21

Malgré les remarques gouailleuses de son employé, Édouard trouvait toujours un certain plaisir à partager les repas du midi avec Ovide Melançon, le contremaître du service de livraison du magasin PICARD. Cela demeurait une excellente façon pour lui de se tenir au courant de la vie du commerce.

À la troisième bière, le gros homme devenait terriblement bavard. Sans trop s’en rendre compte, ou peut-être au contraire pour se faire bien voir de celui qui serait un jour le grand patron, il dénonçait ses collègues avec entrain. Les hommes cachant une petite bouteille d’alcool dans un recoin, les vendeuses allongeant indûment les conversations dans les toilettes, se trouvaient trahis sans vergogne. Dans ces cas, à moins d’une exagération intolérable, le fils du propriétaire oubliait bien vite les confidences. Toutefois, dans le cas de vol de marchandise, le renvoi s’ensuivait sur-le-champ.

Quand le serveur arriva avec de nouveaux verres de Black Horse, le jeune homme remarqua :

— Tu dois te sentir un peu moins fier, maintenant! Dans quelques jours, la loi Scott s’appliquera dans la ville avec toute sa rigueur. Tu devras faire ton deuil de ces petits plaisirs.

Il prit la pinte pour en avaler une gorgée en lui adressant un clin d’œil narquois.

— Vous aussi, plus de whisky-soda…

— Ne sois pas stupide. Je vais prendre la Buick et rouler jusqu’à une ville civilisée pour faire des provisions. Ce sera plus difficile pour les travailleurs du faubourg Saint-Roch. Dire que ces idiots ont voté à l’unanimité avec les curés!

Le contremaître avala un peu de bière, songeur. Édouard poussa encore son avantage :

— Bien sûr, il paraît que le Coca-Cola favorise la digestion. Ils pourront installer des fontaines dans toutes les tavernes. Au fond, peut-être est-ce une bonne chose pour le commerce. Selon les politiciens conservateurs, tu deviendras ainsi plus productif, moins souvent en retard ou absent.

Melançon essuya avec sa manche la mousse dans sa moustache, cherchant une réponse. À la fin, l’attaque lui parut représenter la meilleure défense :

— Au sujet de l’absentéisme, on raconte au magasin que vous avez recommencé vos visites à la Basse-Ville. Oh! Habituellement en dehors des heures d’ouverture du magasin, je veux bien l’admettre.

Même si Édouard se limitait maintenant à des séjours assez brefs à l’appartement de la rue Saint-Anselme, évitant soigneusement de se montrer dans un restaurant ou au cinéma avec sa maîtresse, il ne pouvait espérer que sa présence dans Saint-Sauveur passe totalement inaperçue. Au moment où la province comptait à peine quelques dizaines de milliers de véhicules automobiles, la Buick noire attirait l’attention. Tout au plus prenait-il la précaution de la garer à quelques coins de rue de sa destination.

Le jeune homme cherchait toujours un argument susceptible de convaincre son interlocuteur de ne plus aborder ce sujet quand trois individus vêtus de noir, le visage sombre, entrèrent dans la taverne.

— Voilà encore ces salauds, grommela son compagnon.

Édouard suivit son regard devenu mauvais. Il fixait les nouveaux venus. Ceux-ci, debout près de la porte, parcouraient les lieux des yeux. Ils allèrent vers une première table. Celui qui se donnait des allures de chef demanda d’une voix rauque :

Papers!

— Cela fait trois fois, cette semaine, protesta un homme dans la vingtaine.

Papers, fucking Frenchie!

L’intrus paraissait menaçant, ses compagnons regardaient autour d’eux, un masque d’arrogance sur le visage, comme pour défier quiconque de dire un mot, d’esquisser un geste de protestation. Alors que leur victime cherchait dans sa poche, le marchand demanda à voix basse :

— Qui sont ces casse-pieds?

— C’est vrai, ils ne doivent pas embêter les bourgeois de la Haute-Ville, donc vous ne connaissez pas les « spotteurs ».

Les autorités militaires, réalisant que les corps de police municipaux montraient peu de zèle à débusquer les déserteurs, recrutaient dorénavant des agents spéciaux chargés d’identifier, de « spotter » les personnes se soustrayant à leur devoir.

— S’ils trouvent un gars sans ses papiers d’exemption, que se passe-t-il?

— Il se retrouve dans une cellule du poste le plus proche, jusqu’à ce que l’armée vienne le cueillir.

Le type interpellé de façon si insultante sortit une feuille de papier pour la tendre au butor. Celui-ci la parcourut en vitesse, puis tendit la main aux deux autres occupants de la table.

— Ce sont toujours des Anglais?

— Le plus souvent. Les Canadiens français refusent de faire un travail de ce genre. Quand ils acceptent, ils préfèrent parler anglais, de toute façon. Comme pour éviter de se faire reconnaître.

La précaution devait être nécessaire, autrement leur famille et eux seraient soumis à un insupportable ostracisme. Le trio passa à une autre table. La colère et l’exaspération sur le visage, les clients sortaient les uns après les autres leur formulaire d’exemption, ou encore, dans le cas des hommes mariés, montraient leur alliance avec ostentation. Melançon s’exécuta en leur adressant un sourire mauvais.

Do you have something to say? grogna l’un des agents spéciaux.

— Oui, ce matin j’ai enculé ta femme. Cet après-midi, ce sera le tour de ta mère et de ta fille.

Le contremaître murmurait ces mots en affichant un faciès neutre. L’autre lui jeta un regard intrigué, outré d’être l’objet d’une moquerie grossière. Ou il trahissait sa connaissance de la langue de son interlocuteur, ou il feignait ne rien comprendre. À l’autre bout de la grande salle, deux garçons se levèrent précipitamment, faisant tomber leur siège sur le sol derrière eux, pour s’élancer vers la porte.

Get them!

Les agents se jetèrent à la poursuite des fuyards. Un client eut l’excellente idée de lancer une chaise dans les jambes du dernier d’entre eux, provoquant une chute digne des meilleures cascades des films de Charles Chaplin ou de ceux des Keystone Cops. Spontanément, une salve d’applaudissements et des éclats de rire illustrèrent les sentiments des témoins de la scène. Convaincus d’avoir le dessous si une bagarre éclatait, ils quittèrent les lieux en multipliant les jurons.

— Cela arrive souvent? demanda Édouard en avalant la moitié de son verre.

— Tous les jours. Vous vivez vraiment dans un autre pays si vous ne savez pas cela.

— Mais cela ne donne rien! À peu près tout le monde a reçu son exemption, les rares personnes à qui on l’a refusée ont fait appel de la décision.

Le marchand le savait d’autant mieux qu’Armand Lavergne plaidait gratuitement la cause de ses clients dans cette triste situation.

— Selon la rumeur, expliqua Melançon, ces gars sont payés d’après le nombre de déserteurs arrêtés. Aussi, parfois, ils poussent bien loin leur loyalisme en s’en prenant aux exemptés. Puis, plusieurs jeunes ne sont pas en règle. Certains ne se sont pas enregistrés au début de l’hiver 1917, fidèles aux recommandations des nationalistes. Ceux-là n’ont pas reçu de convocation, à la fin du mois d’octobre dernier.

— S’ils se font prendre, ce sera l’armée pour le service outre-mer, sans même le droit de demander une exemption.

— Exactement. Il y en a d’autres qui ne se sont pas présentés devant les tribunaux d’exception, car ils craignaient un refus.

— Comme on l’accordait à presque tous, aujourd’hui, ceux-là se mordent certainement les doigts.

Après coup, cela paraissait une erreur grossière. Toutefois, au début du mois de novembre 1917, personne ne s’attendait à ce que les juges se montrent aussi complaisants.

— Le pire, continuait le contremaître, ce sont tous les gars qui laissent ce foutu papier à la maison. Ils se retrouvent au poste de police, parfois dans une cellule de la Citadelle, avant qu’un membre de la famille ne se pointe avec leur damné formulaire.

— Les hommes mariés montrent leur alliance, tout simplement?

— Cela dépend de l’humeur de ces trous-du-cul. Après tout, n’importe qui peut en acheter une. Les gens bien vêtus, comme vous, ou vieux, comme moi, n’ont aucune difficulté à les convaincre. Toutefois, je ferais mieux de traîner mon certificat de mariage dans ma poche. Ils paraissent devenir plus zélés. Ce soir, j’irai en demander un au curé Buteau.

Le repas se continua sans joie. Les dîneurs revinrent à leur labeur un peu plus tôt que d’habitude. Le plaisir d’allonger le temps à la taverne se trouvait gâché.

* * *

Napoléon Tremblay portait peut-être le prénom d’un génie de l’art militaire, mais la guerre ne lui disait rien. L’invitation à s’enregistrer pour le Service national, en janvier de l’année précédente, l’avait laissé bien méfiant, au point où ses parents préférèrent le retrancher de la liste de leurs huit enfants jusqu’au retour de la paix. Toutefois, tous les dimanches, les paroissiens de Saint-Pierre le voyaient à l’église. Sa présence ne faisait de mystère pour personne.

Sans doute à cause d’un concitoyen bavard, les spotteurs apprirent son existence. Arrivés à bord de deux voitures par les très mauvais chemins du début mars, ils se dirigèrent tout de suite vers le presbytère. Deux d’entre eux portaient des habits civils, les quatre autres des uniformes de la police militaire.

— Nous voulons voir le curé, déclara l’un des premiers à la servante venue ouvrir la porte.

— Pourquoi? s’enquit la vieille dame.

— Ce ne sont pas vos affaires.

Pour affirmer une chose aussi sotte, cet homme devait venir de la ville. Rien, dans la vie d’une paroisse rurale canadienne-française, ne sortait du domaine de compétence de madame Curé.

— Il ne se trouve pas ici.

— Maintenant, prononça le deuxième homme en civil, vous cessez de faire l’idiote. Nous allons voir le curé tout de suite ou vous viendrez à Québec avec nous.

La perspective de rouler pendant des heures avec des militaires eut raison de sa résistance. D’une voix moins assurée, elle leur dit :

— Suivez-moi.

Un sursaut de fierté l’amena à ajouter :

— Mais ces hommes armés resteront dehors. C’est la maison du bon Dieu, ici.

L’affirmation fit rire les deux agents spéciaux. En effet, les pasteurs de la campagne régnaient sans partage sur leur troupeau, comme une incarnation du Tout-Puissant. Ils se trouvèrent bientôt dans le bureau du prêtre, assis devant un pupitre d’une autre époque.

— Nous savons que Napoléon Tremblay s’est dérobé à l’enregistrement national. Montrez-nous votre registre des baptêmes. Ensuite, vous nous direz où habite sa famille.

— Les registres appartiennent à l’Église… affirma le curé Laflèche, certain que personne n’oserait contester cette assertion.

— Ne nous obligez pas à les chercher nous-mêmes, sinon votre évêque devra récupérer ses précieux livres à Ottawa. Puis, vous devez obéissance au grand homme, n’est-ce pas? Il a lui-même recommandé aux gens de s’enregistrer.

Pendant ce temps, dans la cuisine, madame Curé cherchait dans l’une de ses armoires une vieille nappe d’un rouge criard pour la mettre dans l’évier de tôle et actionner le bras de la pompe pour l’imbiber d’eau. Elle l’essora ensuite de son mieux de ses bras encore puissants. Un moment plus tard, elle sortait, adressait un sourire timide aux soldats demeurés en faction sur la longue galerie couverte, pour se rendre à la corde à linge. Bientôt, l’un des jeunes hommes en uniforme s’approcha en disant :

May I help you?

Ce garçon devait oublier les usages domestiques, ou sa propre mère en faisait fi. Le jeudi n’était pas jour de lessive. Puis, en quelle occasion un prêtre catholique couvrait-il sa table d’une nappe écarlate? Néanmoins, il la plaça sur la corde et la fixa avec des épingles. La vieille dame le remercia d’une inclinaison de la tête avant de rentrer dans le presbytère.

Les agents spéciaux parcouraient maintenant le registre des baptêmes, l’un énumérant les noms, l’autre les prenant en note. Plusieurs garçons nés de vingt à trente ans plus tôt ne semblaient pas figurer à leur liste. Le taux de mortalité infantile demeurait élevé dans les campagnes du Québec, mais pas à ce point. Éventuellement, ils vérifieraient en parcourant le cimetière. Les personnes dont le nom ne se trouvait pas sur les pierres tombales feraient l’objet d’une recherche plus attentive.

Après une heure, ils remirent le registre à son propriétaire en demandant :

— Maintenant, dites-nous où habite ce Tremblay. Et rappelez-vous, le mensonge est un vilain péché.

Le prêtre se troubla et finit par donner des explications qui, si elles ne s’avéraient pas inexactes, demeuraient au mieux confuses.

* * *

Avec les arbres dénudés et le sol couvert de neige, une grande pièce de tissu écarlate ne pouvait passer inaperçue. Comme le presbytère se trouvait sur une petite butte, les paroissiens l’apercevaient sans mal. Les agents spéciaux et les policiers militaires découvrirent finalement la ferme Tremblay, au fond d’un rang. Une mère de famille nerveuse, tremblante même, entourée de très jeunes enfants, répondit à la porte.

— Votre fils Napoléon se trouve-t-il ici?

— … Je n’ai aucun fils de ce nom.

Look everywhere, the barn, the pigsty, even the backhouse, ordonna le responsable de la petite expédition.

En se retournant de nouveau vers la mère éplorée, il continua :

— Nous allons fouiller la maison. Enlevez-vous de notre chemin.

Sentant la tension, les plus jeunes pleurnichaient déjà. La mère ne tarderait pas à les imiter. Les deux hommes en civil parcoururent rapidement les pièces du rez-de-chaussée, la chambre à coucher des parents et la grande salle faisant office de cuisine, de salle à manger et de séjour. À l’étage, sous le toit en pente, l’espace se trouvait séparé en deux par une mauvaise cloison de planches. D’un côté couchaient les filles, de l’autre les garçons, sur des paillasses posées sur des cadres de bois.

Ils s’apprêtaient à sortir quand l’un d’eux s’attarda à une catalogne posée dans un coin. Il la poussa du pied afin de découvrir un rectangle dans le plancher. Un anneau lui permit de soulever sans mal une trappe. Cette cave creusée dans la terre, constatèrent-ils bien vite, ne recelait rien d’autre qu’une provision de patates, d’oignons et de carottes, l’essentiel des provisions alimentaires de la famille jusqu’à l’été suivant.

Au moment où les deux hommes sortaient, la mère prononça, une pointe d’exaspération dans la voix :

— Je vous l’ai dit, je n’ai aucun garçon nommé Napoléon.

— Nous finirons bien par lui mettre la main dessus.

Dehors, ils retrouvèrent les militaires. Ils n’avaient découvert personne, mais le caporal leur montra du doigt des traces fraîches dans la neige, une ligne un peu sinueuse allant vers la lisière de la forêt, tout au plus à deux arpents.

— Le cochon, murmura l’un des spotteurs. Nous faire courir dans les bois!

Ils suivirent pourtant les traces dans la neige lourde, mouillée, pénétrèrent sous le couvert. Les arbres dénudés permettaient d’y voir assez bien. Ils s’enfonçaient maintenant jusqu’aux genoux, leurs pantalons se chargeaient d’eau. Elle s’insinuait également dans les bottes de cuir. Les jurons soulignaient une progression difficile. Bientôt, devant eux, une ombre se profila entre deux arbres.

— Le voilà! hurla un homme en pointant son index.

Une poursuite s’engagea immédiatement. L’un des spotteurs cria :

— Napoléon, ne nous mets pas en colère, cela ne te vaudra rien de bon! Déjà, j’ai les pieds trempés.

Sans doute parce qu’il ne comptait pas les voir s’engager dans la forêt, le fuyard n’avait pas pris la peine de se munir de raquettes. L’avantage de bien connaître les lieux se révélait inutile, à cause des traces dans la neige. Une heure plus tard, ses poursuivants toujours sur les talons, le déserteur se trouva sur la rive d’une petite rivière au cours gonflé par la fonte des neiges.

— Tu vois bien que c’est inutile. N’aggrave pas ton cas.

Pour souligner les paroles de son chef, l’un des militaires déchargea son fusil Ross vers le ciel. Napoléon se retourna, la peur marquant ses traits. Il s’engagea sur la rivière d’un pas hésitant.

— Ne fais pas l’imbécile, tu risques de te noyer. Si tu nous accompagnes, tu feras un peu de prison, puis tu passeras en Angleterre.

L’eau effleurait la glace. Le déserteur prit bien garde de ne pas perdre pied : l’impact d’une chute lui ferait crever la surface. Il glisserait sous la pellicule glacée pour ne plus reparaître. Soudainement, un craquement lugubre se fit entendre. Il sauta vers l’autre rive, s’enfonça dans le liquide bouillonnant jusqu’aux genoux et pataugea jusqu’à la terre ferme. Personne n’oserait plus traverser après lui.

Ses poursuivants se consultèrent du regard. L’un des militaires fit le geste d’épauler son arme, mais le caporal abaissa le canon en disant :

— On l’attrapera bien plus tard.

Le trajet jusqu’à l’orée du bois se révéla bien long. L’absence de tout repère les força à suivre exactement leurs traces, et la chasse s’était déroulée en zigzags. L’obscurité s’appesantissait sur Saint-Pierre au moment où ils passèrent de nouveau devant la maison des Tremblay. La mère se tenait debout sur le perron, son manteau sur les épaules. Le bruit du coup de feu l’avait remplie d’horreur; en les voyant revenir bredouille, elle ne put réprimer un demi-sourire.

Un instant, le chef de la petite expédition songea à aller lui parler. Il fit même quelques pas en sa direction. Puis, il secoua la tête et retrouva ses compagnons.

— Autant rentrer. En passant, nous dirons un petit bonjour à monsieur le curé, histoire de nuire un peu à sa digestion.

Quand les voitures entrèrent dans l’allée longeant le côté du presbytère, les phares jetèrent une lumière jaunâtre sur la nappe rouge. Cela lui donna un moment une teinte sanglante. L’agent spécial la remarqua pour la première fois.

— La vieille sorcière, souffla-t-il.

* * *

En ce Jeudi saint, Édouard quitta le magasin PICARD assez tôt, avec un tout autre projet que faire ses dévotions. Le vent venu du fleuve s’avérait glacial, l’atmosphère chargée d’humidité. Au moment de traverser la rue Dorchester, il s’aperçut bien de la présence de trois hommes adaptant leur pas au sien. Il continua sans trop leur prêter attention.

Sir, entendit-il bientôt.

Le jeune homme s’arrêta, les contempla sans comprendre.

Papers!

— Je suis marié, prononça-t-il en enlevant son gant de la main gauche afin de montrer son alliance.

Papers.

Visiblement, les longues explications ne servaient à rien. Édouard répéta, cette fois en anglais, même s’il soupçonnait ses interlocuteurs de très bien le comprendre :

— Je suis marié. Vous me connaissez certainement… le magasin PICARD.

Come with us.

— Voyons, soyez sérieux.

Alors qu’un agent spécial se tenait devant lui, les deux autres firent mine de lui saisir les bras. Mieux valait éviter la discussion, ces malotrus transportaient vraisemblablement une matraque plombée dans leur poche. Sans un autre mot, il leur emboîta le pas.

Ils empruntèrent la rue Dorchester vers le nord, puis tournèrent à droite dans Saint-François. Le poste de police numéro trois se trouvait tout près : une bâtisse de brique semblable aux demeures avoisinantes. Près de l’entrée, un agent se tenait derrière un bureau. Édouard déclara en entrant :

— Monsieur, vous me reconnaissez sans doute… Picard, le fils Picard.

Put him in cell, dit le chef de trio de spotteurs.

— Vous ne pouvez faire cela! Je suis un homme marié, pas un déserteur.

— Suivez-moi, prononça l’agent en quittant son siège.

Le prisonnier demeura un moment interdit. Le policier fit lentement valoir :

— Ne vous énervez pas. Si vous dites vrai, cela sera tiré au clair bien avant de vous expédier en Angleterre. En attendant, faites ce que je dis.

Un moment plus tard, le bourgeois de la Haute-Ville se retrouva dans un cachot large de quatre pieds et profond d’environ huit. Les murs de brique avaient été blanchis à la chaux. Une couchette occupait la moitié de l’espace minuscule, un seau d’aisance, posé dans un coin, empestait l’air.

Édouard fouilla dans sa poche afin de trouver son portefeuille et sortit deux dollars pour les tendre à l’agent.

— Téléphonez à mon père pour lui dire de venir au plus vite avec mon certificat de mariage.

Il indiqua le numéro. En un instant, la porte se referma brutalement. Une petite fenêtre ornée de barreaux de fer laissait entrer un peu de la lumière jaunâtre des ampoules placées dans le corridor. Un long moment, il examina les lieux. À la fin, il se résolut à s’asseoir sur la couchette, tout en se passant la réflexion qu’au retour à la maison, mieux vaudrait mettre tous ses vêtements au lavage. La vermine devait pulluler dans la couverture sous ses fesses.

* * *

Clémentine tournait en rond dans le petit salon depuis un long moment, sursautant au moindre bruit dans l’escalier. Un peu après sept heures, elle revêtit son manteau, décidée à retrouver son amant. Celui-ci avait téléphoné pour annoncer sa venue. Dix minutes suffisaient à couvrir la distance. Un pareil retard demeurait inexplicable.

Elle commença par se rendre au magasin PICARD, monta au troisième afin de voir si le jeune homme se tenait derrière la caisse du rayon de vêtements féminins. Une vendeuse recevait les clientes, mais Édouard demeurait invisible. Elle n’osa pas se rendre du côté des locaux administratifs afin de pousser plus loin sa recherche.

Sur le chemin du retour vers son appartement, elle vit trois hommes à la mine plutôt patibulaire à la porte du Cercle Frontenac, encadrant un quatrième personnage un peu malingre. Il expliquait :

— Vous m’avez embêté si souvent déjà, vous me connaissez! Je m’appelle Joseph Mercier, un ouvrier de la chaussure. Vous avez vu mes papiers d’exemption au moins dix fois ces dernières semaines.

Un homme le tenait par le bras tandis qu’un autre sortait des menottes de sa poche. Plutôt que de risquer un mauvais coup, le travailleur se laissa attacher à un poteau de téléphone. Les spotteurs entrèrent ensuite dans les locaux du Cercle. D’instinct, Clémentine leur emboîta le pas. Ils passèrent dans la salle de quilles, achalandée à cette heure, et crièrent en entrant à la douzaine d’hommes sur place :

Papers! Be quick.

— Pas encore une fois, se plaignit quelqu’un.

— Cela prend des enfants de chienne! prononça un autre.

Certains, lassés de ce harcèlement, cherchaient dans leur poche. D’autres se dirigèrent vers la porte, désireux de fuir, pour se voir fermer le chemin. Les spotteurs tenaient maintenant leur matraque à la main et affichaient un air menaçant. À la fin, de crainte de recevoir un coup, trois autres personnes tendirent les poignets et se retrouvèrent liés les uns aux autres par des menottes. Tout autour, leurs camarades répétaient leurs invectives, les yeux chargés de hargne.

Quand ils revinrent à l’extérieur, ils récupérèrent Mercier pour le joindre aux autres, et conduisirent les prisonniers jusqu’au poste numéro trois. Des gens en colère les suivirent. Déjà, quelques dizaines de personnes se tenaient au milieu de la rue. Au moment où les nouvelles victimes entrèrent dans le poste, Clémentine choisit de demeurer sur le trottoir, du côté opposé de la rue Saint-François. Si les pisteurs de déserteurs se livraient à la chasse en cette soirée maussade, peut-être Édouard figurait-il déjà à leur tableau.

Quelques minutes plus tard, l’héritier de la Haute-Ville entendit une clé tourner dans la serrure de la porte de son cachot. Quand elle s’ouvrit sur un uniforme, il demanda, empressé :

— Vous avez pu parler à mon père?

— Il ne se trouvait pas à la maison.

— Essayez encore…

Un jeune homme entra dans cellule, poussé fermement dans le dos, puis la porte de fer se referma dans un claquement sinistre. Il demeura un instant immobile, le temps que le premier occupant des lieux reprenne sa place au bout de la couchette. Édouard grommela finalement :

— Asseyez-vous, ne vous gênez pas. Nous profitons de l’hospitalité de la ville.

— Je m’appelle Joseph Mercier, prononça l’autre en tendant la main.

— Édouard Picard.

Le nouveau venu posa enfin les fesses sur la vieille couverture, puis commenta dans un soupir :

— Ils m’ont ramassé comme un criminel. Ils savent bien que je possède une exemption, je la leur ai montrée de si nombreuses fois.

— Et moi, mon alliance est bien visible.

Comme pour en convaincre son compagnon d’infortune, de nouveau, il la fit voir.

* * *

À neuf heures, Thomas Picard traversait une foule composée de plusieurs centaines d’hommes massés dans la rue Saint-François. Clémentine le vit passer à dix pieds devant elle. Un moment, elle eut envie de se précipiter vers lui pour demander des nouvelles de son amant. Elle se retint, peu désireuse d’encourir la colère de celui-ci en se manifestant de la sorte. À tout le moins, maintenant, elle ne pouvait plus douter de l’endroit où Édouard se trouvait.

Dans l’entrée du poste de police, le commerçant découvrit une douzaine d’agents visiblement nerveux. Un petit homme malingre se tenait devant le bureau, une feuille de papier à la main.

— Vous devez le laisser sortir. Ses papiers sont en règle.

— Vous avez vu tout ce monde dehors. Plus personne ne peut sortir d’ici.

— Je suis bien entré, intervint Thomas en cherchant à son tour un document dans la poche intérieure de sa veste.

Le policier laissa échapper un soupir excédé, puis déclara :

— Vous êtes entré, mais nous ne vous laisserons pas sortir. Nous devons assurer la sécurité des habitants de cette ville.

— Commencez par ne plus enfermer des hommes mariés…

— Ou des garçons possédant une exemption, se mêla le père Mercier.

— Mettez une laisse à vos chiens, compléta le marchand en jetant un coup d’œil vers l’escalier conduisant à l’étage.

Les trois matamores se tenaient dans les dernières marches, la mine moins assurée depuis qu’une foule menaçante les attendait dans la rue. Ils venaient de constater que l’arrière de la bâtisse se trouvait tout aussi bien surveillée. Il leur était impossible de s’esquiver en douce.

Le planton allait répliquer quand une première pierre fit éclater une fenêtre du rez-de-chaussée. D’autres suivirent, parsemant le plancher de verre brisé. Les agents se placèrent le long des murs pour éviter les prochains projectiles. Une voix sonore vint de la rue :

— Libérez les prisonniers!

À ce moment, le chef du poste de police se tenait dans son bureau, pendu au téléphone. Les cailloux atteignirent bientôt les fenêtres de tous les étages, à l’avant comme à l’arrière de l’édifice.

— Les spotteurs, donnez-nous les spotteurs! insista un autre.

Le trio d’agents spéciaux échangea des regards inquiets, puis disparut à l’étage. Thomas déclara encore :

— Vous ne pouvez pas laisser ces garçons dans les cellules. L’un de ces excités, dehors, risque de mettre le feu à la bâtisse.

L’allusion à une dégradation de la situation fit pâlir son vis-à-vis, mais il ne paraissait toutefois pas enclin à lui confier les clés. À la fin, le marchand demanda :

— Pouvons-nous aller les voir?

L’autre lui fit un signe, indiquant une porte au fond de la pièce sans quitter une seconde des yeux la fenêtre défoncée. Les agents tenaient maintenant leur revolver de service à la main, visiblement alarmés.

Thomas passa du côté des cellules et constata qu’une dizaine de jeunes gens se trouvaient enfermés deux par deux. Quand il présenta son visage dans l’ouverture percée dans la porte du troisième cachot, Édouard quitta la couchette.

— Papa, tu y as mis le temps! Qu’est-ce qui se passe?

— Des centaines de personnes sont massées à la porte. Elles lancent des pierres, réclament votre libération. Ce sont des amis à toi?

L’humour n’eut aucun effet sur le garçon. Inquiet, il demanda :

— Tu as amené mon certificat de mariage? Pourquoi ne nous laissent-ils pas sortir?

— Pour vous protéger, paraît-il. Tous ces gens dehors pourraient vous faire du mal.

— Joseph, Joseph, déclara Mercier en bousculant un peu son compagnon d’infortune. Vas-tu bien?

Thomas se laissa pousser de côté. Les cris, dans la rue, devenaient assourdissants, les impacts des cailloux contre le mur de brique ressemblaient à ceux de la grêle. Il regagna le hall d’entrée du poste. Des coups sourds résonnaient maintenant contre la porte, comme si les manifestants frappaient dessus à coups de masse.

Les imprécations s’arrêtèrent, de même que les chocs contre l’entrée. Quelqu’un passa prudemment la tête devant la fenêtre et expliqua bientôt :

— Des voitures… Des renforts de la police, je crois.

Le directeur du poste descendit l’escalier. Devant les regards interrogateurs de ses hommes, il dit :

— Le maire de Québec doit venir ici… afin de calmer tous ces gens.

Henri-Edgard Lavigueur prenait bel et bien place à bord de l’une des automobiles. Au total, une dizaine de policiers lui servaient d’escorte. Sous les lumières des réverbères, il s’avança parmi les manifestants et se posta devant la porte de l’édifice. Les cris s’étant tus, le chef de police trouva le courage d’aller se placer à ses côtés.

— Messieurs, commença le politicien, rentrez chez vous, ne rendez pas la situation encore plus difficile.

Le magistrat, grand et fort, offrait un visage carré, barré d’une moustache touffue. Il en imposait.

— Libérez les prisonniers, tous les prisonniers! cria une voix.

— … Ce sont des criminels.

— Ce sont des appelés! hurla un autre. Les criminels sont au gouvernement.

Le directeur du poste se pencha à l’oreille du magistrat. Celui-ci demeura un moment interdit, puis reprit :

— Rentrez chez vous. Ne vous rendez pas coupable de quoi que ce soit.

Une pierre parcourut une trajectoire courbe, frappa le mur de brique avec un bruit mat pour retomber à proximité de Lavigueur.

Thomas était aussi sorti pour se tenir à gauche du politicien, l’un de ses collègues en réalité, puisqu’il tenait un commerce d’instruments de musique rue Saint-Jean. Il murmura :

— Les spotteurs ont arrêté n’importe qui, au hasard, dont mon fils marié depuis des mois. Son épouse accouchera dans quelques semaines, tout au plus. Les autres ont des exemptions.

Le maire interrogea le chef de police du regard. Celui-ci acquiesça de la tête.

— Faites sortir ces gens.

— Vous n’y pensez pas… Nous serons couverts de ridicule.

Des yeux, le politicien fit comprendre au fonctionnaire d’obtempérer, sans ajouter un mot.

— Vos amis seront relâchés immédiatement, prononça-til ensuite de sa voix forte. Rentrez chez vous au plus vite. Vos familles vous attendent, elles doivent s’inquiéter.

— Nous voulons les spotteurs.

— Rentrez chez vous.

Le dialogue de sourds se continua un moment entre Lavigueur d’un côté et les manifestants de l’autre. À l’intérieur du poste, les portes des cinq cellules furent bientôt ouvertes. Les prisonniers se dirigèrent vers la sortie sans demander leur reste, Joseph Mercier avec le bras de son père passé sur ses épaules. Édouard retrouva Thomas, échangea un regard avec lui.

— Vous voyez, continua le maire, j’ai respecté ma promesse, vos amis sont libres. Respectez la vôtre, rentrez à la maison.

— Nous voulons les spotteurs! insista quelqu’un.

— On ne bougera pas d’ici, intervint un autre.

Les roches volèrent à nouveau en direction des fenêtres de l’édifice. Aucune vitre n’avait résisté à cette grêle. Au second étage, les agents spéciaux se concertaient. Des fenêtres donnaient sur le côté du bâtiment. Ils contemplaient un toit plat et un mur aveugle vingt-cinq pieds plus loin.

— C’est le collège des frères des Écoles chrétiennes, expliqua l’un d’eux. Nous pouvons aller nous cacher là. Personne ne viendra nous y chercher.

Loin des oreilles indiscrètes, ils revenaient au français. Aucun Irlandais ne passait sa vie à Québec sans apprendre la langue de la majorité de ses habitants.

— Allons-y, ajouta un autre. Ils ne forceront pas la porte d’une institution religieuse.

Celui-là se glissait déjà par la fenêtre ouverte. Son compagnon lui emboîta le pas. Accroupis sur le toit, ils attendirent le troisième larron. L’un d’eux finit par chuchoter :

— Tu viens?

— Non. Allez-y sans moi, je reste ici. Ces idiots ne me feront pas fuir.

Comment avouer à ces hommes sa peur des hauteurs?

— Allez-y, continua-t-il. Si vous restez là, vous attirerez l’attention.

Ils traversèrent le toit, s’entraidèrent pour grimper sur celui de l’école. Sans trop de difficulté, ils pourraient se laisser glisser sur un balcon et pénétrer dans le grand édifice. Le temps qu’un religieux les découvre, la foule se serait dispersée.

* * *

Dans la rue, le maire poursuivait sa conversation têtue avec la foule turbulente. Ses invitations réitérées à rentrer à la maison ne récoltaient qu’une seule réponse, toujours la même : « Donnez-nous les spotteurs! » Les pierres s’abattaient toujours sur les murs, les policiers gardaient leur arme à la main. Tôt ou tard, ces gens risquaient de se lancer à l’assaut, plusieurs seraient tués.

Thomas demeurait près de Lavigueur pour lui offrir un certain support, maintenant flanqué de son fils. À titre de notable connu et, espérait-il, respecté de toutes les personnes présentes, il souhaitait les ramener au calme par sa seule présence. La tension croissante l’inquiétait toutefois, au point où il demanda au magistrat :

— Faites évacuer l’endroit.

— Nous ne pouvons céder à la pression populaire, grommela l’autre. Les pouvoirs publics perdraient toute crédibilité.

— L’autre choix, c’est de défendre les lieux. Dans une heure, ils vont entrer de force, vous aurez des cadavres sur les bras.

La foule se pressait contre eux. Le petit dialogue semblait agacer les gens des premiers rangs. Quelqu’un cria encore :

— Donnez-nous les spotteurs!

Le maire échangea quelques mots avec le chef du poste de police. Celui-ci acquiesça très vite, trop vite pour qu’on lui fasse confiance, désormais.

— Nous allons évacuer l’endroit, prononça le maire au moment où le capitaine retournait dans l’immeuble. Je compte sur vous pour respecter ces locaux municipaux après notre départ.

— Les spotteurs?

— Il n’y a aucun agent spécial ici, je vous l’ai déjà dit.

Ces brutes, espérait Lavigueur, devaient avoir trouvé un moyen de fuir, ou, du moins, de se faire discrètes. Quelques minutes plus tard, leur commandant en tête, les armes soigneusement rangées dans les étuis, les policiers quittaient les lieux sous les quolibets des badauds. Les jours suivants, ils auraient un peu de mal à faire respecter l’ordre. À peine eurent-ils disparu dans l’obscurité du soir qu’une dizaine de manifestants armés de solides gourdins envahissaient le poste. Ils revinrent un peu dépités.

— Il ne reste personne, clama l’un d’eux aux protestataires.

Les gens commencèrent alors à se disperser.

— Je n’ai plus rien à faire ici, déclara Thomas. Autant rentrer à la maison.

— … Merci d’être resté, je me sentais un peu moins seul. Vous avez pensé à la politique? Avec votre sang-froid…

Un cri leur parvint en direction de la rue de la Couronne:

— Je le reconnais, c’est un spotteur!

Les derniers badauds se précipitèrent vers l’endroit. Lavigueur présenta un visage surpris, au point où Thomas crut nécessaire d’expliquer :

— Ils étaient trois dans le poste. Je suppose qu’ils ont mis un uniforme de police afin de sortir discrètement.

— Un seul se trouvait encore parmi les policiers, précisa Édouard. Avec une veste trop petite, des pantalons trop courts trop serré, il passait difficilement inaperçu.

— Les autres ont donc trouvé le moyen de sortir d’une autre façon.

Thomas leva les yeux vers le ciel obscur. Juste avant de s’en aller, il conclut :

— Pour la politique, comme je le disais déjà il y a dix ans, j’y penserai quand je ne serai plus capable de gagner ma vie. Que ferez-vous maintenant? Les gens ne se calmeront pas facilement.

— Tout à l’heure, le chef de police devait téléphoner au général Philippe Landry, le commandant du district militaire, afin de lui demander de l’aide.

— Croyez-vous que des soldats patrouillant les rues vont ramener le calme?

Le ton du commerçant trahissait son scepticisme.

À l’autre bout de la rue Saint-François, le spotteur serait passé incognito avec un peu plus de chance. Toutefois, les policiers tenaient à garder leur distance avec lui, de peur d’attraper un coup. Le premier cri fut suivi de plusieurs autres. L’homme détala à toutes jambes et sauta à bord d’un tramway à peu près vide, près de la rue de la Couronne. Des jeunes gens excités, lancés à ses trousses, entourèrent la voiture alors que le conducteur tapait du pied pour faire sonner sa cloche. Au lieu de se disperser, ils commencèrent à secouer celle-ci sur ses ressorts, puis la soulevèrent au point de la renverser.

Quand le véhicule se coucha sur le côté dans un grand craquement, toutes les vitres volèrent en éclats. Les manifestants, étonnés des conséquences de leur propre action, s’écartèrent un peu. Cela laissa le temps à leur proie, cruellement coupée par des éclats de verre, de se glisser par une fenêtre brisée pour se sauver en prenant ses jambes à son cou.

* * *

Le lendemain, 29 mars, le Vendredi saint, les églises se remplirent de femmes convaincues de l’efficacité de la prière pour ramener le calme dans les paroisses ouvrières de la Basse-Ville. Les hommes affichaient un plus grand scepticisme à cet égard. Au moment de la fermeture des ateliers et des manufactures, les plus jeunes paraissaient peu enclins à rentrer à la maison pour le souper.

— Patron, murmura Melançon, venu errer du côté du rayon des vêtements pour femmes, des centaines de personnes se regroupent sur la place du marché Jacques-Cartier.

— Après les événements d’hier…

— Vous ne voulez pas m’accompagner? Les syndicats seront représentés, tout comme les sociétés catholiques.

— C’est vrai, tu es un militant de la soutane…

Édouard jeta un regard du côté de l’ouverture percée dans le mur mitoyen. Son père se trouvait encore dans son bureau. Toutefois, Pâques n’était pas Noël. Depuis quelques jours, la population préférait la rue aux grands magasins, l’affluence demeurait donc modeste. Il fit signe à l’une des vendeuses pour lui signifier de prendre le relais derrière la caisse.

Un instant plus tard, les deux hommes marchaient dans la rue Saint-Joseph. Au coin de la Couronne, une foule considérable s’entassait déjà sur la place du marché. Le large espace dégagé permettait aux cultivateurs de stationner leur charrette pendant la journée. Le soir, les pieds dans le crottin, les badauds pouvaient s’y masser par milliers.

À l’arrière d’une charrette, debout sur une caisse de bois, un homme haranguait la foule :

— Les spotteurs ne respectent plus les exemptions, ni même le mariage. Sans nous, les personnes arrêtées hier se trouveraient à la Citadelle aujourd’hui et sur un navire à destination de l’Angleterre demain.

Édouard ressentit une nouvelle frayeur en entendant ces mots, tout en sachant avoir risqué bien peu : de nombreuses interventions lui auraient permis de retrouver sa famille avant une pareille conclusion.

— Encore ce matin, les journaux conservateurs défendaient la conscription.

— Ils parlaient de nous comme de la racaille, intervint un spectateur.

Il n’en fallait pas plus pour convaincre les manifestants de se mettre en marche en entonnant le Ô Canada. Le commerçant et son contremaître emboîtèrent le pas aux gens, s’engagèrent dans la côte d’Abraham. À l’hymne des Canadiens français succéda La Marseillaise, une initiative plutôt incongrue puisque la manifestation cherchait à empêcher de se porter au secours de la France.

Une nouvelle fois, les pierres s’abattirent sur les édifices du Chronicle et de l’Événement, rebondissant sur les contreplaqués fermant les fenêtres. Privés du plaisir d’entendre le bruit du verre brisé, les trois mille hommes retraitèrent en direction du marché Montcalm. Ils renforcèrent un rassemblement déjà immense comptant plus de dix mille personnes. Les chants patriotiques fusaient sans cesse, des drapeaux Carillon-Sacré-Cœur battaient au vent, à peine visibles à la lueur des réverbères.

Des policiers se massaient devant l’Auditorium de Québec. L’endroit attirait sans cesse les jeunes gens puisque tous les registres se trouvaient dans les locaux administratifs, à l’étage. Les premières pierres défoncèrent les fenêtres. Les agents serrèrent alors les rangs. Pas plus de cinquante, ils ne pouvaient rien tenter, même armés, à moins de se résoudre à ouvrir le feu. Mais cela ne donnerait rien devant une pareille multitude.

Passé huit heures, les chants, les cris et les cailloux n’arrivaient plus à satisfaire les plus impatients. Des hommes s’emparèrent des bancs publics placés près de la rue. Composés de socles de fonte et de solides madriers, ils feraient office de béliers. Les policiers se regroupèrent devant la grande porte de la salle de spectacle.

— Enlevez-vous du chemin! cria quelqu’un. Nous ne vous voulons aucun mal.

— Rentrez à la maison, répondit un officier d’un ton mal assuré.

— Ne tentez rien, expliqua l’un des meneurs. Nous n’avons rien contre la police de la ville… pour le moment.

L’agent hésita, contempla la multitude, puis fit signe à ses hommes de se mettre un peu à l’écart. Un instant plus tard, un premier banc s’écrasa contre les portes. Elles résistèrent au premier impact. Les manifestants reculèrent de dix pas, puis s’élancèrent à nouveau. Le scénario se répéta une dizaine de fois avant que l’huis ne cède, à grand fracas. De nombreuses personnes s’engouffrèrent dans l’ouverture.

— Si des soldats se trouvent encore dans cet immeuble, fit valoir Édouard à son compagnon, des gens se feront massacrer.

— Avec le vacarme ambiant, ils sont sans doute partis depuis une heure. L’endroit doit compter de nombreuses portes dérobées.

Melançon avait raison. La foule belliqueuse grimpa les larges escaliers au pas de course sans rencontrer personne. Dans les bureaux, des classeurs métalliques contenaient les milliers de dossiers des jeunes gens inscrits au Service National. Les hommes ouvrirent les tiroirs et en jetèrent le contenu sur le sol. Les meubles paraissaient nuire au mouvement. Les chaises passèrent au travers des fenêtres sans vitres, les pupitres furent poussés le long des murs. À la fin, les dizaines de milliers de feuillets formaient un amoncellement. Quelqu’un chercha un briquet dans le fond de sa poche et se pencha pour allumer les formulaires. Un autre sacrifia une flasque d’alcool pour en répandre le contenu sur le feu.

Très vite, les flammes montèrent à hauteur d’homme. Les contestataires y jetèrent de gros registres, les tiroirs des bureaux, les portemanteaux. La fumée s’échappa des fenêtres et se répandit surtout dans le grand amphithéâtre, provoquant des quintes de toux. Les hommes refusaient pourtant de fuir, désireux de voir les flammes rendre tous ces dossiers inutilisables.

* * *

Au moment où les incendiaires retrouvèrent enfin les trottoirs, deux camions de pompiers tournaient l’angle le plus proche de la rue Saint-Jean, toutes sirènes hurlantes. Les boyaux furent déroulés sur le trottoir, reliés aux bornes-fontaines. Les jets puissants furent dirigés vers les fenêtres défoncées de l’étage d’où sortaient de longues flammes. Cela ne dura pas plus d’une minute. Des protestataires bousculèrent les sapeurs pour leur enlever les lourdes haches. En quelques coups, les boyaux furent tranchés.

— Maintenant, l’édifice au complet risque d’y passer, conclut Édouard.

Des années plus tôt, son père figurait parmi la liste des libéraux propriétaires de l’endroit. Heureusement, le commerçant avait préféré placer ses avoirs dans des placements plus sûrs. Les flammes montaient maintenant vers le ciel, jetant des lueurs lugubres sur la place du marché. Réduits à l’impuissance, les pompiers se tenaient près des camions pour contempler le spectacle.

— Patron, vous entendez…

Melançon leva un doigt vers le ciel. Un bruit de pas parvenait de l’avenue Dufferin, mais aussi de la rue d’Auteuil, sur leur droite. Deux colonnes kaki se rejoignirent devant la salle de spectacle en feu. Les soldats, au nombre de quelques centaines, tenaient leur carabine devant leur poitrine, la baïonnette au canon. Les longues lames d’acier captaient le reflet des flammes. Les protestataires, peut-être au nombre de quinze mille, formaient deux masses compactes, l’une sur les trottoirs au nord de la rue Saint-Jean et dans les autres artères environnantes, l’autre sur la place du marché. Les cris cessèrent, une rumeur inquiète parcourut la place.

Le son des moteurs creva la nuit. Une demi-douzaine de voitures s’arrêtèrent à proximité. Une nouvelle fois, le maire Lavigueur accourait afin de ramener la paix. Le général Landry lui marchait sur les talons, insistant :

— Ils sont des milliers prêts à incendier la ville!

Le commandant du district de Québec désignait l’Auditorium du doigt. La lueur devait être visible dans toute la cité, maintenant. Les curieux viendraient bientôt par centaines grossir le nombre des protestataires, au risque de rendre la situation plus explosive encore.

— Lisez l’acte d’émeute tout de suite, insista l’officier. Nous devons les disperser avant que cela ne tourne au drame.

— Et ensuite, vous allez canarder ces gens? Pas question.

Après la lecture de l’acte d’émeute, les pouvoirs publics pourraient utiliser la force afin de faire fuir les manifestants. En cas de résistance, la troupe tirerait sur eux.

Le maire chercha un endroit d’où parler à la foule, ne trouva rien de mieux que le toit de l’un des camions de pompiers.

— Messieurs! cria-t-il en faisant des gestes amples. Dispersez-vous, n’aggravez pas la situation. Sinon, la force devra être employée contre vous.

Un bruit sourd de paroles confuses parcourut la foule. Les mots du magistrat se mêlaient au spectacle des lames des baïonnettes afin de refroidir les esprits. Les soldats demeuraient impassibles, répartis sur quatre rangs.

— Si vous ne rentrez pas chez vous, l’acte d’émeute…

Lavigueur ne termina pas sa phrase. Édouard se tourna vers son compagnon pour déclarer :

— Je rentre chez moi. Je n’ai aucune envie de me retrouver au milieu d’un champ de bataille. Tu as une femme et un garçon, tu devrais en faire autant.

Sans se retourner, le commerçant fendit la foule des hommes devenus silencieux, regagna l’avenue Dufferin afin de rejoindre la Grande Allée. D’abord par groupe de deux ou trois, ensuite par dizaines, enfin par centaines, les manifestants abandonnèrent les environs de l’Auditorium. Les pompiers purent enfin effectuer leur travail et limiter les dégâts.

* * *

— Je voudrais aller à l’école, plaida Thalie, debout au milieu du salon. De façon tout à fait étourdie, j’ai laissé mes livres dans mon pupitre.

— Mais le High School est fermé, à cette heure, répliqua Marie.

— Le gardien laisse entrer les grandes… Nous sommes toutes un peu fébriles, les examens de McGill auront lieu dans un peu moins d’un mois.

La commerçante regarda sa grande fille, si semblable à sa propre image, dix-huit ans plus tôt, avec, en plus, la détermination fantasque d’Alfred. Elle désirait lui interdire de sortir, tout en souhaitant laisser libre cours à ce courage un peu fou.

— Hier, certains ont incendié l’Auditorium, sans doute les mêmes qui sont passés sous nos fenêtres en hurlant.

— Mais ils n’ont aucun motif de s’en prendre au High School ou aux élèves de celui-ci. Nous savons très bien pourquoi ils vont au Chronicle, à l’Événement, ou même à l’Auditorium.

— Marie, si cela peut te rassurer, je vais aller avec elle.

Françoise quitta son fauteuil pour se tenir à côté de son amie. S’inquiéter pour deux jeunes filles ne valait guère mieux que s’inquiéter pour une seule, songea la femme. Pourtant, elle conseilla :

— Vous allez être prudentes.

— Promis, maman.

Thalie se pencha pour lui embrasser la joue. Françoise et elle se dirigèrent toutes deux vers la sortie. Gertrude avait entendu la conversation depuis la cuisine, dont la porte était restée ouverte. Après le départ des filles, elle vint s’asseoir dans le salon pour demander :

— Pourquoi ne pas les enfermer dans leur chambre et jeter la clé?

— Au même âge, quelqu’un aurait-il pu faire cela à Alfred?

— … Jamais. Il était comme un renard, prêt à se ronger une patte pour se libérer d’un piège.

— Dans ce cas…

Marie leva les mains en signe d’impuissance, un sourire contraint sur les lèvres. Gertrude acquiesça de la tête et retourna vers la cuisine en concluant :

— Je vais faire du thé.

Cela lui semblait être la réponse parfaite à toutes les difficultés.

* * *

Le ciel demeurait couvert, l’air surchargé d’humidité. Le vent venu de l’ouest annonçait du mauvais temps. En cette veille de Pâques, tout laissait présager une lourde giboulée du printemps. Les deux jeunes filles empruntèrent la rue Saint-Louis et passèrent la grande porte pour se retrouver devant un vaste attroupement. Des hommes s’entassaient sur les immenses pelouses du Manège militaire. Le rassemblement débordait dans l’avenue Dufferin et même sur les terrains de l’Hôtel du gouvernement.

— Nous ne pourrons jamais traverser cette foule, fit Françoise. À moins d’aller prendre une rue un peu plus basse…

— Alors restons de ce côté-ci de la manifestation, répondit Thalie en riant.

— … Tes livres?

— Un mensonge pieux. Crois-tu possible que j’oublie mes livres de classe?

La foule entonna le Ô Canada. Le général Landry se tenait debout sur le toit d’un camion afin de mieux apprécier les événements. Plusieurs dizaines de cavaliers s’alignaient devant la longue bâtisse de pierre. Devant eux, des centaines de fantassins tenaient leur fusil, la baïonnette au canon.

— Selon les journaux, ces hommes sont dirigés par des vétérans revenus du front, expliqua Thalie.

— Cela signifie qu’ils n’hésiteront pas à tirer, répondit Françoise.

Un murmure parcourut la foule. Elles reconnurent les mots « Brousseau » et « armes ». Lentement, un récit, celui d’une armurerie dévalisée, de manifestants munis de revolvers, devint intelligible. La même rumeur atteignit les soldats rangés devant le Manège. Le général Landry se pencha afin de dire au maire Lavigueur, l’indéfectible magistrat :

— Vous avez entendu? Je n’attendrai pas que mes hommes se fassent tuer.

À ce moment, une pluie de pierres commença à s’abattre sur les militaires. Un homme s’écroula, atteint au visage. Tout de suite, deux de ses camarades le transportèrent vers l’arrière.

— Vous n’allez pas tirer sur eux?

— Les cavaliers vont les faire reculer. Croyez-moi, je n’ai aucune raison de multiplier les victimes. Lisez cet acte au plus vite.

Devant une nouvelle pluie de projectiles, Lavigueur sortit une feuille de sa poche et commença à lire :

— Sa Majesté le roi enjoint et commande à tous ceux qui sont ici réunis de se disperser immédiatement et de retourner paisiblement à leur demeure ou à leurs occupations légitimes, sous peine d’être coupables d’une infraction pour laquelle, sur déclaration de culpabilité, ils peuvent être condamnés à l’emprisonnement à perpétuité. Dieu sauve le roi!

Même si à peu près personne ne pouvait entendre les paroles prononcées, la plupart comprirent ce dont il s’agissait. À ce moment, un capitaine ordonna aux cavaliers de s’avancer, botte contre botte. La poitrine des chevaux formait un mur impressionnant. Les cris ne les faisaient pas s’arrêter, pas même les pierres. Plusieurs manifestants tournèrent les talons. Ceux qui préférèrent faire face se trouvèrent jetés au sol par les montures. Ils n’eurent d’autre choix que de se recroqueviller afin de s’exposer le moins possible aux heurts des sabots. Des fantassins, marchant derrière, les mirent aux arrêts pour s’être trouvés sur les lieux d’une émeute.

Les protestataires reculèrent tout le long de l’avenue Dufferin pour s’égailler ensuite dans les rues et les escaliers permettant de revenir à la Basse-Ville.

— Rentrons-nous maintenant à la maison ou nous rendons-nous au High School afin de prendre un livre? questionna Françoise.

Le grand espace devant elle se trouvait libre de manifestants. Des soldats patrouillaient les lieux, le fusil en bandoulière.

— Maman se doute bien que je voulais juste voir cela.

— Tout de même, il serait plus gentil de préserver les apparences.

Elles trouvèrent finalement un gardien disposé à les laisser entrer dans l’école, déserte à cette heure, au prix d’un récit détaillé des événements dont elles avaient été témoins.