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Plus de vingt ans après son inauguration, le Château Frontenac demeurait sans conteste le plus bel hôtel de la ville. Outre les centaines de chambres, la salle à manger et la salle de bal, l’établissement recelait un bar bien pourvu où les estivants, les hommes d’affaires et la faune des politiciens se réunissaient pour des conversations murmurées.

Édouard entra par la porte donnant sur la terrasse Dufferin, puis gagna le débit de boissons lambrissé de bois sombre. La fumée des cigarettes, des pipes et des cigares accentuait l’impression de pénombre perpétuelle, en plus d’appesantir l’atmosphère. Seules de grandes fougères dans des pots de cuivre témoignaient que la vie demeurait possible dans un pareil environnement.

Alors que le jeune homme cherchait une table placée dans un coin discret, une voix prononça sur sa gauche :

— Picard, tu me cherches?

— Non, pas vraiment, déclara-t-il en s’approchant pour serrer la main d’Armand Lavergne. Je dois rencontrer un voisin, le fils Dupire.

Le député nationaliste du comté de Montmagny conservait son allure de jeune homme. Élancé, mince, le visage barré d’une moustache, on aurait pu croire à un professionnel fraîchement sorti de la faculté sans les fils blancs dans sa lourde tignasse.

— Ah oui, le notaire. Tu peux t’asseoir un moment?

Le jeune homme occupa le siège désigné, de l’autre côté d’une petite table ronde.

— Cela ne te dirait rien de joindre la milice? Cela devient intéressant.

Le député à l’Assemblée législative comptait parmi les quelques milliers de Canadiens occupant leurs loisirs à jouer au soldat avec un uniforme d’opérette sur le dos. Dans son cas, comme dans celui de tous les notables, le jeu se limitait à vider des whiskies au Club de la garnison, un cigare gros comme une matraque de policier vissé dans la bouche.

— Milicien, alors que le pays se trouve en guerre? Jamais, déclara Édouard en s’esclaffant.

— C’est le meilleur point de vue pour se tenir au courant des rumeurs. Des militaires de tout le pays envahissent notre petite ville.

— D’un autre côté, on ne les voit presque pas. Ils débarquent au quai ou à la gare, puis se dirigent tout droit vers le camp de Valcartier.

Depuis deux mois, le village, situé au nord de Québec, voyait sa population décupler. Des tentes s’alignaient sur plusieurs hectares. Avant la venue des grands froids, des centaines d’ouvriers tenteraient d’ériger des baraques sommaires. Huit semaines de guerre redonnaient du travail à tous les habitants de la région.

— Tu sais donc combien de courageux volontaires campent à l’orée de nos forêts? questionna le jeune homme.

— Je parierais quarante mille.

— Près de la moitié de la population totale de Québec?

— Pour l’instant. Dans tout au plus deux semaines, les trois quarts d’entre eux s’embarqueront vers l’Angleterre, puis, après un entraînement supplémentaire, ils se dirigeront vers les champs de bataille du nord-est de la France.

Un serveur vint interrompre Lavergne, qui commanda un autre verre. Édouard préféra attendre l’arrivée de son vieil ami.

— Cela ne devrait plus durer longtemps, maintenant, commenta ce dernier.

— Tu veux dire, la guerre? demanda le politicien après un éclat de rire. Tu devrais vraiment rejoindre la milice afin d’oublier les sottises publiées dans les journaux. Les deux armées se trouvent face à face et aucune ne semble pouvoir emporter la décision. Les soldats ont commencé à creuser des trous dans le sol, comme des marmottes. Personne ne sait combien de temps ils s’y terreront.

— Si cela doit s’éterniser, raison de plus pour me tenir loin des uniformes.

Édouard remarqua un jeune homme un peu corpulent à l’entrée du bar et fit un signe de la main afin d’attirer son attention. Fernand Dupire s’approcha, serra la main de Lavergne alors que son compagnon se levait de son siège.

— Je m’excuse, nous avons à parler, précisa-t-il au politicien.

— Bien sûr. Si tu veux que je continue ton éducation militaire, passe ici quand tu voudras. C’est mon bureau.

— Tu habites encore ici, avec ta femme?

— Pourquoi se priver?

Au moment de s’asseoir à une table située à l’autre bout de la grande pièce, le jeune homme expliquait :

— Armand me disait que la guerre sera longue.

— C’est aussi mon avis, commenta le notaire.

Chacun demanda un whisky au serveur venu prendre leur commande. Les dernières dépêches des champs de bataille occupèrent la conversation jusqu’à ce que les verres apparaissent devant eux. Puis, Édouard évoqua la raison de ce rendez-vous.

— L’autre soir, j’ai raté l’annonce de la grande nouvelle… Je veux dire l’annonce du mariage. Je tenais à te féliciter.

— Avec une semaine de retard? Un coup de fil ou même un mot aurait suffi.

L’amertume marquait la voix du gros notaire.

— Je préférais que ce soit de vive voix. Comme la vie au magasin est parfois agitée…

— Sans compter les rendez-vous galants avec les belles de la Basse-Ville…

Un silence s’installa entre eux, palpable. Fernand n’entendait pas faciliter la tâche à son interlocuteur. Par le passé, celui-ci s’était montré trop disposé à envahir sa vie privée pour qu’il l’encourage.

— Tu es certain… commença-t-il. L’idée de ce mariage me paraît si soudaine.

— Soudaine? De mon point de vue, la nouvelle arrive avec six ans de retard.

À nouveau, Édouard demeura un moment sans voix, puis s’enquit :

— Tu es certain de ses sentiments à ton égard?

— Oui, tout à fait.

Le notaire disait vrai : les sentiments d’Eugénie à son égard lui paraissaient limpides. Cela ne signifiait pas qu’ils le comblaient.

Le jeune Picard avait demandé cette rencontre afin d’aborder la question de la naissance illégitime. L’amitié lui paraissait imposer certains devoirs de franchise. Maintenant, devant Fernand, l’image d’Eugénie, de sa mine déprimée pendant de longs mois après son retour de l’État de New York, puis de sa morne résignation flottaient devant ses yeux. Pourquoi lui enlever cette unique chance de bonheur si de meilleurs sentiments à l’égard de ce prétendant improbable l’habitaient maintenant?

— Dans ce cas, tout est pour le mieux. Je te réitère mes plus sincères félicitations et te souhaite la meilleure des chances.

Les derniers mots s’accompagnèrent d’une main tendue. Fernand la serra sans y mettre une grande conviction.

* * *

— Eugénie se trouvera certainement intimidée parmi ces étrangers, argua Élisabeth.

— Cela arrive très souvent qu’une jeune fille épouse un étranger. Entre des parents, les prêtres affirment que le mariage donne des enfants idiots.

Thomas garda les yeux sur son journal tout en parlant. Le couple terminait son petit déjeuner en tête-à-tête. La future mariée faisait la grasse matinée, et personne ne songeait plus à la forcer à se présenter à table avec les autres membres de la famille. Édouard avait trouvé un pneu à plat sur la Buick au moment de la démarrer. « Cela n’arrive pas avec les chevaux », avait déclaré le père, un sourire en coin. Tout de même, la chose avait du bon : le commerçant terminait sa lecture en buvant une seconde tasse de thé alors que le garçon s’esquintait le dos pour mettre la roue de rechange sur le moyeu.

— Cesse de dire des sottises, gronda sa femme. Je parle sérieusement. Elle se retrouvera dans la maison de ses beaux-parents. Le sentiment d’être une intruse la tenaillera.

— Fernand fait très bien de ne pas acheter une autre demeure. Comme il est le seul enfant vivant du notaire, tout lui reviendra un jour.

— D’après mes lectures, dans la bonne société, une domestique avec qui elle est familière accompagne souvent la jeune mariée dans sa nouvelle famille.

— Nous ne vivons pas dans un roman anglais ni dans le petit manuel de civilité de la baronne de Staffe.

Élisabeth secoua la tête, faisant voler ses lourds cheveux blonds.

— Tout de même. Tu sais comme elle est vulnérable. Nous devons nous efforcer de lui faciliter les choses. Tu pourrais lui offrir de prendre Jeanne avec elle, et même payer les gages de celle-ci pendant un moment. Disons un an.

Thomas replia son journal pour consacrer toute son attention à sa femme.

— Toutes les deux se sont assez bien entendues au cours des dernières années, insista-t-elle.

Si les rapports entre Eugénie et la petite domestique étaient demeurés au beau fixe, cela tenait simplement au fait que la seconde devait impérativement gagner sa vie. La menace de se retrouver à la rue rendait impossible tout esprit de rébellion contre une patronne tatillonne.

— Ton idée se défend. Je ne souhaite certainement pas la voir revenir ici avec ses valises après quelques semaines sous prétexte que madame Dupire exagère un peu sur le sucre à la crème.

L’humour de Thomas sonnait faux. Sa fille ne comptait certainement pas parmi les personnes faciles à vivre. Le notaire et son épouse semblaient bien placides, mais demeuraient des étrangers.

— Toutefois, si Jeanne accepte, et tu ne pourras pas la forcer, tu devras te dénicher une autre employée et la former.

— Ce ne sera pas bien compliqué : tous les automnes, nous recevons deux ou trois lettres de curés de la campagne cherchant une place pour une petite protégée.

Toute personne possédant un directory pouvait envoyer des missives afin d’offrir ses services, ou ceux d’une autre, à des habitants de la Haute-Ville.

— Dans ce cas, fais pour le mieux. Je vais voir si mon chauffeur capricieux se tire bien d’affaire avec cette roue.

Restée seule dans la salle à manger, Élisabeth agita une petite clochette d’argent. Jeanne apparue bien vite près d’elle en disant :

— Madame?

— Venez près de moi, je veux vous parler.

Les invitations à s’asseoir avec sa patronne étaient rarissimes – guère plus d’une fois par mois, sans doute moins – et annonciatrices d’une remontrance ou d’une petite mise au point.

— Vous savez certainement qu’Eugénie nous quittera dans un peu plus de deux semaines.

« Dans quinze jours, très exactement », songea la jeune femme. Elle attendit la suite en silence.

— Elle sera terriblement seule dans sa nouvelle famille. Que diriez-vous de l’accompagner?

La domestique écarquilla les yeux, incertaine du sens à donner à ces paroles.

— Cela se fait souvent : au moment de son mariage, une jeune épouse passe dans sa belle-famille accompagnée d’une employée familière.

— Vous voulez dire que je travaillerais chez les Dupire?

— Plus exactement pour Eugénie. Les Dupire ont déjà leur personnel. Bien sûr, vous êtes la première à qui j’en parle. Accepteriez-vous de passer chez ses beaux-parents?

Jeanne demeura songeuse. Elle se faisait plutôt une fête de voir la fille aînée quitter la maison. Son travail s’en trouverait fort allégé. À la fin, Élisabeth crut bon d’insister :

— Bien sûr, il y aura une gratification pour vous. Si vous acceptez de rendre ce service, je me rendrai tout de suite chez eux pour arranger les choses. Je suis certaine que vous serez très bien traitée…

Le notaire et sa femme venaient assez souvent chez les Picard. Il ne s’agissait pas d’inconnus. Le personnel de la maison de ce couple ennuyeux et moral ne devait pas trouver à se plaindre. Puis, Eugénie lui inspirait une certaine pitié. Les avatars de l’existence des maîtres n’échappaient guère aux domestiques. Des années plus tôt, elle avait deviné la grossesse avant même la principale intéressée, trop gourde pour comprendre sa condition. L’absence de serviettes hygiéniques dans le panier du linge à laver avait fourni un indice révélateur.

— Si vous croyez que cela lui sera utile, je veux bien.

Élisabeth soupira d’aise, posa sa main sur la sienne, puis prononça, reconnaissante :

— Merci, Jeanne. Je vais tout de suite discuter de ce projet avec madame Dupire. Ne dites rien à ma fille, au cas où sa belle-mère y verrait un obstacle.

Un moment plus tard, toujours étonnée de ce nouveau développement, la domestique voyait sa patronne quitter la salle à manger en troussant sa jupe pour aller plus vite.

* * *

Un mariage célébré en octobre permettait de réduire les exigences du décorum. Le ciel gris et pluvieux, les arbres dénudés rendaient le port de la robe blanche et la présence de la foule des amis moins nécessaires. Eugénie étrennait une jupe indigo, une veste et un chapeau à large rebord assortis. Une voilette laissait ses yeux dans l’ombre. À ses côtés, Fernand se tenait bien droit, sanglé dans un costume noir, une pointe d’inquiétude qui pouvait passer pour de la solennité sur le visage.

De part et d’autre de l’allée centrale, dans les premiers bancs, se tenaient les familles des heureux promis. Les spectateurs, peu nombreux, s’éparpillaient dans la grande bâtisse. Outre des curieuses meublant le vide de leur vie en assistant à toutes les cérémonies religieuses, des relations d’affaires du vieux notaire et du commerçant au détail avaient jugé utile de souligner leur déférence par leur présence en ce jour heureux.

Au moment où les mariés échangeaient les anneaux, Édouard se pencha sur l’oreille gauche de sa belle-mère pour murmurer :

— Somme toute, les funérailles de l’oncle Alfred paraissaient plus gaies.

— Ne dis pas une chose si cruelle, rétorqua-t-elle, les yeux sévères.

Pourtant, Élisabeth partageait le même malaise. Les époux présentaient des visages impassibles, sauf quand leurs yeux se croisaient. Alors, les sourires contraints sur leurs lèvres révélaient beaucoup d’angoisse et bien peu de joie.

Quand les pères se furent penchés chacun leur tour pour signer les registres paroissiaux, le nouveau couple marcha du chœur jusqu’aux grandes portes s’ouvrant sur le parvis. Un photographe se tenait juste au bas des marches. Les deux familles réunies regroupaient tout juste sept personnes. L’homme dut rapprocher son appareil pour amoindrir l’effet de désertion avant de prendre quelques clichés.

— Nous faisons comme convenu? demanda Thomas au notaire Dupire.

— Pourquoi changer nos plans?

Édouard s’agitait déjà devant la Buick afin de faire démarrer le moteur. Fernand ouvrit la portière arrière et tendit le bras afin d’aider Eugénie à monter. Juste derrière le véhicule, deux voitures taxi attendaient les parents. Le commerçant ouvrit la portière du premier en s’inclinant. Le notaire aida sa femme à se glisser sur la banquette, une opération difficile à cause de sa corpulence. Thomas gagna la seconde voiture de louage, laissa sa femme s’asseoir puis la rejoignit.

— J’ai le pressentiment que nous commettons une erreur, fit doucement Élisabeth, inquiète d’être entendue par le chauffeur.

— Tous les deux sont d’accord, personne ne les force. Voilà la meilleure conclusion à une triste histoire.

— Nous aurions dû exiger que les cartes soient mises sur table. Ce garçon a été trompé.

Depuis trois semaines, elle présentait les mêmes arguments et son époux poussait les mêmes soupirs un peu excédés. Après tout, le jeune notaire finissait par obtenir celle qu’il voulait. Dans ce contexte, à quoi servait une confession générale? Chacun vivait avec sa part d’ombre, jeter dessus une lumière crue engendrerait des souffrances inutiles.

* * *

La clientèle du commerce ALFRED se révélait bien peu nombreuse. Cela tenait à l’agitation régnant dans les rues de la ville. Mathieu se montrait tout de même un peu hésitant.

— Maman, es-tu certaine de pouvoir rester seule?

— Tu ne te souviens pas? Nous embauchons deux vendeuses.

— Mais le samedi, nous sommes là.

Marie s’approcha du garçon, caressa sa joue du bout des doigts.

— Tu passes du Petit Séminaire au commerce, du commerce au Petit Séminaire. Ta sœur ne se trouve pas mieux lotie, continua-t-elle en englobant l’adolescente dans son regard. Allez prendre un peu l’air, cela vous fera du bien, j’en suis certaine.

Le frère et la sœur quittèrent les lieux sans se retourner. Tout de suite, ils remarquèrent le petit rassemblement prêt à se disperser sur le parvis de la basilique.

— Le mariage de notre cousine n’attire pas les foules, constata Thalie.

« Tu veux dire ta cousine et ma demi-sœur », songea Mathieu. Un jour, il clarifierait la situation avec elle. À quel âge une jeune fille pouvait-elle comprendre certains avatars de l’existence humaine?

— C’est une vieille fille qui épouse un ami d’enfance. Cela n’intéresse personne.

— Vieille fille! Quelle expression idiote!

Ils longèrent la grande église pour rejoindre la côte de la Montagne. Dès la place Royale, les badauds s’entassaient au coude à coude. Se rendre sur les quais prit quelques minutes et de multiples « Excusez-nous, s’il vous plaît ». Rue Saint-Pierre, ils s’arrêtèrent un moment pour contempler un régiment marchant au pas, havresac au dos et fusil sur l’épaule. Il tournait à angle droit pour se diriger vers les quais.

— On dirait une machine, dit l’adolescente.

Les pieds se posant à l’unisson sur le pavé produisaient un bruit lancinant, régulier, mécanique. Les uniformes, tous semblables, effaçaient en quelque sorte les tailles, les gabarits et les traits individuels pour donner une impression d’unité. Des officiers criaient des ordres en anglais. Sur les trottoirs, certains hurlaient des encouragements, les plus enthousiastes clamant : « Tuez tous ces sales Boches! » La plupart se contentaient toutefois de regarder en silence ou communiquaient leurs impressions à l’oreille de leur voisin.

La majorité de ces soldats venaient de la base de Valcartier, et les autres arrivaient de l’intérieur du pays dans des trains spéciaux. Ce jour-là, trente-deux mille Canadiens débutaient un long périple vers les champs de bataille de Belgique et de l’est de la France.

— Pourquoi prennent-ils ces traversiers? interrogea Thalie.

— Pour aller à Lévis.

— Tout de même, je sais cela!

Mathieu lui adressa un sourire avant de continuer.

— Tout le contingent se dirige vers Halifax dans des trains de l’Intercolonial. Ils embarqueront là-bas en direction du Royaume-Uni. Des navires de guerre britanniques les escorteront tout le long du trajet, pour assurer leur protection.

— Ils risquent de se faire attaquer?

— Bien sûr. Si les Allemands coulent un transporteur de troupes, imagine le nombre de soldats éliminés d’un coup.

Le frère et la sœur profitèrent du retard d’un escadron pour traverser la rue et s’approcher des quais. Les soldats rompaient les rangs en franchissant la passerelle du traversier leur étant désigné pour embarquer dans une certaine pagaille. Ces hommes paraissaient surexcités, comme des vacanciers au départ d’une destination lointaine, ou mieux, une équipe sportive en route pour un match important. La mort promise à certains d’entre eux ajoutait à cet état d’esprit.

Parce qu’ils s’avançaient un peu trop près des recrues, un membre de la police militaire se dirigea vers eux, peu amène.

— Fils, prononça-t-il en anglais, si cela t’intéresse autant, monte à bord avec les autres. On te trouvera certainement un uniforme et un fusil pendant le voyage.

Comme Mathieu était trop intimidé pour répondre, Thalie utilisa ses récents apprentissages linguistiques pour rétorquer:

— Mon frère est trop jeune, monsieur.

— Jeune, lui?

Le militaire présentait un visage sceptique. Le garçon s’avérait aussi grand que lui.

— Dix-sept ans.

Certains volontaires mentaient sur leur âge pour s’engager aussi jeunes qu’à quinze ans auprès de recruteurs disposés à fermer les yeux. L’homme grommela quelques jurons, puis conclut :

— Reviens nous voir l’an prochain. En attendant, reculez tous les deux.

Pour se faire plus convaincant, il appuya le bout de sa matraque contre la poitrine du garçon. Quelques instants plus tard, revenus près de la rue Saint-Pierre, ils entendirent à nouveau quelqu’un hurler :

— Tuez tous ces sales Allemands!

Thalie posa les yeux sur son frère avant d’affirmer :

— Je suppose qu’à Berlin, quelqu’un crie la même chose.

— Certainement. En conséquence, des gens qui n’ont rien les uns contre les autres vont se tirer dessus à la frontière belge.

Ce morceau de philosophie se perdit dans le bruit des bottines frappant les pavés. Un peu après midi, les deux jeunes gens reprirent le chemin de la Haute-Ville. Au moment de retrouver la rue de la Fabrique, l’adolescente demanda :

— C’est vrai que les Canadiens français ne s’enrôlent pas dans l’armée?

— Les nôtres n’ont aucune raison d’aller se faire tuer pour défendre les intérêts de l’Angleterre… Mais où as-tu entendu cela?

— Au High School. Les filles disent que nous ne faisons pas notre part pour notre pays.

— Elles s’imaginent donc que leur pays est le Royaume-Uni, car personne ne menace le Canada. Puis, si notre pays cessait de fermer les écoles françaises, nous serions plus disposés à nous enrôler.

Mathieu jeta un regard en biais vers sa sœur avant de préciser :

— Ce sont les arguments répétés tous les jours au Petit Séminaire. Nous avons plus à craindre l’intolérance des Anglais du Canada que celle des Allemands en Europe, selon mes professeurs et la plupart des étudiants. Tes nouvelles camarades te font-elles des misères à cause de cela?

L’adolescente demeura un moment songeuse, puis répondit :

— Pas vraiment des misères. Mais toutes prétendent que les Canadiens français ne font pas leur devoir.

Devant elle, la condamnation ne se révélait pas trop brutale. Dans son dos, les élèves du High School n’hésitaient toutefois pas à parler de lâcheté.

— Au Petit Séminaire, les rares étudiants désireux de s’enrôler sont tournés en dérision.

Lentement, le pays se divisait sur la question de la participation à la guerre.

* * *

À ce moment, les Picard et les Dupire se trouvaient depuis vingt minutes dans le salon du père de la mariée. Selon la tradition, le coût de la cérémonie et de la réception relevait de lui. Revêtue de son meilleur uniforme noir, sa coiffe empesée de frais, Jeanne se promenait dans la pièce avec un plateau afin d’offrir un verre de champagne aux convives. Eugénie fut la première à prendre le sien.

— Toutes mes félicitations, Mademoi… je veux dire Madame, balbutia la domestique.

— Merci…

Elle ne sut comment enchaîner avec les mots de circonstance. Pourtant, depuis les sept dernières années, la jeune bonne faisait de son mieux pour satisfaire ses besoins, et même ses caprices. Bien plus, elle verrait sa propre existence bouleversée afin de continuer à le faire.

La domestique se tourna vers le jeune marié et répéta pour lui la formule de politesse.

— Merci. Vous ne serez pas trop déçue de quitter cette maison? Vous y avez été heureuse, je crois.

Jeanne se mordit la lèvre inférieure et réprima la première réponse venant à son esprit. Le bonheur se combinait mal avec la nécessité de servir les autres. À la fin, la diplomatie lui sembla préférable.

— Je suis certaine que je serai très bien traitée chez vos parents.

— Vous continuerez d’être essentiellement au service de mon épouse.

— Je comprends. Madame… Je veux dire madame Picard m’a expliqué qu’il s’agissait d’une tradition, en quelque sorte. Je m’en voudrais d’aller à l’encontre des usages.

La jeune bonne esquissa une mauvaise révérence et continua à faire le tour des invités. Rapidement lassés de la station debout, les parents Dupire trouvèrent un chesterfield où poser leurs fesses rebondies. Comme chacun demeurait un peu emprunté, Thomas frappa bientôt son alliance sur son verre de champagne. Le petit tintement suffit pour attirer l’attention de l’assemblée silencieuse.

— Mes chers amis, et maintenant parents, puisque nos enfants viennent de créer un nouveau lien entre nous, un lien vivant, levons nos verres aux mariés. Souhaitons ensemble que bientôt des enfants viennent sceller cette union.

Eugénie réussit à réprimer une grimace de dépit. Quand les verres furent vides, Élisabeth invita les convives à passer dans la salle à manger. Les repas de noce généraient habituellement leur lot de récits à double sens, de fous rires et de rougeurs chez les jeunes époux. Celui-là faisait exception. Pour rompre un silence trop lourd, Édouard orienta la conversation sur le grand événement : dans le port d’Halifax, des dizaines de milliers de soldats s’embarqueraient vers l’Europe au cours de la prochaine nuit.

* * *

En fin d’après-midi, Édouard se transforma une nouvelle fois en chauffeur de maître afin de conduire les nouveaux mariés à la gare. Soucieux de jouer son rôle jusqu’au bout, il insista pour porter lui-même les deux valises sur le quai. Devant la porte d’un wagon de première classe, Fernand déclara :

— Nous pouvons nous débrouiller, maintenant.

— Je peux les placer dans le compartiment…

Le jeune homme hésita, posa finalement les bagages par terre et tendit la main pour prononcer d’une voix émue :

— Je te souhaite bonne chance. Sincèrement.

Le nouveau marié accepta de la serrer et répondit :

— Je te remercie, Édouard.

Puis, le frère et la sœur échangèrent un regard interminable. À la fin, mal à l’aise, Fernand s’empara des deux valises en disant :

— Bon, je comprends. Je vous laisse à votre tête-à-tête fraternel.

Un moment plus tard, il disparut dans le grand wagon. Le silence se prolongea un peu, puis Édouard murmura :

— J’espère que tu seras heureuse.

— Je ne suis pas certaine d’avoir une bien grande aptitude pour le bonheur.

— … Cela s’apprend peut-être.

Elle détourna les yeux un moment et porta le bout de ses doigts gantés sous ses yeux pour effacer ses larmes. Son frère l’attira maladroitement contre lui et souffla dans son oreille :

— J’ai peur que cette nouvelle trouvaille pour quitter la maison te fasse aussi mal que la première.

— Cela ne pouvait plus durer, tu le sais aussi bien que moi. Malgré ce que tu m’as confié alors… elle me paraît toujours responsable.

Au moins, Eugénie ne portait plus d’accusation de meurtre. Tout au plus, dans son esprit tourmenté, elle s’imaginait que l’idylle entre son père et la préceptrice avait hâté le délabrement de la santé de sa mère.

— Mais tu ne l’aimes pas, continua Édouard en se reculant afin de voir ses yeux.

— Il m’aime pour deux.

Le jeune homme trouva inutile de donner son opinion sur ce genre de mathématique. Les mains posées de part et d’autre du petit visage, il donna une première bise sur la joue gauche.

— Tâche d’être au moins un peu heureuse, petite impératrice.

Puis, ses lèvres se posèrent légèrement sur la joue droite.

* * *

Dans la bonne société, le voyage de noces s’imposait dans les usages. Les mieux nantis s’embarquaient vers l’Europe. Fernand Dupire pouvait s’autoriser une dépense aussi somptuaire… quoique cela lui paraissait une façon bien imprudente de gaspiller de l’argent. Toutefois, la guerre rendait impossible un projet de ce genre. Quelques jours à New York, espérait-il, favoriserait tout autant un passage harmonieux de la vie de célibataire à celle d’homme marié.

Plutôt que de passer sa nuit de noces dans le cadre étroit d’une cabine de wagon-lit, la corpulence de l’homme rendant l’exercice difficile, le couple se retrouva au Château Windsor, à Montréal, en milieu de soirée. Quand, au comptoir, le commis trouva la réservation au nom de Mr. and Mrs. Dupire

– sa prononciation permettait à peine de reconnaître le patronyme – Eugénie eut une crampe à l’estomac.

Dans la chambre, les valises à peine posées sur un banc prévu à cet effet, le jeune mariée commença par proposer :

— Descendons à la salle à manger. Il est un peu tard pour souper, mais on pourra nous servir quelque chose de léger.

— Après cette journée, je n’ai pas très faim.

Elle se retint de lui proposer d’y aller seul. L’épousée ne pouvait se dérober à son premier repas en tête-à-tête avec l’élu de son cœur, de cela elle était certaine.

— Mais si tu veux faire monter un repas à la chambre, j’accepterais un potage.

La gêne affichée depuis le matin ne s’estompait pas. Leur premier baiser, très chaste, remontait à un peu moins d’un mois. Les suivants n’avaient donné lieu à aucun débordement de passion. Puis, tout d’un coup, la simple bénédiction d’un curé les autorisait à se retrouver sans transition dans une chambre à coucher. Au moment de décrocher le téléphone afin de rejoindre le service aux chambres, Fernand regarda son épouse s’asseoir sur le bord du grand lit et enlever ses gants. L’intimité de ce geste le troubla profondément : il passa sa commande tout en essayant de dissimuler son érection.

Plus tard dans la soirée, une fois le plateau de victuailles vide placé près de la porte, dans le corridor, tous deux restèrent un long moment debout au milieu de la pièce, face à face.

— Vous…

Fernand se corrigea tout de suite.

— Tu y vas la première?

Il parlait de l’utilisation de la salle d’eau. Elle acquiesça, fouilla dans sa valise un moment, puis disparut. L’homme se débarrassa de ses chaussures, s’inquiéta de l’odeur, posa sa veste sur un cintre, sa cravate sur le dossier d’une chaise. Ensuite, assis sur le lit, il s’efforça sans succès de ne rien entendre des bruits dans le réduit voisin.

Eugénie réapparut une demi-heure plus tard, rougissante dans une chemise de nuit blanche lui allant aux chevilles, ses cheveux blonds épars sur ses épaules, ses pieds nus sur la moquette. Elle alla accrocher sa robe dans la penderie et se trouva en contre-jour : la lampe dessina un court moment sa silhouette.

— Vous… tu es vraiment belle.

La jeune femme se tourna vers lui, hésita un moment.

— Merci.

Fernand ne sut comment enchaîner. Aussi se réfugia-t-il à son tour dans la salle d’eau. Quand il la rejoignit un peu plus tard dans le lit, profondément intimidé, son épouse ne se laissa guère attendrir par son extrême gaucherie. Son corps massif se lova contre celui, tellement frêle, de sa compagne. Ses lèvres se perdirent sur la joue gauche, cherchèrent l’autre bouche dans l’obscurité alors qu’une de ses grosses mains remontait du ventre jusqu’au sein droit. Eugénie raidit tout son corps et garda ses bras à plat sur le matelas.

Quand l’autre bouche toucha la sienne, quand les larges doigts se crispèrent un peu sur son mamelon, toute sa force suffit à peine à supprimer le cri naissant dans sa gorge.

— Je ne sais pas… finit par avouer l’homme d’une voix haletante.

Sans un mot, et avec une certaine rage, elle s’activa, releva sa robe de nuit jusqu’à sa taille et écarta les cuisses. Décontenancé, Fernand demeura immobile un long moment. La lumière de la lune entrait par la fenêtre, éclairait un visage figé, des lèvres et des paupières closes. Les « joies légitimes du mariage » dont parlaient les conseillers spirituels et confesseurs du Petit Séminaire lui parurent soudainement sous un jour lugubre. Si Eugénie paraissait résignée à accomplir son devoir, ce ne serait pas avec plaisir.

Dans une ville comme Québec, personne ne pouvait ignorer les détails de l’accouplement. Tous les adolescents jetaient des regards troubles aux chiens s’agitant l’un sur l’autre dans les cours. Parfois, les journaux relataient l’histoire de chevaux attelés à des fiacres ou de voitures de livraison devenus incontrôlables. Ils laissaient des blessés, parfois des morts sur le pavé. Même si le motif de cette agitation soudaine demeurait secret, chacun comprenait entre les lignes qu’une jument en rut devait se trouver dans les parages. Ce savoir se révélait toutefois étrangement inutile au moment propice, devant une personne que, jusque-là, on avait toujours vue vêtue des orteils au cou, le plus souvent avec, en plus, des gants et un chapeau.

L’étonnement passé, Fernand troussa sa chemise de nuit à son tour, déplaça sa masse au-dessus de sa compagne et frotta son bas-ventre contre le sien en ahanant, s’étonnant du contact des poils. Après de nombreux coups de butoir portés contre son abdomen et le haut de ses cuisses, un peu écrasée par la lourdeur de son compagnon, Eugénie se décida à écourter l’expérience. D’une main impatiente, elle saisit le sexe turgide et essaya de le diriger vers sa vulve. Au premier frottement contre ses lèvres toujours sèches, un liquide gluant se déversa dans son entrejambe et lui colla les doigts.

Dans un râle, l’homme s’immobilisa, passant de l’excitation au plus grand malaise, chercha les mots appropriés à la situation et ne les trouva pas. Après un moment, il se souleva sur ses bras tendus, puis se déplaça avec précaution afin de soulager sa compagne de son poids. À la fin, il murmura, d’une voix à peine audible :

— Désolé.

Eugénie ne répondit pas. D’un geste brusque, elle essuya sa main sur le tissu de sa chemise de nuit et ramassa une poignée du tissu de coton pour le passer à la jonction de ses cuisses.

Un peu plus tard, dos à dos, les yeux grands ouverts, chacun réfléchissait aux félicités conjugales.

* * *

Le taxi passa devant le domicile des Picard. Eugénie contempla la résidence de ses parents avec une certaine nostalgie. Seul le souvenir de sa belle-mère, toujours attentionnée à son égard, la réconcilia un peu avec sa nouvelle existence. Le véhicule s’arrêta finalement un peu plus bas dans la rue, devant une vaste demeure en forme de cube.

Le chauffeur posa les valises sur le trottoir. Fernand paya le prix de la course, puis se chargea de les transporter dans la maison, son épouse à ses côtés. La porte s’ouvrit devant le couple et madame Dupire s’exclama, les mains réunies devant sa lourde poitrine comme dans une prière :

— Mes enfants, je suis si heureuse de vous voir!

Elle posa deux bises sonores sur les joues de son fils, puis elle saisit les mains de sa bru pour continuer, de l’émotion dans la voix :

— Ma petite fille, bienvenue dans notre maison. Maintenant, elle est un peu à toi aussi.

La grosse dame oubliait toutes ses réserves à l’égard de cette union improbable. La perspective de voir cette blonde maigrichonne la faire un jour grand-mère permettait de faire abstraction du côté glauque de son passé.

— Je vous remercie, Madame, balbutia Eugénie.

— Pas Madame… belle-maman.

À son tour, elle se retrouva pressée contre les seins volumineux et reçut des baisers.

— Bien sûr, belle-maman.

Un instant plus tard, le notaire Dupire lui souhaita aussi la bienvenue, tout en gardant une certaine réserve. Derrière le maître et la maîtresse de maison se tenaient les domestiques. La nouvelle épouse accepta les salutations d’une bonne âgée et revêche ainsi que celle d’une cuisinière, obèse comme il se devait dans le cadre de ses fonctions. Puis, Jeanne se retrouva devant elle.

— Bonjour, Madame. Avez-vous fait un bon voyage?

— Oui, très bon. Vous vous plaisez, ici?

Devant ses nouveaux patrons, comment répondre autrement qu’avec un hochement affirmatif de la tête? Belle-maman, désireuse de se faire porteuse des bonnes nouvelles, les interrompit :

— Montez, montez, je vais vous montrer vos appartements.

Elle s’engagea dans les escaliers en se dandinant, s’aidant d’une main sur la rampe. À l’étage, essoufflée par l’effort, elle expliqua :

— Nous avons pu tout rafraîchir. J’espère que vous aimerez.

Elle ouvrit une porte de bois sombre. Le couple pénétra dans une chambre assez grande. Un mobilier tout neuf et un papier peint fleuri rompaient avec le décor maussade du reste de la maison. La belle-famille entendait rendre la transition plus facile à la nouvelle venue.

— Tout à côté, nous avons aménagé un petit salon. Comme cela, vous jouirez d’une certaine intimité.

Une porte donnait en effet sur une pièce meublée d’un canapé et d’un fauteuil, neufs eux aussi. Une étagère permettrait de ranger les bibelots et les livres préférés de la mariée. Ils revinrent bientôt dans le couloir.

— Un plombier a commencé l’installation d’une salle de bain complète dans la pièce du fond, continua la grosse dame, mais les travaux ne sont pas terminés. Vous partagerez la nôtre pendant quelques jours. Cela ne vous dérange pas, j’espère?

— Bien sûr que non, Mada… je veux dire belle-maman. Je vous remercie de tous ces aménagements.

— Fernand nous a expliqué que vous voudriez un peu d’intimité, et un cadre plus gai.

En disant ces mots, madame Dupire couvait son enfant des yeux. Son ton témoignait qu’elle considérait toutes ces dépenses comme des caprices joyeusement acceptés, puisqu’ils ne se quitteraient pas. Contrairement à toutes ses voisines, sa présence protectrice s’exercerait encore après le mariage de son fils unique. Elle rompit un silence gêné pour conclure :

— Comme vous le voyez, vous occuperez le côté gauche de l’étage et mon mari et moi, le côté droit… Bon, je vais vous laisser.

Péniblement, elle s’engagea à nouveau dans l’escalier. Fernand, silencieux jusque-là, demanda, un peu inquiet :

— J’espère que tout cela est vraiment à ta convenance. Selon Édouard, les meubles et le papier peint sont de la dernière mode.

Ainsi, le chef de rayon de chez Picard s’était métamorphosé en conseiller en décoration. Les Dupire avaient probablement bénéficié du prix de gros, en plus de ses judicieux conseils.

— Tout est absolument parfait.

Le manque d’enthousiasme dans son ton contredisait un peu son affirmation. Cela pouvait tenir à la fatigue du voyage.

— Nous allons défaire les bagages…

— Laisse, je vais m’en occuper avec Jeanne. Le travail s’est sans doute accumulé sur ton bureau, ton père souhaite certainement s’entretenir avec toi.

Fernand marqua une hésitation, puis descendit l’escalier avec un sourire contraint. Un instant plus tard, la jeune épouse posait l’une des valises sur le lit, l’ouvrait et tendait l’un après l’autre les vêtements à la domestique. Celle-ci les pendait dans la garde-robe ou les rangeait dans la commode. Après un moment, elle répéta la question posée précédemment :

— Vous avez fait un bon voyage?

Le fait d’être entre elles autorisait plus de franchise.

— Je ne suis pas très entichée des grandes villes. New York est immense, sale et bruyante.

La question, posée à une jeune mariée, pouvait entraîner des confidences d’un autre ordre. Eugénie n’entendait certes pas se livrer à une domestique… ou à quiconque, d’ailleurs. Pour rompre le silence devenu trop lourd, elle aussi demanda bientôt :

— Et toi, tu apprécies vraiment ta nouvelle demeure?

— Autant que l’ancienne, je suppose.

Cette réponse pouvait s’interpréter de diverses manières. En réalité, Jeanne constatait que la vieille domestique des Dupire entendait défendre son statut bec et ongles. La nouvelle venue hériterait donc d’une bien petite tâche. Excepté les pièces dévolues au jeune couple et sa chambre sous les combles, la grande maison demeurerait un territoire interdit.

Une fois les vêtements encore propres rangés et les autres placés dans le panier à lessive, Eugénie se retira dans son petit salon. Du fauteuil, elle contempla longuement la rue Scott. Quand Fernand vint la chercher pour le souper, il la trouva endormie.

Le repas se déroula lentement, entre des personnes qui prenaient très au sérieux chacune des bouchées avalées. Les deux hommes échangeaient des paroles sibyllines sur les derniers contrats rédigés alors que la belle-mère s’informait auprès de sa bru des grandeurs et des misères de New York sans s’intéresser le moins du monde aux réponses.

— Vous vous joindrez à nous ce soir? demanda-t-elle au moment de quitter la table.

— Bien sûr, maman, la rassura le gros garçon.

Le petit salon à l’étage permettrait à la nouvelle venue de se terrer toute la journée, mais ses soirées appartiendraient aux Dupire. Pendant une heure, la conversation s’enlisa dans les commérages sur les voisins. Puis, une idée vint à la vieille dame :

— Ma chère enfant, vous avez certainement appris à jouer du piano, chez les ursulines.

— Je n’ai jamais été très bonne.

— Vous êtes certainement meilleure que moi. À cause de mon arthrite, je n’ai pas touché à ce clavier depuis des années.

Des yeux, elle regardait le piano droit placé contre le mur. Mieux valait délier ses doigts et faire les frais du divertissement, comprit Eugénie. Après tout, cela la dispenserait de participer à des conversations déjà répétitives.

Vers dix heures, dans la chambre conjugale, le manège maintenant vieux d’une semaine se répéta de nouveau. À présent, Fernand arrivait à pénétrer un peu le vagin avant de se répandre à grands jets. Son poids coupait toujours la respiration de son épouse et son souffle sur son visage l’amenait à tourner la tête vers le mur. À tout le moins, cela ne durait pas plus de deux minutes.

* * *

Les nouveaux époux obéissaient à une routine en voie de se cristalliser. Au terme d’une soirée ennuyeuse dans le grand salon familial, après un passage dans la salle d’eau attenante, Eugénie revenait dans la chambre vêtue de sa robe de nuit blanche, s’étendait sous les couvertures avant de se trousser et d’écarter les cuisses. Dans le meilleur des cas, les jours de bonne humeur, elle commentait les événements récents : la hausse du prix du pain ou le froid devenu plus vif. Lors de moments plus moroses, l’offre de son entrejambe requérait le silence. Toutes les lumières devaient toujours demeurer fermées et le drap, tiré sur son corps.

Honteux, coupable même de la robustesse de son désir, Fernand s’agitait un court moment en ahanant, tentait sans trop de succès de ne pas écraser sa conjointe sous son poids, puis regagnait sa place après un orgasme discret.

Au cours des dernières semaines, le rituel se complétait d’une double tromperie. Eugénie se tournait sur le côté droit, dos à son époux, pour simuler la venue rapide du sommeil. Après quelques minutes, l’homme feignait de la croire endormie. Avec précaution, afin de ne pas la « réveiller », il se relevait, endossait un peignoir, puis regagnait le rez-de-chaussée. Le vieil escalier craquait bien un peu sous son poids. Si ses parents entendaient, tous deux faisaient mine de rien.

Familier avec chaque recoin de la vieille maison, Fernand arrivait à ouvrir le cabinet où son père rangeait les alcools, prenait une bouteille de whisky et se versait une rasade dans un verre retrouvé à tâtons. Ce soir-là, debout devant une fenêtre du salon, il contempla la neige follette transportée par les grands vents glacés de décembre. Bientôt, la Haute-Ville retrouverait sa gangue froide et blanche.

Un pas léger le fit se retourner. Ses yeux, habitués à la pénombre, distinguèrent une ombre noire.

— … J’ai soif, expliqua Jeanne face à l’interrogation muette.

Logés sous les combles, les domestiques devaient tout de même utiliser la salle d’eau du rez-de-chaussée et s’abreuver au robinet de la cuisine.

— Voulez-vous que je vous verse quelque chose?

L’offre trahissait la profonde solitude de l’homme. Ce genre de proposition, adressée à la bonne de sa femme de surcroît, laissa celle-ci bouche bée.

— … Non, merci. Je veux juste de l’eau…

Vouloir autre chose la rendrait passible d’un renvoi immédiat.

— Si vous souhaitez vous arrêter un moment, avant de remonter… j’en serais heureux.

L’obscurité lui déroba l’hésitation sur le visage féminin, puis le bref hochement de la tête. L’ombre s’estompa, le bruit de l’eau dans l’évier se fit bientôt entendre. Fernand quitta son poste d’observation près de la fenêtre pour regagner son fauteuil habituel. Quand la silhouette se matérialisa dans l’embrasure de la porte, il murmura :

— Assoyez-vous sur le canapé.

Après un long moment, elle obtempéra. Jeanne portait son seul uniforme noir. Sans le tablier et la coiffe blanche lourdement amidonnés, elle prenait une humanité nouvelle : la personne supplantait la fonction aux yeux de son interlocuteur.

— Je n’arrivais pas à dormir, se crut obligé d’expliquer le fils de la maison.

— Cela vous arrive souvent, je crois.

Elle vit le corps massif se tourner dans sa direction et devina le regard interrogateur.

— Je vous entends, parfois. Le matin, je ramasse votre verre pour aller le laver dans la cuisine.

Le ton devenait conspirateur, comme si les parents du grand garçon devaient ignorer sa consommation d’alcool en solitaire.

— J’ai aussi du mal à dormir, confessa-t-elle. Cela doit tenir au trop grand silence dans cette maison.

L’affirmation se révélait à la fois vraie et fausse. La nuit, le domicile des Picard se révélait tout aussi silencieux. Chez les Dupire, l’absence de tout bruit était simplement plus oppressante. Cela tenait peut-être au décor austère, aux conversations ennuyeuses ou à la rareté des éclats de rire. Les paroles sourdes du jour donnaient aux silences du crépuscule une curieuse densité.

Fernand comprit parfaitement et prononça, une certaine compassion dans la voix :

— Vous n’êtes pas heureuse, ici.

Un peu plus, et il ajoutait : « Moi non plus. »

— C’est mon travail, je n’ai guère le choix. Puis, honnêtement, sous ce toit, j’ai peu à faire.

Cela n’allégeait pas son ennui. Au moins, elle ne songeait pas à le nier. L’obscurité et ce gros homme en peignoir donnaient une curieuse intimité à la conversation.

— Vous n’avez jamais occupé un autre genre d’emploi?

— Je ne sais rien faire d’autre. Vous vous souvenez certainement, je suis arrivée chez les Picard toute jeune, maigre et timide comme une souris. Mes gages, payés directement à mon père, devaient permettre à mes frères et sœurs de survivre à l’hiver. La situation n’a pas changé.

Dans l’obscurité, l’homme sourit. Elle ne ressemblait guère à la gamine efflanquée de 1907. Elle présentait les formes d’une jolie femme. Le contact quotidien d’Élisabeth, et même d’Eugénie, lui avait donné un vocabulaire adéquat tout en débarrassant sa voix de l’accent de Charlevoix.

— Pensez-vous à nous quitter aussi, afin de travailler dans une usine de munitions?

À peu de distance de la rue Scott, sur les plaines d’Abraham, la manufacture de fusils Ross fonctionnait à plein régime. Il en était de même de l’Arsenal, à l’intérieur des murs de la ville. Des centaines de jeunes filles trouvaient dans ces endroits un emploi raisonnablement payé.

— Ma mère disait justement ce soir au souper, continua l’homme, que de nombreuses domestiques ont quitté les domiciles de nos voisins. Elles préféreraient ce genre de travail.

Le motif de ce choix tenait moins au meilleur salaire qu’à la liberté dont bénéficiaient les ouvrières des manufactures : après dix ou onze heures par jour d’un travail harassant, au moins, elles ne devaient pas accourir en soirée au moindre tintement d’une clochette d’argent.

— Pour avoir les contremaîtres après moi? Je ne crois pas que j’y gagnerais.

Cela aussi faisait partie du lot quotidien des ouvrières. Sur ce front, les hommes de la famille Dupire ne paraissaient pas présenter une bien grande menace. Fernand se troubla un peu à l’allusion, au point de poser son verre vide sur une table basse et de dire en se levant :

— Comme vous connaissez maintenant mes insomnies chroniques, vous pourrez toujours venir partager les vôtres avec moi, si vous en avez le goût. Bonne nuit, Jeanne.

— … Bonne nuit, monsieur, murmura-t-elle, troublée par l’invitation.

Un peu plus tard, le notaire retrouva son épouse, cette fois réellement endormie. Étendue sur le dos tout près d’elle, soucieux toutefois de ne pas lui toucher, et un peu anesthésié par l’alcool, il attendit patiemment la venue du sommeil.