres, tout le monde espionne tout le monde.

Une fois la voiture rangée contre le trottoir, l’homme se tourna à demi vers sa compagne pour dire :

— Ne soyez pas gênée à ce sujet : les gens aiment tout autant parler dans le dos des autres là où j’habite. C’est le sport habituel des habitants de cette ville.

Il marqua une pause avant de continuer sur un ton plus joyeux :

— J’ai beaucoup apprécié notre soirée. Me permettrez-vous de vous inviter à nouveau?

La jeune femme se mordit la lèvre inférieure et hésita beaucoup avant de répondre :

— Si vous voulez.

— Je pourrai, dans ce cas, faire porter un mot à votre lieu de travail, ou alors à votre maison de chambres, si vous me donnez l’adresse.

— … Je préférerais que vous m’attendiez à peu de distance de l’édifice de la Quebec Light. Je termine tous les soirs à six heures. Bien sûr…

— Ne craignez rien, je ne ferai rien qui pourrait être susceptible d’alimenter les ragots… Attendez, je vais vous aider.

Depuis un instant, elle cherchait la poignée pour ouvrir la portière. Édouard descendit et lui permit de sortir. Quand elle fut sur le trottoir, il lui tendit la main en ajoutant :

— Je vous remercie pour ces deux petites heures. Elles ont passé trop vite.

Elle accepta de la serrer, demeura silencieuse, se contentant d’un sourire, avant de tourner les talons pour rentrer à la maison.

* * *

Un peu après le souper, Fernand se présenta au domicile de la rue Scott avec, à la main, quelques branches de lilas réunies dans du papier de soie. Venue ouvrir, Jeanne les reçut avec un air joyeux, comme si l’offrande était pour elle, en murmurant : « Je vous débarrasse. » Eugénie arriva bientôt dans le vestibule et fit remarquer après une hésitation :

— Quelle délicate attention. Merci. Vous les mettrez dans un pot. Elles seront parfaites sur la table de la salle à manger.

Les derniers mots, destinés à la domestique, provoquèrent la disparition de celle-ci vers la cuisine.

— Ma mère possède quelques arbres à floraison tardive, expliqua l’homme en rougissant. J’ai un peu pillé son jardin avant de venir.

— Je crois que ses fleurs sont sa passion.

— Elle disparaît dans les plates-bandes en mai pour réapparaître en septembre.

Eugénie se souvint combien, adolescente, la grosse madame Dupire suscitait toutes ses moqueries. Le nez dans le terreau, elle offrait aux passants le spectacle de son postérieur marmoréen pointé vers le ciel. Sa taille, tout comme l’ampleur de ses jupes, enlevait tout caractère érotique à la scène pour n’en laisser que le grotesque.

Le moment ne se prêtait guère à ce genre de réminiscence. La jeune femme portait des longs gants couvrant la moitié de ses avant-bras. Son chapeau de paille à larges rebords protégerait son teint pâle des affronts du soleil couchant. Sa robe d’indienne témoignait quant à elle des richesses du magasin PICARD. Personne ne critiquerait sa mise ou son maintien.

Fernand, dans un costume de lin, son canotier sur la tête, n’était pas en reste. Tous deux incarnaient, en cette soirée de juillet, des jeunes gens de la Haute-Ville se découvrant mutuellement des affinités sur le tard, après avoir été élevés dans des maisons distantes de cent cinquante pieds à peine.

— Je ne pense pas qu’une ombrelle soit nécessaire, commenta Eugénie en regardant par la porte laissée ouverte.

— Le soleil joue à cache-cache avec de gros nuages blancs. Vous n’avez rien à craindre.

Les jeunes femmes de la bonne société prenaient bien garde de ne pas présenter un hâle de paysanne.

— Nous y allons? demanda-t-elle.

— J’aurais aimé saluer vos parents.

— Pour cela, vous devrez passer la semaine prochaine.

Le notaire se rappela alors les projets de vacances évoqués lors d’une visite antérieure. Il sortit et attendit que sa compagne ferme la porte pour descendre avec elle l’escalier conduisant à une courte allée couverte de gravier blanc. En posant les pieds sur le trottoir, il lui tendit son bras gauche et apprécia la main gantée posée près de son coude.

Tout le long du trajet vers la terrasse Dufferin, ils échangèrent des phrases convenues sur la douceur du temps, l’économie tournant au ralenti depuis l’année précédente ainsi que l’affluence de personnes désireuses, comme eux, de prendre l’air afin de faire passer leur repas.

S’ils avaient eu dix-huit ou dix-neuf ans, des badauds auraient froncé les sourcils en les voyant ensemble sans aucune supervision d’un chaperon. À leur âge, cela ne faisait plus de problème : la passion de la jeunesse devait céder le pas aux amours raisonnées. Sur la terrasse Dufferin, le couple profita d’un banc placé face à la lourde balustrade de fonte devant prévenir les chutes de la falaise. La contemplation du fleuve, plusieurs dizaines de pieds plus bas, ramenait toujours les mêmes souvenirs aux habitants de la ville de Québec.

— Quand je me tiens ici, je vois encore en esprit la flotte britannique de l’Atlantique Nord, commenta Fernand. Quel spectacle c’était!

— … Je n’en ai pas beaucoup profité, répondit la jeune femme après un regard préoccupé vers son compagnon. Avec le pageant tous les soirs…

— C’est vrai, vous faisiez partie de la distribution… Je vous trouvais si ravissante dans votre grande robe blanche, toute de dentelle.

— Si vous l’aviez vue à la fin de la dernière représentation! Nous passions toutes les soirées à essayer d’éviter les accrocs, sans vraiment réussir. Ces sous-bois recelaient trop d’arbustes épineux.

Eugénie ne put réprimer une mimique chargée d’ironie. Combien les buissons s’étaient révélés accueillants alors que la flotte avait représenté une menace mortelle!

— Édouard ne cessait de m’entraîner à flanc de falaise afin de contempler ces foutus navires. Je ne comprends pas encore comment j’ai évité de me rompre le cou. D’un côté, il maugréait sans cesse contre l’impérialisme, de l’autre, la vue de ces coques d’acier le mettait en extase.

— Pourtant, ni les navires ni les équipages ne représentaient un bien grand intérêt, sauf pour les sots, souffla la jeune femme.

Ce fut au tour de son compagnon de jeter vers elle un regard en biais. La remarque pouvait passer pour un coup de griffe au frère cadet. Toutefois, dans ces cas-là, le ton revêtait une forte dose de sévérité et infiniment moins de mélancolie. Plutôt que de s’enquérir du véritable sens de la remarque, l’homme donna plutôt libre cours à ses propres inquiétudes.

— Je me demande combien de ces beaux officiers, sanglés dans leur uniforme de parade, arrogants et fiers, vivront encore dans un an.

— Pardon?

Eugénie jeta un regard horrifié à son compagnon. Comment pouvait-il se poser une pareille question?

— Je suis désolé, consentit le notaire. Je dois m’adonner à une trop forte dose de dépêches étrangères, pour en arriver à aborder un sujet pareil avec vous.

La femme faisant l’objet de ses assiduités devait à tout prix être préservée des cruautés de l’existence.

— Tout de même, comme vous avez commencé, vous devez maintenant livrer le fond de votre pensée.

— … Nous connaîtrons la guerre, bientôt. D’ici quelques semaines, tout au plus.

— Voyons, ce ne sont pas ces querelles entre petits pays, autour d’un regrettable assassinat survenu dans une ville minuscule, qui conduiront à la conflagration.

Eugénie se révélait habituellement bien peu intéressée par l’actualité politique. À ses yeux, toutes les pages des journaux, excepté la section féminine, pouvaient passer directement du vestibule de la maison à la cuisine pour recevoir des épluchures. Son aptitude à évoquer spontanément le prétexte de la guerre à venir montrait combien le sujet préoccupait tous les esprits.

— L’archiduc François-Ferdinand d’Autriche et sa femme Sophie furent tués à Sarajevo il y a un peu plus de deux semaines, bientôt trois, en fait. Cela suffit pour que l’Empire austro-hongrois déclare la guerre à la Serbie. Après cela, tout peut arriver.

Eugénie plissa le front, songeuse. Édouard pouvait bien s’ennuyer de ses conversations politiques avec ce gros garçon placide : tous les deux dévoraient les journaux. L’idée d’une guerre lui paraissait si étrange, ses conséquences tellement inconcevables. Toutefois, une hécatombe parmi les officiers de l’amirauté britannique présentait un certain attrait. Elle évoqua ses souvenirs.

— En 1870, entre la France et l’Allemagne, cela a duré tout juste quelques semaines. Cette fois encore, le conflit ne devrait pas faire beaucoup de dégâts.

La jeune femme connaissait un peu cette guerre, car elle avait coûté son trône à l’impératrice dont elle portait le prénom.

— Toutefois, quelques années auparavant, la guerre de Sécession américaine s’est étalée sur plusieurs années. Avec les développements scientifiques et industriels des dernières décennies, personne ne sait exactement à quoi s’attendre. Une fois le doigt pris dans cet engrenage, y laisserons-nous une main, un bras ou tout le corps?

— … Nous?

— Le Royaume-Uni, c’est nous aussi. Wilfrid Laurier nous a envoyés en Afrique du Sud, déjà.

En bonne fille de libéral, sa compagne aurait pu rétorquer que les conservateurs de Robert Borden risquaient bien plus que leurs prédécesseurs d’engager le Canada dans les folles entreprises de l’Empire. Un peu machinalement, elle détourna le regard en direction du Château Frontenac. L’Union Jack flottait bien à l’une de ses tours, comme à la poupe de tous les navires amarrés près du quai, sous ses yeux.

— Je n’arrive pas à croire que cela nous touchera directement, plaida-t-elle.

— … Non, bien sûr que non, consentit Fernand après une pause.

Derrière eux, les premières notes d’une valse de Strauss percèrent le jour finissant. Le ciel prenait une teinte d’un bleu indigo, les ombres s’allongeaient sur les madriers de la terrasse. À quarante pieds du couple se dressait le kiosque où les badauds achetaient des rafraîchissements. Au-dessus de celui-ci, les membres d’un petit orchestre aux uniformes chamarrés commençaient leur spectacle. Pendant une heure, les accords familiers aux Viennois aideraient la digestion des bourgeois de Québec. La musique venue de la capitale de l’Empire austro-hongrois faisait valser l’Europe depuis quelques décennies. L’étincelle de Sarajevo embraserait à son tour le continent entier.

Le moment où le soleil culbutait derrière l’horizon rendit Fernand songeur. Avec cette guerre, le crépuscule s’étendrait sur toute une civilisation. La Belle Époque avait vécu.