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Pendant toute l’année 1915, la population de Québec s’alimenta aux journaux pour obtenir des nouvelles du grand conflit ensanglantant l’Europe. Les Canadiens anglais montraient toujours un enthousiasme indéfectible, leurs garçons s’enrôlaient maintenant par centaines de milliers pour voler au secours de la mère patrie. Les Canadiens français demeuraient très peu nombreux à le faire.

— Les chiffres qui commencent à circuler à ce propos indiquent que nous sommes cinq fois moins nombreux à nous enrôler, expliquait Mathieu.

Thalie et lui se tenaient au milieu de la grande salle de l’Auditorium de Québec. En ce 15 janvier 1916, plus de mille deux cents personnes s’y entassaient. Les ors des murs et les plafonds richement décorés fournissaient un cadre bien trop joyeux à cette foule inquiète, tendue.

— C’est pour cela que partout au pays, on nous accuse de lâcheté, commenta l’adolescente.

Du haut de sa petite taille et de ses presque seize ans, la jeune fille affichait toute sa vivacité. Sous un chapeau de feutre aux larges rebords, la lourde tresse de ses cheveux soulignait les mouvements de sa tête.

— Cela peut devenir réellement dangereux. Les mouvements impérialistes réclament que le gouvernement impose la conscription. Avec tous les motifs de dispute existant déjà avec nos concitoyens, cela risque vraiment de mettre le pays à feu et à sang.

Les grands yeux bleus de l’adolescente se posèrent sur lui, inquiets. Cette tension, elle la sentait avec une certaine acuité au Quebec High School. Un mouvement venu de la scène attira son attention. Le grand rideau de velours rouge s’ouvrait lentement.

— Tu crois que le chiffre donné par le premier ministre Borden est réaliste? questionna-t-elle en baissant la voix.

Devant l’étirement du conflit et l’épuisement des militaires déjà sur le terrain, le politicien évoquait son désir de faire passer le contingent canadien en Europe à cinq cent mille hommes.

— S’il y arrive, le coût politique sera énorme. Fais le calcul avec moi. Le pays compte environ huit millions d’habitants. La moitié est de sexe masculin, et de ce nombre, la moitié encore a atteint l’âge adulte. On parle donc de deux millions d’individus, au mieux de deux millions et demi. Il songe à une armée comprenant entre le quart et le cinquième des hommes. C’est très considérable.

Maintenant grand ouvert, le rideau de scène révélait un décor étonnant. Deux grands panneaux de bois, haut de huit pieds peut-être, reproduisaient une affiche de recrutement déjà familière, car les journaux et de très nombreux édifices publics l’arboraient depuis plusieurs semaines. Elle affirmait en lettres capitales « TOUS LES VRAIS POIL-AUX-PATTES S’ENRÔLENT AU 163e C.F. ». Pour l’auteur de cette prose, les jambes poilues offraient la preuve incontestable de la virilité martiale! Venaient ensuite le nom du commandant en chef, Henri DesRosiers, un militaire rappelé du front pour rallier des volontaires, et celui du commandant en second, Olivar Asselin.

— Tout de même, fit Thalie, c’est curieux. Utiliser ce journaliste nationaliste afin de gagner des volontaires de langue française pour une guerre étrangère…

— Les mauvaises langues affirment que le bonhomme s’est lourdement endetté dans des opérations financières maladroites, et que sa femme lui fait grise mine, car il n’est pas en mesure de lui offrir un niveau de vie décent. L’armée serait un moyen de fuir les créanciers et la mauvaise humeur de sa douce moitié.

— Où vas-tu chercher des histoires pareilles?

Au moment où Mathieu donnait son explication à voix basse, un petit homme noir de cheveux, arborant un uniforme qui semblait trop grand pour lui, entra sur la scène. Ses longues bottes de cuir et son ceinturon, porté étrangement haut, presque sur la poitrine, lui conférait tout de même un air martial. L’adolescente réprima un petit fou rire, puis glissa :

— Je craignais qu’il se présente affublé d’un costume aussi ridicule que celui de son affiche.

La représentation des poil-aux-pattes, ces parangons de virilité, se révélait en effet risible : un barbu dans un uniforme bleu et rouge, un très large nœud papillon confectionné dans un tissu à carreaux au cou, la main droite dans la poche, la gauche tenant une cigarette. L’ensemble pouvait évoquer une multitude de choses, y compris la drôlerie d’un clown du cirque Barnum, mais pas la résolution du combattant. Même le petit effort de poésie patriotique de l’affiche ne corrigeait pas le premier effet ressenti :

Le tambour bat, le clairon sonne;

Qui reste en arrière?… Personne!

C’est un peuple qui se défend.

En avant!

Olivar Asselin s’accrocha des deux mains au lutrin posé entre les grandes affiches, parcourut des yeux la foule massée devant lui, pour la plupart des hommes en âge de se battre, puis commença :

— L’Empire germanique occupe une partie de la France et toute la Belgique. Paris se trouve presque à portée des canons allemands. La culture française, tout ce qui fait ce que nous sommes, risque de ployer sous la botte prussienne. L’esprit primesautier, l’amour de la liberté risquent de s’éteindre, étouffés par le militarisme des envahisseurs.

— Tu portes un uniforme britannique et tu parles de la France, hurla quelqu’un dans la salle.

— Le Royaume-Uni, fidèle à la parole donnée, combat depuis près d’un an et demi en terre française pour la liberté de notre mère patrie. Des centaines de milliers de jeunes gens venus de Grande-Bretagne affrontent les balles allemandes pour défendre le pays de nos ancêtres. De très nombreux Canadiens anglais se trouvent à leurs côtés. Avez-vous moins de courage que ceux-là, quand vient le moment de vous porter au secours de vos frères de sang?

L’orateur attendit un long moment. Sa question demeura sans réponse. Puisque la France demeurait la plus menacée, l’argument anti-impérialiste paraissait déplacé. Dans les balcons de l’Auditorium, un autre Picard suivait l’exposé avec une grande fascination. Édouard se trouvait assis en compagnie d’Armand Lavergne, attentif à chaque mot prononcé. Bientôt, une autre voix lança depuis le parterre de la salle :

— C’est la France républicaine et anticléricale que Dieu punit de cette façon. Elle reviendra dans le droit chemin et retrouvera sa grandeur.

Un courant de satisfaction parcourut la foule. La France qui, dix ans plus tôt, chassait les religieuses, les religieux et les prêtres de ses écoles, en sortait les crucifix, devenait bien étrangère à ces catholiques soumis à leurs confesseurs.

— Vous préférez la France qui parlera bientôt allemand et apprendra à battre le pavé au rythme de ses nouveaux maîtres? hurla le journaliste en rupture de pupitre.

Lavergne se pencha vers son compagnon et confirma :

— Le bougre a bien appris sa leçon. Il risque de gagner de nouvelles recrues pour l’armée britannique sans jamais prononcer le nom du roi. Ou celui de notre grande métropole.

— Il ne convaincra personne, répondit Édouard dans un souffle.

Le conférencier évoquait maintenant les centaines de jeunes gens nouvellement enrôlés sous le commandement d’officiers de langue française récemment rentrés du front.

— Pourtant, il me semble rudement efficace.

— Dans cette salle, le nombre de personnes désireuses d’aller se faire tirer dessus pour le Royaume-Uni ou la France se compte sur les doigts d’une seule main. Baptiste ne connaît aucun de ces pays, pas plus qu’il ne connaît le Reich allemand ou l’Empire austro-hongrois. Son champ, sa manufacture ou son atelier représentent la frontière de son univers. En plus, à cause de la demande grandissante, il se retrouve avec un peu plus de sous dans ses poches qu’auparavant, et il désire en profiter.

L’usage du vieux prénom Baptiste, si souvent porté par ses compatriotes au siècle précédent, permettait de désigner la masse des gens peu instruits dont le quotidien se trouvait circonscrit par un horizon étroit. Ces gens-là se souciaient peu des conflits touchant l’Europe.

Olivar Asselin aborda ensuite le devoir de se porter au secours de la mère patrie, présente dans tous les cœurs. Plus personne ne se risquait à l’interrompre encore, de peur de mériter une accusation de lâcheté à peine voilée. Le petit homme était doté d’une langue terriblement acérée, qui rappelait la plume trempée dans l’acide du temps du périodique Le Nationaliste. Tout au plus, pour manifester leur opposition muette, quelques personnes quittaient leur siège.

Presque une heure plus tard, l’orateur irascible mit fin à sa péroraison. De rares applaudissements polis soulignèrent son départ de la scène. Lentement, dans un bruissement de conversations murmurées, l’assistance se répandit dans les allées et progressa vers les portes. De part et d’autre du hall de l’Auditorium, deux tables avaient été dressées. Des hommes en uniforme offraient aux spectateurs de signer sur-le-champ leur demande d’enrôlement. Leur présence se trouvait facilitée, car à Québec, l’armée logeait son service de recrutement dans les locaux commerciaux de l’édifice. Mathieu s’approcha pour prendre une feuille d’information, tout en déclinant toutefois la plume qu’on lui tendait.

Thalie l’attendit un moment, intriguée, puis demanda encore :

— Tu ne m’as pas vraiment dit comment il se fait qu’un journaliste se trouve chargé de former un régiment pour servir en Europe.

— Le gouvernement utilise des personnes susceptibles d’influer sur la population. Souvent, on donne le grade de colonel à un entrepreneur ou à un politicien en vogue. Pour la gloire de l’Empire, ou la sienne propre, notre quidam multiplie les efforts afin de recruter quelques centaines de personnes. Les plus zélés recevront peut-être une médaille, ou même un titre de sir dans le cas des plus proches du pouvoir.

— Olivar Asselin n’aura sans doute pas droit à cet honneur.

— S’il réussit à mettre fin à l’indifférence des Canadiens français pour ce conflit, on lui élèvera sans doute une statue.

Au moment de mettre le pied sur le trottoir de la rue Saint-Jean, Mathieu entendit derrière lui :

— Cousin, as-tu l’intention de te porter volontaire?

Il se tourna pour prendre la main tendue. Édouard serra aussi celle de Thalie tout en ajoutant :

— Cousine, tu deviens tout à fait ravissante.

— Dans ton genre, tu n’es pas si mal… Un genre qui ne convient toutefois pas à toutes.

L’adolescente avait atteint un âge où le tutoiement tonitruant, et surtout les commentaires intempestifs sur sa beauté, l’agaçaient fort. Son interlocuteur resta un moment interdit, cherchant en vain une réponse. À la fin, il jugea préférable de ramener son attention sur le garçon pour continuer :

— Comme vire capot, on ne trouverait pas mieux qu’Asselin. Après des années à fustiger les impérialistes, le voilà tout disposé à prêcher leur cause.

— Cet après-midi, je n’ai rien entendu sur l’Empire. Je ne pense pas qu’il ait même prononcé ce mot une seule fois.

— Mais cet effort de recrutement…

— Visait à libérer la France de l’occupant allemand. Le Royaume-Uni se consacre à la même tâche. Cela ne signifie certes pas que la Triple-Entente soit vouée à établir la suprématie de la fière Albion. Au moment de s’embarquer sur l’Empress, mon père a évoqué son espoir d’attraper un peu du vent de liberté soufflant sur Paris. Asselin m’a semblé sur la même longueur d’onde que lui. Aujourd’hui quinquagénaire, Alfred porterait un uniforme et risquerait sa vie pour ce beau pays dont il a tellement rêvé.

Un instant, l’héritier Picard ressentit la désagréable impression de se trouver devant un fantôme d’Alfred plutôt moqueur. Après une hésitation, il consentit :

— Peut-être peut-on voir les choses de cette façon… Je m’excuse, je dois rejoindre mon ami.

Armand Lavergne battait la semelle à quelques verges. Édouard conclut hâtivement :

— Alors, bonne soirée.

Les mains dans les poches afin de combattre le froid de janvier, l’homme se contenta d’une inclinaison de la tête en guise de salut. Le frère et la sœur firent de même. Après avoir fait quelques pas, Mathieu offrit son bras à sa sœur.

— Alors, ravissante jeune « cousine », nous rentrons?

L’ironie marquait lourdement le qualificatif. Thalie commença par relever le col de son manteau de drap pour se protéger un peu mieux de la brise, puis gronda :

— Tu parles d’un idiot. M’apostropher ainsi! Nous devrions bien presser le pas, ravissant grand frère, sinon maman sera toute seule pour fermer le commerce.

Toutefois, si peu de temps après les fêtes, l’affluence devait être bien faible. Leur absence ne porterait sûrement pas à conséquence.

* * *

— Tous les sièges de l’Auditorium étaient occupés, commentait encore Édouard le lendemain midi, au moment du dîner dominical.

— Cet homme fait toujours salle comble, répondit Fernand en levant les yeux de son assiette. Tu te souviens, nous l’avons vu au Monument-National de Montréal, en 1908, lors de l’élection d’Henri Bourassa dans le comté de Saint-Jacques.

Un dimanche sur deux, le jeune notaire Dupire venait dîner chez les parents de sa femme. Le rituel se trouverait bientôt interrompu, car le ventre proéminent d’Eugénie laissait deviner un accouchement très prochain. La jeune femme avait été bien malchanceuse, huit ans plus tôt, pour concevoir un enfant après deux rencontres intimes avec son bel officier anglais. Malgré son effort quasi quotidien, son époux avait mis plusieurs mois à obtenir le même résultat.

— Ce n’est pas la même chose. Bourassa attirait alors les foules, pas lui!

— Mais l’activité d’hier te donne bien la preuve qu’Asselin, par le passé tout comme aujourd’hui, s’avère un orateur recherché.

Eugénie posa une main sur le bas de son dos et grimaça de douleur mêlée de lassitude. Avec une ennuyeuse régularité, la politique, et plus précisément la menace de conscription, occupait la plupart des conversations entre les deux jeunes hommes.

— Même si les gens ont été nombreux à venir l’entendre, à peu près personne ne joindra l’armée, se rassura Édouard à haute voix.

— Si tu as raison, nous irons tout droit vers une catastrophe, prononça Thomas.

— Que voulez-vous dire, monsieur Picard?

Fernand n’en viendrait jamais à appeler cet homme «beau-papa » ou, plus intime encore, « papa ». Ses rapports avec sa belle-mère se révélaient plus facilement familiers.

— Si les Canadiens français ne constituent pas une proportion raisonnable des recrues, expliqua le commerçant, Borden ne pourra éviter la conscription.

— Mais le premier ministre ne demande qu’à nous l’imposer… prononça son fils d’un ton péremptoire.

Thomas échangea un regard avec son gendre, puis réprima un soupir. Bien que conservateur, le notaire placide se révélait assez souvent en accord avec lui.

— Voyons, cesse d’écouter cet imbécile de Lavergne, commenta l’invité. Le gouvernement ne gagnerait rien en exacerbant les tensions. Là-dessus, Borden et Laurier sont certainement du même avis. Toutefois, inutile de se livrer à une longue analyse pour conclure que nous ne nous enrôlons pas.

Dans la bouche du gros homme, le mot « nous » demeurait une figure de style. Personne ne songerait jamais à lui mettre un uniforme sur le dos. Édouard résuma la situation confortable de son ami en une phrase :

— Bien sûr, cela te va bien de le dire : marié, bientôt père de famille, on ne te demandera pas de payer le prix du sang.

— Il n’en tient qu’à toi de m’imiter. À ton âge, des noces paraîtraient d’ailleurs toutes naturelles. Ne fréquentes-tu pas une jeune fille de la Basse-Ville depuis plus d’une année? Au bas mot, c’est dix fois plus longtemps que la plus longue de tes fréquentations antérieures.

Le notaire reprit sa fourchette abandonnée un court moment pour s’intéresser à nouveau à la pièce de viande devant lui. Les allusions à sa relation avec Clémentine LeBlanc agaçaient le fils de la maison, surtout si Élisabeth, comme maintenant, posait des yeux interrogateurs sur lui. Dans ces moments, ses joues rougissaient légèrement. Heureusement, désireuse de se mêler enfin à la conversation, celle-ci choisit un sujet moins compromettant.

— Le « prix » ou l’« impôt du sang » : je trouve ces expressions horribles. Comme s’ils tenaient à ce que toutes les provinces fournissent leur part de cadavres.

— Mais c’est exactement ce qu’ils veulent, fit Thomas. Les Ontariens qui reçoivent un télégramme du gouvernement leur annonçant la mort d’un enfant souhaitent ne pas être les seuls à assumer ce coût.

— Que le mien meure ne ressuscitera pas leur fils…

La voix de la femme trahissait la sourde inquiétude qui la tenaillait depuis 1914.

— Belle-maman, intervint Fernand, si le contingent canadien se trouvait plus nombreux, la durée du séjour de chaque soldat sur la ligne de feu serait plus courte. Puis, en réunissant une armée plus puissante, les Alliés obtiendraient une victoire rapide. Le but ultime, c’est de mettre fin au massacre.

Ce genre de comptabilité convenait bien à ceux qui savaient pouvoir échapper au service militaire. Il échappait cependant au commun des mortels, exposés à se trouver sous le feu de l’ennemi. Édouard fit part en quelques mots de son propre tourment :

— Un effectif de cinq cent mille militaires, comme l’évoque Borden, signifie que tous les hommes célibataires âgés de vingt à trente ans se retrouveront au combat, et une fraction des hommes mariés également.

Thomas et Élisabeth échangèrent un long regard. Eux aussi se livraient à cette horrible opération mathématique, pour arriver au même résultat. Afin de donner à la vie tous ses droits, la maîtresse de maison porta son regard sur Eugénie pour demander :

— Tu ne vois plus le docteur Caron, je crois.

— Il partage son cabinet avec son gendre. La dernière fois que je m’y suis présentée, le docteur Hamelin m’a reçue, afin de soulager un peu son beau-père. Il semble bien que désormais, j’aurai affaire à lui.

En réalité, Caron confiait ses patients les plus jeunes à son parent. Tout en allégeant sa propre tâche, il enrichissait la pratique de ce dernier pour les décennies à venir.

— J’entends beaucoup de bonnes choses sur lui, prononça Élisabeth d’un ton encourageant.

— Moi aussi, consentit la parturiente.

Après une pause, elle ajouta :

— Il paraît très compétent. Je présume que l’accouchement se déroulera très bien.

Au fond, un seul motif la dérangeait un peu : outre les mots échangés sur le parvis de la basilique, à la fin de la messe, elle n’avait eu depuis 1914 aucune véritable conversation avec Élise. Voir le sourire en coin de son époux, au moment où il lui examinait l’entrejambe, la mettait mal à l’aise.

* * *

Malgré les froncements de sourcils, Édouard arrivait sans trop de mal à se libérer tôt des dîners familiaux. Un peu après trois heures, il frappa à la porte d’un petit appartement situé rue Saint-Anselme, au coin de la rue de la Reine. Très vite, la porte s’ouvrit pour révéler une Clémentine LeBlanc plus exquise que jamais, malgré l’impatience sur son visage.

— Enfin! Je commençais à désespérer de te voir, prononça-t-elle en levant le visage pour recevoir une bise.

— Tu sais comment sont ces rencontres, se défendit-il.

— Justement, je ne sais pas.

Un lourd reproche marquait la voix de la jeune femme. Excepté la courte conversation avec Élisabeth Picard tenue une éternité plus tôt, lors d’un pique-nique de l’entreprise qui s’était tenu avant même la déclaration de la guerre, jamais son amant n’avait permis le moindre contact avec sa famille. Le plus difficile avait été les dernières fêtes de fin d’année, seule à Saint-Michel-de-Bellechasse. Une multitude de cousins et de cousines s’étaient inquiétés de la voir toujours sans cavalier. À son âge, la plupart de ses amies parlaient mariage, ou alors se trouvaient déjà enceintes.

Le souci de son amant de mener deux vies parallèles, celle du résident de la Haute-Ville, héritier probable d’une jolie fortune, et celle d’un homme moderne profitant d’une liaison à peine clandestine à la Basse-Ville, la mettait souvent hors d’elle. Pourtant, sauf pour des remarques comme celle-là, elle n’exprimait guère sa frustration, de peur de perdre la portion congrue de son existence qu’il partageait avec elle.

Édouard pénétra dans le petit salon confortablement meublé. Lassé d’utiliser l’automobile paternelle comme une chambre pour abriter ses amours illicites, d’autant plus que le froid de la mauvaise saison rendait celle-ci terriblement inconfortable, il avait loué une « suite de pièces » dans un immeuble neuf situé tout près de l’École technique. L’appartement comptait une cuisine lilliputienne, un séjour à peine plus grand et une chambre. Luxe ultime, il y avait aussi une salle d’eau à usage exclusif. Dans la plupart des maisons de ce genre, cet équipement se trouvait à une extrémité d’un couloir et servait à de nombreux locataires.

En face d’un petit canapé fleuri, sur une table basse, quelques magazines ouverts témoignaient de l’unique divertissement de Clémentine. Elle suivit le regard de son compagnon et expliqua :

— Je lisais une triste histoire. Celle d’un garçon d’une dizaine d’années fusillé par les Boches en Belgique. Il avait osé les viser avec un fusil de bois, en jouant.

— Je t’ai déjà expliqué que ces histoires-là tiennent de la propagande, simplement pour nous inciter à nous enrôler.

— Tu étais en Belgique? Tu sais ce qui se passe là-bas mieux que les journalistes?

Les jours où son amoureux se présentait en retard à leur rendez-vous, elle se risquait plus volontiers à de petits coups de griffe de ce genre. Édouard choisit de ne pas entendre la raillerie. Passant son bras autour de la taille de Clémentine, il expliqua de sa voix mielleuse :

— En Allemagne, je suppose que la même histoire circule. Dans leur version, les bourreaux sont des Britanniques ou des Français. Tu sais bien que l’an dernier, le gouvernement fédéral a adopté une loi pour censurer les journaux. Ceux-ci peuvent répandre les histoires les plus atroces sur les ennemis, mais ils doivent soigneusement éviter de rapporter les événements qui feraient mal paraître les soldats alliés.

Cette loi visait tout particulièrement les articles du Devoir, souvent critiques non seulement à l’égard de la participation canadienne au conflit, mais aussi des opérations militaires proprement dites.

Clémentine saisit la main dérivant de sa taille vers ses fesses, puis elle précisa :

— Nous avions prévu aller jouer aux quilles.

Elle se dégagea de l’étreinte pour se diriger vers une petite penderie afin de prendre son manteau.

— Tu ne crains plus de faire jaser?

Ce sujet torturait la jeune femme. Les visites fréquentes de son amant, malgré ses efforts de discrétion, ne pouvaient passer totalement inaperçues. En allant au cinéma ou à la salle de quilles, elle tentait de donner l’allure de fréquentations normales à une relation devenue beaucoup trop intime dès les premières privautés accordées à l’automne 1914.

— La véritable question serait plutôt : « Aurais-tu honte de te montrer avec moi? »

Cette question aussi revenait avec une lancinante régularité. Chaque fois, Édouard arborait sa bonne humeur de commerçant, mais évitait soigneusement de répondre vraiment. À la place, il déclara en tendant le bras :

— Moi, honteux? Attends un peu que je me pavane avec la plus jolie jeune fille de Québec.

Et bien sûr, il faisait le beau dans les rues de la Basse-Ville, dans Saint-Roch, Saint-Sauveur et Jacques-Cartier. Déjà, dans le quartier du Palais ou dans Saint-Jean-Baptiste, il devenait moins faraud. Jamais, toutefois, il ne s’approchait de la Grande Allée ou des rues adjacentes avec la jolie commis à la facturation de la Quebec Light, Water and Power.

Clémentine boutonna son manteau et décrocha son chapeau de la patère près de la porte. En posant le pied sur le trottoir de la rue Saint-Anselme, elle consentit à poser la main sur le pli du coude de son compagnon. Le froid vif lui piqua les joues. Heureusement, les locaux du Cercle Frontenac se trouvaient à peu de distance, rue Saint-Joseph. Il s’agissait d’une organisation de loisirs où, contre une contribution mensuelle somme toute modeste, des travailleurs des deux sexes accédaient à des passe-temps « honnêtes ». Un peu comme la Garde Champlain, plusieurs associations nationalistes de ce genre, affublées du patronyme d’un héros de la Nouvelle-France, se trouvaient placées sous la surveillance étroite du clergé paroissial.

Quelques dizaines de jeunes gens se tenaient dans le grand édifice à la façade de brique, répartis entre des pièces vouées aux réunions, une salle de spectacle et la salle de quilles. Quatre allées permettaient, selon que l’on joue un contre un ou deux contre deux, à huit ou seize personnes, de s’exercer en même temps. Au moment où Édouard inscrivait son nom sur un tableau noir afin d’établir sa priorité quand une partie se terminerait, une voix retentit dans son dos :

— Patron, je tiens à vous donner une raclée!

L’homme se retourna pour voir Ovide Melançon, devenu depuis un an le contremaître du service des livraisons du magasin PICARD. Bellâtre dans ses jeunes années, l’employé cultivait maintenant un ventre proéminent au-dessus de sa ceinture, à grand renfort de bières Black Horse.

— Ici, je ne suis le patron de personne. Et je te trouve très prétentieux…

L’autre inscrivit à son tour son nom sur le tableau. Édouard serra la main de l’épouse de l’employé, une dame dangereusement enceinte, et présenta Clémentine au couple comme une « amie ». Alors que les deux femmes s’engageaient dans une discussion sur la naissance prévue pour le mois de mars, Melançon murmura avec un clin d’œil appuyé :

— Comme cela, la rumeur disait vrai : le patron fréquente la plus jolie fille du quartier. Cela rapporte toujours de se tenir à la sortie de la Quebec Light. Je ne sais pas comment font ces Anglais, mais ils dénichent souvent les plus belles, quand il s’agit de trouver des secrétaires.

Pour mettre fin à un échanger un peu trop familier, mieux valait passer à l’attaque.

— Mon père ne doit pas être si maladroit à ce sujet, puisque tu as marié l’une de ses vendeuses, pour lui faire un petit dès le premier jour… Pareil empressement témoigne de ses charmes.

En d’autres mots, si son interlocuteur entendait évoquer des sujets désagréables, Édouard venait de lui indiquer qu’il savait très bien compter le nombre de jours écoulés entre un mariage et une naissance… et claironner à haute voix le résultat de l’opération. L’autre se troubla un peu, puis s’intéressa vivement à l’entrée d’un nouveau venu dans la salle.

— Je vais dire un mot à l’abbé Fortin.

L’abbé Maxime Fortin devait s’approcher de ses trente ans, mais son visage poupin lui donnait l’air d’un adolescent. Sa figure ronde, ses cheveux coupés très courts, son éternel sourire faisaient penser à un séminariste heureux. De petites lunettes à monture d’acier posées au milieu de son nez accentuaient encore cette impression.

Après un bref échange, Ovide Melançon revint accompagné de l’ecclésiastique et enchaîna :

— Patron, je vous présente l’abbé Maxime Fortin.

Édouard serra la main tendue. Le jeune prêtre saisit le coude de son nouvel interlocuteur pour le conduire à l’écart.

— Êtes-vous un nouveau vicaire de la paroisse Saint-Roch?

— Pas vraiment. L’évêché m’a chargé des questions sociales. Comme l’abbé Buteau est passionné de ce sujet…

— Et que son presbytère tout neuf peut loger tous les croisés du Christ…

La raillerie n’échappa pas au jeune prêtre. Les signes visibles de la prospérité de l’Église triomphante suscitaient parfois ce genre de réaction.

— Cela sans compter la nouvelle église paroissiale aux allures de cathédrale! continua le commerçant. Les travaux seront-ils terminés bientôt?

— Au cours de l’année prochaine. Vous vous inquiétez de nos progrès?

— Disons que ce grand chantier, sous les fenêtres du magasin, ne facilite pas les déplacements des clients. Notre chiffre d’affaires en souffre un peu.

— Pourtant, vous multipliez les efforts pour que l’entrée par la rue Des Fossés devienne très accueillante. Je vous soupçonne d’exagérer un peu vos pertes.

L’attitude désarmante du jeune prêtre pouvait adoucir les âmes les plus dures. Il continua après une pause :

— Je suis très heureux de vous rencontrer dans un endroit pareil. Cela témoigne de vos bonnes relations avec les travailleurs de l’entreprise. Vous avez déjà entendu parler du syndicalisme catholique?

Édouard sentit le piège. Après un moment d’hésitation, il répondit :

— … Comme tout le monde. Il existe, je crois, une organisation de ce genre à Chicoutimi. Même les unions des ouvriers des manufactures de chaussures de notre ville sont dirigées par des aumôniers…

— Pas dirigées. Conseillées, bien sûr, mais les chefs sont des ouvriers.

D’un regard, l’homme signifia que la nuance, quand on évoquait le clergé catholique de la province, lui paraissait inutile.

— Sauf pour mon édification personnelle, ce qui constitue certainement un objectif louable, pour quelle raison me dites-vous tout cela? demanda Édouard.

— Votre père emploie au bas mot trois cents personnes… Les hommes parmi elles gagneraient à former un syndicat catholique.

— Au mot « syndicat », mon père devient violet de rage. Au mot « union », il risque l’infarctus.

Édouard disait cela avec un grand sourire, comme s’il imaginait la scène plaisante.

— Mais les unions catholiques, respectueuses de l’enseignement de l’Église, notamment en ce qui concerne le droit de propriété, représenteraient le meilleur rempart de ses intérêts.

— Je me demande si le charmant vieux commerçant saurait faire toutes ces nuances.

— Mais vous, vous le pouvez. Pourquoi ne pas les lui expliquer?

L’idée de se transformer en propagandiste des organisations confessionnelles accentua encore l’amusement du jeune homme. Heureusement, une voix venue des allées de quilles lui évita de répondre.

— Patron, si vous voulez avoir le plaisir de vous faire battre, c’est notre tour.

Melançon désignait du doigt l’espace devenu libre.

— Je m’excuse, je dois y aller…

— Vous faites bien d’entretenir de si bonnes relations avec les employés de votre père. Vous comprenez visiblement les méthodes modernes de gestion.

— … À la prochaine, l’abbé.

Un moment plus tard, Édouard glissait ses doigts dans les trous d’une grosse boule noire.

— Si ce gars-là se rendait en Afrique, en un an, tous les Nègres seraient convertis, prononça-t-il en regardant Maxime Fortin, déjà en grande conversation avec un groupe de jeunes femmes.

— Je parierais pour six mois!

Le contremaître lança sa boule et abattit toutes les quilles. La bataille serait rude, son adversaire décida de se concentrer sur son jeu. C’était sans compter sur la présence de Clémentine. Elle se glissa près de lui pour s’enquérir :

— Tu as discuté longuement avec le jeune prêtre. Que te voulait-il?

— … Curieusement, il m’a entretenu de l’administration de l’entreprise de mon père.

Tout à fait exacte, la réponse troubla un peu la jeune femme. Elle poursuivit :

— Je le trouve très sympathique.

— Pour un curé, tu as tout à fait raison. À côté de lui, Émile Buteau ressemble à un ogre.

— J’essaie toujours de me confesser à lui, depuis quelques mois. Il comprend…

Édouard devina tout de suite que le propagandiste de l’action sociale catholique du diocèse de Québec connaissait dans le détail les motifs de sa présence en ces lieux. Si l’un des membres d’un couple illicite confiait ses turpitudes à un prêtre, l’autre se trouvait tout autant exposé. Bonne catholique, Clémentine choisissait d’ignorer les invitations de son compagnon à la discrétion au moment de demander le pardon de ses fautes. La compréhension dont parlait celle-ci tenait au simple fait que le jeune ecclésiastique ne proposait pas de la lapider sur le parvis de l’église Saint-Roch. Vraisemblablement, il n’exigeait même pas qu’elle cesse tout à fait de voir son amant, sous peine de lui refuser les sacrements. Sans doute l’incitait-il à rechercher le mariage, afin de lui permettre de redevenir une blanche brebis dans le petit troupeau paroissial.

Cette sollicitude plaidait en faveur du confesseur. Elle contenait aussi une menace potentielle. Le jeune héritier se découvrait une nouvelle raison de chanter les louanges du syndicalisme confessionnel dans les oreilles de son père. Le prêtre de choc possédait un levier redoutable sur sa vie…

* * *

Finalement, Melançon l’emporta sans trop de mal. Édouard afficha son indifférence, quoiqu’il pestât intérieurement contre l’abbé Fortin, responsable de son manque de concentration. Le petit ecclésiastique aimable prenait à ses yeux l’allure d’un méchant inquisiteur. Pour mettre fin aux railleries de son contremaître, le jeune homme décida de rentrer plus tôt à l’appartement de la rue Saint-Anselme pour un petit souper en tête-à-tête.

Au moment de regagner la sortie du Cercle Frontenac, un attroupement retint son attention. Des gens se pressaient près de la porte d’une petite salle de réunion. Une voix haletante leur parvint de l’intérieur.

— Je vous l’affirme, un nuage jaune verdâtre roulait sur le sol, pas plus haut que les genoux.

— Dans ce cas, cela ne pouvait vous atteindre.

Clémentine joua des coudes afin de voir qui parlait ainsi. La jolie blonde arriva sans s’attirer trop de gros mots près de l’embrasure de la porte. Son compagnon, plus grand, profitait d’une vue imparfaite sur un petit homme sanglé dans un uniforme kaki élimé. Tout le côté gauche de son visage offrait de vilaines boursouflures violettes. L’oreille paraissait totalement obstruée par une excroissance de chair.

— Même si cela restait à cette hauteur, l’effet des vapeurs se faisait sentir dans les yeux, le nez, la bouche. À la première respiration, les hommes s’écrasaient. La minute d’après, ils crachaient leurs poumons.

— … C’est impossible, articula Clémentine.

L’homme posa les yeux sur elle. Son rictus tordit un peu le côté gauche de son visage.

— Je t’assure, ma belle, qu’ils vomissaient leurs poumons. Dans une grande toux rauque. On voyait d’abord du sang, puis des lambeaux de chair. Les plus chanceux crevaient bien vite.

— Les journaux en ont parlé, fit valoir quelqu’un. Le gaz moutarde…

— Exactement, grommela le vétéran. À cause de la couleur, mais aussi de l’odeur, ils appelaient cela le gaz moutarde. D’autres parlent d’ypérite, pour rappeler la ville d’Ypres. C’est arrivé là-bas.

— Où ça?

— À Ypres, une jolie petite ville de l’ouest de la Belgique. Maintenant, il n’en reste rien.

Édouard tendit le bras entre les spectateurs fascinés jusqu’à toucher l’épaule de Clémentine. Celle-ci se tourna à demi, vit dans les yeux de son compagnon l’invitation à partir, esquissa un petit geste d’agacement du bout des doigts, puis reporta son attention vers le blessé pour demander :

— Votre visage?…

L’autre la contempla un moment, bien certain que plus jamais une aussi jolie bouche ne se poserait sur la sienne, puis murmura :

— Le gaz, du chlore, brûle la peau humide. Cela fait d’énormes cloques. Après la cicatrisation… Tu vois le résultat.

De défi, il tourna la tête pour mieux lui montrer la chair malsaine. Toutefois, mieux valait revenir aux aspects militaires de ces événements.

— Comme le gaz flotte à la surface du sol, il se glisse dans les tranchées, dans les trous d’obus. Les gars s’y précipitaient pour éviter les balles allemandes et crevaient, la gueule en sang.

— Vous avez gagné la bataille quand même?

— Les Français se sont sauvés comme des lapins. Nous, je veux dire les Canadiens, on s’est accroché et on a tenu jusqu’à la bataille de Saint-Julien.

Cette résistance, se rappelait Édouard, avait valu au premier ministre Borden une avalanche de télégrammes de félicitations pour la bravoure de son contingent. Comme si le politicien y était pour quelque chose!

— Comment avez-vous réussi à vous en tirer?

Le vétéran marqua une hésitation et échangea un nouveau regard avec Clémentine.

— Comment avez-vous fait? insista un autre.

— … J’ai pissé dans mon mouchoir et je l’ai collé sur ma bouche.

Une nouvelle quinte de toux souligna cet aveu. Depuis cette bataille, les armées alliées fournissaient des uniformes mieux ajustés et des masques grossiers, affectant la forme d’une cagoule, aux hommes postés sur la ligne de front. L’urine gardait toutefois une certaine popularité, comme protection supplémentaire.

— Pourquoi êtes-vous allé là-bas?

La question, chargée d’ironie, trahissait l’opinion de l’interlocuteur : seul un imbécile acceptait de se plonger dans un pareil enfer. Cela lui valut un regard courroucé, puis une réponse acide.

— Dans la vie, il y a ceux qui font leur devoir et les autres qui vont se cacher…

Les doigts d’Édouard revinrent sur l’épaule de Clémentine, plus insistants. Cette fois, sans se retourner, elle hocha la tête et vint le rejoindre. Au moment de mettre le pied sur le trottoir de la rue Saint-Joseph, le jeune homme grommela :

— Dans la vie, il y a les gens intelligents qui gardent tous leurs morceaux et les idiots qui acceptent d’aller se faire tuer pour le roi d’Angleterre… ou de revenir estropiés au point de faire peur aux enfants dans les rues.

— Admets tout de même qu’il faut bien du courage pour faire son devoir.

Édouard serra la mâchoire, réprimant la réponse qui lui venait à l’esprit. Comment sa compagne pourrait-elle comprendre? La politique la dépassait totalement. Il ne se sentait des obligations que pour le Canada français.

Sentant l’humeur de son amant se dégrader, la jeune femme préféra se tenir coite pendant quelques minutes. Ils entraient dans l’édifice de la rue Saint-Anselme quand elle risqua encore :

— De nombreux Canadiens sont-ils morts dans cette bataille?

— À Ypres? Environ deux mille, et quatre mille blessés, si je me souviens bien. Parmi eux se trouvait ton nouvel ami. On a dû le réexpédier chez lui sans même une tape d’encouragement dans le dos.

La pointe d’ironie n’échappa pas à Clémentine. Sans un mot, elle attrapa la pièce de viande achetée la veille et conservée dans une boîte de fer blanc pendue au bord de la fenêtre. Cet expédient permettait d’économiser l’achat de glace pendant l’hiver. Son amant retrouva sa bonne humeur habituelle au moment de se mettre à table. De son côté, sa compagne se montra disposée à faire bon accueil à ses avances. Elle craignait par-dessus tout ces moments où l’homme devenait distant, morose.

La soirée se termina comme d’habitude, dans le lit étroit de la minuscule chambre. L’utilisation du préservatif en intestin de mouton n’avait plus aucun mystère pour elle. Un peu après dix heures, Édouard boutonnait son paletot. Devant lui, sa compagne serrait les deux pans de son peignoir sur sa poitrine.

— Tu pourrais rester avec moi, cette nuit.

— Nous avons eu cette discussion si souvent… Si on me voyait sortir de cet édifice le matin, ta réputation serait ruinée.

Comme si un couple ne pouvait se livrer à des plaisirs coupables l’après-midi ou en soirée. Entre eux, seule la nuit demeurait taboue. Toutefois, l’homme avait raison : sortir de l’appartement d’une jeune femme en fin de soirée ne s’avérait pas aussi compromettant.

— De plus, je dois servir de chauffeur à mon père.

Il posa un baiser sur la moue boudeuse de Clémentine, puis quitta les lieux. Un peu plus tard, elle lava le condom dans l’évier de la salle de bain. Durant une fraction de seconde, elle se surprit à tirer sur la mince pellicule de peau. Que se passerait-il si un coup d’épingle la perçait à son extrémité? Un trou juste assez grand pour laisser passer un peu de semence… Avec sa maîtresse enceinte, le riche héritier se déroberait-il au mariage?

Elle contempla son visage dans la glace un instant et secoua finalement la tête, faisant voler ses bouclettes de droite à gauche. Son instinct lui faisait imaginer une fuite immédiate.

Intact, le tube de peau retrouva sa place dans le tiroir de la table de nuit, soigneusement rangé dans une petite boîte cylindrique.