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Les hommes entraient toujours dans le commerce ALFRED en affichant une certaine timidité. Cela tenait à la fois au caractère féminin de la clientèle et du personnel, de même qu’à l’abondance de robes et de dessous pendus sur des cintres. Toutefois, Marie trouvait celui-là particulièrement emprunté. Pas très grand, une moustache et une barbe châtaines lui couvrant la lèvre supérieure et le menton, il lui rappelait vaguement les illustrations des manuels d’histoire.

De son poste derrière la caisse, la marchande lui adressa un sourire engageant. D’habitude, cela suffisait à convaincre les rares visiteurs à lui confier, parfois à voix basse, les raisons de leur visite. Celui-là se contenta d’un « Bonjour, Madame », puis s’attarda devant un étal de robes. Comme les clientes s’avéraient peu nombreuses en ce vendredi après-midi, elle adressa un signe discret à l’une des vendeuses, lui montrant la caisse des yeux, puis s’approcha en replaçant son ruban à mesurer autour de son cou.

— Monsieur, je peux vous aider?

— … Je ne sais pas, commença l’autre.

Puis après une pause, il prononça :

— Oui, sans doute. J’aimerais acheter des robes à mes filles. Quelque chose qui leur fasse plaisir.

— Des étrennes un peu tardives, à moins que vous ne vouliez lancer la tradition des cadeaux de la Saint-Jean, pour faire contrepoids à ceux de Noël. L’idée charmerait tous les vendeurs de la province.

Le regard complice de la propriétaire ne reçut pas de réponse. Le silence fut trop long, à la limite du savoir-vivre. À la fin, l’homme consentit :

— En quelque sorte, oui, il s’agit d’étrennes tardives. Les fêtes de fin d’année sont passées totalement inaperçues à la maison. J’aimerais me rattraper un peu, m’occuper d’elles.

— Vous avez évoqué vos filles.

— Oui, Amélie et Françoise.

— Vous avez leurs mensurations?

Si des pères attentionnés s’engageaient parfois dans ce genre d’emplettes, une femme prenait toujours la précaution d’inscrire tous les renseignements utiles sur une feuille de papier. Certains clients se présentaient même avec une page de la section « commandes postales » arrachée au catalogue Eaton, dont les espaces blancs se trouvaient soigneusement noircis.

— … Non, je n’ai pas les mensurations. La plus grande, Françoise, a seize ans. Elle est à peu près grande comme cela…

L’homme indiqua de la main la hauteur de son épaule. Marie ne put retenir un éclat de rire, puis elle expliqua :

— Malheureusement, j’ai besoin d’informations plus précises. Si vous voulez, nous pouvons monter à l’étage. Vous téléphonerez à leur mère, qui connaît certainement de mémoire des renseignements aussi essentiels que les tours de poitrine et de taille de vos filles.

L’homme la regarda un moment, bouche bée, alors que des larmes perlaient aux commissures de ses yeux. À la fin, il laissa échapper, la voix brisée :

— Leur mère, ma femme, est décédée au début de l’automne dernier.

Cet homme se donnerait bientôt en spectacle, au moment où deux clientes entraient justement dans le magasin. Sans hésiter, la marchande saisit son bras et prononça d’une voix ferme :

— Venez avez moi.

Des larmes coulaient déjà sur ses joues. Aussi l’inconnu se laissa-t-il entraîner au fond de la grande pièce. Marie ouvrit la porte du réduit où se trouvaient une petite table et quatre chaises.

— Attendez-moi ici, je reviens très vite.

Parmi les innovations des deux dernières années, la propriétaire gardait un petit réchaud dans un cagibi attenant. Les habituées du commerce, où les vendeuses au moment de leurs pauses, se voyaient offrir un peu de thé. Quelques minutes plus tard, elle revint avec deux tasses et posa l’une d’elle devant l’homme éploré.

— Je m’excuse…, murmura-t-il. Cela n’arrive plus très souvent, mais dans les moments les plus inattendus…

Il esquissa un mouvement de la main pour montrer son visage. Son mouchoir roulé en boule entre ses doigts, il effaçait ses larmes, s’essuyait le dessous du nez. La gêne de se montrer dans un tel état de faiblesse l’amena à rougir comme une jouvencelle.

— C’est bien naturel. Votre épouse est décédée il y a quelques mois à peine.

— Sept, bientôt huit.

Cet homme devait connaître le nombre de mois, de jours et d’heures écoulés depuis ce moment. Marie attendit que son interlocuteur continue. Cela ne tarda pas.

— La tuberculose… Ce n’était pas vraiment une surprise, mais le choc fut rude.

— Une partie de nous refuse de croire aux événements les plus cruels… même longtemps après.

Devant les yeux interrogateurs de son vis-à-vis, elle crut bon de préciser :

— Mon mari est mort lors du naufrage de l’Empress.

— Oh! Vous avez toute ma sympathie. Il s’agissait de cet Alfred-là.

L’homme se souvenait de la raison sociale du commerce, étalée en lettres d’or sur un grand panneau blanc, au-dessus de la porte, et de la photo du commerçant, ornée d’un ruban noir, posée au-dessus de la caisse enregistreuse.

— L’événement a fait beaucoup jaser, dans le temps. J’aurais dû faire le lien.

Un moment, Marie se sentit mal à l’aise de n’avoir pas offert ses condoléances à son client. Les phrases toutes faites ne lui venaient pas naturellement. Pour se donner une contenance, elle avala une gorgée de thé à peine tiède, âcre d’avoir été trop longtemps infusé.

— Vous avez raison, on refuse de croire à une disparition définitive, poursuivit le visiteur. Pendant les fêtes, la situation était atroce : les filles se levaient heureuses, puis se rappelaient soudainement…

L’homme passa à nouveau son mouchoir sous ses yeux et renifla un peu bruyamment, au mépris des convenances.

— Votre travail vous permet-il de rester un peu près d’elles?

— Malheureusement non. Je suis le député du comté de Rivière-du-Loup. Afin de les avoir un peu plus près de moi, je les ai mises en pension chez les ursulines. Je peux les voir tous les dimanches pendant une heure. C’est si peu.

— D’un autre côté, avec les religieuses qui les tiennent sans cesse occupées, des camarades de leur âge, sans jamais un vrai moment de solitude, cela se révèle sans doute préférable.

Devant le regard interrogateur du client, elle expliqua :

— Ma fille a fréquenté le couvent. Bien que ce fût en externe, la routine m’est familière.

— … Peut-être mes filles la connaissent-elle?

L’homme imaginait l’existence possible d’une relation amicale entre les adolescentes.

— Thalie fréquente une autre école depuis bientôt deux ans.

— J’y pense, madame Picard, je ne me suis pas présenté. Paul Dubuc…

— Je sais, député libéral à l’Assemblée législative, réélu le 22 mai dernier avec une écrasante majorité. J’avais deviné. Je tente de me tenir informée, surtout que dans l’ouest, quelques provinces commencent à donner le droit de vote aux femmes. Même au niveau fédéral, l’idée semble faire son chemin, depuis quelque temps.

— Dans la province de Québec, je ne pense pas que nous irons aussi loin.

Le changement abrupt de sujet lui fit du bien. S’il rougissait encore, cela tenait à un autre malaise. Devant certaines femmes, il trouvait difficile de croire aux arguments habituels sur l’incompétence politique du sexe faible. Celle-là semblait plus raisonnable que la plupart de ses électeurs.

Marie préféra ne pas le pousser dans ce buisson d’épines. Charitable, elle revint plutôt au premier sujet de leur conversation.

— Vous savez, je ne peux vraiment pas vous vendre des robes au hasard… Surtout que les pères ont tendance à considérer leurs filles un peu plus petites, plus jeunes qu’elles ne le sont en réalité.

— Je tenais à leur faire cette joie. Nous retournerons bientôt à Rivière-du-Loup pour la belle saison. Des parents m’ont promis de prendre bien soin d’elles. Des semaines avec des cousins et des cousines leur changeront les idées.

— Surtout si de jolies robes retiennent l’attention des cousins. Ne renoncez pas à ce projet.

— Elles sont trop jeunes…

L’homme se troublait à la pensée que ses enfants puissent intéresser des garçons.

— Vous voyez, les pères considèrent leurs filles bien petites, même quand elles leur viennent à la hauteur de l’épaule. La mienne a seize ans aussi. Si elle avait des cousins, elle ne passerait pas inaperçue.

— … Ces choses-là m’inquiètent tellement. Seule une femme comprend vraiment…

Plutôt que de continuer la phrase, il se tamponna à nouveau les yeux.

— La seconde a quel âge?

— Quatorze ans.

— Revenez avec elles demain. Si vous acceptez d’y mettre quelques dollars, ce seront les plus charmantes jeunes filles du Bas-Saint-Laurent.

Il marqua une hésitation, puis chuchota :

— Les ursulines sont intraitables à propos des sorties.

— Voyons, elles n’ont même pas le droit de vote. Devant un député, membre de l’équipe au pouvoir en plus, elles les libéreront certainement pendant deux heures, demain après-midi.

Un sourire malicieux soulignait ces paroles. Les détenteurs du pouvoir politiques reculaient-ils devant des vierges acariâtres revêtues de costumes d’un autre âge?

— Je verrai ce que je peux faire… Peut-être qu’en mettant une échelle contre la muraille, je les libérerai.

L’homme se leva, à nouveau mal à l’aise. Marie l’accompagna et ouvrit la porte du réduit. Au moment de sortir, il prononça :

— Je vous remercie beaucoup. Vous êtes gentille de m’avoir…

Le rouge aux joues, il s’emmêla, ne sachant comment conclure un échange de ce genre.

— Ce n’est rien. Je garde toujours des tasses de thé imbuvables pour les situations délicates.

Au moment de s’approcher de la sortie, il continua :

— Vous savez, tous ces pleurs… Je me sens terriblement ridicule, un peu idiot en fait.

La marchande posa sa main droite sur la gauche du client. La peau nue, douce et tiède, surprit le visiteur.

— Monsieur Dubuc, quelques qualificatifs me sont bien venus en tête en vous voyant pleurer sur la mort de votre épouse et la tristesse de vos filles. Croyez-moi, les mots « ridicule » et « idiot » ne figuraient pas dans la liste. En vérité, ils ne seraient dans la liste d’aucune femme, et d’aucun homme ayant juste un peu de cœur.

Les larmes revinrent aux yeux du député. Il prit la main de la marchande dans les siennes et laissa échapper un « merci » ému avant de se sauver vers la porte. À deux pas, Thalie se débarrassait de son chapeau de paille et de sa veste, toute disposée à donner un coup de main en attendant l’heure du souper.

— Qui était cet homme? questionna-t-elle, un sourire en coin.

— Un client. Le député de Rivière-du-Loup.

— Il n’a rien acheté.

— Il reviendra demain avec ses filles.

Thalie dépassait maintenant sa mère d’un bon pouce. Elle demeurait une femme de petite taille, mais cela ne la rendrait jamais moins désirable.

— Les clients ont droit à notre petite salle de repos, à notre mauvais thé, et ils pleurent devant toi?

Les yeux de l’adolescente, ou plutôt de la jeune femme, demeuraient rieurs. Si des jeunes gens venaient au magasin avec le seul espoir de lui conter fleurette, les plus âgés ne négligeaient pas d’adresser des œillades et des mots gentils à sa mère.

— Ne dis pas de sottises, conclut Marie. Cet homme pleure sa femme, décédée de tuberculose l’automne dernier, et il a deux filles aujourd’hui aussi dévastées que tu l’as été à l’été 1914.

« N’empêche, pensa Thalie en regagnant son poste parmi les rubans et les dentelles, exprimer des paroles de réconfort ne signifie pas l’absence d’intérêt. »

* * *

Le Club de la garnison, fondé en 1879, se dressait tout près de la porte Saint-Louis, dans la rue du même nom. Ses membres jouissaient de l’insigne privilège d’y recevoir des invités. Cela rassurait Édouard à demi seulement. Son meilleur habit de soirée paraissait terriblement civil au milieu de tous ces uniformes. Des regards peu amènes se posaient sur lui.

— Je suppose qu’ils trouvent insupportable de voir un homme de mon âge, bien portant, habillé autrement qu’en kaki. Tous ces gens ne distribuent pas des plumes blanches; ils paraissent sur le point de me coller le dos au mur pour me fusiller.

— N’exagère pas, tout de même, grommela Armand Lavergne en l’entraînant vers une table.

Dans le bar aux boiseries sombres, la fumée des pipes, des cigares et des cigarettes saisissait à la gorge. Des militaires s’entassaient au coude à coude dans un espace assez réduit, un verre de gin ou de whisky à la main, évoquant haut et fort les actes d’héroïsme qui les attendaient sur les champs de bataille des Flandres.

— Ce ne sont ni des miliciens ni même des Québécois, fit valoir l’invité.

— Les miliciens n’osent plus se présenter devant ces vrais soldats. Les amateurs cèdent la place aux professionnels.

Les avocats, les médecins, les notaires et les boutiquiers, membres des vieux régiments formés à l’époque de la fédération canadienne, désertaient les lieux au profit des officiers de la Citadelle ou du camp de Valcartier. Lavergne arborait fièrement l’uniforme d’apparat de son unité, fait sur mesure; un vêtement suranné et terriblement élégant, comparé au kaki.

— Tu te rends compte, ces vieux idiots édentés ont osé voter mon expulsion de ce club, se lamenta le politicien.

— Après avoir crié à l’Assemblée, puis lors de réunions populaires : « Que périsse l’Angleterre ». Tu fais maintenant semblant d’être surpris? Cela me paraît un motif suffisant. Après tout, je suppose que tu as prêté un serment d’allégeance au roi, au moment de revêtir cet uniforme.

— Tu prends leur parti, maintenant?

Les membres du Club de la garnison avaient voté sur l’opportunité de se séparer de leur membre le plus turbulent. Près des deux tiers d’entre eux trouvaient l’amputation désirable.

— Je ne prends le parti de personne. Si tu es vraiment contre la participation à la guerre, que fais-tu dans ces lieux, et avec ce déguisement? Sauf pour le plaisir de jouer à la mouche du coche, de provoquer, je ne vois aucun motif.

— Je suis membre de la milice pour défendre le Canada, pas pour participer aux guerres étrangères.

L’entêtement de cet homme demeurait incompréhensible. Édouard remarqua quelques officiers en conciliabule. Ils jetaient des regards désapprobateurs dans leur direction. Les visages peu amènes laissaient prévoir une intervention prochaine. Un petit serveur chauve vint bientôt vers leur table pour déclarer à voix basse :

— Monsieur Lavergne, votre nom ne figure plus sur la liste des membres de ce club. Je vous prie de sortir d’ici.

— Vous me connaissez, je suis membre depuis des années…

— Vous ne l’êtes plus. Veuillez sortir sans faire d’histoire.

Édouard surveillait trois militaires qui, de leur côté, ne quittaient pas le politicien des yeux.

— Armand, nous ferions bien de déguerpir en vitesse.

— Pas du tout, ces gens-là n’ont pas le droit de me chasser.

— Je suis sérieux, mieux vaut partir…

Le petit serveur s’apprêtait à insister lui aussi. L’un des officiers ne lui en laissa pas le temps.

Sir, are you called Lavergne?

Le député de Montmagny leva les yeux sur un homme grand, bien bâti. Sa lèvre supérieure s’ornait d’une moustache rousse et ses yeux bleus, très pâles, paraissaient presque blancs.

I beg your pardon?

You are Lavergne!

La prononciation de l’homme rendait le patronyme à peu près méconnaissable. Deux autres militaires encadraient le premier. L’instinct du politicien lui fit douter du fair-play de ses interlocuteurs. Le moment semblait peu propice pour une discussion sur la liberté d’expression en temps de guerre.

No, no. I do not know the man…

Ils le regardèrent, profondément sceptiques, puis se retirèrent après un moment d’hésitation. Le serveur contempla l’homme, puis fit, ironique :

— Si vous n’êtes même pas Lavergne, cela vous donne encore moins le droit d’être ici. Alors quittez sans faire d’histoire… Ou alors je pourrai détromper ces messieurs.

L’intrus laissa échapper un chapelet de jurons entre ses dents, mais se leva bien vite pour se diriger vers la porte.

— Les salauds, je vais les poursuivre, ragea-t-il en mettant les pieds dehors. Ils n’ont aucun droit de me chasser comme un malpropre. Je paie ma cotisation depuis des années.

— Cela te donnera quoi? Tu tiens vraiment à venir passer tes soirées avec ces héros de la fière Albion?

De nouveaux jurons fusèrent en guise de réponse. À la fin, le député de Montmagny abdiqua :

— Nous allons le boire au Château, ce fameux verre?

Édouard acquiesça, heureux de quitter ces parages où dominaient les uniformes kaki.

* * *

Le lendemain, en milieu d’après-midi, le député Dubuc agite de nouveau la clochette de la porte d’entrée. Derrière lui venaient deux jeunes filles vêtues de l’uniforme du couvent des ursulines. La plus âgée, Françoise, dépassait Thalie d’un pouce ou deux. Châtaine, les traits réguliers, placide, sa timidité la faisait rougir comme la couventine qu’elle était. Amélie, de deux ans sa cadette, ouvrait de grands yeux curieux sur les merveilles du commerce.

Mathieu, derrière la caisse enregistreuse, accueillit le trio. Les pères, plus que les mères, déliaient volontiers leur bourse au moment de parer leurs filles. Le collégien, dont les lectures bravaient les interdits de l’Église, songea au petit médecin viennois du nom de Freud. Celui-là proposerait sans doute une interprétation troublante de ce phénomène.

— Monsieur Dubuc, intervint Marie en s’approchant prestement, la main tendue. Je constate que vous avez pu libérer ces charmantes personnes de leur garde-chiourme.

Le politicien serra la petite main, s’émut à nouveau du contact de la peau contre la sienne.

— Comme vous l’aviez prévu, elles n’ont pu s’opposer à la volonté d’un représentant du peuple.

— Lequel paie sans doute le prix fort pour les laisser s’occuper de l’éducation de ses filles. Elles aussi, au fond, sont de simples marchandes, et vous, l’une des personnes qui leur permettent de subsister de leur commerce.

Dix-sept ans de mariage avec un anticlérical comme Alfred laissaient des traces : certaines des remarques les plus abrasives du défunt sortaient maintenant de la bouche de sa veuve. Elle se tourna, souriante, pour tendre la main à l’aînée des enfants.

— Vous devez être Françoise. Si je ne me trompe pas, ajouta-t-elle à l’intention du père, cette jeune personne est plus grande que vous le disiez. Sur sa beauté, vous aviez cependant raison.

Le petit mensonge pieux fit rougir à la fois la fille et l’auteur de ses jours. La marchande se tourna ensuite vers la cadette pour prendre sa main.

— Et voici Amélie, elle aussi tout à fait ravissante.

Marie saisit ensuite chacune des filles par un bras et se dirigea vers le présentoir des dentelles pour demander à Thalie :

— Veux-tu t’occuper de cette nouvelle cliente? Son père souhaite lui offrir une robe… Mais monsieur Dubuc, ne pensez-vous pas qu’une seule robe, ce sera trop peu?

— Elle a déjà des robes…

— Les vêtements de l’été dernier ne lui feront plus. Puis, à son âge, les vêtements allant aux genoux ne conviennent plus.

— Deux robes, abdiqua le père.

À quatorze ans, Amélie devait commencer à cacher ses mollets. Thalie résuma la situation en précisant :

— Quelque chose de pratique, pour les après-midi, et une autre plus… élaborée pour le soir?

— Votre choix sera parfait, approuva le père.

La fille de la marchande posa sa main dans le dos de l’adolescente afin de la conduire vers les étals de vêtements convenant à des clientes de son âge. Le député Dubuc remarqua en les regardant s’éloigner :

— Cette personne pourrait être votre jumelle.

— Voilà que nous avons un véritable politicien parmi nous, toujours près à flatter! s’esclaffa Marie. Souvenez-vous, je n’ai pas le droit de vote, vous gaspillez votre salive. Allez nous attendre dans la petite salle que vous avez découverte hier. Si l’ennui vous prend, préparez un peu de thé.

L’homme fit comme on le lui disait. La marchande prit le bras de Françoise juste sous le coude pour l’amener près des présentoirs chargés de robes. Tout de suite, un chiffon de couleur pêche retint l’attention de la couventine.

— Je crois que ceci… commença-t-elle.

— La teinte est parfaite, encouragea Marie. Voyez.

Elle enleva le cintre de la barre horizontale, amena la cliente devant une glace et plaça la robe devant elle. La couleur s’accordait aux joues un peu marquées de rose, aux yeux gris très doux.

— En soirée, cela conviendra parfaitement. Si vous accompagnez votre père lors de ses rencontres politiques…

— Je serai sans doute confinée à la maison, ou alors chez mes tantes.

— Vous saurez bien vous libérer quelques fois, je vous fais confiance. Passez ce petit bijou.

— La couleur?

Elle faisait allusion aux obligations du deuil. La marchande le devina.

— Mettez là tout de même.

La grande fille obtempéra et s’enferma dans la cabine d’essayage. Quand elle sortit, rougissante de se trouver si belle, Marie s’enthousiasma.

— Superbe. Venez.

En quelques pas, elles se rendirent au réduit, le trouvèrent vide, puis découvrirent le député dans le cagibi en train de faire du thé.

— La multitude de vos talents doit inspirer la plus grande confiance à vos électeurs, se moqua la propriétaire pour obtenir son attention. Préparer ainsi le thé à la moindre invitation!

L’homme se tourna pour leur faire face, prêt à rétorquer quelque chose sur son désir de se rendre utile. Les premiers mots moururent sur ses lèvres, puis il reprit :

— Françoise, quelle jolie femme tu deviens!

La grande fille rougit et chercha une réponse sans la trouver.

— Je vous l’avais dit, reprit Marie. Cette robe est faite pour vous, ou vous pour elle.

Le député marqua une hésitation. Son interlocutrice comprit et conseilla :

— Allez vous contempler dans le grand miroir. Je vous reviens tout de suite.

Après le départ de sa fille, l’homme commença, mal à l’aise :

— Les convenances… Vous savez que les gens vont jaser si elle écourte la période de deuil.

— L’été sera bientôt là. Vous avez une très jolie jeune fille. Laissez la vie reprendre le dessus. Elle va découvrir qu’elle est belle, que des personnes, et même des cœurs, s’ouvrent à elle.

— À seize ans!

— Vous et moi savons qu’elle ne se mariera pas cette année. Laissez-la vivre.

L’homme pencha la tête vers la bouilloire posée sur le petit réchaud, combattant une nouvelle ondée de larmes.

— Leur mère… les aimait tellement.

— Comme toutes deux l’aimaient, et l’aiment encore, n’est-ce pas? Comme vous les aimez.

L’homme acquiesça de la tête.

— Exigez la tenue noire lors de la messe et des vêpres, puis relâchez votre attention le reste du temps. Une cécité temporaire au moment opportun, et les yeux grands ouverts le reste du temps.

Après une pause, Marie reprit :

— Vous aimez cette robe?

— Elle est ravissante.

— Pour lui tenir compagnie, je vais en trouver une petite bleue, dans le même esprit.

Elle retrouva sa cliente placée de profil devant la grande glace, la mine soucieuse.

— Regardons maintenant ce que nous avons en bleu. Pour le jour, ce sera du meilleur effet.

Françoise ne protesta guère, donna son avis sur quelques modèles, les compara à la teinte de sa peau afin d’obtenir le plus bel effet. À la fin, elle se retira dans la cabine pour en essayer une. Un moment plus tard, elle entrouvrit la porte et murmura :

— Madame… pouvez-vous venir un moment?

Marie occupa l’embrasure de la porte. La jeune fille se tenait debout devant un miroir renvoyant le reflet de l’échancrure du corsage.

— Vous ne croyez pas…

— Que ce soit trop révélateur? Non, pas vraiment, sauf aux yeux des ursulines. Toutes les personnes de votre âge porteront la même chose, cet été. Elle s’ouvre tout au plus sur trois pouces.

Devant l’hésitation de la cliente, elle ajouta :

— Nous prendrons un petit foulard de soie d’un bleu assorti. Quand vous ne serez pas certaine de votre tenue, vous le nouerez autour de votre cou. Venez.

Sur le chemin conduisant à la petite pièce à l’arrière du magasin, la propriétaire fit comme elle avait annoncé. Une Françoise très pudique reçut l’assentiment de son père. De retour près de la cabine d’essayage, elle s’arrêta devant le grand miroir, enleva le foulard et se pencha un peu en avant afin de juger de la quantité de peau révélée par cette posture.

— Vous voyez, vous accrocherez un peu l’œil, sans plus.

Rougissante, la jeune femme révéla le fond de sa pensée :

— Je n’ai pas beaucoup…

Les mots lui manquèrent, Marie compléta pour elle :

— De poitrine? Mais que feriez-vous de rondeurs plus… ambitieuses? Déjà à seize ans, vous me dépassez, insista la femme en se mettant à son tour de profil devant la glace.

— Les garçons préfèrent…

Les oreilles cramoisies, elle n’osa continuer.

— Des seins plus gros? Si jamais l’un d’eux est assez grossier pour vous formuler une remarque aussi sotte, dites-lui de se chercher une vache laitière. Car tout mâle obsédé par les mamelles appartient certainement au genre bovin, pas au genre humain.

Françoise plaça sa main gantée devant sa bouche, un peu gênée d’entendre des mots aussi crus.

À leur retour près de la salle servant d’aire de repos aux employées, ils trouvèrent Thalie et sa jeune protégée. Cette dernière arborait un ensemble composé d’une jupe et d’une blouse matelot dans des teintes bleues du plus bel effet. Pour les adolescentes, les vêtements de ce genre demeureraient à la mode encore une bonne dizaine d’années. Ils autorisaient des activités physiques compatibles avec l’âge et les désirs de leur propriétaire.

— J’ai aussi choisi une robe plus habillée, pour les soupers, expliqua Thalie à sa mère.

— Plus longue aussi, tint à préciser Amélie.

Marie tourna la tête vers Paul Dubuc, qui déciderait ultimement de la garde-robe de sa progéniture.

— Le tout nous convient parfaitement, aux filles et à moi.

Quelques instants plus tard, la marchande s’installait à table avec ses clientes alors que Thalie regagnait ses dentelles. Françoise prit sur elle de servir le thé. Pendant une petite demi-heure, la conversation porta sur la vie au pensionnat, et surtout, sur les grandes vacances toutes proches. Plus tard, au moment où le politicien s’apprêtait à payer ses achats, Marie remplaça Mathieu derrière la caisse. Le jeune homme montra tout son savoir-faire en pliant soigneusement les vêtements pour les mettre dans de grands sacs de papier kraft. Il en tendit deux à la plus âgée en disant :

— Voilà de très jolies robes, mademoiselle…

— Françoise.

— Sur vous, elles seront plus belles encore. La bleue, avec le foulard de soie, vous ira à ravir.

Les oreilles de la cliente passèrent au cramoisi, alors qu’un « merci » balbutié franchissait à peine la barrière de ses lèvres. La propriétaire du commerce apprécia la scène avec un sourire. Depuis un an ou deux, Mathieu risquait quelques mots de ce genre à l’intention des clientes à la fois jeunes et jolies. Cette fois, sa voix témoignait d’une pointe d’émotion.

Près de la porte, au moment de sortir, Paul Dubuc tendit la main, lui aussi plus troublé que la situation ne le demandait.

— Chère Madame, je vous suis très reconnaissant, à la fois pour les paroles prononcées hier et aujourd’hui.

— J’espère que les quatre robes comptent aussi un peu dans cette reconnaissance.

L’homme rougit et baissa la voix pour répondre :

— Je pense que ces vêtements représentent pour vous et moi une bonne affaire. Les mots venaient du cœur et ils sont allés au cœur.

Les deux jeunes filles saluèrent Marie à leur tour, puis le trio disparut dans la rue de la Fabrique. Elle contempla la porte un instant et toussa légèrement pour se donner une contenance. Un client l’avait touchée de la sorte en 1908. Au moment de se retourner, elle découvrit les yeux de ses enfants, rieurs, posés sur elle.

* * *

De plusieurs façons, la guerre européenne s’avérait bénéfique aux affaires. La production des fournitures militaires et l’exportation de produits de première nécessité aux pays belligérants permettaient de faire fonctionner les ateliers, les manufactures et les fermes à leur pleine capacité. Depuis le printemps 1916, des annonces dans les journaux invitaient les étudiants de l’est du Canada à participer aux semences et aux récoltes dans les Prairies.

La navigation, rendue très incertaine à cause des sous-marins allemands, de même que la précarité de l’existence sur le Vieux Continent signifiaient aussi que les Américains devaient chercher des lieux de villégiature en Amérique. Les hôtels de Québec affichaient complet, les restaurants réalisaient des affaires d’or.

Cette manne profitait aussi à des magasins comme ALFRED. La clochette de l’entrée retentissait presque sans arrêt. Des touristes de Boston achetaient des robes « françaises » produites dans de petits ateliers de confection de… New York. La plus grande difficulté demeurait l’approvisionnement, puisque les entrepreneurs trouvaient souvent plus avantageux de produire pour l’armée. Néanmoins, la veuve Marie Picard engrangeaient des profits rassurants; sa famille et elle demeuraient à l’abri du besoin.

Le lundi 26 juin, un peu après six heures, elle verrouilla la porte derrière les dernières clientes et appuya son dos contre le cadre en commentant :

— Cela tient du mystère : faire un aussi long voyage pour acheter des vêtements.

— Le charme de la cité de Champlain opère toujours, répondit Mathieu du même ton amusé, tout en complétant le bilan de la caisse.

Depuis 1908, la ville continuait à faire mousser son caractère « antique ». La stratégie fonctionnait, et l’argument des vieilles pierres semblait promis à un bel avenir. Après quelques minutes, la marchande laissa sortir les vendeuses et verrouilla à nouveau, bien résolue cette fois à ne pas toucher à la clé avant le lendemain matin. Thalie rejoignit son frère et sa mère pour monter à l’appartement du dernier étage.

Les fenêtres percées à l’avant et à l’arrière, grâce aux portes des diverses pièces laissées ouvertes, permettaient de bien aérer l’espace. L’endroit demeurait relativement frais, même pendant les grandes chaleurs de l’été. Les couverts étaient déjà dressés sur la table de la salle à manger. Au moment où elle s’apprêtait à s’asseoir, Marie trouva une lettre près de son assiette.

— Le gouvernement vous a écrit, fit Gertrude.

— Peut-être une invitation à t’enrôler, commenta Mathieu en riant.

— S’il te plaît, fit la femme en posant des yeux éplorés sur lui.

— Je m’excuse, maman.

Le garçon célébrerait ses dix-neuf ans dans un peu plus de deux semaines. Les allusions à la participation à la guerre suscitaient toujours une réaction émotive; toute forme d’humour sur le sujet demeurait taboue.

— De toute façon, fit la mère de famille avec sérieux, la lettre ne vient pas du bon niveau de gouvernement.

Le coin gauche de l’enveloppe portait l’inscription « Hôtel du gouvernement, Québec » imprimée en petits caractères ainsi que le nom d’un député écrit d’une main précise. Elle fronça les sourcils et déchira le rabat en insérant son pouce sous celui-ci. Un instant plus tard, elle contemplait un carton couleur crème.

— De quoi s’agit-il? questionna Thalie en prenant sa place.

En adressant un sourire à Gertrude, l’adolescente commença à servir la salade. La domestique grommela quelque chose comme « Je ne sers plus à rien », sans que personne n’y prête attention.

— … Une invitation, prononça la maîtresse de maison après une hésitation. C’est ridicule.

Elle relut le court texte écrit à la main. Si la graphie reflétait bien son auteur, ce dernier devait être résolu, soigné, organisé.

— Je peux voir?

Thalie tendit la main, laissant sans vergogne la bonne continuer le service. Retrouver ses fonctions ne ramena pas la moindre expression de joie sur le visage de la vieille femme. La mère paraissait bien incertaine, au point que sa fille agita les doigts en signe d’impatience. Puis, le carton enfin sous les yeux, elle commença par un « Oh! Oh! » amusé, avant de commenter :

— Voilà quatre jolies robes qui font du chemin.

— Je me demande bien ce qui lui prend!

Marie entendait maintenant récupérer la missive. L’adolescente se tourna à demi dans l’autre direction pour la relire encore. Elle déclara ensuite :

— Pourtant, cet homme est très clair.

— Je peux savoir ce qui se passe? demanda Mathieu.

Thalie regarda sa mère rougissante et lui adressa son meilleur sourire avant de dire :

— La plus jolie femme de la maison touche les cœurs. Écoute bien.

Elle se cala dans sa chaise pour lire à haute voix :

Très chère Madame,

Je vous remercie encore pour votre grande gentillesse et vos mots de réconfort. Après quelques jours à Rivière-du-Loup, je constate que mes deux filles retrouvent leur sourire. Cela tient certainement un peu au sentiment de se sentir jolies. Pour cela aussi, je vous remercie.

Me feriez-vous le plaisir d’une visite? Ma sœur aînée s’occupe de la maison, vos enfants et vous seriez les bienvenus. J’aurais grand plaisir à vous faire visiter mon gros village et, je le souhaite de tout cœur, devenir votre ami.

Encore une fois, merci.

Paul Dubuc

— Il a dû écrire cela dans un moment d’ivresse… ou de grande tristesse, s’empressa d’ajouter Marie afin de ne pas ternir la réputation de son correspondant.

— Pourtant, cela me paraît bien convenir au personnage dont tu tenais la main, ou qui te tenait la main, je ne sais plus, commenta l’adolescente. Un homme sensible dont tu as touché le cœur.

— Ne dis pas de sottises. Tu l’as dit, nous lui avons vendu quatre robes.

La femme se défendait mal, ses joues se teintaient de rose. Elle se concentra sur sa salade, feignant de se désintéresser du carton, maintenant entre les mains de son fils.

— Que comptes-tu faire? s’enquit ce dernier.

— … Rien. Ce n’est pas sérieux, une invitation de ce genre.

— Le gars ne m’a pas semblé porté sur les blagues de mauvais goût, fit Mathieu. Donc, il doit être sérieux.

— Puis, de toute façon, cela ne se fait pas. Que diront les gens?

Ce souci du qu’en-dira-t-on, si angoissant du temps des frasques d’Alfred, prenait une nouvelle allure. La veuve admirable de résolution craignait de devenir celle par qui le scandale arrive. Gertrude demanda sans lever les yeux de son assiette :

— Le bonhomme vous a-t-il semblé plaisant?

— Je ne l’ai pas regardé… en tout cas, pas dans ce sens-là.

— Allez-vous commencer à me prendre pour une gourde, à mon âge?

Marie se troubla, jeta un coup d’œil sur ses enfants, comme si leur présence l’empêchait d’être franche. La domestique insista :

— Ce sont des adultes, maintenant. La preuve, ils feront des journées de travail d’adulte tout l’été. Que pensez-vous de cet homme?

La marchande se trouvait poussée dans ses derniers retranchements.

— C’est un type bien, je crois.

— Alors, allez-y.

— Cela ne se fait pas. Il m’invite chez lui…

— En précisant que sa sœur s’occupe de sa maison. Puis, il invite aussi vos enfants, en guise de chaperons. Votre réputation ne souffrira pas.

Elle se leva pour aller chercher le mets principal dans la cuisine. Marie plaida en son absence :

— C’est la meilleure saison, nous ne pouvons pas abandonner le commerce.

— C’est vrai que si tu t’absentes, tout va s’effondrer, railla Thalie. Mon frère et moi ne savons rien faire.

— Je ne peux y aller seule… Ma réputation…

— Amène Mathieu, conclut l’adolescente. Il a terminé son cours classique parmi les premiers il y a moins d’une semaine. Quelques jours de congé lui feront du bien. Regarde son visage, si pâle.

Le garçon lui adressa une grimace, sans toutefois protester. Rivière-du-Loup exerçait sur lui une certaine attirance.

— Voyons, tu ne peux pas remplacer trois personnes à toi seule, protesta Marie.

— Mais tu peux demander à l’une de nos anciennes vendeuses de venir aider. Eulalie ne cesse de te répéter combien cela lui ferait plaisir.

La plupart des femmes abandonnaient leur emploi au moment du mariage. À moins de tomber enceinte très vite, certaines s’ennuyaient ferme, au point de souhaiter retrouver le petit commerce de la rue de la Fabrique, au moins pour quelques jours.

— Mathieu, tu m’accompagneras?

— Maman, je ferai tout pour préserver ta réputation, y compris me faire dévorer par les moustiques. Je me demande combien de jours de congé tu as pris depuis l’ouverture de ce commerce, à part pour les deux naissances et quelques gros rhumes…

— … Aucun.

Elle souriait, se réconciliant lentement avec l’idée saugrenue d’accepter l’invitation d’un homme à peine connu. Jusqu’où quelques jours à la campagne la conduiraient-elle?

— Acceptez-vous d’entendre raison? demanda Gertrude en revenant avec un plat de service.

— Il semble que je n’ai pas le choix.

— Tant mieux, sinon vous allez devenir aussi ronchonneuse que moi, au fil des ans. Ce serait dommage.

La domestique distribua la nourriture en adressant un clin d’œil complice aux enfants.

Au moment de se retirer dans sa chambre, Marie sortit sa meilleure plume, son meilleur papier, puis commença.

Monsieur Dubuc,

— Ridicule, grommela-t-elle. Même les fournisseurs méritent un « Cher Monsieur ».

La feuille fut déchirée en quatre. Puis, elle recommença :

Cher ami,

Je serai heureuse de passer les premiers jours de juillet à Rivière-du-Loup… en votre compagnie. Mon fils, Mathieu, m’accompagnera. Je me réjouis que vos filles trouvent à nouveau du plaisir à leur existence. De jolies robes aident sans doute un peu à ce beau résultat; votre tendresse, beaucoup.

Au plaisir de vous revoir,

Cette missive ressemblait à une lettre jetée à la mer. Tout homme un peu sensible comprendrait que son cœur demeurait prêt à s’ouvrir. Elle écrivit encore « Marie », hésita avant d’ajouter Picard. Finalement, le prénom lui parut suffisant. Elle cacheta l’enveloppe avant de changer d’idée.