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Au début, les rencontres entre Fernand et la jeune domestique se révélaient fortuites, ou à tout le moins, c’est ce que chacun aimait croire. Le gros homme descendait un peu passé onze heures, se servait un verre de whisky et, si la lune brillait, se campait devant la grande fenêtre du salon pour contempler la rue Scott. Si de légers craquements venaient du vieil escalier, il se réjouissait d’avoir un peu de compagnie.

Après quelques mois de ce jeu, tous deux en vinrent, sans se concerter, à privilégier certains soirs, en particulier les vendredis, sachant que le lendemain, tous les membres de la maisonnée se levaient un peu plus tard. Puis, depuis l’automne précédent, ils convenaient d’un rendez-vous d’un regard. Ainsi, au soir du 21 janvier, Fernand versait un peu de sherry dans un second verre avant de s’asseoir sur le canapé. Une ombre noire, où seuls le visage et les mains offraient des taches plus claires, vint le rejoindre après quelques minutes.

— Voilà, dit lentement l’homme en tendant le petit verre.

— … Ce n’est pas bien.

Curieusement, alors que la domestique ne se troublait guère de leurs longues conversations, accepter cette boisson lui paraissait fort compromettant. Après une brève hésitation, elle allongea pourtant la main pour la prendre. Elle avala un peu du liquide sucré, puis remarqua :

— Vous paraissiez très préoccupé, au souper.

— As-tu lu les journaux, ces derniers jours?

Malgré les invitations répétées, jamais Jeanne n’avait accepté de tutoyer son employeur. Outre la timidité, prendre une pareille liberté durant la nuit augmentait le risque de se tromper le jour. Un seul oubli de ce genre la conduirait à la rue. Son interlocuteur, quant à lui, réglait la difficulté en s’en tenant toujours au « tu ». Cette familiarité existait déjà avec la vieille bonne qui l’avait vu grandir. L’utiliser pour la nouvelle venue ne surprenait personne.

Comme les événements politiques passionnaient son employeur, une fois la vaisselle du souper lavée, elle parcourait les journaux ayant échappé aux épluchures ou au cabinet d’aisances des domestiques. Les petits rouleaux de papier « hygiénique », une innovation récente, paraissaient trop somptuaire pour les postérieurs ancillaires.

— Les folies de Lavergne vous inquiètent?

— À Paris ou à Berlin, ce gars aurait déjà été fusillé. Il faut la magnanimité des Britanniques pour accepter des déclarations aussi terribles.

Jeanne résolut de trouver la signification du nouveau mot dès le matin suivant. Un vieux dictionnaire traînait dans la cuisine à cette fin.

— Donc, il ne risque rien?

— Lavergne? Bien sûr que non, sinon il se tiendrait bien silencieux dans son trou. Il a de l’audace seulement quand il sait ne rien risquer. Penses-tu, il alimente lui-même la rumeur selon laquelle Wilfrid Laurier serait son véritable père. Ce doute rend sa personne sacrée, la toucher serait un sacrilège.

— S’il n’est pas menacé, pourquoi vous inquiéter?

— À cause du mauvais exemple. N’importe quel autre excité prononçant la moitié de ces insanités se retrouverait dans un camp.

Les ressortissants des pays ennemis, Allemands ou Autrichiens, de même que les Canadiens affichant trop ouvertement leur scepticisme sur la justesse de la cause alliée, se comptaient par milliers dans des centres de détention. Armand Lavergne ne risquait toutefois pas vraiment de perdre le confort douillet du Château Frontenac pour se retrouver dans l’un d’eux.

Après de longues minutes à évoquer les discours incendiaires du député de Montmagny, la domestique énonça le fond de sa pensée.

— Vous ne semblez guère disposé à aller dormir.

— À trois dans le même lit, je dois me tenir en équilibre sur le bord. Tôt ou tard, je vais me retrouver sur le plancher.

Eugénie avait évoqué l’idée de le voir migrer dans une autre chambre dès le début de sa grossesse, sous prétexte de mieux se reposer. L’initiative avait paru un peu prématurée à l’époux. Même dans les milieux très religieux où il gravitait depuis l’enfance, les mariés ne commençaient pas à faire chambre à part moins d’un an après les noces.

— Le raffut réveillerait certainement vos parents.

Jeanne pouvait sans vergogne faire allusion à son embonpoint alors que le même sous-entendu dans la bouche de quiconque le blessait. Pour elle, la minceur trahissait un état proche de la famine ou la maladie. Le corps devait permettre d’afficher sa prospérité. Des mots de ce genre sonnaient presque comme un compliment chez elle.

— Il te ferait sans doute aussi sursauter. Tu imagines combien j’ai envie de retrouver les petits douze pouces de matelas auxquels j’ai droit pour la nuit.

Quelquefois, la vieille domestique de ses parents l’avait trouvé endormi sur le canapé, au moment où elle venait allumer la cuisinière au charbon, peu après le lever du soleil.

— Moi, je dois monter. Demain matin…

— Oui, bien sûr. Tu as besoin de ces heures de repos.

Quand elle se leva pour marcher vers la porte, Fernand la suivit des yeux, dorénavant habitués à l’obscurité. Sous l’uniforme noir, les fesses de la domestique lui parurent fort séduisantes. Si Eugénie n’avait pas réussi à le chasser du lit conjugal, depuis le début de sa grossesse, elle se refusait à tout rapprochement physique. Quand il avait feint d’insister, elle s’était réfugiée derrière un interdit médical. Jamais l’homme n’avait osé demander au docteur Caron, et plus tard au docteur Hamelin, si le devoir conjugal mettait vraiment la vie de l’enfant à naître en danger. La privation décuplait son appétit, en quelque sorte.

— Bonne nuit tout de même…

La domestique n’osait pas utiliser son prénom, et au terme de conversations semblables, le « Monsieur » paraissait trop formel. Son employeur n’éprouvait pas pareil scrupule.

— Bonne nuit, Jeanne. Vous êtes très gentille de me tenir ainsi compagnie.

À nouveau seul, le gros notaire eut une pensée pour Édouard Picard. Plus de huit ans plus tôt, dans une boutade, celui-ci avait évoqué le charme de la petite bonne, la présentant comme un meilleur parti que sa propre sœur. Constater trop tard le bien-fondé de l’assertion lui laissait un goût de cendres dans la bouche.

* * *

— Picard, cela me rappelle les assemblées de 1911, cria Armand Lavergne pour couvrir les cris « À bas la conscription! » provenant des poitrines des centaines de jeunes hommes réunis devant eux.

Le samedi 22 janvier 1916, une foule se massait sur la place du marché Montcalm. De très nombreux agriculteurs retardaient leur retour à la maison afin d’entendre les orateurs nationalistes. Ils représentaient le segment de la population le plus réfractaire à l’enrôlement. Les autres spectateurs venaient des ateliers et des manufactures de la ville. Un petit groupe de collégiens se tenait aux premiers rangs, facilement reconnaissable avec leur « suisse ».

— Si nous avions fait perdre moins de votes à Wilfrid Laurier, nous ne serions pas dans cette merde aujourd’hui. Les gens qui rêvaient alors d’obtenir la balance du pouvoir se fourraient le doigt dans l’œil jusqu’au coude.

La répartie d’Édouard, formulée à l’un de ces mauvais stratèges, laissa Lavergne un moment muet. Cela ne durerait pas. Wilfrid Lacroix, un jeune militant du Parti libéral, se retourna vers lui en annonçant :

— Voici maintenant notre orateur principal, le député indépendant de Montmagny, Armand Lavergne.

Celui-ci s’avança sur l’estrade branlante, une construction grossière de planches et retira un moment son couvre-chef de fourrure, le temps de déclarer :

— Comme je vois quelques-unes de nos compagnes parmi nous, je me découvre un moment pour les saluer.

Cette entrée en matière signifiait surtout que l’homme trouvait leur présence incongrue. Les ricanements inspirés par ses propos se turent bien vite. Son chapeau de nouveau bien enfoncé sur le crâne, il commença :

— Il y a quelques jours à peine, le premier ministre du Royaume-Uni, Herbert Henry Asquit, a déposé à la Chambre des communes anglaise le Military Act. Quand elle sera adoptée, dans quelques semaines, cette loi permettra d’appeler pour le service militaire dans les tranchées tous les hommes célibataires âgés de dix-huit à quarante et un ans.

La mesure rompait avec la tradition britannique du volontariat. Un « Oh! » de stupeur émergea de plusieurs poitrines.

— Combien de temps faudra-t-il encore avant que les impérialistes qui nous gouvernent adoptent une mesure semblable? Vous tous, devant moi, êtes susceptibles d’être conscrits pour aller mourir dans cet enfer en France ou en Belgique. Dans combien de temps? Un mois? Deux mois?

Pendant quelques minutes encore, le politicien évoqua les diverses clauses du projet de loi britannique. Les auditeurs en venaient à oublier qu’il concernait un pays lointain. Chacun imaginait le jour où ce serait son tour.

— Et en attendant cet instant fatidique, quel triste spectacle se déroule sous vos yeux! Depuis des semaines, tous les politiciens fédéraux se promènent à travers la province afin de vous inviter à contribuer aux emprunts de la Victoire. Tout cet argent va au Royaume-Uni alors qu’il serait tellement utile à nos frères de l’Ontario. Des enfants, là-bas, sont privés d’un enseignement dans la langue de leurs ancêtres, les premiers occupants de ce pays. Pendant ce temps, nous devons financer l’effort de guerre de l’Empire. Ne donnez pas un sous, gardez votre argent pour soutenir les Canadiens français maltraités dans tout le pays.

Le Règlement 17, adopté dans la province voisine quelques années plus tôt, continuait d’agiter les passions. Des femmes armées de longues aiguilles à chapeau défendaient les écoles catholiques contre les officiels dépêchés pour y faire cesser l’enseignement en français. De jeunes institutrices de dix-huit ans acceptaient de travailler sans recevoir aucun salaire. Ces événements héroïques, sans cesse repris dans les journaux du Québec, justifiaient toutes les résistances à la participation au conflit.

— Pourquoi devrions-nous payer pour la défense de l’Angleterre? Pourquoi aller mourir pour ce pays étranger? Les soldats de cette contrée sont-ils venus nous aider dans le passé? Les affirmations en ce sens tiennent de la chimère. Les États-Unis sont les seuls maîtres de ce continent. Le Royaume-Uni ne compte plus pour rien. Nous ne lui devons rien. Aujourd’hui, les impérialistes, les mêmes qui ferment nos écoles, veulent enrôler nos enfants. Si un jour le Canada est menacé par un ennemi, je serai le premier à revêtir l’uniforme et à réclamer la conscription. Mais je ne tolérerai jamais cette mesure pour une guerre européenne dans laquelle nous n’avons rien à voir.

Les applaudissements reprirent, passionnés, suivis des cris « À bas la conscription! » Tous ces arguments, chacun les connaissait. Le député avait prononcé les mêmes à l’Assemblée législative, environ une semaine plus tôt. En réalité, cette foule attendait la phrase fatidique, le défi lancé aux autorités. Une affirmation susceptible, dans la plupart des pays participant à la Grande Guerre, de mériter une accusation de haute trahison à son auteur. La prononcer en Chambre ne portait pas à conséquence, à cause de l’immunité parlementaire. En allait-il de même sur une place de marché?

Lavergne ne décevrait pas cette attente :

— Que vive le Canada et que périsse l’Angleterre!

Les cris devinrent frénétiques. De son siège dans les gradins, Édouard distingua dans la pénombre de la fin de l’après-midi les silhouettes d’officiers de police prenant position sur le trottoir de la rue Saint-Jean, le long des murs de l’Auditorium de Québec et du YMCA. Comme si le scénario avait été répété à l’avance, une éventualité bien probable, quelqu’un dans la foule cria :

— Tu préférerais que les Allemands s’emparent du Canada?

— Crois-tu que ce serait pire que de vivre sous la botte des Anglais? Comme disait ma grand-mère, se faire mordre par un chien ou par une chienne, c’est pareil!

Les cris atteignirent leur apogée. Au même moment, les policiers sortirent de la pénombre pour se trouver dans le halo des réverbères. Un officier hurla dans son porte-voix :

— Dispersez-vous! Rentrez à la maison tout le monde! De toute façon, vos femmes ou vos mères vous attendent pour souper.

Armand Lavergne tourna les yeux vers le mur d’enceinte de la ville, à quelques dizaines de pieds sur sa droite. La silhouette d’un uniforme se dressait comme une ombre noire sur le rideau du ciel obscur. Il remarqua un mouvement dans la foule; des hommes s’en détachaient pour s’éloigner dans les rues avoisinantes. La population demeurait encore bien loin de la révolte si une allusion à une soupe fumante suffisait à la disperser. L’orateur baissa les bras et conclut, un peu dépité :

— J’espère que mes paroles ont pu scandaliser tout le monde.

Dans les premiers rangs, Thalie se tourna vers son frère pour prononcer très fort :

— En as-tu assez de ce bouffon?

— De toute façon, il a terminé : tout son discours à l’Assemblée a été soigneusement répété ici.

Le député regagnait déjà le fond de la scène, pour échanger quelques mots avec Édouard Picard.

* * *

— Il a vraiment dit cela? commenta Marie.

— Vraiment. « Mordu par un chien ou une chienne, c’est pareil », répéta Mathieu.

La marchande secoua la tête. La famille se trouvait réunie autour du repas du soir. Un peu d’inquiétude dans la voix, elle déclara :

— J’aimerais que vous n’alliez plus à ce genre de réunion. Tôt ou tard, cela se terminera par une bagarre. Avec tous les militaires qui traînent dans la ville…

— Ne t’inquiète pas maman, répondit Thalie d’un ton amusé. Si jamais cela tourne mal, je serai là pour protéger mon grand frère.

Marie esquissa un sourire, certaine non seulement qu’ensemble, ils couraient moins de risques, mais que le grand garçon savait se défendre bien mieux que neuf ans plus tôt, quand de jeunes imbéciles jouaient aux tortionnaires. Gertrude intervint de sa voix rauque :

— Lui ne risque rien.

— Pardon? rétorqua la maîtresse de maison.

— Ce Lavergne. Cela lui coûte peu de faire le fanfaron. Il provoque tout le monde, puis s’en retourne auprès de sa bourgeoise.

Le couple Lavergne fréquentait la basilique tous les dimanches. La domestique avait pu apprécier son air présomptueux des dizaines de fois.

— Les gars à qui il monte la tête n’auront personne pour les tirer d’affaire.

Elle partageait totalement l’opinion de Fernand Dupire sur le sujet : quand une tuile se détachait d’un toit, invariablement, un pauvre la prenait sur la gueule.

— En parlant de ses admirateurs, précisa Mathieu, Édouard s’affichait près de lui.

— Ceux-là s’entendent très bien depuis des années, observa Marie. Enfin, je me souviens de les avoir vus ensemble lors de la dernière élection fédérale.

La conversation se poursuivit sur la situation politique de plus en plus tendue. Au moment de quitter la table, Thalie déclara :

— Je vais me cacher dans ma chambre pour étudier.

Puis, elle précisa à l’intention de son frère :

— Tu savais, toi, que la romancière George Eliot était une femme? Son véritable nom était Mary Anne Evans. Tout comme George Sand, pour être prise au sérieux, elle a adopté un nom masculin.

— Non, je ne savais pas, et je te rappelle que les deux sont à l’Index, donc interdits aux bons élèves du Petit Séminaire. Par contre, je suis à peu près certain que saint Thomas d’Aquin était un vrai prêtre.

Après une petite grimace à son frère et des bises aux femmes de la maison, elle s’esquiva. Quand elle eut disparu, sa mère murmura :

— Elle travaille très fort.

— Elle n’a jamais aimé être seconde.

Marie regarda son fils, un peu touchée, comme toujours, par la complicité entre ses deux enfants.

— Je ne voudrais pas qu’elle se rende malade.

— C’est pour cela que je la surveille… Et même si je tolère très bien d’arriver quatrième ou cinquième de ma classe, je vais travailler un peu aussi. Bonne nuit.

Il se pencha pour poser ses lèvres sur la joue maternelle et répéta le même souhait à l’intention de la domestique. Restées seules, les deux femmes prendraient le temps de vider leur tasse de thé à petites gorgées. Au moment de débarrasser la table, Marie déclara :

— Parfois, je m’inquiète un peu d’avoir des enfants si sages. Tous les deux dans leur chambre à étudier…

— Je parie que vous n’avez jamais été plus dissipée que ces deux-là.

— Moi non. Mais leur père respectif…

Gertrude laissa échapper un rire bref, puis commenta :

— À leur sujet, je pourrais vous en raconter de belles… Je suppose que les enfants ont pris le meilleur de leurs deux parents et oublié le mauvais.

Cela, Marie le souhaitait de tout cœur.

* * *

Au milieu de sa onzième année de scolarité, Thalie s’avérait déjà très instruite, en comparaison des attentes de 1916. Pour une femme, aux yeux de la plupart de ses contemporains, elle l’était beaucoup trop, en fait. Bien sûr, les sensibilités des protestants différaient un peu. Puis, les seuls membres de cette communauté figurant parmi ses familiers fréquentaient aussi le Quebec High School. Elle en arrivait à trouver normal ce qui paraissait suspect à la plupart des autres.

Le vendredi 4 février, elle arriva de son pas rapide au grand édifice de brique de la rue Saint-Augustin et gravit les marches glacées au même rythme. Dans le hall aux murs beiges, un peu poussiéreux, elle entendit bien le babil de ses camarades, un peu plus haut perché que d’habitude, sans connaître le motif de cette excitation. Les murs des espaces communs de l’édifice s’ornaient d’affiches de recrutement. Quelques élèves de l’école avaient déjà joint le détachement d’infirmières, ces « sœurs » dévouées qui prenaient soin des blessés dans les hôpitaux de campagne. Les invitations bien senties à participer aux emprunts de la Victoire utilisaient les arguments les plus surprenants. L’une des publicités les plus en vogue, juste avant Noël, recommandait aux petites filles de demander cela comme étrennes.

À la place d’honneur du hall, un grand panneau dominé par les mots To Our Heroes affichait les portraits des volontaires apparentés aux élèves et aux enseignantes de l’établissement, posant fièrement dans des uniformes tout neufs. La photographie d’une bonne demi-douzaine d’entre eux, dont celle de l’époux de Mrs. Ann Thompson, l’institutrice de Thalie à l’automne 1914, s’ornait d’un petit ruban noir en signe de deuil. L’adolescente constata qu’aucune décoration de ce genre ne s’était ajoutée pendant la nuit. La tension palpable ne tenait donc pas à cela.

Dans ce milieu, la guerre européenne ne se trouvait ni lointaine ni étrangère. Il ne se passait pas une journée sans qu’une élève ne verse des larmes pour un parent décédé ou, le plus souvent, pour un parent pour lequel on craignait le pire. Au moment où la jeune fille se dirigeait vers sa classe, sa voisine de pupitre lui emboîta le pas pour s’enquérir, un peu nerveusement :

— Thalia, as-tu lu les journaux, ce matin?

— Non. Avec le contrôle des connaissances si proche, je passe tout mon temps à mémoriser les mésaventures des Tudor.

Si les héros de la Nouvelle-France et ceux de la Rome antique formaient un curieux amalgame dans l’imaginaire de Mathieu, la jeune fille meublait le sien des avatars de la vie des diverses dynasties s’étant succédé sur le trône d’Angleterre. En comparaison, les mœurs de Québec lui paraissaient d’une troublante harmonie.

— Le parlement d’Ottawa a été incendié cette nuit, clama la grande rousse sur le ton de la conspiration.

— Tu… tu veux dire que quelqu’un a mis le feu?

— Mon père a reçu un coup de fil d’un collègue de Montréal avant même le lever du soleil. Il a évoqué des espions allemands ou autrichiens. Tu savais que la femme du gouverneur général est une princesse allemande, une Hohenzollern? Le coupable ne se trouve peut-être pas bien loin…

Les histoires à propos d’une cinquième colonne composée d’immigrants venus des pays ennemis et toujours dévoués à leur contrée d’origine alimentaient de grandes méfiances. Les camps de concentration où des centaines, plutôt des milliers d’entre eux, attendaient la fin du conflit en témoignaient éloquemment.

— Il y a eu des morts dans les flammes, continuait son interlocutrice. Le feu s’est répandu trop vite pour que ce soit un accident.

Thalie se réjouit de ne pas l’entendre évoquer une responsabilité canadienne-française. Les discours d’Armand Lavergne attiraient des accusations de sédition, parfois de trahison. Les milieux orangistes, familiers avec un racisme agressif dirigé contre les catholiques, excitaient les passions en évoquant le peloton d’exécution ou l’échafaud pour le député de Montmagny. Certains ne faisaient pas dans le détail et promettait ce sort à toute la communauté francophone.

— Je suppose que l’on trouvera les coupables bien vite, affirma l’adolescente pour se faire rassurante. Après tout, Ottawa n’est pas une si grande ville. Les espions n’y passent sans doute pas inaperçus.

— Ces gens s’y connaissent, Thalia. Ils apprennent à parler anglais sans accent, changent leur nom…, poursuivit sa compagne sur le ton de la confidence.

Son interlocutrice correspondait de mieux en mieux à cette description, avec son prénom modifié et sa lenteur de débit à peine perceptible dans l’autre langue. La prononciation ne la distinguait plus guère des autres écolières.

— Selon mon père, continuait l’autre, un événement de ce genre risque de faire chuter les cours de la Bourse. Si maintenant même le Canada ne se trouve plus à l’abri des attaques ennemies…

Cela paraissait peu plausible. Les commandes militaires, ainsi que la demande accrue en Europe pour les produits de première nécessité, enrichissaient les entrepreneurs et les commerçants. Le tout s’accompagnait aussi d’une hausse vertigineuse des prix, susceptible de faire grincer des dents les travailleurs. Si l’on arrivait à faire abstraction qu’il s’agissait d’abord et avant tout d’un massacre aveugle de jeunes vies humaines, la guerre paraissait une bonne affaire.

Les jeunes filles retrouvèrent leurs compagnes dans la classe. Le nombre du groupe, avec dix-huit élèves, favorisait les apprentissages. Thalie s’installa à sa place habituelle, au premier rang, et sortit ses livres de son sac de toile. L’incendie d’Ottawa était commenté par toutes ses camarades. L’arrivée de l’institutrice fit à peine diminuer le niveau sonore, tellement que cette dernière dut saisir l’une des brosses sur le bord du tableau pour en frapper l’angle de bois sur la surface noire. Le « toc, toc, toc » ramena un peu de calme.

— Mesdemoiselles, j’ai entendu dans le corridor les histoires les plus rocambolesques. Vous savez tout comme moi que tous les édifices publics, à Ottawa comme à Montréal et Québec, sont surveillés en permanence par des militaires depuis le mois d’août 1914. Depuis, combien a-t-on signalé d’attentats au pays?

Dix-huit paires d’yeux se posèrent sur la femme replète âgée d’une cinquantaine d’année.

— Aucun…, répondit bientôt l’une des élèves.

— Tout de même, risqua une autre, plusieurs accidents demeurent inexpliqués.

— Sont-ils plus nombreux qu’avant le déclenchement des hostilités?

Chez les opposants à l’instruction des filles, plusieurs prétendaient que le sexe faible préférait les fables les plus fantaisistes aux explications reposant sur un examen méthodique des faits. Cette enseignante n’entendait certainement pas laisser ses élèves tomber dans ce piège.

— … Il faut toujours une première fois, s’aventura la rousse. Selon mon père…

— Nous ferons le point sur les découvertes des personnes chargées de l’enquête lundi prochain. Découpez les articles pertinents des journaux, nous les regarderons ensemble. En attendant, dans notre pays, au moment des grands froids de février, les appareils de chauffage mettent souvent le feu à de vieux édifices. Alors, nous allons réfréner notre appétit pour les histoires d’espionnage pendant quelques jours. Maintenant, qui parmi vous peut me nommer les nombreuses épouses de Henry VIII et les causes de leur décès?

Quelques doigts se levèrent timidement.

— Thalia, commencez avec la première d’entre elles.

* * *

De l’histoire à la géographie, en passant par les mathématiques, la matinée s’écoula bien vite. Le temps consenti pour le dîner s’avérait court, et le froid, vif. Thalie préférait apporter un sandwich de la maison et le manger distraitement, la plupart du temps sans lever le nez d’un livre. Les institutrices insistaient toutefois pour que les élèves sortent au moins quelques minutes afin de prendre l’air. Elle boutonnait son manteau quand une camarade prononça à haute voix :

— Voilà une nouvelle affiche. Quelqu’un a dû l’accrocher pendant les classes du matin.

Elle portait en guise d’en-tête les mots To the Women of Canada. De nombreuses réclames s’adressaient au sexe faible, la plupart afin de les inciter à gérer la maisonnée avec parcimonie, de façon à augmenter le montant des emprunts de la Victoire. Celle-là concernait plutôt le recrutement et commençait par ces mots : « Vous avez lu ce que les Allemands ont fait en Belgique. Avez-vous pensé à ce qui se passerait s’ils envahissaient notre pays? »

Les atrocités commises dans le petit royaume ami de la Grande-Bretagne alimentaient une abondante littérature dans les pays alliés. Les trois questions suivantes, adressées aux Canadiennes, invitaient celles-ci à encourager leur époux, leur frère, leur fiancé ou leur fils à joindre l’armée. Le message se terminait ainsi : « N’aiderez-vous pas un homme à s’enrôler aujourd’hui? »

Comme au temps de la République romaine, ou encore mieux, de celle de Sparte, les femmes se voyaient confier la mission de fournir des hommes pour les combats. Certaines prenaient cette directive très au sérieux. L’une des élèves de la classe « préparatoire », dont les diplômées pouvaient rêver d’une admission à l’Université McGill, déclara dans un fou rire :

— J’ai apporté des plumes. Nous y allons?

Les jeunes femmes du Royaume-Uni avaient mis au jour une curieuse coutume. Afin de fouetter le courage des hommes de leur âge, elles présentaient une plume blanche à ceux qu’elles croisaient dans la rue habillés en civil. Cela signifiait une accusation pure et simple de lâcheté, illustrée par la parure du chicken. Elles entendaient aussi, avec une belle unanimité, réserver leurs faveurs aux seuls mâles membres des forces armées.

Si l’usage se trouvait rarement repris au Canada, certaines s’y attachaient tout de même. Trois filles se partageaient les vestiges de la queue du poulet ayant fait les frais d’un repas du soir chez l’une d’elles. La plus âgée demanda, une pointe d’ironie dans la voix :

— Thalia, tu désires te joindre à nous?

L’invitation tenait du défi. En ces temps de tension, être la seule Canadienne française au Quebec High School l’exposait à voir son patriotisme remis en question avec une navrante régularité. La mauvaise réponse, la mauvaise attitude ferait bien vite le vide autour d’elle. À terme, à force d’être ignorée, elle devrait quitter l’établissement. Déjà, deux élèves d’origine irlandaise avaient préféré interrompre leur scolarité pour mettre fin aux remarques incessantes sur les « troubles » dans leur pays d’origine.

Pour Thalie, le choix se révélait cornélien : plaire à un groupe risquait de vexer l’autre. Les voisins de la rue de la Fabrique n’avaient pas que des mots tendres pour la jeune fille instruite chez les protestants…

— … Pourquoi pas. De toute façon, je voulais prendre l’air.

Le quatuor se retrouva bien vite dans la Grande Allée. Fustiger l’honneur des lâches n’était pas si simple. D’abord, le froid raréfiait le nombre des passants. Puis, remettre une plume blanche à un bon père de famille semblait de la dernière indélicatesse. Même le gouvernement britannique n’entendait guère soumettre ceux-ci à la conscription. La prudence s’imposait donc.

— Celui-là, celui-là, fit nerveusement une des adolescentes en prenant l’une des plumes des mains de la plus grande.

La décoration honteuse enfermée dans son poing, elle s’approcha d’un homme grand, athlétique, qui se dirigeait vraisemblablement vers l’Hôtel du gouvernement. Bientôt, une autre lui cria :

— Non, non!

La volontaire se tourna vers ses compagnes, interdite. L’une lui faisait de grands gestes de la main pour l’inciter à revenir. Le piéton s’arrêta, intrigué par ce manège, puis demanda :

— Mademoiselle, je peux vous aider?

L’autre rougit violemment et bredouilla un peu au moment de répondre.

— Non, monsieur. Je m’excuse, je vous avais pris pour un parent.

L’homme lui jeta un regard soupçonneux avant de continuer son chemin. Quand la jeune fille se retrouva avec ses compagnes, elle s’enquit :

— Qu’est-ce qui se passe?

— Il habite la maison voisine de la mienne, rétorqua l’une d’elles en pouffant d’un rire incontrôlable.

Bien sûr, offrir une plume blanche pouvait ruiner totalement les relations de voisinage ou de famille. Ces auxiliaires féminines des services de recrutement devaient modérer leur enthousiasme et éviter de faire naître des conflits à proximité de chez elles sous prétexte de vouloir encourager la participation à une guerre lointaine.

— Donne-moi cette plume, ordonna Thalie en tendant la main.

L’autre écarquilla les yeux et suivit le regard de sa compagne. Un homme jeune, élégamment vêtu, un melon sur le crâne, s’approchait d’un pas vif. Elle obtempéra et regarda la petite Canadienne française crâneuse s’approcher de sa cible sans marquer la moindre hésitation.

— Mon beau cousin Édouard, déclara-t-elle en français, j’ai été bien édifiée par les discours prononcés au marché Montcalm, l’autre jour. Pas vraiment scandalisée, cependant : Lavergne sera déçu. Voici une jolie petite plume blanche à arborer en guise de décoration. Vous connaissez certainement quels sentiments celui qui la reçoit inspire à celle qui la lui offre… Si vous ne comprenez pas ce qui vous vaut cet honneur, demandez à votre père. À cet égard, vous êtes son héritier.

Le fils du roi du commerce de détail demeura bouche bée au moment où les petits doigts féminins passèrent la plume dans l’une des boutonnières de son manteau. Il l’arracha rageusement peu après, retenant de justesse le flot d’injures lui venant aux lèvres. Avec un sourire narquois, la jeune fille tourna les talons pour rejoindre ses camarades.

— Tu le connais? demanda l’une d’elles à voix basse, le souffle coupé par tant d’audace.

À ce moment, Édouard passa près du petit groupe en lançant un regard mauvais.

— Oui, je le connais.

— C’est un lâche? questionna une autre.

— Le fils d’un lâche. Dommage que son père n’ait pas été avec lui… Puis, il s’oppose à la participation à la guerre.

Cette façon de présenter les choses n’intrigua pas ses camarades. Depuis quelques jours, Thalie savait que Mathieu n’était que son demi-frère. Pendant quelque temps encore, elle ne décolererait pas. La petite démonstration porta toutefois à conséquence. Dorénavant, et pour plusieurs mois au moins, les élèves du Quebec High School n’oseraient plus douter de sa loyauté à la cause alliée.

* * *

La petite plume tordue reposait dans la paume du grand jeune homme.

— Elle m’a dit que tu saurais pourquoi j’ai eu droit à cette insulte.

Déjà fâché de devoir marcher jusqu’au travail parce que la Buick s’accommodait mal des rigueurs de l’hiver canadien, l’incident rendait Édouard rouge d’une impuissante rage. La même accusation de lâcheté, formulée par un homme, se serait soldée par une farouche bagarre. Dans les circonstances, que faire à une jeune fille dont la tête venait à peine à la hauteur de son épaule?

Thomas prit la plume pour la jeter sur le plancher du magasin. Les pas des centaines de clients feraient bientôt disparaître la décoration honteuse.

— Comment puis-je deviner les lubies d’une petite fille? Tu sais qu’elle va dans une école protestante. Les autres ont dû lui monter la tête…

Le commerçant préférait ne pas fournir l’explication toute simple qui se formait dans son esprit. Thalie atteignait à peu près l’âge de Marie au moment où il troussait celle-ci sur le grand bureau de sa pièce de travail. Sans doute la mère avait-elle jugé utile de prévenir sa fille contre les dangers pesant sur une jolie personne en évoquant sa propre expérience. Ou encore le grand frère – « mon fils », songea-t-il en rougissant – avait-il tenu à faire partager à sa cadette le secret de l’identité de son père. Car celui-ci savait. Comment interpréter sa déclaration sibylline, le jour du dernier appareillage de l’Empress? Il s’agissait là d’une déclaration de guerre.

— Toutefois, enchaîna-t-il bientôt, j’aimerais te voir cesser de te donner en spectacle avec ce damné Lavergne. L’attitude à adopter face à la guerre ne fait pas l’unanimité. Nous sommes dans le commerce, un peu de discrétion est nécessaire.

Les deux hommes se tenaient au rez-de-chaussée du magasin, près de l’ascenseur. Le rayon des articles pour fumeurs se trouvait sur leur droite.

— Tous les Canadiens français sont contre la conscription, plaida Édouard, encore consumé par la colère.

— Aucune loi de conscription n’a encore été déposée au Canada.

— Borden va suivre l’exemple du gouvernement du Royaume-Uni…

— Puis, tu as tort, l’interrompit Thomas en lui faisant signe de baisser le ton. Je pense que la plupart de tes compatriotes espèrent une victoire alliée. Si on leur promettait que leurs propres enfants en seraient exemptés, plusieurs accepteraient le principe de la conscription.

Le jeune homme voulut protester. Cependant, le visage de son père indiquait une limite claire à ne pas franchir. Aussi essaya-t-il la modération.

— Tu viens de dire qu’il convient de respecter les sentiments de la clientèle. Tu conviendras sans doute que dans le quartier Saint-Roch, la majorité s’oppose à une participation à la guerre. Cela ne nous amène rien de bon, toutes ces affiches relatives à l’enrôlement. Le magasin finit par ressembler au bureau de recrutement de l’Auditorium de Québec.

Des yeux, il montrait les nombreux placards demandant aux jeunes hommes de joindre l’un ou l’autre des régiments, dont certains réservés aux Canadiens français, comme celui d’Olivar Asselin. Certaines publicités référaient explicitement au panthéon de héros de la communauté, évoquant sans vergogne Dollard des Ormeaux, Lambert Closse, Louis-Joseph, marquis de Montcalm ou Charles de Salaberry. Le premier surtout, tout droit sorti des manuels d’histoire catholiques, devenait une arme de propagande redoutable.

— Ces affiches, placées exclusivement à l’entrée, dans le rayon des produits pour fumeurs et dans celui des articles de sports, sont d’ailleurs ridicules. Allumer une pipe ou chasser l’orignal n’a rien à voir avec la guerre.

— Il y en a ailleurs.

— Une douzaine, toutes placées dans la cage de l’escalier ou dans les toilettes. La plupart des clients détestent…

— Pas ceux-là!

Thomas regardait quatre hommes revêtus de leur capote kaki. Les deux gares de la ville de Québec se trouvaient tout près, le camp de Valcartier comptait une population estimée à la moitié de celle de la vieille cité. Après quelques bières, les soldats excités par les articles haineux publiés dans leur coin de pays cherchaient volontiers des traîtres canadiens-français. Armand Lavergne ne risquait rien dans le confort douillet du Château Frontenac, mais des travailleurs de la Basse-Ville subissaient parfois un passage à tabac. Des briques fracassaient souvent les vitrines des commerces dont la devanture s’ornait de drapeaux Carillon-Sacré-Cœur, à une époque où l’Union Jack prétendait occuper tout l’espace.

— Nous ne sommes tout de même pas dans un pays occupé! grommela Édouard.

— Non. Et si tu veux voir la différence, je te paierai le billet pour la Belgique.

Le jeune homme réprima à nouveau la colère montant en lui, puis après un moment, fit encore remarquer :

— Et ces grandes affiches sans élégance qui encombrent la vitrine?

— Les publicités pour les emprunts de la Victoire?

— Tout comme les statistiques sur la contribution des employés du magasin : cela est de mauvais goût.

Les entrepreneurs se voyaient lourdement sollicités pour apporter leur contribution à ce fonds patriotique. On s’attendait aussi à ce qu’ils exercent bien des pressions pour obtenir celle de leurs employés. Thomas ne se dérobait pas à ce « devoir ».

— Non seulement je continuerai de placer ces chiffres dans les vitrines, mais je vais les améliorer un peu afin de mieux paraître encore. Wilfrid Laurier doit même intervenir auprès du premier ministre afin de m’obtenir un insigne de « souscripteur exemplaire ». Je le porterai avec fierté, même aux assemblées de la Société Saint-Jean-Baptiste.

Édouard secoua la tête de dépit, mais eut la sagesse de mettre fin à la discussion.

— Je vais aller m’occuper du rayon des meubles.

— Cela vaudra certainement mieux pour nos affaires que de servir de faire-valoir à Armand Lavergne.

* * *

Mathieu était affalé sur la vieille ottomane placée dans la chambre de sa sœur. L’adolescente, son peignoir fermé jusqu’au cou, était étendue en travers de son lit.

— Tu as fait quoi?

— Je lui ai donné une plume blanche.

Elle demeurait un peu surprise par sa propre audace.

L’événement était connu et commenté par toutes les élèves du Quebec High School, et à cette heure tardive, sans doute aussi par leurs parents.

— L’un de ces jours, tu recevras un mauvais coup.

— Voyons, jamais il n’osera. Je suis une fille.

Lisant un peu de scepticisme dans les yeux de son frère, elle ajouta encore à voix basse :

— Et toute petite, en plus.

— Tu n’as certainement pas fait cela pour le convaincre de s’enrôler.

— Pourquoi pas?

Son petit masque de défi résista un court moment sur son visage, puis elle avoua :

— Je lui ai dit de demander à son père de lui expliquer le sens de mon message.

Mathieu ferma les yeux un moment et les ouvrit pour contempler le joli visage buté.

— Je me demande si j’ai bien fait…

— Je suis en droit de savoir. Toute cette tension à laquelle je ne comprenais rien, au fil des ans…

— Je crains que cela ne change tes rapports avec maman, ou avec moi.

Dans les histoires de jeunes filles mises enceintes, les accusations se portaient volontiers sur la victime, pas seulement sur le bourreau. La « sagesse populaire » affirmait avec une belle insensibilité que celle-ci l’avait certainement cherché. Thalie comprit tout de suite le sens de la remarque et affirma d’une voix émue :

— Non, jamais. Tu imagines, si quelqu’un me…

L’adolescente aimait se croire invincible. Toutefois, au début de l’après-midi, les yeux d’Édouard avaient démontré une capacité de violence nouvelle pour elle. Ailleurs que dans une rue passante, sans la présence de ses trois camarades d’école pouvant faire office de témoins, les choses se seraient déroulées d’une autre façon. Tout au plus espérait-elle être capable d’offrir une bonne défense. Mais face à un homme faisant au moins une fois et demie son poids…

— À part l’admiration, quel sentiment pourrais-je avoir pour maman ou pour papa?

Des larmes coulaient de ses yeux à l’évocation du disparu. Depuis quelques jours, toutes les situations ambiguës émaillant son enfance prenaient un sens nouveau. Elle renifla bruyamment, puis conclut en tendant la main :

— Et je n’aurai jamais un demi-frère. Tu es entier et tout à moi.

— Ni moi une demi-sœur.

Leurs doigts se rejoignirent un moment, puis Mathieu choisit d’évoquer des événements anodins de sa propre journée.