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— La catastrophe paraît inéluctable, grommela Thomas en regardant la première page du journal de la veille.

En plein été, la journée du samedi se révélait souvent affolante au magasin, au point où il devait partir tôt et revenir tard, sans avoir le temps de s’informer un peu de l’état du monde.

— Je ne peux pas y croire, dit Élisabeth. Ces pays n’ont rien à gagner et tout à perdre dans une guerre.

— Tu as vu le titre comme moi. « Le kaiser lance un ultimatum aux nations d’Europe. » Après cela, ou tout le monde se soumet et reconnaît Guillaume comme le maître du continent, ou la Triple-Entente le remet à sa place.

La famille se trouvait réunie pour le petit déjeuner du dimanche, le 2 août. Édouard avalait ses œufs avec la seconde page de La Patrie sous les yeux. Au cours du repas, son père et lui les échangeraient l’une après l’autre. Eugénie jouait avec sa nourriture du bout de sa fourchette, songeuse. Elle commenta :

— Fernand dit que la guerre est imminente. Il entrevoit un conflit à la fois long et meurtrier.

— Tiens, Robert Borden le déçoit à ce point, ironisa son frère en levant les yeux. Au lieu de chanter les louanges du Parti conservateur, il se passionne maintenant pour la politique internationale.

— Tout de même, continua la jeune fille en ignorant totalement la remarque, je ne comprends pas comment la déclaration de guerre de l’Autriche contre la Serbie peut amener l’Allemagne à menacer tous ses voisins.

Édouard poussa un soupir devant pareille ignorance, suscitant tout de suite une certaine inquiétude chez Élisabeth. La moitié de la vie de cette dernière se passait à tenter de pacifier les relations entre les deux jeunes personnes.

— Tous les grands pays d’Europe sont partie prenante d’alliances, consentit le père en guise d’explication. C’est comme un jeu de domino, une pièce tombe et emporte toutes les autres. La Russie s’est engagée à défendre la Serbie, attaquée par l’Autriche. Hier, l’Allemagne a menacé de s’en prendre à ce pays si le tsar bougeait en faveur de son alliée.

— L’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie forment la Triplice : si l’une de ces puissances se trouve en guerre, les autres le seront aussi, ajouta Édouard avec patience, tout en échangeant un regard complice avec sa belle-maman.

— De l’autre côté, la Triple-Entente regroupe le Royaume-Uni, la France et la Russie, compléta Thomas. Si l’Allemagne agresse la Russie, la France se liguera contre l’Allemagne.

— C’est pour cela que le président français a ordonné la mobilisation de ses troupes, commenta la jeune fille dans un soupir.

Afin d’éviter toute remarque ironique de son beau-fils, comme un « Enfin, elle comprend! » prononcé d’un ton las, Élisabeth effleura sa main de la sienne.

Sa dernière promenade sur la terrasse Dufferin avait fait naître chez Eugénie un nouvel intérêt pour les informations internationales, suffisant pour l’amener à parcourir plusieurs périodiques après son retour à la maison.

— Des pays comme la Serbie ne font pas partie de l’une ou l’autre de ces alliances, remarqua-t-elle encore.

— Vrai, répondit Thomas. Toutefois, chaque grande puissance a des engagements particuliers. Les traités existants exigent que la Russie se porte à sa défense. Tu vois, c’est aussi la même chose avec la Grande-Bretagne. Dès la création de la Belgique, il y a environ quatre-vingts ans, notre métropole s’est engagée à défendre ce petit royaume contre les agressions de ses voisins.

— Et la Belgique se trouve entre l’Allemagne et la France, précisa Édouard.

Outre le ballet des relations diplomatiques, un autre facteur rendait la situation présente extrêmement dangereuse.

Dans tous les gouvernements européens se trouvaient des hommes vieillissants, désireux d’accroître la gloire de leur pays, et surtout la leur, en ensanglantant le continent. La décision leur pesait d’autant moins qu’eux-mêmes ne risquaient rien : dans des salons douillets, un bon alcool à la main, ils liraient bientôt des dépêches relatant la boucherie touchant des jeunes de vingt ans avec une indifférence admirable. Certains oseraient même qualifier cette indifférence de courage.

Vouée à épargner à sa famille les orages fraternels quotidiens, Élisabeth souhaitait croire en l’existence de la même force pacificatrice à l’échelle des continents.

— Certainement, des centaines d’hommes raisonnables tentent d’éviter l’horreur d’un conflit.

— Celui qui avait une chance de calmer les choses a été tué hier.

En disant ces mots, Édouard lui mettait sous le nez la page deux de La Patrie. Le plus gros titre disait : « Jaurès tombe sous les balles d’un patriote. »

— Le chef socialiste a été tué? intervint Thomas, de la surprise dans la voix.

— Par Raoul Villain, précisa le garçon en se penchant sur l’article. Son patronyme devait le prédestiner à ce crime.

— Dommage pour lui, mais est-ce une perte pour l’humanité?

Le commerçant craignait fort quelques mouvements sociaux dont les noms se terminaient par un « isme » menaçant, de communisme à socialisme, en passant par syndicalisme. Jean Jaurès lui avait paru dangereusement efficace dans la diffusion de son utopie.

— Il souhaitait organiser des grèves afin d’empêcher les gouvernements de déclarer la guerre, précisa Édouard à l’intention de sa belle-mère… et au bénéfice des autres membres de sa famille. Paralyser l’économie lui paraissait une arme efficace. Les ouvriers, tant en France qu’en Allemagne, risquaient de se joindre au mouvement de protestation. Après tout, en règle générale, ce sont les travailleurs qui se font tuer dans les conflits, alors que des gens comme papa engrangent des profits supplémentaires.

Le commerçant chercha une pointe d’ironie dans la voix de son fils et s’inquiéta de ne pas la trouver. L’engouement du garçon pour le mouvement nationaliste représentait parfois un embarras. S’il affichait le même pour le socialisme, cela deviendrait vite une nuisance.

— Jaurès a été tué par un patriote? s’enquit-il en tendant le cou pour voir la page toujours dans les mains du jeune homme.

— Oui. Un individu si désireux de mourir en héros sur un champ de bataille qu’il a commencé par placer deux balles dans la nuque du seul homme susceptible d’empêcher la boucherie.

Élisabeth, un peu dégoûtée par le cours de la conversation, appuya sa serviette sur ses lèvres avant de ramener chacun au programme de la journée :

— Comme l’église Saint-Roch se trouve un peu loin…

Elle recula sa chaise. Édouard quitta sa place pour l’aider à se dégager de la table.

— Je compte sur vous trois, ce midi, précisa Thomas en se levant à son tour. Eugénie, tu viens aussi. Les employés doivent te voir le jour du pique-nique de la compagnie, de même qu’à la Saint-Jean et à la fête du Travail. Cela fait partie de tes obligations de fille du patron.

La jeune fille leva vers lui des yeux écarquillés, les sourcils levés, comme pour signifier : « Mais je n’ai rien dit. Pourquoi ne pas me laisser tranquille? » Ses réticences, exprimées des années plus tôt, à participer à ces représentations mettant en scène la merveilleuse famille du roi du commerce de détail lui valaient encore ce genre de remontrance.

— C’est d’autant plus important que tu seras la seule à pouvoir communier, ajouta Édouard, narquois. Tu n’as rien avalé ce matin.

— De mon côté, avec la journée devant nous, pas question de rester à jeun, se justifia le père.

— Sans compter que tu dîneras bien tard, se moqua son fils en lui adressant un clin d’œil. Tu préféreras ne pas goûter à la nourriture offerte si généreusement à tes employés de peur d’avoir des brûlures d’estomac.

La réponse paternelle à ce petit coup de griffe pouvait se révéler virulente. Le garçon choisit de s’esquiver en précisant:

— Je vais démarrer la voiture.

La corvée pouvait s’allonger jusque tard dans l’après-midi. Prévoyante, Eugénie se dirigea vers la salle d’eau. Laissé seul, le couple échangea un regard un peu lassé, puis l’homme murmura :

— Tout de même, après le Carillon-Sacré-Cœur, il ne songe pas à se promener dans les rues un drapeau rouge à la main?

— Il songe surtout aux longues années le séparant de la direction du magasin Picard, répliqua Élisabeth en plaçant une main sur la poitrine de son mari.

— Je ne vais pas mourir tout de suite pour lui faire de la place.

— J’espère bien que non. Après tout, je suis encore très jeune, moi. Trop jeune pour faire une veuve convenable.

Sur ces mots, pour éviter qu’une main envahissante ne vienne froisser sa robe à un endroit stratégique, elle se sauva en riant. Au moment de sortir de la salle à manger, elle se retourna, le temps de dire avec un clin d’œil :

— Et pas question de sieste cet après-midi. Tu auras tant à faire…

Son époux sourit en songeant à la longue soirée devant eux, mais ne put retenir ses mots :

— Foutu pique-nique.

* * *

Après une messe où l’abbé Émile Buteau chanta les louanges des généreux patrons catholiques procurant à des centaines de travailleurs les moyens d’assurer leur subsistance, les deux cents employés des entreprises Picard se retrouvèrent au parc Victoria afin de profiter du pique-nique annuel offert par le patron.

Au moment de consacrer l’endroit aux loisirs des classes laborieuses, le maire de Québec avait dû mener une guerre soutenue aux agriculteurs. Ceux-ci utilisaient la prairie de forme elliptique pour faire paître leurs vaches. La date de l’inauguration, tenue en grande pompe en 1897, l’année du jubilé de diamant de la gracieuse souveraine du Royaume-Uni et de ses colonies, justifiait le nom adopté. Depuis, une fois les bovins repoussés au nord de la rivière Saint-Charles, le parc Victoria offrait de grands arbres, des allées ombragées, un kiosque abritant un restaurant ainsi qu’une gloriette sous laquelle l’orchestre de la Garde Champlain distillait une musique de kermesse.

— Quand je suis venu ici pour la première fois, la rivière embaumait l’égout, se souvint Édouard à haute voix.

— On ne peut pas dire que la situation soit tellement meilleure, commenta Clémentine en riant.

Elle tenait le bout de ses doigts gantés sous son nez. Normalement, seuls les employés de Picard se trouvaient invités au pique-nique annuel. Autrement, avec les familles nombreuses des Canadiens français, le nombre des convives dépasserait le millier. Cette règle ne s’imposait toutefois pas au fils du patron. Puis personne ne vérifiait vraiment. De nombreux autres célibataires conviaient leur promise à un déjeuner sur l’herbe.

Tout naturellement, au retour de leur troisième balade en automobile, Édouard avait invité sa nouvelle « amie » à l’accompagner. Comme le curé de la paroisse hanterait les lieux tout l’après-midi et que de bons pères de famille figuraient parmi les personnes présentes, la jeune fille avait accepté. En réalité, un dîner en plein air se révélait bien peu compromettant, comparé à l’intimité d’une voiture automobile.

Le couple de jeunes gens se promenait bras dessus, bras dessous, sous les frondaisons. Clémentine portait une jolie robe de cotonnade toute simple, son chapeau de paille habituel et ses gants de dentelles. La modestie de sa mise laissait voir encore mieux sa silhouette mince et vive, tout comme les boucles blondes de ses cheveux portés assez courts. La nature lui avait donné ce qui manquaient à la plupart des élégantes de la Haute-Ville. Combien d’entre elles auraient troqué une robe de chez Holt Renfrew, Simons ou même ALFRED pour ses longues jambes, son ventre plat et ses seins menus et fermes?

Surtout, son charme jouait en sa faveur. Le rire facile de cette employée résonnait avec une régularité rassurante, vif et frais comme le bruit d’une clochette d’argent.

— Je vous assure, insista Édouard, l’odeur n’a plus rien de comparable. Plus aucun des égouts de la ville ne se déverse dans la rivière. À l’époque, c’était sept ou huit.

— Si vous le dites.

Des rires d’enfants leur parvinrent des buissons. Machinalement, le jeune homme se dirigea dans cette direction. À l’abri des feuillages, une demi-douzaine de garçons s’étaient débarrassés de leurs vêtements pour s’ébatte dans l’eau brunâtre. Certains gardaient de mauvais sous-vêtements taillés dans des poches de farine ou de sucre par des mères soucieuses de la moindre économie. Les autres ne portaient rien, sans doute à cause de mamans plus parcimonieuses encore.

— Les gars, cria Édouard, dans cette eau sale, vous allez perdre votre machin!

— Pourquoi tu dis cela? questionna l’un d’eux en lui jetant un regard curieux. Cela t’est arrivé? Ne crains rien, si je trouve un petit ver de terre, je te l’amènerai pour le remplacer.

Sur ces mots, le gamin se retourna afin de se tortiller le cul devant lui. Un autre cria à l’intention de la jeune fille :

— Chérie, laisse tomber cet idiot et sors avec moi. Je ferais un bien meilleur cavalier que lui!

Le jeune homme comprit que son sens de la répartie s’émousserait bien vite contre le leur. Aussi retraita-t-il pour regagner l’allée ombragée.

— Je m’excuse, fit-il. Les gamins de la Basse-Ville ont la langue bien déliée. Puis, vous montrer son… Quelle vulgarité!

— Oh! Mais vous étiez le seul destinataire de ses largesses… Je comprends qu’au Petit Séminaire vous ne parliez et n’agissiez pas comme cela.

L’ironie dans la voix de Clémentine le blessa un peu. À son contact, il mesurait une nouvelle fois que son seul mérite, dans la vie, serait d’être le fils de son père, élevé dans une atmosphère ouatée. Elle ajouta :

— Quant au spectacle, vous savez, il y a aussi des rivières et des garçons à Saint-Michel-de-Bellechasse.

Édouard s’immobilisa pour la regarder dans les yeux et prononcer à voix basse :

— Vous voulez dire que vous aussi…?

— Cessez de dire des sottises.

Toutefois, le rouge sur ses joues convainquit son compagnon que les ébats dans l’eau vive ne lui étaient pas inconnus. Cette pensée lui procura une érection immédiate. Il recommença à marcher avec l’espoir que les yeux de Clémentine ne parcourraient pas son corps. « De toute façon, les femmes ne regardent jamais là », se dit-il pour se rassurer.

— Nous allons regagner la fête. Je regrette de vous demander de m’attendre un long moment, mais si je n’effectue pas un petit travail, le paternel va me déshériter.

L’idée d’un beau jour d’été et de l’eau froide d’une rivière sur deux corps nus lui paraissait tout à fait délicieuse.

* * *

Organiser un pique-nique voulait dire servir des repas. Thomas Picard avait recruté les services d’un restaurateur de foire champêtre pour préparer de grandes marmites de pot-au-feu. La vaisselle, fabriquée très simplement avec des tôles embossées, passait d’un employeur à l’autre pendant la belle saison.

Plutôt que de se planter debout pour serrer des mains, Élisabeth avait proposé quelques années plus tôt de servir la nourriture. En conséquence, son époux, sa belle-fille, Fulgence Létourneau et sa femme Thérèse portaient de longs tabliers afin d’épargner à leurs vêtements des taches de gras.

— Je me demande où se trouve ton garnement, murmura l’épouse du marchand avant de tendre une assiette à un vendeur du rayon des articles pour fumeurs.

Elle enchaîna à haute voix pour ce dernier :

— N’hésitez pas à revenir, si vous voulez. Bonne journée. L’homme, maigre comme un tuberculeux, la remercia avec un sourire découvrant quelques chicots. L’invitation à venir à nouveau chercher des vivres allaient invariablement aux malingres et aux obèses. Dans son esprit, les autres ne méritaient qu’un service.

— Le voilà enfin! souffla le père entre deux convives.

— Cette jeune fille?

— Une employée de la Quebec Light… Il l’a vue quelques fois, depuis nos vacances.

Les conversations menées tout en remplissant et en tendant des assiettes se révélaient longues et un peu décousues. Deux employées plus tard, l’épouse murmura à son mari, alors que le jeune homme endossait enfin son tablier de toile :

— Elle paraît très jolie… adorable, en fait. Cela peut conduire quelque part?

Arrivée dans cette famille bourgeoise de façon inattendue, Élisabeth ne doutait pas que d’autres puissent effectuer la même trajectoire. Eugénie, quant à elle, souffrait de voir cette concurrence… surtout si l’oiselle plaisait à sa belle-mère. Elle tendit une assiette en articulant un « bon appétit » sans conviction, puis prononça à l’intention de son frère :

— Tu joues au Pygmalion avec les pauvresses, maintenant?

— Nous ne pouvons pas tous nous rabattre sur une personne autrefois jugée indigne d’affection afin d’assurer la sécurité de nos vieux jours.

— Assez vous deux! gronda Thomas dans sa moustache. Édouard, tu devrais être là depuis une demi-heure. La moitié des repas a déjà été servie.

Le jeune homme se planta devant une immense marmite, un amoncellement d’assiettes de fer blanc à peu près propres à portée de la main. Fulgence Létourneau écoutait sans en avoir l’air. Il éprouvait un certain soulagement à voir les grands de ce monde partager avec lui des relations familiales parfois orageuses. Sa présence sur les lieux, lors du pique-nique annuel, allait de soi. La moitié du personnel des entreprises Picard travaillait dans les ateliers placés sous sa direction. Et si Élisabeth se trouvait là, Thérèse devait y être aussi.

En voyant arriver la conjointe de grand format de son employé, l’inquiétude s’était emparée de Thomas : mettre l’enfant en présence d’Eugénie lui paraissait de la dernière imprudence. Heureusement, il s’aperçut bien vite que Jacques ne les accompagnait pas et apprit qu’une parente s’occupait de lui pour la journée. Mentalement, il prit la résolution de ne plus jamais convier Eugénie à une activité où les Létourneau manifesteraient leur présence.

Une heure plus tard, les marmites presque vides, les malingres et les obèses rassasiés, Édouard prit sa voix la plus docile pour demander :

— Je peux y aller, maintenant?

Durant quelques secondes, le commerçant pensa exiger sa présence à ses côtés pour faire le tour des petits groupes d’employés dispersés dans le grand parc. Certains demeuraient étendus dans l’herbe, les hommes tenant à la main des bouteilles de bière rafraîchies dans le cours de la rivière Saint-Charles, et les femmes une limonade achetée au kiosque. Les plus courageux semblaient résolus à s’affronter dans des parties de fer enlevantes, malgré la canicule.

La vue de la jeune blonde restée un peu à l’écart à s’ennuyer ferme, l’épaule appuyée contre un arbre, adoucit considérablement l’humeur paternelle.

— C’est bon, va la rejoindre.

Le jeune homme déguerpit sans demander son reste… pour voir sa belle-mère accrocher son bras au sien après trois pas à peine.

— Tu vas me la présenter.

— Voyons, maman…

Elle pinça son bras doucement et rétorqua :

— Tut, tut. Ne commence pas maintenant à me faire des cachotteries, après nos dix-huit ans de fréquentation quotidienne. Tu tiens à elle?

— Elle est gentille.

— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé.

— Je ne sais pas. Honnêtement. Mais elle est gentille.

— Aussi gentille que moi quand je suis arrivée chez ton père?

Le jeune homme ralentit le pas et jeta un regard incertain vers Élisabeth. Celle-ci eut un sourire contraint et poursuivit à mi-voix, alors qu’ils approchaient de la jeune fille :

— Car elle se trouve un peu dans la même situation face à toi que moi face à Thomas, n’est-ce pas…

Puis, après une pause, elle ajouta dans un souffle :

— Gentille et très jolie…

Un instant plus tard, troublé, Édouard prononçait en rougissant :

— Maman, je te présente Clémentine LeBlanc… Clémentine, maman.

Elle tendit une main timide. Son cou offrait une teinte cramoisie. Elle articula alors d’une voix chevrotante :

— Madame.

— Bonjour, Clémentine, je suis heureuse de vous connaître.

Sa curiosité satisfaite et ses recommandations communiquées à mots couverts, Élisabeth ne savait comment enchaîner. Aussi conclut-elle en les englobant dans un seul regard :

— Je vous souhaite un bel après-midi.

— … Madame.

Édouard offrit son bras à sa compagne. Le parc Victoria prenait la forme d’une énorme goutte de suif allongée, délimitée par les méandres boueux de la rivière Saint-Charles. En parallèle, la Pointe-aux-Lièvres affectait la même forme, inversée toutefois. Les ateliers Picard s’y trouvaient depuis leur fondation. Des bâtisses de brique remplaçaient cependant celles des débuts, faites de planches mal ajustées.

Tous les employés masculins des entreprises Picard avaient reçu deux billets afin d’assister à la partie de baseball dominicale des Rock City, l’équipe commanditée par les propriétaires de l’usine de cigarettes de la paroisse Saint-Roch. Le stade demeurait d’une envergure modeste, une construction en forme de « V ». Les estrades suivaient les lignes supérieures du losange. Après avoir conduit la jeune fille jusqu’à un siège situé dans la seconde rangée, juste derrière le receveur, Édouard déclara :

— Tout à l’heure, je regrette de ne pas vous avoir apporté de quoi manger, mais la viande devenue froide gisait dans de la graisse figée. Je vais aller nous chercher deux hot dogs.

— Ce n’est pas nécessaire…

— Je n’ai pas mangé non plus, et dans mon cas, c’est nécessaire.

Quand, un peu plus tard, Clémentine achevait de mastiquer la saucisse fourrée dans un pain, elle confia :

— Votre mère est très jeune… et très belle.

— En réalité, c’est ma belle-mère, la seconde épouse de mon père. Elle est presque aussi jolie que vous.

La jeune femme rougit jusqu’aux oreilles et s’intéressa vivement aux déplacements des joueurs des deux équipes sur le grand losange s’étalant sous ses yeux. Édouard lui tendit sa bouteille de bière.

— Vous en voulez un peu?

— … Cela ne se fait pas.

— Je vous assure, je n’en ai pas bu encore.

Elle craignait plus les rots intempestifs que les germes présents dans la bouche de son compagnon, mais ces saucisses enduites de moutarde se révélaient terriblement salées. Une gorgée plus tard, elle rendait la bouteille alors que son compagnon décidait d’évoquer ses souvenirs :

— J’ai vu de mes yeux les Bloomers Girls battre ces gars-là.

Devant le regard chargé d’incompréhension de sa voisine, il jugea utile de préciser :

— C’était une équipe de femmes!

— Vous savez, pour travailler à la Quebec Light, mieux vaut savoir quelques mots d’anglais. Girls figure parmi ceux que je connais. L’événement ne me paraît simplement pas mériter un pareil enthousiasme.

— … Le baseball est comme l’affrontement stylisé de deux armées.

Un rire en cascade retentit à ses côtés. Pour retrouver sa contenance, Clémentine lui reprit la bouteille des mains, s’efforçant de ne pas pouffer dans le goulot en buvant.

— Vous n’avez aucune idée de ce que vous allez voir?

— Des hommes avec de drôles de costumes qui poursuivent une balle.

— Pauvre petite. Je dois recommencer votre éducation à zéro.

* * *

Une fois n’étant pas coutume, quand Fernand Dupire frappa contre l’huis du domicile de la rue Scott, Édouard vint ouvrir lui-même, après l’avoir fait longuement attendre.

— Sans vouloir te vexer, je m’attendais à un visage plus amène, ironisa le visiteur en lui tendant la main. La domesticité se révolte contre les Picard?

— Si j’ai bien compris, Eugénie a réquisitionné la bonne pour l’aider à revêtir sa plus belle toilette. Tu es la cause de ce branle-bas vestimentaire?

— Je l’ai invitée à souper, mais je n’ai formulé aucune exigence particulière quant à la tenue.

Le notaire s’était pourtant mis en frais, lui aussi. Son costume de lin d’un gris très pâle et son panama lui donnaient l’air d’un Anglais en vacances.

Édouard retint ses commentaires narquois, tout à l’excitation de ses dernières lectures.

— Passe un moment dans la bibliothèque. Nous serons en guerre demain.

La grande pièce lambrissée de noyer donnait sur la rue. Dédaignant le bureau placé près de la fenêtre en baie, les jeunes hommes gagnèrent les fauteuils recouverts de cuir répartis de part et d’autre de la cheminée. Édouard tendit la copie du matin de La Patrie à son ami. Un grand titre s’étalait sur toute la largeur de la première page : « Albion toujours fidèle ».

— Je sais, les titres du Soleil, tout comme ceux de L’Événement, disaient la même chose.

— L’Allemagne menace de s’emparer de la Belgique si le gouvernement de ce pays ne laisse pas le libre passage à ses armées en route vers la France.

— Et le Royaume-Uni entend respecter ses ententes avec ce petit pays, de même que celles qui le lient à la Russie et à la France. Dans ce dernier cas, cela va de soit : voilà dix ans que l’on nous rebat les oreilles avec l’Entente cordiale. Je sais tout cela. L’ultimatum de l’empereur Guillaume se termine ce soir.

Fernand Dupire lisait les mêmes journaux que son ami, et il en tirait les mêmes conclusions. Selon toute probabilité, tous deux s’éveilleraient le lendemain dans un pays en guerre. Simple colonie, le Canada se trouverait engagé sans avoir à donner son avis. La métropole déciderait pour lui.

— Ton gouvernement va nous engager là-dedans jusqu’au cou, précisa Édouard.

L’article possessif se trouvait d’autant plus justifié que le fils du commerçant, encore trop jeune, n’avait pas participé au suffrage de 1911, et Fernand, si. De nombreux jeunes Canadiens français membres du mouvement nationaliste favorisaient alors les candidats de l’équipe d’Henri Bourassa, avec l’espoir de lui donner la « balance du pouvoir ». Le résultat se révélait catastrophique : trop peu nombreux, les trois députés élus sous cette bannière ne suffisaient pas à exercer la moindre influence.

— Ta seule réussite a été de chasser Wilfrid Laurier du pouvoir, continua Édouard. Maintenant, nous nous retrouvons en guerre et les impérialistes maîtrisent Robert Borden comme une simple marionnette.

— Me faire la morale de cette façon te va bien. Pourtant, tu as été sur toutes les tribunes avec Armand Lavergne pour faire mousser les quelques candidatures nationalistes, avec, le plus souvent, pour seul résultat de faire passer un conservateur en divisant le vote. De nous deux, la personne la plus entichée de Bourassa et de ses deux caniches, Asselin et ton maître à penser, ce fut toi. Le bellâtre de Montmagny se montre-t-il toujours aussi dépité? Dire que cet idiot a cru un moment devenir le lieutenant Canadien français de Borden, la réincarnation de George-Étienne Cartier ou, plus modestement, de Joseph-Adolphe Chapleau.

Armand Lavergne, député à l’Assemblée provinciale depuis 1908, s’était imaginé pendant quelques heures membre du cabinet fédéral et chef politique. Très vite cependant, l’homme avait réalisé que sa réputation de vulgaire agitateur, plus soucieux de l’effet produit, du bon mot, que de la sincérité ou de la profondeur des idées, empêcherait quiconque de lui faire confiance. Si Édouard demeurait toujours dans son sillage, cela tenait seulement à la couleur du personnage, pas à ses convictions.

— Il demeure que nous en sommes à un point critique : les impérialistes tiennent Borden par les couilles. Nous risquons de servir de chair à canon sur les champs de bataille européens, insista le jeune homme, d’un ton cependant plus tempéré. Avec un premier ministre de la trempe de Wilfrid Laurier, les admirateurs de l’Empire seraient mieux muselés.

— Ton père tenait exactement ce discours, en 1911. Pourquoi ne pas avoir joint tes forces aux siennes, alors?

Que répondre à cela? Thomas Picard montrait certainement une plus grande sagesse politique que son fils. Des pas dans le couloir évitèrent à celui-ci d’argumenter. La jeune femme de la maison apparut dans l’embrasure de la porte.

— Mademoiselle… Eugénie, se reprit Fernand en se levant précipitamment de son siège pour venir à sa rencontre.

Puis il demeura devant elle, l’allure empruntée. Se serrer la main ne convenait plus guère à la nature de leur relation, mais la bise sur la joue demeurait toutefois trop intime pour des personnes dont les fréquentations dataient de quelques semaines à peine. En réalité, pareille marque d’affection ferait sourciller si elle s’exprimait avant leurs fiançailles… si toutefois on en venait un jour à cette éventualité.

— Je m’excuse de vous avoir fait attendre, Fernand. Aucun homme ne peut soupçonner combien de petits boutons recèle la tenue d’une femme. Enfin, je veux dire, aucun célibataire.

— … L’attente en valait la peine. Vous êtes ravissante.

Mérité, le compliment mit le rose aux joues de la jeune femme. Sa robe de satin d’un bleu pervenche soulignait admirablement la couleur de ses yeux. Elle descendait en un fuseau assez étroit jusqu’aux chevilles fines. La corolle laissait voir le bout pointu de ses bottines noires. Une veste du même tissu et de la même teinte que la robe donnait une certaine chasteté à sa silhouette, que l’on devinait délicieusement fine. Les cheveux blonds, frisés, se trouvaient ramassés sur sa nuque afin de dégager son cou et ses oreilles. Un grand chapeau de paille orné de quelques petites fleurs bleues ajoutait au charme de l’ensemble.

— Mais monsieur Dupire, vous n’êtes pas mal non plus.

L’homme rougit comme une adolescente recevant son premier compliment. En même temps, une partie de lui-même cherchait une pointe d’ironie, de dérision peut-être, dans la voix. Trop longtemps attendues, ces paroles le rendaient sceptique, méfiant même.

— Nous y allons? demanda-t-elle après une pause.

— … Oui, bien sûr.

Le notaire se retourna vers son ami demeuré bien calé dans son fauteuil, un petit sourire narquois sur les lèvres depuis l’arrivée de sa sœur, afin de prononcer :

— Aujourd’hui, je suis prêt à te concéder que les intérêts de la province de Québec seraient sans doute mieux servis avec le vieux Wilfrid Laurier à la tête du pays. Mais cela, aucun de nous ne l’avait compris en 1911… et si je puis me permettre, toi moins que moi. Sur ce, bonsoir.

— … Tu as peut-être raison. Je vous souhaite une bonne soirée.

Eugénie fit mine de sortir après avoir incliné la tête en guise de salut, puis elle s’arrêta pour s’enquérir :

— Tu comptes aller à la Basse-Ville ce soir?

— … Je ne sais pas. Peut-être. Là ou ailleurs…

Cette fois, elle quitta les lieux, son chevalier servant sur les talons. Dans le vestibule, elle se retourna à demi pour demander à son compagnon :

— Aujourd’hui, vous croyez que mon ombrelle s’avère nécessaire?

— À cette heure, avec ce chapeau et ces gants, le beau soleil ne vous menacera pas vraiment.

— Je vous soupçonne d’aimer les peaux hâlées. Auriez-vous une inclination pour les beautés exotiques?

Fernand rougit violemment, ressentant sur-le-champ un vif sentiment de culpabilité pour son intérêt pour les films et les photographies montrant les peuples les plus étranges de l’Empire britannique. Sa passion ethnographique lui permettait de conclure que les tons de peau les plus foncés autorisaient des vêtements parfois bien succincts, et les plus pâles exigeaient de se boutonner jusqu’au milieu du cou.

Incapable de trouver une réponse adéquate à la remarque de sa compagne, il demanda plutôt :

— Vous ne préférez pas que j’appelle un taxi?

— Pour nous rendre au Château Frontenac? Voyons, c’est à quelques minutes à peine. Au retour peut-être, quoique marcher un peu après un bon repas soit sans doute tout indiqué.

Les couples de leur âge discutaient de leur digestion avec impudeur. De telles évocations auraient été déplacées chez les personnes de dix-huit ans. Quand ils se trouvèrent dans l’allée conduisant au trottoir, Fernand remit son panama, offrit son bras à sa compagne, accueillit la main gantée au pli de son coude d’une petite pression de ses doigts.

Ils gagnèrent la Grande Allée en silence. Lorsqu’ils passèrent devant l’Assemblée législative, le notaire ne put renoncer à satisfaire sa curiosité.

— Que vouliez-vous dire tout à l’heure? Édouard doit se rendre au magasin un mardi soir?

— Il ne vous a pas fait de confidences?

— Vous savez, je vous vois beaucoup plus souvent que je ne le rencontre, lui.

Eugénie afficha une petite moue dédaigneuse en songeant à ce revirement de situation, puis expliqua :

— Depuis quelque temps, mon frère paraît entiché d’une belle du faubourg Saint-Roch.

— … Vous croyez que c’est sérieux?

— Au cours des cinq dernières années, cet éternel gamin s’est montré intéressé par toutes les jeunes filles de la Haute-Ville… la plupart du temps pendant quelques jours à peine. Je suppose que pour satisfaire sa soif d’être admiré par le plus grand nombre possible, il doit explorer sans cesse de nouveaux territoires. Le croyez-vous capable d’être sérieux à propos de quoi que ce soit?

Un bref instant, Fernand envisagea de répondre par l’affirmative en pensant au mouvement nationaliste. Toutefois, dans ce domaine aussi, son ami paraissait surtout chercher à se faire remarquer.

— Tôt au tard, il devra bien se ranger, jugea-t-il. Espérons juste qu’il ne commettra pas d’ici là une sottise susceptible de compromettre son avenir.

— Mais croyez-vous qu’un homme puisse commettre une sottise portant vraiment à conséquence, dans ce domaine-là? Il n’a qu’à se sauver à toutes jambes.

En disant ces mots, Eugénie s’arrêta de marcher pour lever les yeux vers son compagnon. La couleur de sa robe semblait déteindre dans ses iris.

— C’est vrai, certains jeunes gens posent impunément des gestes condamnables, consentit-il en rougissant.

Lui-même n’oserait jamais se compromettre ni compromettre quelqu’un de cette façon. Au moins, le comprenait-elle? Dans l’affirmative, cela le rendait-il plus estimable à ses yeux? Il n’osa le lui demander.

— Les femmes, de leur côté, s’exposent à un jugement sévère à la plus légère imprudence.

Sur cette conclusion, elle se remit en route, songeuse. Pour rompre le silence devenu trop lourd, Fernand convint encore :

— Vous avez raison, j’en ai peur.

Doucement, il pressa de la main droite les doigts maintenant crispés dans le pli de son bras gauche.

* * *

Pendant tout le souper, les membres de la famille Picard demeurèrent étrangement silencieux, perdus dans leurs pensées. Même les facéties d’Édouard tombaient à plat. En conséquence, le garçon renonça bien vite à tenter d’égayer ses proches. Eugénie, de son côté, semblait recluse en elle-même. Son père la regarda jouer avec sa nourriture, les yeux abîmés dans la contemplation de la fenêtre en face d’elle. Si elle ne recommençait pas bientôt à s’alimenter un peu mieux, il lui faudrait inviter le docteur Caron à une visite à domicile.

À huit heures, le couple se trouvait dans la bibliothèque. Thomas se versa un double cognac et interrogea son épouse du regard.

— La même chose, en bien moins grande quantité, précisa-t-elle.

Durant des jours comme celui-là, le sherry ne suffisait pas à ramener un peu de sérénité dans son esprit. Un alcool plus fort l’anesthésierait peut-être.

À la seconde où l’homme se cala dans le fauteuil placé de l’autre côté de la cheminée, elle risqua :

— Maintenant, le sort en est jeté?

L’espoir s’exprimait par une vague interrogation dans son ton. L’homme prit La Patrie placée sur un guéridon, à portée de main, lui montra à nouveau les drapeaux du Royaume-Uni et de la France croisés sur la première page, puis commença à lire :

Londres. Le ministère des Affaires étrangères a publié le bulletin suivant : « À la suite du rejet sommaire par le gouvernement allemand de la requête faite par le gouvernement de Sa Majesté à l’effet de faire respecter la neutralité de la Belgique, l’ambassadeur de Sa Majesté à Berlin a reçu son passeport et le gouvernement de Sa Majesté a déclaré au gouvernement de l’Allemagne que l’état de guerre existait entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne depuis onze heures p.m., le 4 août.

Un silence très lourd suivit cette lecture. Thomas gardait sa tête penchée vers la grande feuille de papier, comme s’il cherchait à mémoriser le texte de la dépêche.

— Mais cela concerne la Grande-Bretagne. De ce côté-ci de l’Atlantique…

— Voyons, tu sais bien que c’est faux.

— C’est si loin…

L’homme choisit de plier le journal en deux afin d’approcher de ses yeux le bas de la première colonne :

Message royal. Ottawa, 5 — Le message suivant de Sa Majesté le roi a été reçu par le gouverneur général :

« Je désire exprimer à mon peuple des Dominions, au-delà des mers, toute mon appréciation et toute la fierté que j’ai ressentie en reçu des sentiments qui m’ont été exprimés par leur gouvernement pendant ces derniers jours. Leur offre spontanée de nous aider dans la plus grande mesure m’ont rappelé les sacrifices généreux qu’ils ont déjà faits en faveur de la mère patrie.

J’aurai plus de courage pour porter la lourde responsabilité qui m’est imposée en sachant que dans ce temps d’épreuve mon Empire est uni, calme, résolu, confiant dans la Providence.

George R. L. »

Après un bref silence, Thomas reprit :

— Tu vois, le prince un peu sot dont tu as attiré le regard par ta beauté, en 1908, nous dit qu’il compte sur nous. Et en réalité, toutes ces belles festivités du tricentenaire ne visaient que ceci : rallier les troupes pour l’hécatombe prochaine.

Élisabeth acquiesça de la tête, avala une trop grande gorgée de cognac, toussota alors que des larmes lui montaient aux yeux.

— Les Canadiens participeront donc, admit-elle.

— Le premier ministre Borden a déjà évoqué l’envoi d’un contingent de vingt-cinq mille hommes cet automne.

— Tu crois qu’Édouard…?

Ces quelques mots résumaient l’essentiel des craintes étreignant son cœur au cours des dernières semaines. Bien sûr, tous ces milliers de jeunes hommes en uniforme risquant la mort pour des motifs nébuleux l’attendrissaient. Mais la menace de voir un seul d’entre eux, son beau-fils, en uniforme kaki lui faisait oublier tous les autres.

— Voyons, le Royaume-Uni n’a aucune tradition de conscription, contrairement à la France. Seul les volontaires iront au combat, et d’après les journaux, ceux-ci sont déjà trop nombreux.

La métropole maintenait sa domination sur un vaste empire avec une armée et une marine à l’effectif étonnamment modeste, tous des professionnels ayant choisi le métier des armes. Rien de commun avec les millions de jeunes gens conscrits par les États de l’Europe continentale.

— Il est tellement fantasque, continua la jeune femme dans un murmure… Tu ne crains pas…

— Qu’il s’enrôle? Depuis des années que nous l’entendons chanter les louanges de Bourassa et fustiger les impérialistes…

Thomas marqua une pause. Un doute se dessina sur son visage, puis il conclut :

— Et puis, s’il n’a pas d’autre motif, nous pouvons sans doute compter sur cette beauté blonde de la Basse-Ville pour lui garder une once de raison.

Ce dernier argument ne satisfit pas tout à fait Élisabeth. Elle avala le reste de sa boisson d’un coup, toussa encore, puis chercha désespérément à penser à autre chose.

— Malgré le ralentissement économique des derniers mois, comment se déroule la saison?

Thomas apprécia l’effort de sa compagne et entreprit de lui expliquer qu’au fond, les choses allaient plutôt bien, y compris dans le rayon des meubles.