14

Dans l’esprit des chrétiens, novembre s’imposait comme le mois des morts. La tenue d’un mariage au moment où les arbres jetaient leurs grands bras nus vers le ciel, comme une imploration désespérée, paraissait incongrue. Au point où Édouard, un verre de champagne à la main, demanda à un invité debout près de lui :

— Finalement, notre ami Égide a devancé ses projets de plusieurs mois.

— Les fiancés paraissent pris d’une passion nouvelle depuis quelque temps. Cela les amène à convoler sous un ciel gris, les semelles engluées de boue.

— De mauvaises langues prétendent que la passion a peu à faire dans un empressement de ce genre… et les nouvelles du front, beaucoup.

L’autre contempla son verre avant de poursuivre.

— Même si cela était vrai, ne crois-tu pas que répéter ces propos pourrait blesser Hermance?

Le jeune Paquet, que des proches – du moins les membres de sa famille – aimaient considérer comme une étoile montante du barreau québécois, tenait à protéger la sensibilité de sa sœur aînée. Le mariage s’avérait d’ailleurs tardif, pas hâtif. Coiffée de la Sainte-Catherine, l’épousée saisissait plutôt au vol une occasion devenue inespérée.

— Tu as raison, convint Édouard avec son meilleur sourire. Regarde combien elle semble heureuse.

Ces paroles ramenèrent son vieil ami du cours classique à sa bonne humeur coutumière. Sa sœur, une grande femme vêtue pour l’occasion d’un fourreau de satin pervenche, tournait élégamment au milieu de la salle de bal du Château Frontenac. Un petit homme noir de poil, moins grand que sa compagne de quelques pouces, l’entraînait dans une valse.

— Je leur souhaite bien du bonheur, murmura Paquet, la voix toutefois marquée d’un doute.

Après un silence, il se tourna vers son camarade en disant:

— C’est gentil à toi d’avoir accepté de servir de cavalier à ma cadette. Comme elle vient tout juste de sortir du pensionnat…

— Ne crains rien, la chose ne me demande pas un effort surhumain. Puis, les amis servent aussi à cela.

La remarque les fit rire tous les deux. Machinalement, leurs yeux se portèrent sur un trio de jeunes filles âgées tout juste de dix-huit ans, toutes sorties du monastère des ursulines l’été précédent. La plus jolie, prénommée Évelyne, narrait une histoire un peu osée à ses compagnes. Le récit s’entrecoupait de rires nerveux, les autres gloussant derrière une main gantée.

— Tout de même, elle aurait paru ridicule, toute seule, plusieurs mois après ses débuts.

Après une réception champêtre donnée fin juin afin de montrer cette charmante jeune personne aux célibataires en âge de chercher une compagne, les visites dans le salon paternel ne s’étaient pas succédé au rythme prévu. Les rumeurs venues d’Ottawa concernant l’enrôlement obligatoire paraissaient éloigner certains candidats des jouvencelles, tout en les rapprochant des personnes un peu plus vieilles. Peut-être les premières exigeaient-elles de plus longues fréquentations avant de se laisser conduire à l’autel, alors que les secondes se montraient vite disposées à le faire.

— Mais comme je me suis dévoué, il convient maintenant de m’exécuter. Ta charmante petite sœur ne se trouve certainement pas ici pour discuter avec ces collégiennes.

Édouard profita du passage d’un serveur pour déposer son verre vide sur un plateau. Il se dirigea ensuite vers le trio féminin en replaçant une mèche de ses cheveux.

— Mesdemoiselles, commença-t-il en les englobant dans son regard, je suis désolé de vous interrompre.

Puis, les yeux fixés sur l’élue, il continua :

— Évelyne, me ferez-vous le plaisir de m’accorder cette danse?

Les nouveaux mariés ayant eu le privilège de se produire les premiers, de nombreux couples envahissaient maintenant le parquet. Un peu rougissante, la jeune Paquet posa sa petite main dans celle, grande et forte, de son cavalier. Les deux autres la regardèrent s’éloigner avec envie, puis gloussèrent à nouveau avec un synchronisme parfait.

Le jeune homme s’arrêta à la périphérie de la piste de danse, posa une main sur la taille de sa partenaire et tint les doigts fins avec l’autre. Son regard, puis une légère inclinaison de la tête, indiquèrent le moment où s’élancer parmi les autres couples. Vue d’en haut, les corolles des robes ressemblaient à autant de rouages d’un mécanisme délicat.

Après une douzaine de rotations, Évelyne Paquet commençait tout juste à se trouver confortable dans cette situation nouvelle. Ce sentiment ne dura pas.

— Vous êtes particulièrement jolie aujourd’hui, Mademoiselle.

Les mots s’accompagnèrent d’un regard plongeant sur la naissance des épaules découvertes et l’échancrure du corsage. Le tout demeurait à la fois bien pudique et fort inspirant. La peau paraissait douce, presque translucide. Édouard voyait les veines, de petites rivières d’un bleu très pâle, sur la naissance de la poitrine.

— … Je vous remercie.

L’hésitation, le tremblement dans la voix, trahissaient une émotion délicieuse.

— De plus, cette robe vous va à ravir.

Elle ne pouvait répéter encore « merci » sans avoir l’air d’une sotte. Un battement de cils exprima son émotion. Ses cheveux châtains, relevés dans une construction complexe, dégageaient des oreilles petites et bien ourlées, un cou très fin. Les yeux gris, grands et limpides, montraient son plaisir trouble de se trouver ainsi entre les bras d’un bel homme.

La pièce musicale s’égrena trop vite au goût d’Édouard. Il céda sa place à un interne un peu empâté. À titre d’ami de la famille, il valsa avec l’épousée, la trouva tout à sa joie de régler son avenir au prix d’un « oui » prononcé devant monsieur le curé. Pendant ce temps, le jeune homme gardait un œil sur la demoiselle. La grâce innocente de l’ingénue le troublait plus que de raison. Une oiselle candide, un peu gauche, tout à fait charmante. Deux pièces musicales plus tard, il la retrouva.

— Vous venez tout juste de quitter le pensionnat, je crois.

La remarque s’avérait de pure forme : à titre de célibataire « éligible », Édouard se trouvait à la réception champêtre donnée plus de quatre mois plus tôt. Il se présentait avec une certaine régularité chez les Paquet afin de rencontrer le frère aîné, un partenaire régulier de tennis. Il prononçait simplement les mots convenus, souvent répétés au cours des dernières années, durant les rencontres entre jeunes gens de la Haute-Ville.

— … Oui. J’ai terminé le cours d’études.

Autrement dit, la demoiselle n’était pas trop niaise pour étudier, et son père avait les moyens de la laisser dans un couvent jusqu’à l’âge du mariage.

— Je me souviens de vous avoir remarquée il y a quelques années, une charmante petite fille coiffée avec des tresses, vêtue de la jupe à carreaux de rigueur chez les ursulines.

Évelyne se rappela surtout de son propre intérêt pour le grand jeune homme si beau, si drôle.

— Vous avez grandi depuis… pour devenir une bien jolie femme.

Elle rougit. Au moment d’évoquer sa maturité, les yeux de son partenaire semblaient voyager de nouveau en direction de son corsage. Sottement, elle balbutia :

— Je viens d’avoir dix-huit ans.

À ce moment de leur vie, de nombreuses jeunes femmes portaient déjà une alliance. Plusieurs, parmi les autres, connaissaient la date de leurs fiançailles, ou alors, l’heureux événement avait déjà eu lieu.

— Ah! L’âge le plus tendre.

Le sourire entendu de son compagnon la troubla encore plus que les mots. Les dernières notes de musique s’éteignirent. Des couples quittèrent la piste de danse, d’autres vinrent les remplacer.

— Vous aimeriez une coupe de champagne?

Elle commença par vouloir refuser, craignant de commettre un impair en acceptant un second verre. À la réflexion, ses dix-huit ans lui parurent l’y autoriser. Elle acquiesça finalement de la tête et posa la main sur l’avant-bras d’Édouard afin de se diriger vers un alignement de tables derrière lequel des serveurs répondaient aux désirs des invités. Son verre à la main, elle remarqua à haute voix :

— Si MgrBégin réussit à obtenir la tenue d’une consultation populaire au sujet de la prohibition, il ne sera plus possible de servir du vin lors des mariages.

Tout de suite, la jeune fille regretta ses paroles. Elle venait de donner l’impression de s’intéresser à l’accessibilité des alcools… Édouard renchérit :

— Notre digne prélat n’osera pas aller aussi loin. Vous vous souvenez des noces de Cana. Même Jésus se souciait de procurer du vin lors d’événements de ce genre.

La référence au Nouveau Testament devait rassurer sa compagne.

— Vous avez raison, se réjouit celle-ci.

— Bien sûr, je ne prétends pas percer les secrets de l’archevêché. Toutefois, je pense que le cardinal sera heureux de l’interdiction de la vente des alcools forts, comme le gin, le whisky ou le cognac. Nous continuerons de boire du vin lors des épousailles, et les ouvriers de la bière à la taverne du coin.

Comme si elle venait de recevoir la permission, Évelyne trempa ses lèvres dans sa coupe.

— Accepteriez-vous de marcher un peu dans les couloirs? Cette salle devient inconfortable.

Elle donna son assentiment d’un signe de tête et posa de nouveau sa main sur le pli du coude de son cavalier. Les couloirs de l’hôtel se révélaient plus frais. Ils se débarrassèrent des verres vides sur une console, puis marchèrent jusque dans le hall d’entrée. Après de longues minutes d’un silence un peu lourd, la jeune femme fit mine de se retourner.

— Nous devrions revenir vers la salle de bal.

Elle n’osa pas ajouter « Mes parents vont s’inquiéter » tellement cela aurait paru puéril. Édouard paraissait songeur. Après une hésitation, il prononça :

— Mademoiselle Paquet, m’autorisez-vous à demander à votre père la permission de vous rendre visite?

Elle demeura un moment interdite, puis répondit finalement :

— Vous venez déjà à la maison.

— Pour voir votre frère. M’autorisez-vous à vous visiter… si votre père accepte, évidemment?

À la fin, elle comprit, baissa les yeux vers le plancher, puis bredouilla :

— Bien sûr, vous le pouvez.

* * *

— J’ai peur qu’il vous arrive quelque chose, déclara Marie.

Ses deux enfants se tenaient devant elle, leur manteau boutonné jusqu’au cou.

— De plus en plus souvent, continua-t-elle, ce genre de ralliement conduit à des batailles rangées.

— Voyons, la raisonna Mathieu, toutes les forces policières seront là. Les premiers ministres du Québec et du Canada se trouveront sur place. Ce soir, l’Auditorium de Québec sera plus sécuritaire que notre appartement.

Si la mère s’inquiétait, elle parvenait à ne pas interdire. Même pas à sa fille, haute de cinq pieds et très peu de pouces et dépassant à peine les cent livres. La présence du grand frère à ses côtés, avec ses six pieds, suffirait à lui éviter les mauvais coups, espérait-elle. La situation avait bien changé depuis 1908, alors qu’elle lui servait de protectrice.

— Soyez prudents, capitula-t-elle enfin.

— Promis, maman, déclara Thalie en lui faisant la bise.

Encore une fois, l’écolière se trouverait au milieu d’une assemblée d’hommes, l’une des rares représentantes de son sexe, pour entendre parler de la participation à la guerre. Quelques minutes suffirent pour rejoindre la grande salle accolée au mur d’enceinte, rue Saint-Jean. Une foule se pressait à l’entrée, des connaissances s’interpellaient, s’invitaient mutuellement à occuper des sièges contigus.

Un malencontreux hasard amena de nouveau Mathieu au coude à coude avec son cousin Édouard, inévitablement flanqué d’Armand Lavergne. Le premier réussit à ignorer ses parents, la tête droite, le cou allongé comme pour se donner un pouce de plus. Le second ne put résister au plaisir de saluer une jolie fille, même très jeune.

Il se pencha un peu pour lui demander :

— Vous vous intéressez à la politique militaire? Vous avez un amoureux et vous craignez la conscription?

Thalie déclara sans vergogne en le fixant dans les yeux :

— Je la crains moins que vous, il me semble. Curieux, tout de même, un lieutenant-colonel de la milice refuse de former un régiment. Votre jumeau du mouvement nationaliste, Olivar Asselin, a montré plus de loyauté pour l’ancienne mère patrie.

— Je me suis expliqué dans les pages du Devoir, prononça Lavergne avec impatience.

Sans doute pour le faire mal paraître, les autorités fédérales avaient bien demandé à ce notable d’imiter son ancien allié et de recruter quelques centaines d’hommes à son tour. Le personnage avait peu après publié les motifs de son refus dans le journal nationaliste, qui allaient de la fermeture des écoles françaises en Ontario au devoir sacré de garder toutes les forces canadiennes au pays afin de défendre le territoire national.

— Je vous ai lu avec attention. Votre épître ressemblait beaucoup aux exercices d’écriture que nous demandaient les ursulines quand j’avais douze ans. Rien de très édifiant, une fois débarrassé des mauvais effets de style. Doit-on s’attendre à autre chose de plus consistant?

L’homme lui tourna le dos, offusqué, puis s’enfonça dans la foule en multipliant les « Excusez-moi » sans conviction. Quand il se trouva assez loin, il grommela à son compagnon :

— Tu connais cette petite garce?

— Ma charmante cousine. Tu te souviens, nous l’avons croisée en ce même endroit il y a presque un an, quand nous sommes venus entendre Asselin prononcer un discours ridicule sur la France et notre devoir de loyauté pour ce pays.

Depuis, fidèle à ses propos, le petit homme noir de poil se battait courageusement sur le sol français. Les journaux de toutes allégeances soulignaient la moindre de ses actions, certains avec des commentaires grinçants.

— La plume blanche… continua Édouard avec une grimace de dépit.

Le jeune homme, un soir où sa consommation de whisky laissait remonter sans pudeur les rancœurs accumulées, s’était confié à ce sujet.

— Pour qui se prend-elle? Son père ne l’a pas élevée?

L’allusion à Alfred amena un sourire troublé sur le visage de son interlocuteur. Au fond, ne reproduisait-elle pas les déclarations abrasives de ce dernier?

— Elle fréquente le High School de Québec, offrit-il plutôt comme explication à son comportement. Cela doit lui monter à la tête.

— Pendant la révolution américaine, les traîtresses comme elle se trouvaient déshabillées, trempées dans le goudron et roulées dans les plumes.

À en juger par son expression, infliger ce genre de traitement à ses contradicteurs ne répugnerait pas au politicien.

* * *

Mathieu tenait sa sœur par le bras, soucieux de l’empêcher de parler à quiconque, le temps d’arriver à leur fauteuil. Au moment de s’asseoir, il la gronda sévèrement.

— Tu tiens absolument à amener cet homme à te frapper?

— Tu as entendu ce bellâtre? « Vous vous intéressez à la politique militaire?»

Elle s’efforça de prononcer les derniers mots sur le ton mielleux de Lavergne.

— Quel imbécile! Je suppose qu’à ses yeux, les femmes devraient demeurer dans leur cuisine.

— Tout de même, nous vivons du commerce. Te mettre tout le monde à dos me paraît imprudent.

— Bah! De toute façon, la bourgeoise du grand chef nationaliste s’habille chez Simons ou chez Holt Renfrew. Un petit magasin canadien-français ne peut intéresser cette grande patriote.

La salle de l’Auditorium de Québec se remplissait lentement. En d’autres circonstances, la venue du premier ministre dans la ville aurait attiré une foule de curieux mi-flattés de la grande visite, mi-amusés de sa présence dans une forteresse libérale imprenable. En ce 7 décembre 1916, les gens montraient une mine inquiète. Les détenteurs du pouvoir politique venaient sans doute apporter de mauvaises nouvelles.

Avec un peu de retard, les rideaux de scène s’ouvrirent pour révéler un brillant aréopage d’hommes dans la force de l’âge pour certains, déjà blanchis pour les autres. Seul sur l’estrade, Robert Laird Borden aurait sans doute mérité quelques huées. Ses compagnons agissaient comme autant de « porte-respect ». Avec le premier ministre provincial, Lomer Gouin, le lieutenant-gouverneur, Évariste Leblanc, le juge en chef, François-Xavier Lemieux, et quelques élus de la région, il attira même des applaudissements polis, surtout de la part des anglophones présents.

Selon les usages, une personne familière aux spectateurs devait souhaiter la bienvenue aux visiteurs venus de loin. Lomer Gouin quitta son siège pour s’approcher du lutrin, puis commença :

— En ces heures dramatiques où la civilisation vacille sous les coups des hordes barbares venues de l’est…

Pareille introduction présumait des connaissances géographiques des spectateurs. Après quelques phrases ronflantes, le petit homme à la voix ennuyeuse s’effaça devant Borden. Grand, robuste, une chevelure abondante séparée au milieu, une moustache touffue cachant sa lèvre supérieure, le politicien originaire de la Nouvelle-Écosse commença par dresser un sombre tableau :

— Les nôtres ont montré leur bravoure à la face du monde depuis la résistance héroïque à Ypres jusqu’à, plus récemment, l’immense bataille de la Somme. Des enfants de votre ville ont donné leur vie sur l’autel de la liberté, à Courcelette. Les fils de Champlain, Maisonneuve, Frontenac se sont révélés dignes de leurs ancêtres…

La prononciation des noms des membres du panthéon de la Nouvelle-France se révélait très laborieuse, au point de les rendre méconnaissables. La flatterie nationaliste perdit en conséquence beaucoup de son effet, même si la plupart des personnes présentes comprenaient l’anglais.

— Toutefois, les pertes se sont révélées terribles. Nous manquons d’hommes pour remplacer ceux qui tombent…

Chacun retenait son souffle. Partout en Europe, ce genre de constat précédait immédiatement l’annonce du recrutement forcé. Le premier ministre parut déterminé à lever le suspens.

— Mon jeune collègue de l’Alberta, Richard Bennett, va vous expliquer en quoi consiste le Service national.

Le vieux politicien regagna son siège pour être tout de suite remplacé à l’avant par un personnage plus jeune, à la silhouette un peu replète, les cheveux fuyant sur le crâne.

— Les nations modernes jettent dans la bataille toutes leurs ressources, celles des fermes, des forêts, des ateliers, des manufactures, des usines. Les puissances qui sauront le mieux mobiliser leurs forces l’emporteront, les autres seront balayées. Le Service national servira à dresser un portrait exact de notre potentiel humain…

Très volubile, le député expliqua la nécessité de dresser la liste de toutes les personnes valides habitant le pays. Quelque part dans la grande salle, Édouard murmura dans l’oreille de son voisin :

— Après cela, ils enverront les agents recruteurs dans les maisons pour cueillir la chair à canon au lit.

Comme pour lui répondre, Bennett continua :

— Il ne s’agit pas de la conscription. Au contraire, cela servira à retenir certaines personnes au pays. Nous connaîtrons tous les spécialistes dont la présence se révèle cruciale à l’effort de guerre. Nous pourrons orienter les travailleurs compétents là où on a le plus besoin d’eux.

— Ce n’est pas tout faux, commenta Lavergne à voix basse. Au Royaume-Uni, les ouvriers dont la contribution s’avère la plus précieuse à l’industrie sont épargnés par la conscription. Mais Baptiste se trouve dans le textile, la chaussure, le tabac, sans aucune habileté essentielle à la production de guerre. Des femmes peuvent le remplacer facilement. En conséquence, notre Baptiste apprendra un nouveau métier, celui de soldat.

— Même chose dans le commerce de détail, continua Édouard pour compléter la nomenclature des fonctions peu utiles à l’effort de guerre.

Dans la grande salle, de nombreux spectateurs étaient capables de se livrer à la même analyse. Quelqu’un cria avec force, avec un accent français :

Why don’t you enlist, Bennett?

L’orateur interrompit le flot de ses paroles. Le même argument revenait sans cesse au visage des prêcheurs de la participation à la guerre : donnez l’exemple, si la cause est si noble. Pour un qui, parmi ces gens, affichait ce courage, cent restaient à l’arrière, pourtant toujours prompts à fustiger la couardise des autres.

— Je ne parle pas de conscription, mais de l’enregistrement des forces vives du pays…

Enlist or shut up.

Un marmonnement exaspéré commença à monter de la salle. L’homme venu de l’ouest du pays finit par comprendre combien son avalanche de mots ne rallierait personne en ce milieu, surtout si ceux-ci, prononcés dans une langue peu familière à la majorité des auditeurs, laissaient croire à l’imminence de la conscription. Il retourna vers son fauteuil à son tour.

La difficulté, après la domination libérale dans la province depuis 1896, demeurait d’y trouver des conservateurs d’une certaine stature, capables de rallier l’opinion publique ou, à défaut, de livrer au moins leurs discours sans crouler sous une panoplie de quolibets. Ésioff-Léon Patenaude figurait parmi la petite poignée d’hommes habilités à relever ce défi. Il s’avança toutefois devant le lutrin avec une certaine crainte, trahissant son sentiment d’être battu avant d’avoir prononcé le premier mot.

— Afin de dresser la liste de nos compétences nationales, un questionnaire sera envoyé dans toutes les maisons. Les personnes âgées entre seize et soixante-cinq ans devront répondre à celui-ci…

— Tu veux obliger les jeunes de seize ans à s’enregistrer, Ésioff? hurla une voix. À te voir, avec tes cheveux gris, tu as probablement des garçons de cet âge.

— Pourquoi pas douze ans, Patenaude? Ce serait encore mieux pour la chair à canon.

Le politicien regarda les hommes au coude à coude dans la salle qui fixaient sur lui un regard mauvais. Plus de mille visages, hostiles pour la plupart.

— Ces renseignements serviront à connaître les compétences de chacun afin de les mettre au meilleur endroit pour l’effort de guerre…

— Tu as l’air en santé, Patenaude. Pourquoi tu ne portes pas d’uniforme?

— Tu serais certainement plus utile au front qu’à trahir tes frères à Ottawa, continua un autre.

— Nous saurons ainsi, continua l’orateur d’une voix de moins en moins assurée, lesquels sont les spécialistes essentiels à l’effort industriel, l’identité des fils uniques, tout comme celle des aînés orphelins de père qui prennent sur leurs jeunes épaules la survie de leur famille…

L’homme continua péniblement la nomenclature des travailleurs trop précieux, pour leur pays ou pour leurs proches, pour les voir un jour en uniforme. Les interruptions se multiplièrent, dont certaines savoureuses : « Hé! Les politiciens ne sont pas sur ta liste. Tu as raison, on pourrait s’en passer! Au front tous les planqués. » En guise de réponse, un autre hurla : « C’est vrai, ça! Les politiciens ne servent à rien! » Puis encore, une phrase reprise comme une mélopée : « À la guerre, les députés, au front les ministres! » L’effet d’ensemble témoignait d’une certaine planification.

— Les gars des premiers rangs, dit Mathieu à l’oreille de sa sœur, sont tous des étudiants. J’ai reconnu parmi eux la moitié des membres de la Faculté de droit, en entrant.

Jeunes célibataires, pour la plupart en santé, leur enthousiasme à conspuer les politiciens tenait à leur conviction de se trouver dans la mire des agents recruteurs. À la fin, les cris « Va t’enrôler! » couvrirent totalement la voix de l’orateur. Dans des lieux moins richement décorés, devant un aréopage moins noble, des œufs pourris ou des légumes auraient souligné ces paroles. Le plafond couvert d’appliques de plâtre, les ors et les colonnes en trompe-l’œil valaient une certaine retenue.

Patenaude se retira finalement à son tour. Pendant un moment, les visiteurs conférèrent à voix basse. Robert Borden se leva pour aller échanger quelques mots avec Lomer Gouin. Le petit homme au physique ingrat, avec un tronc épousant la forme d’une barrique montée sur de petites jambes, secoua la tête de droite à gauche. Jamais il ne se mettrait la tête sur le billot pour défendre le Service national, une invention des politiciens conservateurs d’Ottawa. Quelqu’un en coulisse somma de fermer le rideau alors que les étudiants lançaient un nouveau mot d’ordre, repris par toutes les bouches.

— À bas la conscription! À bas la conscription!

Pendant un long moment, les gens demeurèrent sur leur siège, comme si une nouvelle déclaration risquait encore de les embraser. Puis, les occupants des dernières rangées se levèrent. La foule se répandit lentement sur le trottoir de la rue Saint-Jean et envahit bientôt la place du marché Montcalm, juste en face. Les slogans contre la conscription ne cessaient pas, des hommes en uniforme de police se tenaient prêts, alignés devant le mur du YMCA.

— À moins de vouloir une nouvelle confrontation avec ton cousin, murmura Mathieu, nous ferions mieux de rentrer à la maison.

— Ce prétentieux ne me fait pas peur, déclara-t-elle en tentant de se faire plus grande.

— Depuis mes ennuis à l’Académie des frères des Écoles chrétiennes, je sais que tu ne crains personne. Cela ne signifie pas que tu rencontreras toujours des garçons soucieux de ne pas lever la main sur une fille. Par ailleurs, je ne tiens pas à casser d’autres nez pour te prouver que, de mon côté, je suis devenu apte à me défendre.

Le rappel de cet événement malheureux rendit l’humeur de l’adolescente moins belliqueuse. Elle s’accrocha au bras de son frère pour pénétrer dans la ville murée. Très vite, les cris s’estompèrent. Au moment de pénétrer dans le magasin, plus rien ne rappelait l’agitation de l’Auditorium.

* * *

Thomas se sentait un peu fébrile, comme un collégien marchant vers son premier rendez-vous. Le train venait tout juste de pénétrer dans la gare. Des dizaines de personnes se pressaient sur le quai, un mur de poitrines s’alignait devant le wagon de première classe. Le marchand, tiré et poussé, arriva avec difficulté à se maintenir devant la porte. Celle-ci s’ouvrit sur un colosse au visage poupin décoré de lunettes et d’une moustache. Ernest Lapointe descendit en répétant :

— Faites de la place, faites de la place.

Il repoussa sans ménagement les jeunes gens, méritant quelques gros mots en guise de réponse. Il avait les deux mains sur la poitrine de Thomas quand il se rappela l’identité du quidam.

— Monsieur Picard, content de vous voir. Aidez-moi à ouvrir un passage.

À deux, ils dégagèrent un espace de deux verges de circonférence. Puis, le député fédéral de Rivière-du-Loup pencha la tête dans l’embrasure de la porte de la voiture et prononça quelques mots inaudibles. La silhouette gracile se découpa bientôt, affreusement démodée dans sa redingote noire et son pantalon gris. Le haut-de-forme étirait encore son corps longiligne. Dans un silence recueilli, Wilfrid Laurier posa les pieds sur le quai.

— Monsieur Picard, commença-t-il en tendant la main, quel plaisir de vous revoir.

— Un plaisir qui ne se produit pas assez souvent.

L’ancien premier ministre demeurait d’une élégance remarquable. Ses cheveux de neige, toujours portés très longs en dépit de la mode, caressaient le col de celluloïd.

— Ne me disputez pas pour cela. Vos reproches doivent aller à Robert Borden, qui nous prive d’une élection depuis trop longtemps.

Puis, après un moment de silence, l’homme poursuivit :

— Honnêtement, je ne le lui reproche pas. Le pauvre homme a déjà tellement sur les épaules.

Des chefs d’État de son ampleur s’élevaient sans mal au-dessus de la politique partisane dans les moments de crise nationale.

Autour d’eux, les jeunes militants libéraux recommençaient à s’exciter devant le grand homme. Lapointe prononça de sa meilleure voix, celle qui atteignait l’oreille de tous ses électeurs lors d’une assemblée tenue en plein air un jour de grand vent :

— Messieurs, reculez-vous un peu, laissez-nous un passage.

À regret, le petit rassemblement se divisa en deux, comme la mer Morte devant Moïse. Laurier tenait le bras de son organisateur politique de ses longs doigts frêles. Le marchand regarda la peau parcheminée, adapta son pas à celui, plus lent, du visiteur. Le député du Bas-Saint-Laurent marchait devant, les bras écartés, comme pour indiquer la ligne invisible à ne pas dépasser.

— Monsieur le premier ministre, ma voiture se trouve juste devant la gare. Mon fils nous conduira à la salle Saint-Pierre.

Pour Thomas, un seul homme méritait ce titre. La présence des conservateurs au pouvoir, avec Borden à leur tête, lui paraissait une anomalie devant être corrigée dès le prochain rendez-vous électoral.

— Votre fils Édouard? Ce gamin a le droit de conduire une voiture?

Soudainement, le commerçant ressentit une vague inquiétude. Le vieux chef, the silver tongue, disaient les Canadiens anglais, saurait-il encore jouer au sauveur pour refaire l’unité du pays?

* * *

La salle Saint-Pierre cédait en majesté à l’Auditorium de Québec. Toutefois, elle se trouvait dans le comté de Québec-Est, le fief de Wilfrid Laurier depuis 1877. Le grand homme en était le député depuis maintenant trente-neuf ans. Même les orages nationalistes des dernières élections avaient laissé son socle indemne. Dans de nombreux salons canadiens-français, sa photographie figurait entre celle du cardinal Bégin et la croix de la tempérance, comme une icône d’un nouveau culte.

Un peu comme la veille dans la Haute-Ville, le premier ministre provincial présenta le visiteur venu d’Ottawa à une foule survoltée, composée en partie de travailleurs, en partie d’étudiants du Petit Séminaire et de l’Université Laval. Les cris « Vive Laurier! » et « À bas la conscription! » couvrirent totalement les paroles d’introduction du petit homme. Pourtant, un silence recueilli tomba sur la vaste salle quand la silhouette à la belle tête couronnée de cheveux blancs, frêle dans sa redingote noire, mince au point de paraître fragile, s’avança devant la scène.

Puis, la voix envahit l’espace, forte comme au temps des grandes assemblées du siècle précédent. L’impression de faiblesse céda la place à une puissance mystérieuse, empreinte de sérénité.

— L’histoire a montré le courage de notre race. Sur toutes ses pages glorieuses se trouve un peu de notre sang. Le sort des armes nous a donné une nouvelle métropole. Nos ancêtres se sont soumis à la divine Providence, à ses mystérieux desseins. Ce sont eux qui ont préservé notre contrée d’une annexion aux États-Unis. D’abord lors de la grande révolution dans ces pays, puis encore à Châteauguay.

Ce genre de retour dans le passé, pour rappeler la gloire des aïeux venus de France, figurait dans tous les discours, surtout depuis que le pageant de 1908 avait ravivé la présence de tous ces noms dans les mémoires. Borden avait usé du même procédé vingt-quatre heures plus tôt. Tous s’attendaient toutefois à ce que la suite diffère totalement, tant dans le ton que dans le contenu. Ce ne serait pas exactement le cas.

— Aujourd’hui, nos deux mères patries, l’ancienne, à qui nous devons la fidélité de l’enfant pour celle qui lui a donné la vie, et la nouvelle, qui a gagné notre loyauté au cours du dernier siècle et demi, réclament notre aide. Le militarisme prussien menace la liberté. Ces deux pays appellent au secours. Aux yeux du monde entier, laisserons-nous l’image de lâches qui refusent d’entendre les appels à l’aide?

Personne ne pouvait huer ou siffler Wilfrid Laurier. Armand Lavergne, assis dans les premiers rangs, contemplait l’ami intime de sa mère. Cet homme lui avait écrit régulièrement pendant ses années de pensionnat, l’avait conseillé sur son choix de carrière, avait surveillé ses premiers pas en politique avec un sourire bienveillant, même quand ses excès de langage le transformaient en une nuisance pour le Parti libéral.

À son admiration sans borne se mêlait toutefois un malaise profond, celui du nain ambitieux face au géant. La stature de Laurier agissait comme le révélateur de la médiocrité des réalisations du trublion qu’il était. En lui, les élans d’amour se disputaient avec une jalousie sourde, délétère comme un acide.

— Nous devons nous enrôler, déclara le vieil homme d’une voix grave. Je regrette d’être si vieux, je ne peux plus le faire. Je regrette de ne pas avoir d’enfants, ils feraient leur devoir pour moi, à la fois pour la France et le Royaume-Uni.

Cet effort de rhétorique fut accueilli par un silence lugubre. De toute façon, les enfants de Laurier, s’il en avait eus, seraient maintenant quinquagénaires. Bien sûr, il y avait la rumeur tenace. Édouard Picard se retourna vers Lavergne, assis à côté de lui, mais résista à la tentation de lui donner un coup de coude pour souligner ces paroles. Surtout que l’autre rougissait sous son regard ironique et serrait fortement les mâchoires.

— Certains voudraient relier le sort de nos frères en Ontario, ou ailleurs au Canada, en regard de la langue de l’instruction, à la participation à la guerre. La justice nous sera rendue si nous participons, en ce moment de grand péril, à la défense de la liberté, de concert avec nos compatriotes d’une autre origine.

— Que ces compatriotes-là nous rendent d’abord justice, grommela Lavergne entre ses dents à l’intention de son voisin. Nous verrons ensuite, au sujet de l’enrôlement.

Dans la salle, le bruissement des commentaires s’éleva. Venue à cette grande assemblée afin de crier son opposition à la conscription, l’assistance se voyait recommander de se joindre à l’armée par le plus grand parmi les siens.

— Je vous ai bien entendus crier contre l’enrôlement obligatoire, tout à l’heure. L’idée même de la conscription répugne aux esprits libéraux. Les hommes courageux acceptent de faire leur devoir avec joie; les y forcer enlève toute noblesse, toute grandeur au sacrifice. Des pays comme la France ou le Royaume-Uni y ont pourtant recours, en ce moment de grand danger. Parfois, un mal devient nécessaire pour nous préserver d’un mal plus grand encore.

Le murmure dans la salle s’accentua encore un peu. Pourtant, personne n’osait hurler des insultes, interrompre l’orateur ou l’empêcher de prononcer son discours.

— Personnellement, je suis contre la conscription.

Cette fois, la foule laissa éclater un tonnerre d’applaudissements. Les mots attendus depuis le début résonnaient enfin.

— Enrôlez-vous de façon volontaire. Cela seul vous protégera de la cœrcition. Si le sacrifice librement consenti suffit à donner au contingent canadien l’ampleur nécessaire, aucune autre mesure ne sera requise.

Ces mots eurent l’effet d’une douche froide sur les spectateurs. Pour des gens opposés à la participation à la guerre, y aller de leur plein gré ne s’avérait guère mieux qu’y être forcé. Plusieurs personnes présentes se remémoraient sans doute l’image popularisée par Lavergne au début de l’année : mordu par un chien ou par une chienne, l’effet demeurait le même. L’expression valait pour plusieurs situations.

— Surtout, rappelez-vous que le Canada continuera d’exister après la victoire. Les divisions nées des querelles présentes survivront à la guerre. Ceux qui jettent la discorde aujourd’hui entre les compatriotes de diverses origines ne sauront peut-être pas comment calmer les choses, dans le futur. Dans ce genre d’affrontements, les Canadiens français n’obtiendront jamais rien de bon.

Wilfrid Laurier conclut son invitation à joindre en grand nombre les rangs de l’armée par des commentaires alarmistes à propos de la situation sur le front européen. La foule, devenue morose, entendait ses paroles sans vouloir les comprendre. Au contraire, la plupart commençaient à croire que le grand homme arrivait au terme d’une brillante carrière. D’autres héros devraient se révéler bientôt aux Canadiens français.

* * *

Une quarantaine de minutes plus tard, au moment où le tramway s’engageait dans la côte de la Montagne avec un nombre anormalement élevé de passagers pour un vendredi soir, Mathieu et Thalie s’accrochaient à la même courroie de cuir pendue au plafond de la voiture. Les places assises revenaient à des personnes plus âgées qu’eux.

— Le vieux chef a raison, dit le garçon à voix basse, soucieux de ne pas être entendu.

Autour d’eux, des étudiants se montraient véhéments dans leur condamnation des paroles de Wilfrid Laurier. Les quolibets retenus devant lui fusaient maintenant sans retenue.

— Sur les événements à venir?

— Les trois-quarts des Canadiens accusent les autres de lâcheté, sinon de trahison. Comme la guerre ne se terminera pas bientôt, les relations vont se détériorer encore. Comme dans un couple condamné à vivre ensemble, mieux vaut ne pas multiplier les insultes en soirée, sinon le moment du coucher sera mouvementé.

— Oh! Tu te préoccupes maintenant aussi des relations matrimoniales, commenta Thalie en riant.

Une fois par mois peut-être, le jeune homme adressait une lettre au contenu fort innocent au couvent des ursulines. Le ton prudent, tout comme un prénom féminin sur le rabat de l’enveloppe et au bas de la missive, permettaient de tromper les yeux inquisiteurs et indiscrets d’une vieille religieuse. Une fois déjà, sa sœur avait pris le thé au Château Frontenac avec une Françoise Dubuc toute rougissante, surtout que des jeunes hommes s’étaient permis de l’inviter à danser. Quand ces importuns furent repoussés, la jeune fille avait passé une heure à chanter les louanges de son grand frère, au-dessus de petits biscuits et d’une tasse de thé. Elle comptait même récidiver à l’occasion.

— Ne te moque pas, le sujet est sérieux, commenta Mathieu d’une voix sévère.

— Lequel? Les relations matrimoniales ou celles entre les Français et les Anglais?

— … Les deux.

La réponse fut accompagnée d’un sourire amusé. Le tramway s’arrêta en face du marché Montcalm. Le frère et la sœur convinrent d’effectuer le reste du trajet à pied. Thalie demanda, au moment où ils s’approchaient du magasin :

— Si Laurier a raison au sujet de la division du pays, il a sans doute aussi raison de recommander l’enrôlement.

— Oui. Sinon, la conscription deviendra inévitable, et les querelles plus vives encore.

Elle s’arrêta, le força à lui faire face dans le halo d’un réverbère avant de poursuivre :

— Cela signifie que tu y songes sérieusement.

— Depuis quelques semaines.

— Si maman l’apprend…

— En conséquence, mieux vaudrait garder le silence.

Les petits secrets entre eux ne troublaient pas la jeune fille. Toutefois, celui-là paraissait d’autant plus lourd à porter qu’il la bouleversait.

— Ne fais pas cela. Je vais mourir d’inquiétude.

Le garçon se pencha pour lui embrasser le front, puis reprit son bras pour marcher à nouveau.

— Si la conscription nous pend au bout du nez, je ne serai pas épargné. Dans ce cas, autant me porter volontaire.

— Pourquoi? Le sens du devoir? Le souci d’épargner la conscription aux autres? Ramener la paix entre Français et Anglais au Canada? Sauver l’Europe des hordes barbares venues d’Allemagne?

La liste un peu longue fit sourire le garçon. Curieusement, lui aurait commencé avec : « Mieux me connaître, dans une situation de péril extrême. » Grandir au sein d’un trio de femmes aimantes, au milieu de robes et de jupons, lui permettait assez mal de prendre sa propre mesure.

— Au moment de partir, consentit-il après une pause, Alfred a commenté l’air de liberté de Paris. Ce serait dommage de le laisser disparaître.

— L’argument d’Olivar Asselin… lui fit réaliser Thalie. Tu risques de te faire tuer.

— Cela arrive parfois, à la guerre.

Ils se trouvaient devant la porte de la boutique. En cherchant sa clé dans sa poche, le jeune homme dit encore :

— Tu ne lui en diras pas un mot, n’est-ce pas?

— Bien sûr que non. Cependant, elle doit s’en douter. Tu m’entraînes dans tous les rassemblements politiques depuis un an.

Cette façon de présenter les choses lui fit lever un sourcil. Savoir qui entraînait l’autre demanderait une longue enquête. Il voulut pousser la porte, mais elle posa la main sur la sienne pour arrêter son geste.

— Si jamais la guerre dure encore deux ans, moi aussi, je m’enrôlerai. C’est l’âge minimum pour joindre le corps des infirmières. Tu sais qu’Irma Levasseur est passée en Serbie afin de servir dans les hôpitaux militaires?

Très vite, Mathieu évalua à un an la durée de la formation d’une infirmière. Si la guerre durait jusqu’en 1919, elle pourrait y aller. Sa participation hâterait-elle le dénouement du massacre? Cela renforça sa résolution de s’enrôler.

* * *

Tout en marchant en direction de la Grande Allée, Édouard se remémorait sa première expérience de ce genre, exactement neuf ans plus tôt. Le premier janvier 1908, sa visite chez Élise Caron témoignait bien de sa sottise : elle se trouvait en présence du fils Brunet, un pharmacien promis à un bel avenir. Aujourd’hui, celui-ci était à la tête de son propre commerce. Durant un court laps de temps, il se demanda ce qu’aurait été son avenir avec la jolie brune.

— Ce matin, deux marmots auraient développé des cadeaux en riant… grommela-t-il entre ses dents.

L’idée contenait quelque chose de séduisant et d’effarant, tout à la fois. Au moment de s’approcher de la grande maison ornée d’une porte majestueuse, il prononça encore pour lui-même :

— Dans un an exactement, j’espère ne pas devoir effectuer encore une visite de ce genre… Et d’ici là, je devrais cesser de parler tout seul dans la rue, avant que les passants ne s’inquiètent de ma santé.

Le heurtoir de bronze résonna sèchement contre l’huis de chêne. Une domestique vint ouvrir après une minute.

— Je viens présenter mes meilleurs vœux à la famille.

— … Bien sûr, monsieur Picard, déclara la jeune femme en le laissant entrer.

Depuis près de deux mois, il fréquentait cette demeure. Sa présence n’avait plus de quoi surprendre. Il remit son chapeau à la bonne, qui l’accrocha à la patère, et commença à se défaire de son paletot.

— Vous pourrez le suspendre. Je vais chercher mademoiselle.

— Si vous le permettez, je vais vous souhaiter la bonne année aussi, comme à la campagne…

Le jeune homme s’inclina avec l’intention de poser une bise sur la joue de la domestique. Elle s’esquiva sans mal, puis prononça en riant au moment de disparaître dans le couloir :

— Bonne année à vous aussi, monsieur Picard.

Trois minutes plus tard, Évelyne se présenta dans l’entrée, un peu rougissante, un rappel amusant de la couleur de sa robe de laine.

— Ma chérie, commença-t-il en se penchant sur elle, je te souhaite la meilleure année possible, avec tout ce que tu désires.

Le dernier mot, prononcé à un pouce à peine de son oreille, coula comme une caresse. Les lèvres se posèrent sur sa joue, douces et légères. La main sur sa hanche, l’autre sur son épaule, ajoutaient au trouble exquis. Elle lui souffla à son tour :

— À toi aussi, Édouard, tout ce que tu désires.

— De cela, tu es un peu responsable…

À Noël, au moment où elle ouvrait son présent, une jolie montre-bracelet – « Pour que tu comptes les heures avec moi », avait osé le visiteur –, la jeune femme avait enfin consenti au tutoiement, une familiarité un peu audacieuse.

Édouard embrassa encore l’autre joue alors que ses mains exerçaient une pression légère. En se relevant, il saisit celles de sa compagne et tint les doigts dans les siens. Elle leva vers lui un visage souriant, comme absorbée par sa présence. À la fin, il dit à voix basse, amusé de son trouble :

— Ne conviendrait-il pas que je salue aussi tes parents?

— … Oui, bien sûr. Excuse-moi, je suis si distraite.

Quelques minutes plus tard, elle le guidait dans un salon bourgeois. À son entrée, le couple dans la jeune cinquantaine se leva. Le visiteur tendit la main à la femme, se pencha pour embrasser chastement sa joue, puis déclara avec un sourire parfait :

— Madame Paquet, j’espère que 1917 comblera tous vos souhaits.

Un second baiser atterrit sur l’autre joue.

— Je vous souhaite le meilleur, jeune homme. Mais Serait-ce une bénédiction si la vie comblait tous mes désirs dès cette année? 1918, et toutes les années subséquentes, se révéleraient bien ennuyantes, si votre vœu se réalise.

— Je dois être un peu impatient. Désormais, je m’inspirerai de votre sagesse.

Il se tourna ensuite vers le maître de la maison et lui tendit la main en disant :

— J’exagérerai encore un peu, j’en ai peur, en reprenant les mots de feu mon oncle Alfred : « Je vous souhaite le paradis avant la fin de vos jours, maître Paquet ».

L’avocat saisit la main, puis consentit : « À vous aussi », un peu machinalement. Un moment plus tard, assis sur un canapé à côté de la cadette de la famille, Édouard demanda une tasse de thé à la domestique venue s’enquérir de ses désirs. Pour rompre le silence embarrassé, l’hôte demanda :

— Malgré les circonstances présentes, les affaires de votre père demeurent bonnes, je crois.

Les visites fréquentes du jeune homme en faisaient un candidat « sérieux » au mariage. Cela autorisait le père de la débutante à poser des questions indiscrètes sur ses espérances.

— La situation se révèle compliquée. Tout le monde à Québec profite de l’abondance du travail, les salaires évoluent à la hausse. D’un autre côté, nous avons beaucoup de mal à nous approvisionner, et les prix de vente doivent être augmentés en proportion.

— Nous entendons sans cesse parler d’inflation. Même Armand Lavergne, dans ses discours-fleuve, évoque autant la vie chère que la conscription pour agiter la populace.

L’inquiétude des célibataires à l’égard du recrutement obligatoire se doublait d’un sentiment de colère contre les « profiteurs de guerre ». Des personnes réalisaient des profits colossaux grâce aux commandes militaires, mais aussi en élevant les prix des biens de consommation courants.

— Pour dire vrai, précisa le visiteur, les gages évoluent à peu près au même rythme que les prix. Je soupçonne nos bonnes gens de percevoir seulement les mouvements des seconds. Nous vendons autant, et nos profits demeurent aussi bons qu’en 1914.

L’avocat présenta une mine rassurée. Thomas Picard conservait depuis vingt ans la réputation d’être un entrepreneur avisé. Le magasin de la rue Saint-Joseph demeurait le lieu idéal pour faire ses achats.

— Vous travaillez sous la direction de votre père?

La question, de convenance, méritait une réponse honnête :

— Depuis la fin de mes humanités classiques, oui, et même auparavant, depuis l’été de mes quatorze ans. Papa tient à me voir assumer la direction de chacun des rayons, l’un après l’autre, avant de pouvoir lui succéder.

La référence à l’enseignement secondaire devait établir l’appartenance du prétendant au nombre des gens respectables. L’aisance à citer des auteurs latins demeurait encore un sauf-conduit dans ce monde étriqué. Il desservit toutefois sa cause en ajoutant, mal à propos :

— En quelque sorte, il s’agit de ma formation professionnelle : l’université du commerce de détail, si vous me permettez cette expression.

L’avocat donna son assentiment de la tête, tout en songeant : « Petit présomptueux, comparer l’apprentissage de la vente au détail aux études supérieures ». Évelyne perçut le changement subtil dans l’atmosphère. Elle proposa timidement :

— Édouard, je pourrais profiter de ta compagnie pour aller chez les voisins présenter mes vœux. Mon frère a quitté la maison tôt ce matin.

Ce genre de visite plutôt innocente nécessitait tout de même une escorte. L’alcool aidant, les bises du premier de l’An se révélaient parfois un peu insistantes.

— Ce sera avec plaisir.

Il se leva en même temps que la jeune fille et salua ses hôtes en réitérant ses bons souhaits. Se livrer avec elle au rituel de la tournée des familles alliées témoignait du sérieux de leur relation. Chacun comprendrait qu’ils se voyaient pour le « bon motif ».

Le bruit de la porte d’entrée fermée dans le dos du couple agit comme un signal. Maître Paquet prononça sur un ton amusé :

— Je suppose qu’avec le temps, Picard saura instiller un peu de sens à ce garçon.

Son épouse se pencha pour prendre une revue sur la table basse en face de son fauteuil, mais préféra ne pas s’y plonger tout de suite.

— Tu trouves qu’il représente un bon parti?

— Ma foi, son père doit lui verser un traitement raisonnable, puis un jour, il héritera de l’affaire.

— L’argent n’est pas tout…

L’homme laissa échapper un rire bref avant de remarquer :

— Dans la mesure où un homme en a suffisamment, effectivement, il peut s’autoriser le luxe de dire que ce n’est pas tout… Une femme aussi, je suppose.

La précision tenait à la politesse : une femme mariée ne possédait rien : sa prospérité tenait à celle d’un époux. La maîtresse de maison s’agita un peu dans son fauteuil et continua après une hésitation :

— Depuis quelques semaines, des voisines évoquent très généreusement devant moi des rumeurs sur le jeune Picard. Il semble avoir fréquenté tous les salons de la Haute-Ville.

— … Certains ont un peu de mal à arrêter leur choix. Toutefois, il ne va nulle part ailleurs, maintenant. Il paraît désireux de se ranger.

L’épouse se mordit la lèvre inférieure, intimidée. Elle arriva finalement à formuler son inquiétude la plus vive, tout en fixant les yeux sur la porte du salon, résolue à s’arrêter si une domestique venait :

— À voix basse, quelqu’un m’a confié que ce garçon alternait ses fréquentations entre la Basse-Ville et la Haute-Ville depuis des années.

Par un chemin bien tortueux, les confidences de Fernand Dupire à sa mère atteignaient les oreilles de l’épouse d’un avocat prospère, membre éminent du Parti libéral. L’homme demeura songeur un moment, puis admit :

— Je ne savais pas. Au fond, le plus important reproche que je peux lui faire est son imprudence politique. En s’affichant depuis si longtemps en compagnie de Lavergne, il nuit à sa réputation.

— Évelyne paraît tellement entichée de lui. La pauvre demeure si innocente, alors que de son côté…

Même au sein d’un couple vieux de trente ans, certains sujets demeuraient intimidants. Son époux prit sur lui de préciser :

— Ce n’est pas la même chose, tu sais. Je parierais que la plupart des garçons de nos voisins sont allés s’encanailler un peu dans Saint-Roch et Saint-Sauveur avant de s’engager dans un mariage tout à fait respectable. Même notre fils…

Maître Paquet s’abstint de livrer le fond de sa pensée: « Le soir des noces, que l’un des deux conjoints sache un peu quoi faire n’est sûrement pas plus mal. » Son épouse rougit violemment, passant rapidement en revue les absences de son seul garçon au cours des dernières semaines. Surtout, où se trouvait-il depuis le matin?

— Je vais tout de même les surveiller de près. Les voilà qui se tutoient maintenant.

La virginité de sa fille méritait la plus grande vigilance. Devant les frasques des candidats au mariage, mieux valait détourner pudiquement le regard.

— Une mode venue des États-Unis, sans doute, grommela l’avocat.

Madame Paquet ouvrit sa revue. Une heure plus tard, elle se trouvait toujours à la première page. Vraiment, son fils?…

* * *

En vertu d’une tradition maintenant vieille de trois ans, le souper du premier jour de l’année réunissait les Picard dans la salle à manger de la rue Scott, avec, bien sûr, l’addition de Fernand Dupire et de ses enfants, présents et à venir. Édouard patienta jusqu’à la fin du repas. Toutefois, au moment où Thomas donna le signal de la migration vers le grand salon afin de prendre un digestif, il déclara de sa voix la plus contrite :

— Je suis désolé, mais j’ai un engagement en fin de soirée.

Le chef de la maisonnée le contempla un moment et réussit à grand-peine à retenir les mots qui lui brûlaient les lèvres. Eugénie ne montra pas la même retenue :

— Jamais les Paquet ne toléreraient une visite aussi tardive, car cela bouleverserait toutes les convenances.

Le jeune homme afficha un air mauvais, mais prit bien garde de prononcer un mot, conscient que l’humeur noire de sa sœur ferait peser une menace sur sa romantique idylle. Des confidences échangées au-dessus d’une tasse de thé atteindraient les demeures bourgeoises de la Grande Allée en moins de vingt-quatre heures. Évidemment, il ignorait qu’à cet égard, les rumeurs délétères se répandaient déjà.

— C’est le premier de l’An, fit Élisabeth en posant la main sur son avant-bras. Tu es certain de devoir t’absenter?

Elle portait un chemisier de soie brute légèrement décolleté et un rang de perles autour du cou. La fin de la trentaine lui allait à merveille, ses cheveux brillants captaient la lumière du lustre et prenaient des reflets vieil or.

— Je suis désolé, maman. Cet engagement, auprès d’un bon ami, date de quelques semaines. Je ne peux pas me dérober.

— Il est neuf heures…

— Alors, je dois y aller tout de suite, pour ne pas allonger mon retard.

Alors que les autres passaient au salon, le jeune homme regagna l’entrée afin de revêtir son paletot et ses couvre-chaussures. Le froid exigeait le port d’un chapeau de fourrure peu élégant. La chance lui sourit pourtant, puisque la Buick accepta de démarrer après une dizaine de rotations de manivelle. Trente minutes plus tard, il frappa à la porte du petit appartement de la rue Saint-Anselme. Elle s’ouvrit aussitôt sur une Clémentine aux yeux rougis.

— Je croyais que tu ne viendrais plus…

— Je te l’ai expliqué déjà, mes parents recevaient ma sœur, son mari et leur garçon.

Bien sûr, elle le savait. Elle avait même osé formuler à haute voix l’idée de se joindre à eux. « Depuis le temps que nous sommes ensemble, ce serait normal », avait-elle argué à la mi-décembre. La scène résultant de ces quelques mots demeurait l’un de ses plus mauvais souvenirs. Son amant n’avait pas donné de nouvelles pendant toute une semaine. Seule une visite discrète dans les locaux du magasin Picard, un plaidoyer larmoyant prononcé dans les toilettes, la promesse de respecter dorénavant « sa vie privée » avaient pu finalement ramener Édouard dans ses bras.

Depuis, elle demeurait d’une soumission exemplaire, soucieuse d’éviter toute nouvelle confrontation.

En conséquence, elle se soumit à un baiser sans tendresse, trop envahissant et à des mains plutôt rudes sur ses fesses. Le garçon paraissait tenaillé par une envie féroce, demandant une satisfaction immédiate et sans raffinement. Le passage dans la petite chambre ne tarda pas. Céder à son désir ferait baisser la tension, l’amènerait à une attitude plus aimable. Minuit approchait quand Clémentine osa évoquer ses états d’âme :

— La journée a été si longue. Passer seule ces jours de fête devient insupportable.

— Alors pourquoi ne pas être allée dans ta famille? Tu évoques sans cesse tes frères, tes sœurs, tes cousins, tes cousines…

— Tout le monde me demande pourquoi je suis toujours seule, à mon âge.

Le visage de son compagnon se ferma de nouveau. Elle regrettait déjà ses mots. Dans quelques minutes, il regarderait sa montre, évoquerait la nécessité de rentrer, puisque le lendemain matin, dès la première heure, il devrait conduire son père au magasin.

La scène revenait sans cesse, comme un mauvais film.