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Même les médecins profitaient de l’effort de guerre. À l’abri du chômage, les travailleurs victimes d’un malaise, ou les membres de leur famille, n’hésitaient pas à consulter au lieu de recourir à des concoctions malodorantes héritées de la tradition. L’affluence sortait tout de même de l’ordinaire, constata Charles Hamelin au moment d’entrer dans le bureau partagé avec son beau-père. Avant de regagner la pièce convertie en cabinet de consultation, il frappa à la porte voisine et attendit de voir le docteur Caron passer la tête dans l’embrasure pour demander :

— Que se passe-t-il, une épidémie soudaine?

— Une épidémie de gens en trop bonne santé. Tu vas voir.

Un instant plus tard, le praticien revint vers la salle d’attente et prononça :

— Qui est le suivant?

Un jeune homme, âgé de vingt ans peut-être, se leva avec empressement, puis le suivit dans la pièce attenante. Charles regagna sa place derrière son bureau alors que son patient fouillait dans la poche intérieure de sa veste pour sortir une enveloppe.

— J’ai reçu ceci il y a deux jours.

Il lui tendit une feuille de papier. Le médecin reconnut la convocation dès le premier paragraphe. Son visiteur se voyait invité à se présenter à la Citadelle afin de subir un examen.

— Que puis-je pour vous?

— Voir si j’ai une maladie…

La situation se révélait étrange. L’appelé espérait recevoir un diagnostic suffisamment alarmant pour ne pas figurer dans la catégorie « A », celle des recrues jugées aptes au service militaire outre-mer.

— Mais cela ne servira à rien. L’armée ne fera confiance qu’à ses propres médecins.

— Ce n’est pas sûr, puisqu’il y a un médecin pour chacun des tribunaux chargés de donner les exemptions. Si vous trouvez quelque chose, je pourrai me servir de cet argument.

Le client se troubla devant le scepticisme apparent de son interlocuteur, puis précisa encore :

— Si malgré tout ils me gardent, cela me donnera un bon motif pour aller en appel. Si vous me trouvez en bonne santé, je me rendrai voir un avocat d’ici le 8 novembre afin de savoir quoi faire.

Le prix de la consultation médicale, si les nouvelles étaient mauvaises, permettrait peut-être d’éviter le recours à un disciple de Thémis. Hamelin secoua la tête devant l’étrangeté de la situation et plaça son stéthoscope autour de son cou en se levant.

— Dans ce cas, retirez votre veste, votre chemise et votre pantalon.

Vingt minutes plus tard, l’omnipraticien retrouvait sa place derrière son bureau. Il prononça dans un soupir :

— Je suis désolé. Vous êtes en parfaite santé.

Il ouvrit les mains dans un geste d’impuissance.

— … Même pas un souffle au cœur ou une hernie? Cela court dans la famille.

— Rien de tout cela, je vous assure.

— Et mes pieds?

Jamais auparavant les Québécois n’avaient autant espéré avoir des pieds plats.

— Tout va bien de ce côté aussi.

Le client afficha une mine dépitée en cherchant dans sa poche de quoi payer la consultation. Quand, cinq minutes plus tard, un autre homme du même âge entra dans la pièce, la scène se répéta à l’identique : il ouvrit une enveloppe, en retira une feuille.

— Oui, je sais, maugréa Hamelin. Déshabillez-vous.

La journée serait longue. Jamais des médecins n’avaient annoncé si souvent à autant de personnes une nouvelle aussi désastreuse : la grande majorité se révélait en excellente santé.

* * *

Le 8 novembre 1917, les tribunaux d’exception commencèrent leurs travaux. Très curieusement, le gouvernement leur donnait seulement trois jours pour accorder, ou refuser, des exemptions aux appelés. Le 10 novembre au plus tard, à moins d’une décision favorable, les jeunes hommes devraient joindre l’armée. Sinon, ils seraient considérés comme des déserteurs et s’exposeraient à une peine de cinq ans de prison.

En conséquence, les corridors de l’édifice du chemin de fer de Québec, rue Saint-Joseph, s’encombrèrent d’une multitude d’appelés. Armand Lavergne s’agitait au milieu d’une petite cohorte de jeunes gens inquiets.

— Cela se passera bien, n’est-ce pas, Monsieur?

— Mais oui, je vous ai déjà tout expliqué. La proclamation prévoit de nombreux motifs pour échapper à la conscription. Si nous n’avons pas de meilleurs arguments, nous plaiderons la religion.

— La religion?

— Oui. Vous direz que votre foi vous empêche de tirer sur les gens.

L’autre souleva les sourcils pour signifier son incompréhension. Il déclara, surpris :

— Mais… ce sont des Allemands.

L’avocat poussa un soupir. Faire témoigner ces garçons serait risquer de les voir perdre leur cause. Le souvenir des cinq dollars versés par chacun le réconcilia avec la perspective d’une longue journée de travail : cela représentait souvent pour eux le salaire d’une semaine.

À neuf heures, les portes de la salle 402 s’ouvrirent et des dizaines de personnes s’y engouffrèrent. Derrière une large table, trois juges consultaient des liasses de papier. Lavergne afficha sa déception. Un lieutenant-colonel, Scott, présiderait les débats. En plus, un jeune officier, Huot, représenterait les forces armées. Les civils, incarnés par le médecin Demers, lui paraissaient dangereusement minoritaires dans ce prétoire.

Les premiers à être entrés trouvèrent à s’asseoir, mais la majorité des appelés demeura debout.

— Nous allons procéder tout de suite, annonça Scott d’une voix impatiente, déjà inquiet de voir autant de monde devant lui. Monsieur Odilon Fafard?

Un homme quitta le fond de la salle et s’approcha de la large table, faisant nerveusement tourner sa casquette entre ses doigts.

— Vous avez vos papiers?

Il tendit une enveloppe à demi déchirée.

— Mon client travaille sur les traversiers, commença Lavergne. C’est un service essentiel, son patron ne saurait se passer de lui.

— Bien sûr, bien sûr, maugréa le lieutenant-colonel.

— En vertu de l’article « C » de la liste des motifs d’exemption, insista l’avocat, monsieur Fafard ne devrait pas devoir se présenter à la Citadelle.

Le docteur Demers se pencha en direction du président du tribunal et prononça quelques mots. Le lieutenant Huot murmura dans son autre oreille. À la fin, le vieil homme déclara d’une voix déjà lassée :

— Exemption accordée.

Il se pencha sur un formulaire imprimé, chercha l’espace laissé en blanc, inscrivit le nom de l’appelé, puis lui tendit la feuille en disant :

— Monsieur, gardez toujours ce papier sur vous. Les forces de police pourront vous le demander à tout moment. Si vous ne l’avez pas, vous vous retrouverez au cachot.

Lavergne se retourna vers ses autres clients et leur adressa un air victorieux semblant vouloir dire : « Voilà le travail ». Un homme dégingandé s’approcha spontanément pour lui dire un mot à l’oreille afin de retenir ses services sur-le-champ. Cinq dollars supplémentaires lui tombaient du ciel.

Un étage plus haut, dans la salle 505, la même affluence obligeait les hommes à se tenir là aussi au coude à coude. L’avocat Trudel dirigeait ce second tribunal, assisté par le médecin Martin et le représentant de l’armée, le lieutenant Cabray.

Le chef des services de police de Québec se tenait devant la longue table, une liasse de papier dans les mains. Son uniforme paraissait plus chamarré que celui de n’importe quel officier militaire.

— Ce sont les convocations reçues par les policiers célibataires employés par la ville. Je voudrais les voir exemptés en bloc.

— Vous n’êtes pas sérieux? demanda le président du prétoire, les yeux écarquillés. Ils sont sans doute des dizaines.

— Leur travail est absolument essentiel, surtout en ces temps troublés.

Fernand Dupire tenait ses larges fesses sur une chaise étroite, intéressé par l’étrange procédure. La présence d’un médecin encouragerait les appelés munis d’un certificat de santé un peu complaisant à s’en servir. Surtout, cette prétention d’obtenir des exemptions en bloc ouvrait la porte à de nombreuses démarches identiques : des employeurs se presseraient le lendemain pour mettre en avant le caractère stratégique de leur production.

— Nous endurons souvent des affrontements entre civils et militaires, les débits d’alcool ne désemplissent pas. Et avec les élections annoncées depuis peu, nous nous exposons à voir les manifestations se multiplier. Nous ne pouvons pas dégarnir les services de police en ce moment.

— Ces agents pourraient se présenter ici chacun leur tour… grommela le lieutenant Cabray.

— Cela signifierait vider les postes de police de leur personnel pendant des heures… Il vaut mieux vous laisser ces papiers, je vous assure de leur authenticité.

— D’accord, convint Trudel en tendant la main.

Il ramassa la petite pile de feuillets et ajouta avant de congédier le policier d’un geste :

— Vous les ferez prendre demain.

Le vieil avocat se pencha ensuite sur la liste devant lui, puis annonça :

— Arthur Girard?

Fernand Dupire se leva, fit signe de la main à deux solides gaillards de faire de même et de s’avancer avec lui.

— Si vous le permettez, nous pourrions traiter ensemble les convocations de ces deux frères.

Trudel lui jeta un regard sévère, songea à protester, mais l’incident précédent l’amena à faire preuve de tolérance.

— Vous êtes certain que cela vaut mieux, monsieur…?

— Dupire. Maître Dupire.

L’autre souleva à nouveau les sourcils. Il cherchait en vain à se souvenir d’un membre du barreau portant ce patronyme.

— Je suis notaire.

— Ah bon! Que pouvez-vous dire pour ces jeunes hommes?

Fernand tendit les convocations en expliquant :

— Ils travaillent tous les deux dans des fermes pendant l’été et dans les forêts tout l’hiver. Vous savez que le Royaume-Uni dépend largement des aliments produits au Canada.

— Des femmes peuvent prendre la relève de ces hommes, remarqua le lieutenant Cabray.

— Vous n’êtes pas sérieux, ce ne sont pas des tâches pour des femmes. Regardez leur carrure : ces ouvriers sont taillés pour le travail agricole.

Le vieil avocat secoua la tête, conféra un moment avec ses voisins, puis convint :

— Exemptions accordées.

Les frères Girard se consultèrent du regard, incertains du sens de ces paroles. Le gros notaire récupéra les deux formulaires et leur indiqua la porte de la salle. Dans le corridor, l’aîné demanda :

— C’est tout?

— Oui, c’est tout. Gardez ces documents sur vous, montrez-les si un policier ou un soldat vous le demande.

Ils fendirent la foule agglutinée afin de regagner la sortie de l’édifice. Malgré la célérité des juges, l’affluence ne semblait pas diminuer.

Dans la salle 402, les procédures se poursuivaient de façon aussi expéditive. Armand Lavergne se levait régulièrement pour se faire l’interprète de l’un ou l’autre des appelés. L’enjeu se révélait important, la plupart des avocats de la ville participaient à cette manne. À l’appel de Joseph Mercier, il déclara en se tenant à droite du jeune ouvrier de vingt-trois ans :

— Mon client travaille à la manufacture de chaussures Ritchie, à quelques rues d’ici. Cette entreprise remplit de nombreux contrats pour l’armée : fabrication de souliers, bien sûr, mais aussi de ceinturons, d’étuis pour les revolvers… Une production absolument stratégique.

Le lieutenant-colonel Scott, écœuré de cette parade incessante et des arguments toujours répétés, souffla :

— Exemption accordée.

Il ne se donnait plus la peine de faire ses recommandations. Parmi les villes les plus populeuses du pays, Québec se distinguerait par la mansuétude de ses tribunaux d’exception. Au soir du 10 novembre, sur les cinq mille deux cent quarante-cinq appelés de la cité de Champlain désireux d’obtenir une exemption, seulement cinq se verraient confrontés à un refus.

* * *

Le premier ministre du Canada avait annoncé la tenue d’élections fédérales le 17 décembre. Le lendemain 9 novembre, premier jour de la campagne, une commotion frappait la Basse-Ville de Québec.

— Vive Laurier! cria une voix.

Après avoir pris pied sur le quai de la gare, le politicien se retrouva entouré d’un flot de badauds.

— Monsieur, Monsieur, mon fils a reçu ses papiers.

— Le mien aussi, le mien aussi…

Les voix s’élevaient au-dessus du tumulte, haut perchées, proches de l’hystérie. La foule se pressait dans le grand édifice, des hommes surtout, mais aussi de nombreuses femmes. Certaines d’entre elles exerceraient leur droit de vote pour la première fois. Toutefois, leur excitation ne tenait pas à cela, mais à l’occasion de rencontrer de nouveau, peut-être pour la dernière fois, le grand homme. À leurs yeux, personne d’autre ne pourrait intercéder en leur faveur auprès des autorités militaires pour aider les appelés.

Le vieil homme se tenait bien droit, en compagnie de collègues faisant office de gardes du corps. Petit de taille, mais robuste comme un chêne, le premier ministre provincial, Lomer Gouin, faisait un rempart devant lui. Le député de Rivière-du-Loup, Ernest Lapointe, dépassait l’autre de plus d’une tête. S’il n’hésitait guère à jouer des épaules pour percer le mur formé par les partisans enthousiastes, devant les femmes, il demeurait impuissant, répétant des « Madame, je vous en prie, nous devons passer. »

Le sauveur s’incarna dans le roi du commerce de détail. Thomas Picard s’avança, une main posée sur son melon afin de ne pas le perdre dans cette agitation.

— Monsieur Laurier, cria-t-il afin de couvrir la cohue, mon fils nous attend au volant de la voiture.

— Nous ne pourrons jamais passer, répondit Gouin sur le même ton.

— J’y ai pensé. Venez de ce côté.

La multitude bloquait le passage vers les grandes portes de l’édifice. Le marchand rejoignit les politiciens pour les inciter à reculer. Une porte un peu dérobée donnait sur un quai d’où partaient les voitures de livraison. La grosse Buick se trouvait à proximité. Laurier prit le bras de son organisateur politique pour descendre l’escalier un peu raide. Il formula en touchant le sol :

— Vous faites des miracles! Comment avez-vous deviné que nous sortirions par ici?

— Quand j’ai vu tout ce monde, j’ai envoyé Édouard se stationner tout près. Si vous saviez la quantité de marchandises que je viens y chercher toutes les semaines…

Gouin et Lapointe suivaient derrière. Le trio d’élus s’installa dans la voiture. Thomas se pencha sur la fenêtre entrouverte, puis déclara :

— Je viendrai vous chercher au Château Frontenac en début de soirée, avec Édouard. D’ici ce moment, je dois retourner au magasin.

— Je comprends. Vous croyez que nous ferons salle comble, ce soir?

— Non seulement la salle sera pleine, mais des gens se tiendront tout autour de l’édifice quand ils ne trouveront plus de place à l’intérieur. Les spectateurs répéteront chacune de vos paroles jusqu’à eux. Ce sera plus grandiose qu’en 1896, l’année de votre triomphe.

— Si j’avais vingt ans de moins, nous serions condamnés à la victoire.

Le vieil homme arborait un sourire chargé d’ironie.

* * *

La patinoire Martineau se trouvait dans la rue Dorchester, dans le quartier Saint-Roch. Le vieil édifice de brique et de planche ne payait pas de mine. À la façon dont Thomas le prévoyait un peu plus tôt dans la journée, des hommes et quelques femmes se pressaient les uns contre les autres dans la grande bâtisse. Des spectateurs se répandaient aussi sur les trottoirs, enthousiastes à l’égard de discours dont ils ne percevraient, au mieux, que des bribes par les portes laissées grandes ouvertes.

Le grand rectangle couvert de madriers ne portait pas encore de glace. La température dans cet espace mal aéré grimpa très vite. Sous le tableau indicateur, où on montrait habituellement sur des tableaux noirs le pointage inscrit à la craie lors des joutes de hockey, on avait dressé une estrade sommaire.

Lomer Gouin commença par évoquer les désordres récents survenus dans la ville et la situation explosive créée par les tribunaux d’exception, ouverts depuis la veille. Ernest Lapointe s’approcha à son tour, puis insista sur les nombreuses erreurs commises par les responsables du recrutement.

— Le recensement des personnes par le Service national a été bâclé. Des morts ont reçu l’ordre de se présenter devant les médecins militaires. Même des jeunes filles… Des hommes mariés, totalement exclus de la conscription, ont eu le même genre d’invitation.

Les plus jeunes des spectateurs avaient leurs papiers en poche. La rumeur publique évoquait la mansuétude des tribunaux. Cela ne suffisait pourtant pas à rassurer tout le monde. Les erreurs énumérées venaient augmenter leurs inquiétudes.

La longue litanie indignée se termina sur ces mots :

— Maintenant, notre chef, le premier ministre Wilfrid Laurier, va vous adresser la parole.

Six ans après la défaite, le titre convenait encore au personnage. Il quitta son siège, s’avança au bord de l’estrade en tenant son haut-de-forme sous son bras, filiforme dans sa redingote noire, ses cheveux blancs balayant la base de son cou.

— Vous avez entendu tous ces exemples de l’incompétence du gouvernement Borden. Administré de façon efficace, le recrutement volontaire suffirait amplement à combler nos besoins militaires. La conscription est incompatible avec les valeurs anglaises…

L’assistance laissa éclater les applaudissements. Le fait que le Royaume-Uni se soit résigné à adopter une mesure du même genre, en dépit d’une solide tradition de volontariat, ne troublait guère les bonnes gens de Québec.

— Je veux gagner cette guerre, nous voulons tous gagner cette guerre. Cependant, l’enrôlement volontaire demeure le meilleur moyen pour y parvenir. Le premier ministre Borden mesure-t-il combien sa loi vient perturber l’effort de guerre? Les Alliés comptent sur nous pour obtenir de la nourriture. Des avions, des sous-marins, des croiseurs sortent de nos ateliers. Les cartouches, les obus viennent de nos usines par millions, toutes les semaines. Que se passera-t-il si l’on conscrit nos meilleurs ouvriers?

Thomas, debout lui aussi sur l’estrade, éprouvait une étrange nostalgie. Le grand homme trouvait encore les mots, les formules pour émouvoir les siens. Des milliers de personnes buvaient ses paroles. Toutefois, la voix portait moins bien, la silhouette semblait s’incliner un peu vers l’avant, le geste perdait de son ampleur. Il se dégageait une impression troublante, celle du crépuscule d’un politicien d’exception, mais aussi d’une époque brillante.

— Il n’y a qu’une seule façon d’éviter les désordres sociaux, la rupture de nos liens harmonieux avec les autres populations qui habitent notre grand pays. Reportez les libéraux au pouvoir!

Les applaudissements reprirent avec une vigueur nouvelle au moment où le grand homme regagnait son siège. Le maire, Henri-Edgar Lavigueur, s’avança alors pour inviter toutes les personnes à conserver la paix, malgré les heures dramatiques qui s’abattaient sur la ville.

* * *

À quelques centaines de verges de la patinoire Martineau, sur la place du marché Jacques-Cartier, une foule tout aussi considérable, beaucoup plus jeune, se massait sous le ciel gris. Debout à l’arrière d’une charrette faisant office d’estrade, et flanqué des fidèles vice-présidents de la Ligue anticonscriptioniste, Oscar Drouin et Wilfrid Lacroix, Armand Lavergne déclamait en faisant de grands gestes :

— Vous le savez, en 1911, j’ai voté bleu et je vous ai incité à voter bleu. Je croyais servir ainsi les intérêts de la cause nationaliste.

Un grognement parcourut l’assemblée de jeunes gens. Cette fameuse stratégie n’avait eu d’autre résultat que de pousser Wilfrid Laurier dans l’opposition.

— Aujourd’hui, le gouvernement Borden conduit le pays au bord de la guerre civile. Retirez votre argent des banques avant de tout perdre. Si le gouvernement saisit les ressources industrielles du pays, s’il prend tous les jeunes célibataires, rien ne l’empêchera de s’emparer aussi de vos économies. Vous avez vu la publicité pour les emprunts de la Victoire dans tous les journaux? N’en achetez pas, sortez tout, ne laissez rien dans ces banques contrôlées par les Anglais.

Depuis le mois de juillet précédent, le politicien répétait sans cesse le même avertissement, semant l’inquiétude dans les esprits des épargnants. Dans cette grande affluence d’hommes, quelques dizaines de femmes se tenaient un peu à l’écart.

— J’entends mal, commenta Thalie, nous devrions nous approcher encore un peu.

Elle portait une jupe et une veste d’un bleu sombre assorti à ses yeux, la masse de ses cheveux noirs abondants attachée sur la nuque. En conséquence, son petit chapeau de feutre s’inclinait sur ses yeux. Les garçons jetaient des regards intéressés sur elle… et sur sa compagne.

— Non, je ne veux pas, répondit Françoise. Je suis un peu effrayée.

— Mais tu as certainement l’habitude des réunions politiques, tu as accompagné ton père tant de fois.

— Ici, je me sens mal à l’aise. Ce ne sont pas des libéraux se moquant des conservateurs. Tu sens la tension? Comme de l’électricité dans l’air…

La jeune fille avait raison. La majorité des hommes présents devait porter, soigneusement pliée dans une poche, leur convocation pour l’examen médical. Bien sûr, la générosité des tribunaux d’exception se trouvait déjà commentée dans les journaux. Cela alimentait même des soupçons : le gouvernement ne pouvait avoir adopté une loi de conscription pour voir tous les appelés profiter d’une exemption.

— Tout à l’heure, Marie ne semblait pas très heureuse de nous voir partir, commenta-t-elle encore.

— Elle s’inquiétait déjà quand j’assistais à des réunions de ce genre avec Mathieu. Pourtant, mon grand frère pouvait alors venir me sauver en cas de danger. Alors la perspective de nous voir ensemble, deux pauvres créatures, parmi tous ces hommes!

Elle parcourait l’assistance des yeux, un sourire amusé sur les lèvres. Son amie déclara encore :

— Je ne voudrais pas lui déplaire.

— Tu sais bien que tu ne lui déplairas jamais, quoi que tu fasses.

Un peu pour compenser l’absence de son fils, la commerçante comblait Françoise d’attentions. Elle la désignait du terme d’« employée » aux étages commerciaux, mais préférait celui d’« invitée » dans l’appartement. Elles se lisaient à haute voix les premières lettres du sous-lieutenant, la jeune fille omettant toutefois d’abord les premières et dernières lignes de chacune des missives. Cette pudeur ne durerait pas.

— J’ai voté avec les bleus en 1911! hurlait à nouveau Lavergne. Cette année, notre seule chance de salut consiste en l’élection des libéraux. Seul le retour de Wilfrid Laurier dans le fauteuil de premier ministre à Ottawa, seul le maintien de Lomer Gouin à son poste à Québec, nous sauveront du chaos.

Une présence se manifesta près des deux amies, un jeune homme un peu rougissant, son chapeau à la main.

— Vous voulez vous approcher un peu?

Cet ouvrier paraissait disposé à entendre le discours du politicien en charmante compagnie. Françoise lui adressa un gentil sourire au moment de prononcer :

— Je vous remercie, monsieur, mais je préfère rester ici avec ma compagne.

— Je peux vous tenir compagnie à toutes les deux.

— Vous gâtez tout le charme de la première invitation, riposta la jolie châtaine. Mais ne vous privez pas pour nous, vous ratez de beaux discours.

Il demeura un moment interdit, salua d’un mouvement de tête, puis s’approcha de l’orateur en remettant son chapeau. Quand il fut assez loin pour ne rien entendre, Thalie commenta en riant :

— «Vous gâtez tout le charme de la première invitation »! Où est passée la jeune couventine rougissante de l’été dernier?

— … Je ne sais pas. Dans une vieille malle, avec mon uniforme scolaire, sans doute.

Deux mois de la vie de vendeuse, de même que la compagnie quotidienne de deux femmes résolues à faire leur chemin dans l’existence, la rendaient plus assurée. Puis, deux fois par semaine, son père venait souper à l’appartement et s’y s’attardait même quand Thalie et elle regagnaient leur chambre. Ce qui demeurait impensable peu de temps auparavant lui devenait étrangement familier.

— Si vous avez vos papiers, clamait Lavergne, demandez une exemption. Si on vous la refuse, allez en appel. Cette loi est inique.

Le politicien engrangeait cependant trop d’honoraires pour aller jusqu’au bout de sa pensée : « Si, à la fin, vous n’obtenez pas cette exemption, ne vous rapportez pas. Le cachot vaut mieux que des villages comme Passchendaele. » Des paroles semblables ruineraient sa réputation devant les juges des divers tribunaux. Il préférait laisser à ses compagnons la responsabilité des déclarations les plus enflammées. Oscar Drouin prit la place de son compagnon sur la plate-forme de la charrette et commença :

— Les conservateurs veulent notre perte. Ils rêvent de voir notre nationalité disparaître dans les plaines de Flandre, sous les obus Allemands.

Même ceux qui traînaient leur exemption dans leur porte-monnaie sentaient la peur leur nouer les tripes. Le geste ample, le membre de la Jeunesse libérale continua :

— Deux journaux de notre ville continuent de faire la réclame pour ce projet assassin. Mieux vaudrait leur fermer la gueule, les empêcher de conduire les nôtres à leur perte.

En ce moment fort opportun, quelqu’un dans la foule cria :

— Fermons le Chronicle!

— Fermons l’Événement! répondit un autre.

Les mots d’ordre furent repris par dix voix, puis cent, enfin par mille.

— Tous au Chronicle!

Un mouvement se dessina parmi l’assistance, une cohorte de jeunes hommes inquiets se montrait disposée à se trouver un ennemi peu menaçant à terrasser. Très vite, la circulation s’interrompit dans la rue de la Couronne, suscitant des jurons des cochers et des chauffeurs de voiture ou de camion.

— Rentrons, décida Françoise d’un ton résolu.

— De toute façon, c’est terminé. Sautons dans ce tramway.

La voiture était immobilisée par les manifestants. Le conducteur tapait du pied sur sa cloche avec le vain espoir de faire dégager la chaussée devant lui. En ce vendredi soir, toutes les banquettes se trouvaient occupées. Deux garçons bien élevés cédèrent volontiers leur place.

— C’est très gentil à vous, les remercia Thalie en se poussant près de la fenêtre.

— Oui, très gentil, répéta sa compagne.

— Cela nous fait plaisir, répondit celui des jeunes hommes resté debout près d’elles. Vous avez assisté à l’assemblée?

— Oui.

Le rose montait au cou de Françoise, un peu intimidée par le regard plongeant sur elle. En quelques minutes, deux représentants du sexe opposé lui avait témoigné leur intérêt. La boutique de vêtements ALFRED lui offrait peu d’expériences de ce genre.

— C’était intéressant?

— La même chose que d’habitude : la loi sur la conscription est mauvaise, les conservateurs sont des tyrans, les libéraux vont sauver la nation canadienne-française.

Son ton aurait fait sourciller le digne député de Rivière-du-Loup. Elle paraissait trop sceptique pour le rassurer tout à fait. Son interlocuteur posa le même constat.

— Vous ne paraissez pas d’accord.

— De toute façon, comme nous n’avons pas le droit de vote, intervint Thalie, notre opinion ne compte pas.

Le garçon esquissa un sourire, chercha une réponse convenable, puis préféra changer de sujet :

— J’ai reçu mes papiers à la fin du mois dernier. Je passerai demain devant le tribunal d’exception. En conséquence, j’ai une très mauvaise opinion de cette loi.

— Je comprends, répondit Françoise. Mais il paraît que les juges se montrent très compréhensifs.

Le tramway gravissait la côte d’Abraham à une vitesse très réduite, forcé de s’adapter au rythme des manifestants. Les jeunes filles descendirent devant le marché Montcalm, puis continuèrent à pied à une distance prudente de la foule en colère. Les cris « AuChronicle! » interrompaient régulièrement le Ô Canada ou La Marseillaise.

— Que feront-ils? demanda Françoise.

— La même chose qu’il y a quelques mois : briser les vitres des locaux des deux journaux conservateurs de la ville. Peut-être pousseront-ils l’audace jusqu’à forcer la porte pour démolir les presses. Comme cela, les seules voix conscriptionnistes se tairont.

En pénétrant dans le commerce, elles se trouvèrent en face de Marie, descendue afin de surveiller les mouvements dans la rue. Lors de ce genre de manifestation, des excités pouvaient s’en prendre aux vitrines sur leur chemin.

— Vous voilà enfin, déclara-t-elle, une pointe d’impatience dans la voix. Je m’inquiétais.

— Pourquoi? questionna Thalie. Personne ne songe à s’en prendre aux jeunes filles. Pire, personne n’a même prêté attention à ma petite personne. De son côté, Françoise est comme du miel pour des mouches.

L’autre commença à rougir et s’engagea dans l’escalier en disant :

— Je suis heureuse de la comparaison, cela pourrait être pire! Je vais écrire à Mathieu. Marie, vous… tu as une lettre pour lui? J’irai à la poste avant de me coucher.

L’habitude s’imposait lentement. Elle s’arrêta pour attendre la réponse.

— Oui, sur le guéridon, près de mon fauteuil.

Elle continua vers l’appartement. La marchande s’approcha de la vitrine, se pencha pour voir les retardataires dépasser la basilique et se diriger vers la côte de la Montagne.

— Encore une fois, ils vont s’en prendre au Chronicle, murmura-t-elle.

— Et aussi à l’Événement.

— Tu es incorrigible. Même après le départ de Mathieu, non seulement tu continues à fréquenter ces réunions, mais tu y entraînes notre invitée.

— Tu as vu, je n’ai pas eu à lui tordre le bras. J’y vais pour tout te raconter ensuite. Maintenant, tu as le droit de vote…

En même temps qu’il avait annoncé la tenue des prochaines élections, le premier ministre Borden avait confirmé son intention d’accorder le droit de suffrage aux femmes membres des forces armées et à celles apparentées à un membre de celles-ci.

— Je me contenterai de lire les journaux.

— Ce n’est pas pareil… Tu iras, au moins?

Marie jeta un regard curieux sur sa fille. Elle précisa sa pensée :

— Je veux dire : tu iras voter?

— Évidemment, j’irai. Et toi aussi, en 1921.

Thalie posa la tête sur l’épaule de sa mère. Les strophes du Ô Canada leur parvenaient parfois, rompant le silence ambiant. Les manifestants laisseraient les devantures défoncées des journaux conservateurs pour tenir ensuite une veillée de garde aux pieds de la statue de Champlain, le père de la vieille cité, à proximité du Château Frontenac.

* * *

Contrairement à son habitude, Édouard fit l’effort de se rendre à la basse-messe. À son retour à la maison, il rejoignit le reste de la famille dans la salle à manger pour le déjeuner.

— Tu crois vraiment utile d’aller là-bas? demanda Évelyne, un peu d’agacement dans la voix. Dans notre comté, le candidat libéral n’est nullement menacé.

— Il faut éviter l’élection d’un seul conservateur de langue française.

— Voilà un objectif admirable, commenta Thomas, mais le comté de Dorchester se trouve un peu loin.

— Seulement de l’autre côté du fleuve.

En 1911, quelques conservateurs aux visées nationalistes avaient été élus au Québec. Albert Sévigny figuraient parmi eux. Au fil des ans, de moins en moins sympathique à Henri Bourassa, de plus en plus proche du premier ministre Borden, il poursuivait sa carrière politique depuis quelques mois à titre de ministre du Revenu. Empêcher sa réélection devenait l’objectif avoué de tous les libéraux de la région.

— Lavergne doit s’ennuyer de toi, seul dans son comté, poursuivit le commerçant.

— J’ai dit que je supporterais les libéraux. Le temps n’est plus propice aux députés indépendants, nous devons serrer les rangs.

Tout en clamant appuyer l’équipe de Wilfrid Laurier lors de l’élection générale, Armand Lavergne tentait à nouveau de se faire envoyer à Ottawa en tant que député indépendant de Montmagny. Lui aussi faisait figure de symbole, liguant contre lui toutes les forces libérales disponibles. Ses élucubrations passées laissaient trop de mauvais souvenirs aux gens.

Édouard avala son repas à toute vitesse, pressé de retrouver des jeunes membres du Parti libéral. Il se leva bientôt, s’essuya la bouche en s’excusant :

— Je dois y aller. Un voisin me conduira au traversier. Papa, je te laisse la voiture, tu pourras promener ces dames tout l’après-midi.

— Une fois n’est pas coutume, n’est-ce pas? grommela le commerçant. Il y a bien un mois que je n’ai pas touché le volant de ma Buick.

Évelyne quitta aussi sa place et l’accompagna dans le hall.

— Tu préfères une réunion d’ivrognes à ma compagnie?

La remarque, formulée sur le ton du reproche, agaça le nouvel époux. La taille de la jeune femme affichait maintenant un peu sa grossesse. Heureusement, les nausées se manifestaient plus rarement au lever du jour. Il posa la main sur l’arrondi du ventre, puis répondit :

— Ces ivrognes, comme tu dis, sont des voisins, des relations de ton père comme du mien.

— Une campagne électorale dans Dorchester…

— Nous traquerons le seul candidat conservateur un peu prestigieux dans son trou. Les autres sont déjà battus.

Il posa ses lèvres sur la bouche offerte, coiffa son chapeau et sortit. Au moment de retrouver sa place à la table, Évelyne laissa échapper un soupir de lassitude.

— Ne t’en fais pas, déclara Élisabeth en lui adressant un regard complice. Dans cette maison, les hommes participent aux élections, mais cela dure peu de temps. Au moins, cette fois, ils sont du même bord.

— … Mon père aussi s’en mêle. Mais il se limite à visiter les salons de la Grande Allée.

— Certains d’entre nous doivent se dévouer un peu plus, commenta Thomas d’un ton railleur. Parcourir les campagnes pour offrir à boire aux cultivateurs, faire des discours à l’entrée des ateliers ou des manufactures, crier à l’instant propice lors des assemblées contradictoires, tout cela nous revient. Aucune élection ne se gagne dans les salons.

La maîtresse de maison lui adressa un regard un peu sévère et essaya de corriger le reproche implicite :

— Thomas aussi s’absentera aujourd’hui pour visiter ses collègues de la rue Saint-Joseph. Son après-midi ressemblera à celui de votre père.

Évelyne tendit la main pour prendre sa tasse de café, préférant taire son opinion. Les salons de la rue la plus élégante de Québec ne lui paraissaient pas souffrir la comparaison avec ceux de l’artère marchande de la Basse-Ville.

* * *

Édouard retrouva un voisin habitant la rue Scott, heureux propriétaire d’une Chevrolet, pour faire le trajet jusqu’aux quais. Avec Oscar Drouin et Wilfrid Lacroix, il s’embarqua sur le traversier. À Lévis, la compagnie ferroviaire Québec Central fournissait un train spécial aux conspirateurs libéraux. Un colosse dont l’œil droit semblait vouloir divorcer du gauche se promenait d’un wagon à l’autre en hurlant :

— Le salaud, on va le pendre au premier arbre! Il défend la conscription.

Ce crime lui semblait justifier une exécution sommaire. En prononçant ces mots, il faisait tourner la corde passée sur ses épaules. Elle se terminait par une boucle fermée par un nœud coulant digne du meilleur bourreau de l’Empire.

— Nous sommes en bonne compagnie, observa Édouard en prenant son siège, près de la fenêtre.

— L’un des honorables membres du parti au pouvoir au gouvernement provincial sait dans quelles tavernes de Québec recruter ses militants, précisa son voisin.

— Deux dollars et une bouteille de gin réussissent des miracles pour le travail d’élection. Nous reviendrons ce soir dans un concert de vomissements sonores.

Le train s’arrêta dans la paroisse de Saint-Anselme, déversa ses passagers dans le petit village du comté de Dorchester. Tout près de l’église, en face du magasin général, une estrade de poutre et de planche disparaissait presque totalement sous l’abondance des drapeaux du Royaume-Uni. Albert Sévigny se trouvait déjà à l’œuvre, au milieu d’une poignée de partisans, haranguant une petite foule de cultivateurs et de notables venus des paroisses environnantes.

— Nous devons faire notre devoir, nous porter à la défense de notre mère patrie. Nous le devons à notre dignité. Présentement, les accusations de lâcheté viennent de partout…

— Albert, tu devrais t’enrôler pour nous refaire une réputation! hurla l’un des nouveaux arrivés.

— C’est vrai, reprit l’un des habitants. Au lieu de prendre nos garçons, vas-y toi-même.

D’autres entamèrent le Ô Canada de toutes leurs forces afin de couvrir la réponse du politicien. Quelques hommes quittèrent l’estrade et marchèrent vers les fauteurs de trouble d’un pas résolu pour se faire recevoir par des coups de poing précis. Les quelques cultivateurs assez imprudents pour réclamer le silence connurent le même sort. Très vite, la foule se dispersa et les Union Jack arrachés à l’estrade se retrouvèrent dans la boue de novembre.

Les manifestants, menaçants, s’approchèrent tout près de la construction sommaire. Le ministre du Revenu marcha jusqu’au fond de la scène et sauta sur le sol pour courir vers un petit hôtel avec son escadron de fidèles.

— On va le lyncher, le salaud! hurla le matamore de la Basse-Ville en faisant tournoyer sa corde au-dessus de sa tête.

Les hommes entourèrent le petit bâtiment et cherchèrent à ouvrir la porte, heureusement verrouillée.

— Albert, viens nous voir, cria encore le fier-à-bras, j’ai une nouvelle cravate pour toi!

Le siège s’amorça tout de même dans une atmosphère bon enfant, au son du Ô Canada et de La Marseillaise. Chacun transportait une flasque dans sa poche, prenait une gorgée, puis tendait la bouteille à son voisin immédiat. De temps en temps, un conservateur déplaçait un peu un rideau afin de voir si la foule se dispersait. Chaque fois, les cris redoublaient, des menaces mêlées aux railleries. Aussi tard dans la saison, l’obscurité se répandit très tôt sur le village. Les derniers cultivateurs, agacés de se voir privés d’une belle assemblée, rentrèrent chez eux. Seuls de jeunes garçons erraient devant l’hôtel, désireux d’assister à une grande bagarre.

— Nous t’attendons toujours, Sévigny! hurla quelqu’un.

— Viens essayer la jolie cravate.

En début de soirée, l’impatience gagna tout de même les travailleurs d’élection. Une première pierre perça une fenêtre du rez-de-chaussée de l’établissement, d’autres suivirent le même chemin.

— Cela devient un peu trop fort pour moi, commenta Édouard.

Depuis trois heures, le jeune homme battait la semelle sur le trottoir de bois, un peu à l’écart. Après le coucher du soleil, la température était très vite descendue.

— Ils se prennent vraiment au sérieux, répondit Drouin sur le même ton lassé. Nous pourrions aller nous asseoir dans le train, mais il ne rentrera pas à Québec avant que ces excités ne soient fatigués de ce jeu.

Après la pluie de cailloux et les cris menaçants, une détonation déchira la nuit. Les jeunes notables virent une flamme jaillir du canon d’un revolver.

— Cette fois, c’est vraiment exagéré, déclara Édouard en tournant les talons. Quelqu’un peut se faire tuer.

Le son de véhicules moteur se fit entendre à ce moment. Bientôt, quatre grosses berlines s’immobilisèrent au milieu de la chaussée, une vingtaine de jeunes hommes particulièrement robustes en descendirent, un bâton de baseball dans les mains.

— Nous allons ramener Sévigny à Québec, déclara l’un d’eux en français, mais avec un fort accent anglais. Si vous vous en mêlez, tant mieux.

Sur ces mots, il fendit l’air de son bâton, comme pour frapper une balle invisible.

— Comment ces types ont-ils été avertis de ce qui se passe? demanda Wilfrid Lacroix à ses compagnons.

— Si personne n’a songé assez vite à couper les fils du téléphone de l’hôtel, répondit Édouard sans se retourner, quelqu’un a pu rejoindre des organisateurs politiques à Québec. Le temps de faire le trajet sur de mauvaises routes de campagne, les voilà à la rescousse.

Si le marchand et ses compagnons furent les premiers à regagner la sécurité des wagons du Québec Central, les troupes de choc du Parti libéral les rejoignirent bientôt. Le chef de la petite bande avait perdu sa corde de pendu et le côté droit de son visage était couvert de sang, résultat d’un rude coup sur la tête. Ses lèvres éclatées arboraient une moue étrange. Cela n’affectait pas le moins du monde son moral.

— Je pense qu’au second jour de sa campagne électorale, Sévigny s’est montré pour la toute dernière fois dans son comté.

Son rictus montrait une bouche privée depuis peu de ses dents de devant.

Le train quitta bientôt le village de Saint-Anselme. Édouard réalisa avoir passé les dernières heures à ressasser ses souvenirs d’une rue de Québec portant le même nom. Plus précisément, il se rappelait un petit appartement sis dans cette rue.