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Le lendemain, 6 août, dans une grande maison de la rue Scott croulant sous le lierre, les dépêches venues du front européen suscitaient des réactions moins vives. Au fond, personne dans la maison du notaire Dupire n’arrivait même à concevoir que le gros rejeton placide, calme depuis la naissance, puisse se trouver un jour sur un champ de bataille. Ses plus grandes émotions viendraient certainement d’un testament mal ficelé. Comme le droit de succession ne présentait plus aucun mystère pour lui, pareille éventualité provoquerait tout au plus un sourire amusé.

— La Belgique semble offrir une résistance imprévue, commenta le père en jetant un regard oblique sur le journal placé près de son assiette.

Dans cette maisonnée de personnes aux ventres et aux fesses rebondies, les repas revêtaient un caractère sacré. Qu’un quotidien franchisse la porte de la salle à manger témoignait tout de même d’une sourde préoccupation.

— Nous n’avons pas sous les yeux la version allemande, commenta Fernand. Je suppose qu’à Berlin, le point de vue diffère grandement.

— Tu as sans doute raison. Désormais, les journaux nous offriront des informations encore moins fiables qu’à l’habitude. J’essaierai de me souvenir.

Soucieux de sa digestion, le gros homme préféra replier le quotidien pour le déposer sur la desserte. Son escalope méritait mieux qu’une attention partielle. Son fils porta néanmoins le coup de grâce aux belles dispositions de son appétit.

— Je compte lui demander de m’épouser.

Le vieux tabellion reposa sa fourchette sans l’avoir portée à sa bouche, regarda en direction de sa femme.

— Pardon?

— Eugénie. Je compte lui demander sa main. Nous nous voyons souvent, depuis quelques semaines.

Fernand vit sa mère poser son couvert en travers de son assiette, puis essuyer sa bouche avec sa serviette. Après un long silence, elle déclara :

— Cette décision est un peu précipitée, tu ne trouves pas?

— Voyons, je la connais depuis toujours. Je l’aime depuis presque aussi longtemps.

— Tout de même, dans une certaine mesure, ta mère a raison. Tu n’as fréquenté personne d’autre. Avant de poser un geste aussi important…

Le gros homme conservateur et ultracatholique évoquait la nécessité de papillonner un peu avant de choisir la compagne d’une vie. Pareille prétention jurait tellement avec sa personnalité que les mots moururent sur ses lèvres. Fernand ne put s’empêcher de sourire avant de rétorquer :

— En as-tu courtisé plusieurs avant de choisir maman?

— C’était une autre époque. De nos jours…

Encore une fois, l’explication sonnait trop faux pour qu’il se donne la peine de poursuivre.

— Vous savez que je l’aime depuis des années. Quand je lui ai parlé, ce jour-là, elle m’a repoussé.

Ses parents connaissaient l’épisode de 1907. Dans un soupir lassé, il reprit :

— Je la comprends un peu, je n’avais même pas commencé mes études universitaires. Maintenant, elle paraît mieux disposée. De mon côté, je suis plus âgé, bien en selle dans ma profession.

— … Surtout que personne ne lui a montré d’intérêt depuis tout ce temps, souffla sa mère. Il peut y avoir une raison pour cela.

Dans d’autres circonstances, Fernand aurait saisi le sous-entendu. Seul son aveuglement, au moment d’aborder le sujet de la femme de ses rêves, l’amena à réaffirmer :

— Je ne forcerai pas les choses. Mais si nos rapports demeurent aussi bons, d’ici quelques semaines, je lui proposerai le mariage.

Le couple de vieux parents échangea un regard attristé. Aucun d’eux ne retrouverait son appétit. En face d’eux, leur fils, une fois l’aveu difficile formulé, paraissait disposé à affronter son souper d’une fourchette courageuse.

* * *

Le grand salon bourgeois des Dupire témoignait toujours des goûts de la fin du siècle dernier. Le papier peint montrait de lourdes fleurs rouges, les rideaux de velours cramoisi assombrissaient encore un peu plus la pièce. Quand, à dix heures, la mère se leva péniblement de son fauteuil après avoir posé sa broderie dans son panier, les deux hommes détournèrent les yeux de leur journal.

— Je vais me coucher, annonça-t-elle. Bonne nuit, Fernand.

Le garçon répondit par le même souhait alors que l’époux précisa :

— Je te rejoins dans quelques minutes. Auparavant, je veux discuter un peu d’un contrat.

L’homme ramena son regard sur son fils avant de continuer :

— Passe dans mon bureau, j’aimerais te parler.

Le garçon acquiesça, puis emboîta le pas à son père, soupçonnant celui-ci de vouloir discuter d’homme à homme de ses projets matrimoniaux. Aussi, alors qu’il entrait dans la pièce de travail donnant sur la façade de la maison, il fut surpris de le voir ouvrir un petit classeur discret contenant les documents relatifs à des transactions délicates. Jusque-là, Fernand n’avait jamais été autorisé à y jeter les yeux. Les grandes chemises de format légal recelaient des secrets de famille relatifs aux élites de la Haute-Ville.

— Si tu veux lire ce contrat. Prête une attention particulière aux dates.

Le jeune notaire s’abandonna dans la lecture d’un texte riche en circonvolutions stylistiques. Le contenu s’avérait pourtant assez simple : un inconnu chargeait Thomas Picard de trouver un foyer catholique à un bébé toujours à naître. Pour éviter toute indiscrétion, le marchand verserait lui-même la petite rente destinée à pourvoir aux besoins de l’enfant jusqu’à ses dix-huit ans. Au bas de la grande feuille, il reconnut la signature du voisin de la rue Scott et celle de Fulgence Létourneau.

— … C’est généreux de sa part, car si l’homme mystérieux à qui il rend service, vraisemblablement le grand-père, se dérobe à son engagement, il paiera de sa poche.

— Si tu parles sérieusement, je garderai encore quelques années la clé de ce classeur sur moi. Cela signifie que tu n’es pas prêt à partager certaines confidences.

Une pendule posée sur le manteau de la cheminée sonna la demie. La pièce de travail accueillait depuis quelques années deux lourds bureaux de chêne. Des rayonnages couraient le long des murs, alourdis par d’innombrables gros traités de droit et quelques classiques de littérature antique ou médiévale rédigés en latin. Si la salle à manger se révélait sévère, le mot « lugubre » convenait mieux à ce cabinet.

— Tu veux dire que Picard serait le grand-père? balbutia le garçon.

— Dès le moment de sa visite en ces murs, j’ai douté de son récit. « Le mystérieux inconnu », cela ressemble à un roman français à deux sous. Un peu plus et il me disait que le prince George avait engrossé une oiselle avant de rentrer chez lui, en 1908.

— Ce qui, du temps du père de notre gracieux souverain, s’est certainement produit à chacune des visites royales au Canada, tenta Fernand pour détourner la conversation.

— Donne les dates à haute voix, exigea le père, inflexible. Le garçon grimaça, puis obéit à l’injonction paternelle.

— Octobre 1908.

— Et le post-scriptum, au bas du document?

— Mai 1909, lorsque Létourneau recevait l’enfant et le premier versement de la rente promise.

Le vieux notaire hocha la tête, puis précisa :

— J’ai sous les yeux les traces des versements subséquents apportés par Picard avec régularité. Je transmets moi-même la somme à Létourneau.

— Normal, il s’y est engagé.

Fernand relut lentement le contrat. À chaque mot, la vérité perçait son esprit comme un acide sur le métal. Le vieil homme décréta, afin de tuer tout de suite les tentatives de négation :

— Début octobre : à ce moment, une jeune étourdie réalisait qu’un officier de la flotte anglaise, ou alors l’un de ces Français si charmants, lui laissait un souvenir encombrant.

— De nombreuses familles ont dû faire face à une difficulté de ce genre. Toi-même, tu me l’as alors affirmé. L’histoire de Picard se révèle bien plausible.

Le gros homme soupira et passa sa main droite sur son crâne chauve. L’entêtement de son fils le forçait à mettre des points sur les « i » après une longue carrière à évoquer à demi-mot ce genre d’indélicatesse :

— Eugénie est partie en Europe fin octobre. Plus tard, sa situation serait devenue évidente.

— Un voyage prévu de longue date, intervint Fernand. Elle en parlait depuis deux ans…

— Puis, il y a eu cet exil dans l’État de New York avec sa belle-mère, soi-disant pour apprendre l’anglais. Je parierais sur Saratoga Springs, une ville agréable dotée de plusieurs maternités discrètes.

— Voyons, ce genre de calomnie ne te ressemble pas!

Le garçon regarda vers la porte, tenté par la fuite. Toutefois, se dérober ne changerait rien aux faits.

— Tu connais des jeunes filles qui ont besoin d’une belle-mère pour apprendre une nouvelle langue? Le mieux, dans ces cas-là, est de les mettre dans une pension. Mais pour attendre un premier enfant…

Fernand ferma les yeux. Les paroles sibyllines d’Eugénie, prononcées ces dernières semaines, lui revenaient en mémoire. Un hochement de la tête marqua sa reddition.

— Létourneau a reçu l’enfant en mai, un garçon. La jeune Picard est revenue en juin, le temps de se refaire une santé et de retrouver sa taille mince, je suppose.

Le fils rendit le contrat à son père, puis demeura longuement songeur. Le vieux notaire brisa finalement le silence d’une voix troublée :

— Tôt ou tard, tu aurais lu ce document. Avec ta déclaration de ce soir, je ne pouvais te laisser dans l’ignorance plus longtemps. Tu n’avais aucun soupçon, si j’en juge par ta réaction.

— Comment voulais-tu que je sache? Il lui était impossible d’aborder un pareil sujet…

— Tu devais le savoir. Elle n’est plus…

L’homme s’interrompit. Sauf en parlant de la mère de Jésus, le mot « vierge » ne franchirait pas ses lèvres. À ses yeux, aucun homme sensé et raisonnable – son fils lui semblait mériter les deux qualificatifs – ne pouvait souffrir d’être le second dans le lit de sa femme, à moins qu’il ne s’agisse d’une veuve. Et même dans ce cas, cette éventualité répugnait à beaucoup.

Fernand s’efforça de conserver son masque d’impassibilité. Tous deux demeurèrent silencieux jusqu’à ce que la pendule sonne les onze heures.

— Je vais monter, commença le père en se levant. Que comptes-tu faire?

— Réfléchir.

La réponse ne satisfit pas le vieil homme. Son départ de la pièce ne s’accompagna d’aucun souhait de bonne nuit. La chose lui paraissait impossible.

* * *

Le mois d’août se terminait en beauté, chaud et ensoleillé. Comme pour conjurer l’horreur dressée à l’horizon, la nature se rappelait aux humains, belle et douce. Pourtant, en s’engageant dans la rue de la Fabrique, Élisabeth remarqua l’affluence de jeunes gens un peu trop gais, allant par petits groupes, s’interpellant l’un l’autre d’une voix tonitruante en anglais. Tous portaient un uniforme kaki. Les dizaines de milliers de volontaires évoqués dans les journaux manifestaient leur présence dans les rues. Alors qu’elle poussait la porte du commerce ALFRED, elle entendit un sifflet, puis un :

Come with me! gouailleur, accompagné d’un bras tendu.

Do you figure? I could be your mother.

Le grand garçon un peu éméché rougit et tourna les talons afin de retrouver la sécurité de ses camarades avinés. La femme mentait un peu : pour avoir un fils de cet âge, elle aurait du se montrer bien précoce. À l’intérieur de la boutique de vêtements, elle se dirigea vers la caisse enregistreuse afin de serrer la main de Mathieu.

— Comment allez-vous?

Devant ce garçon déjà aussi grand que la plupart des hommes faits, le tutoiement ne convenait plus guère. Il comprit tout de suite le sens de la question.

— Le plus troublant, c’est que je m’attends toujours à le voir entrer pour lancer l’une de ses remarques acides sur la sottise de ses contemporains.

Elle joignit sa main gauche à la droite et retint celle du garçon.

— Avec cette guerre stupide, je devine qu’il aurait beaucoup à dire. Le début des classes vous apportera sans doute une heureuse diversion. Vous commencerez la première année de philosophie?

— Oui. Vous avez raison, tous ces prêtres sauront me faire oublier un peu cet aimable anticlérical.

— Oublier? Certainement pas.

Élisabeth libéra la main de Mathieu et se retourna un moment vers la vitrine. Les silhouettes kaki encombraient toujours le trottoir.

— Cette présence ne doit pas être propice pour les affaires. Ils se tiennent là où des jeunes femmes sont susceptibles de se présenter.

La perspective d’affronter le feu ennemi rendait ces jeunes gens très sensibles à tout ce qui incarnait la vie, et en particulier les jolis minois.

— Les clientes peu désireuses de se faire siffler préfèrent sans doute ajourner leurs achats. Celles qui apprécient ce genre d’attention ne comptent pas parmi les plus nanties.

— Elles sont jeunes et impressionnées par leur allure martiale.

Thomas rencontrait le même problème rue Saint-Joseph. Toute la ville apprenait à vivre avec la présence tonitruante de ces soldats.

— Heureusement, les jours de congé sont rares, conclut le garçon. Les officiers savent les occuper, la plupart du temps. Apprendre à marcher en rangs serrés ne s’acquiert pas si facilement.

Comme une cliente s’approchait avec une paire de gants à la main, la visiteuse s’effaça poliment. Thalie se tenait au fond du commerce, devant un immense meuble présentant une grande quantité de petits tiroirs. Sa robe noire s’ornait d’un large col de dentelle blanche, une petite concession faite au grand deuil. Ses cheveux charbon s’étalaient sur ses épaules, un ruban, noir aussi, les empêchant de retomber sur ses yeux.

— Tu es ravissante, absolument ravissante, commença Élisabeth.

Ses lèvres se posèrent sur les joues, l’une après l’autre, alors qu’elle prenait les deux mains dans les siennes. Plus pâle de teint, la jeune fille aurait rougi. Un sourire timide passa sur ses lèvres.

— Comment vas-tu?

— … Bien, je pense.

Thalie ne se troublait guère de voir son père dans tous les coins du magasin, d’entendre parfois sa voix, plus souvent encore son rire sonore. Les fantômes se révélaient le plus souvent pour elle des présences rassurantes. Quant aux plus menaçants d’entre eux, elle arrivait sans trop de mal à les tenir en échec.

— Tu parais très bien, même.

Une voix parvint alors de l’escalier conduisant à l’étage du commerce.

— Serais-je en retard?

Sans lâcher les mains de sa nièce, la visiteuse se tourna à demi vers Marie.

— Je crois que je suis plutôt un peu en avance.

Elle fixa à nouveau ses yeux dans ceux de Thalie, pressa les doigts fins en lui adressant un dernier sourire, puis rejoignit la propriétaire du magasin, avec qui elle échangea une longue poignée de main. Après un moment, elle s’enquit :

— Nous y allons?

La marchande portait déjà son chapeau et finissait d’enfiler ses gants. Les deux femmes quittèrent le commerce, affrontèrent ensemble quelques sifflets et des regards égrillards. Traverser en diagonale la petite place afin de rejoindre la rue Buade ne prit qu’une minute, malgré les tramways, les chevaux et les nombreux véhicules moteurs. Rue Sainte-Anne, Marie retrouva avec plaisir le petit restaurant où, six ans plus tôt, James avait posé des yeux énamourés sur elle. Ce souvenir délicieux lui revenait souvent en mémoire ces derniers temps.

— Nous pourrions manger dehors, suggéra-t-elle.

Une dizaine de tables envahissaient le trottoir. Elles choisirent tout de même de s’asseoir près du mur du commerce. De nombreux hommes en uniforme erraient sur la place d’Armes : les deux jolies femmes, dont l’une en vêtement de deuil, peu désireuses d’être dérangées, préféraient s’éloigner un peu de la chaussée.

— Votre commerce semble se trouver entre des mains très compétentes, fit valoir Élisabeth en ouvrant le menu.

— Les enfants paraissent être devenus des adultes en quelques semaines. Parfois, cela m’inquiète même un peu…

— Je parlais de vos mains, Marie.

Son interlocutrice releva les yeux et rit franchement avant d’admettre :

— Vous avez raison. Après trois mois, je constate que les choses vont très bien.

Et encore, elle se montrait modeste. Alfred donnait libre cours à ses engouements, au point d’avoir parfois dans le magasin des robes n’intéressant que lui. La prudence inquiète de la veuve se révélait plutôt bonne pour les affaires.

— Toutefois, les enfants apportent vraiment une aide précieuse.

— Mathieu paraît très mature. Quoique plus jeune de six ans, je le crois déjà plus fiable qu’Édouard.

L’aveu troublait un peu la belle-mère aimante. Sa compagne murmura, d’une voix à peine audible :

— Le résultat des circonstances de sa naissance, peut-être… Il sait.

L’arrivée d’un serveur les força à abandonner le sujet, le temps de passer la commande. Quand il s’éloigna, Élisabeth répondit tout aussi discrètement :

— Thomas me l’a dit, le jour du départ de l’Empress… Cela présente-t-il une difficulté pour lui?

— Pas que je sache. Vous le constatiez vous-même, ce garçon est mature, parfois un peu trop à mon goût. Depuis quelques mois, il paraît déterminé à jouer un rôle paternel auprès de sa sœur et elle n’y trouve rien à redire, bien au contraire.

— C’est plutôt charmant.

« Si des rapports de ce genre prévalaient entre Eugénie et Édouard, ma vie se trouverait tellement plus simple », songea la jolie blonde.

Marie détourna son attention un moment afin de saluer des commerçants actifs dans les rues de la Fabrique et Buade, assis à une table voisine. Les vêtements de deuil, sévères, ne diminuaient en rien sa beauté. Son nouveau statut de veuve lui valait un regain d’attention de la part des messieurs affligés de la perte d’une conjointe, mais aussi de celle d’hommes toujours nantis de la leur, mais rêvant d’un peu de variété.

Elle revint à son sujet de préoccupation :

— À certains égards, leur complicité devient un peu menaçante. Mathieu m’a présenté le plus beau plaidoyer pour me convaincre d’envoyer sa sœur au High School.

— Une école protestante? La chose fera sourciller certains, mais comme elle vous aide au commerce, la présence des touristes…

— C’est exactement la raison invoquée par mon fils. Elle aurait pu aller au couvent catholique fréquenté par les Irlandais, tout simplement. Vous parlez de sourcillements. Les parents qui placent leurs enfants dans une école protestante risquent tout simplement l’excommunication!

Vivant, Alfred aurait mené une véritable croisade à ce sujet, pour se trouver vraiment chassé de l’Église. Dans certaines circonstances, les stratégies de son épouse pouvaient être plus efficaces.

— Alors?

Le serveur arriva avec le premier service. Marie avala un peu de potage avant de reprendre.

— Elle ira au High School parce qu’elle y tient. Ce seul motif me suffit amplement. J’ai donc assiégé un vieux chanoine de l’archevêché, évoqué mon veuvage, ma responsabilité de m’occuper de mes enfants et mon désir de les voir participer à la prospérité du commerce afin d’assurer leur avenir. Mon insistance, mes larmes et la promesse qu’une fois par semaine elle rencontrerait un conseiller spirituel catholique ont attendri le vieux prêtre. Mais tout cela, c’étaient des mensonges. Thalie ne passera pas sa vie adulte à vendre des dentelles. C’est Alfred, avec un jupon.

— Ce qui la rend plus fascinante encore.

Les enfants occupèrent de longs pans de la conversation, mais bien vite, la situation internationale s’imposa. Les jeunes soldats oisifs sur la place d’Armes, allant ou revenant de la terrasse Dufferin, ne permettaient guère de l’oublier. Au moment de quitter le restaurant, Marie commença :

— Je suis heureuse de vous avoir rencontrée. Il ne me reste plus guère d’occasion de sortir du commerce… et en plus, j’habite à l’étage!

— J’aimerais bien recommencer. M’autorisez-vous à vous inviter de nouveau?

— … Oui. Je vous remercie aussi de ne pas me parler de lui.

Elle voulait dire : de Thomas. La scène du cimetière figurait parmi ses plus mauvais souvenirs.

— Je comprends très bien vos sentiments, je n’ai aucun droit d’essayer de les changer. Cela restera toujours une blessure pour vous, un sujet de honte pour lui, et même pour moi.

Le sourire de Marie se crispa un peu. Son interlocutrice continua :

— Cependant, rien ne se dresse entre nous… Du moins, je l’espère.

— Non, rien du tout.

Élisabeth posa une main sur l’épaule de la veuve, serra un peu les doigts et se pencha pour embrasser la joue. Aucun militaire n’eut le mauvais goût de formuler une remarque déplacée ou de siffler.

* * *

Alors que les salles situées dans la Haute-Ville présentaient volontiers des spectacles en anglais, depuis la fin du siècle dernier, le quartier Saint-Roch accueillait des troupes de théâtre françaises. Si des incendies ou des faillites entraînaient la disparition soudaine de certains établissements, d’autres naissaient bien vite pour les remplacer. Il s’en trouvait quatre dans la seule rue Saint-Joseph.

Toutefois, après 1910, la présentation de « vues animées » supplanta la présence de comédiens en chair et en os.

— Vous croyez que c’est recommandable? questionna Clémentine une nouvelle fois.

Les journaux catholiques, tout comme les prédicateurs et les confesseurs, donnaient volontiers une image sulfureuse du cinéma. La présence de personnes des deux sexes, entassées dans une salle obscure, autorisaient toutes les craintes. Parmi les innovations venues de l’Amérique corrompue, celle-là paraissait la plus susceptible d’ébranler la morale des Canadiens français. En conséquence, une jeune fille soucieuse de sa réputation s’y aventurait avec prudence.

— Voyez vous-même : Le Théâtre des familles. Si jamais l’aimable curé Buteau jugeait cela condamnable, il ne le tolérerait pas si près de son église. Pensez donc, abandonner l’institution à la base de la civilisation catholique sur ce continent à l’influence délétère des « petites vues »! Le prêtre de choc de la Basse-Ville l’empêcherait.

La jeune fille pinça les lèvres devant le petit discours ironique. Sans bien comprendre le sens de tous les mots prononcés, entendre son compagnon railler l’occupant de l’immense presbytère en réfection à l’autre bout de la rue Saint-Joseph la troublait beaucoup.

Sensible au malaise créé, le jeune homme ajouta bien vite, pour se racheter :

— Sérieusement, vous ne trouverez rien là qui soit déplacé, je vous l’assure.

L’établissement se dressait rue Saint-Joseph, au-delà de l’intersection Dorchester. Il s’agissait d’une grande bâtisse faite de planches, ornée toutefois d’une façade en brique. L’élément décoratif le plus spectaculaire consistait en une longue galerie couverte au second étage. Les jours de fête, des fanions sans nombre, pendus à la balustrade, battaient au vent. Depuis un mois, la mise en scène se révélait plus modeste. Le jeune homme s’arrêta sur le trottoir pour contempler l’alignement des Union Jack. Ces drapeaux de la métropole, de même que les affiches invitant les volontaires à s’enrôler, poussaient partout avec la vigueur du chiendent.

Continuant son chemin, il posa sa main sur les doigts gantés accrochés à son bras. La méfiance des débuts s’estompait, la jeune fille acceptait maintenant de se montrer avec lui dans les rues. Ses compagnes de travail lui jetaient des regards mi-envieux, mi-hostiles. Si à sa place, la plupart d’entre elles se seraient réjouies de la belle prise, elles affichaient une belle unanimité pour prédire une fin malheureuse, sinon honteuse, à cette idylle.

À l’entrée du Théâtre des familles, Édouard versa les vingt sous demandés pour deux fauteuils près de la scène. Très sombre, la salle pouvait accueillir quatre cents personnes assises, en plus de la centaine debout à l’arrière des rangées de sièges. Le confort demeurait tout relatif; l’odeur, avec une foule aux habitudes d’hygiène inégales, parfois un peu offensante.

— Vous verrez, c’est tout à fait inédit comme spectacle, commenta Édouard en s’asseyant.

— Je suis déjà venue « aux vues », sous savez.

L’agacement pointait dans la voix. Son compagnon répondit avec enthousiasme :

— Je le sais bien. Nous sommes même allés ensemble au Crystal. Mais ce soir, vous aurez droit à un vrai feature, un film italien d’une durée de deux heures.

— Deux heures!

Elle écarquilla les yeux de surprise. D’habitude, les cinémas montraient un assemblage disparate de bobines, sans même se soucier, quand il s’agissait d’une série, de les présenter au complet ou même dans l’ordre. La jeune employée verrait ce jour-là le premier long-métrage connaissant un réel succès commercial en Amérique.

— Aussi long pour une seule histoire? Cela ne se peut pas.

— Je vous assure. Les revues spécialisées disent que pour sa production, il a fallu deux ans et un budget de cent quatre-vingt mille dollars.

Même pour Édouard, la somme paraissait inimaginable. Clémentine se demanda s’il pouvait se trouver autant d’argent dans toute la ville de Québec. Ses trois cents dollars annuels semblaient si ridicules en comparaison.

— L’histoire a été tirée d’un roman publié il y a une vingtaine d’années.

Quelque chose dans les yeux de sa compagne l’amena à changer de sujet. Elle ne semblait pas vraiment réaliser que les comédiens « faisaient semblant » devant une caméra. Une semaine plus tôt, après s’être esclaffé à la vue d’un court film du Canadien Mack Sennett, elle avait demandé, en posant ses grands yeux sur lui : « Dans quelle ville les policiers sont-ils stupides à ce point? »

— C’est un film italien, précisa tout de même le jeune homme.

— C’est pour cela que je n’ai pas compris le titre, Quo

Quo Vadis? Cela signifie « Où vas-tu? ». C’est en latin.

En plus, son compagnon connaissait la langue de l’Église…

Après quelques minutes d’attente, l’obscurité se fit totalement dans la salle tandis qu’un rayon d’argent traversait l’espace pour aller éclabousser la grande toile blanche. L’innovation s’avérait trop récente pour que la population de la ville soit déjà blasée. Un « Ah! » admiratif souligna l’apparition des premières images mouvantes, très vite suivies d’un «Oh! » horrifié. Déjà, les actualités filmées de Pathé montraient les farouches combats se déroulant en Europe.

— C’est trop horrible, s’écria Clémentine après avoir poussé un petit cri.

Sa frayeur avait quelque chose de bon. Sa main gauche chercha celle du jeune homme. Elle enfouit son visage contre son cou afin de ne plus rien voir. Édouard prit les petits doigts dans les siens et se déplaça un peu afin de lui faire de la place contre son flanc.

— Les sales Boches, on les aura! brailla quelqu’un dans le fond de la salle.

— On n’a rien à craindre des Allemands, répondit un autre. Ce sont les Anglais qui ferment nos écoles en Ontario.

Le jeune homme reconnut l’un des arguments avancés par Henri Bourassa et Armand Lavergne. Adopté en 1912 dans la province voisine, le Règlement 17 rendait l’enseignement en français presque inaccessible. Peu enclins à aller combattre en Europe, les Canadiens français opposaient volontiers un « Nos écoles et nos droits » sonore aux efforts de recrutement militaire.

Quand les scènes de guerre disparurent de l’écran, Clémentine se redressa et tenta de récupérer sa main sans trop insister, mais Édouard la garda en otage entre les siennes sans exercer trop de contrainte. Elle abdiqua bien vite.

L’abandon d’une partie – bien petite et peu compromettante – de son anatomie se trouvait encouragé par le contenu du film lui-même. D’abord, comme il mettait en scène les premiers chrétiens confrontés aux persécutions de l’empereur romain Néron, le sujet devait rassurer le confesseur le plus sévère. Ensuite, l’histoire évoquait l’amour d’un patricien, Vinicius, envers la belle et pauvre chrétienne Eunice. En termes plus contemporains, un homme de la Haute-Ville un peu mécréant venait au secours d’une employée à la facturation de la Quebec Light bien catholique habitant le quartier Saint-Roch.

En conséquence, la jeune fille ne s’inquiéta pas trop. Quand il commença à tirer sur le bout des doigts de son gant gauche, pour le lui enlever lentement, elle voulut protester, mais n’osa pas. Pendant quelques minutes, il parcourut toutes les phalanges fines du bout de son index gauche, s’attarda entre elles.

Quand la pauvre Eunice risqua fort de servir de goûter à un lion féroce, Édouard saisit le petit poignet, tira jusqu’à pouvoir poser ses lèvres sur la paume tiède et continua de la caresser de baisers légers. Clémentine voulut fuir; elle désira encore plus fort se lover contre son compagnon. À la fin, en guise de compromis, elle ne bougea tout simplement pas et abandonna toute sa menotte, des ongles à l’intérieur du poignet, au patricien de la Haute-Ville.

* * *

La fin de soirée s’avérait plaisamment fraîche, après une journée étonnamment chaude pour un début septembre. Deux heures sur les mauvais sièges du Théâtre des familles rendaient agréable la petite marche en direction de la maison de chambres de la rue Sainte-Marguerite. Clémentine, fort songeuse, tenait le bras de son compagnon du bout des doigts, tout en prenant bien garde d’appuyer son épaule contre lui. Aucune jolie fille ne dépassait l’âge de la puberté sans s’exposer à des jeux de mains. Dans ces cas-là, toutes savaient quelle attitude adopter : raidir tous les muscles, élever la voix et fustiger l’insolent. Toutefois, cela valait-il pour des caresses sur les doigts, la main et le poignet?

Édouard n’agrippait pas, n’essayait pas de s’insinuer dans les «mauvais endroits». Son toucher demeurait léger, ses lèvres douces, sa voix apaisante. L’effet se révélait troublant… au point que la fin du film, pourtant interminable, l’avait déçue.

— Êtes-vous toujours aussi soucieuse d’éviter de faire jaser vos voisines de la maison de chambres?

La question s’avérait ridicule. En début de soirée, le jeune homme avait sonné à sa porte et parlé un peu avec la propriétaire. La ruse lui échappa, pourtant.

Le bras du jeune homme passa autour de sa taille fine, le temps de l’entraîner sous une porte cochère. Un instant plus tard, ses lèvres se posaient, légères, sur sa bouche surprise. Puis, le scénario précédent, mettant en vedette la main, se répéta cette fois avec son petit visage. La jeune fille se raidit d’abord, voulut protester, puis une curieuse langueur s’empara d’elle. Les sensations éprouvées au théâtre revenaient, plus fortes et une lourdeur pesait sur son bas-ventre.

Édouard laissa glisser ses lèvres sur la ligne de la mâchoire, s’arrêta sur la peau très douce sous l’oreille gauche. Le nez dans les boucles blondes, il apprécia l’odeur de rose et saisit le lobe entre ses lèvres pour tirer légèrement. Clémentine posa ses mains sur ses épaules. Elle s’affaissa un peu, gémit doucement. Les remarques des confesseurs sur la faiblesse de la chair prenaient tout leur sens.

— Non… non, il ne faut pas.

La langue titilla un peu le lobe, descendit le long de la jugulaire. Le contact suffit à la faire taire, le temps pour lui de glisser sa main contre le flanc et d’apprécier la chaleur de la chair sous la robe. Au moment où sa bouche retrouvait l’autre bouche, ses doigts s’emparèrent d’un sein menu, tiède et ferme, couronné d’une fraise raidie…

— Non, arrêtez.

Le mouvement de recul, le ton désespéré amenèrent Édouard à retirer sa main et à se redresser pour regarder le petit visage levé vers lui.

— Ce n’est pas bien, insista-t-elle.

En même temps, la crainte de le voir tourner les talons pour ne jamais revenir la tenaillait. Que fallait-il accorder pour retenir un homme de la Haute-Ville? Où fallait-il s’arrêter pour ne pas passer pour une traînée?

— Vous êtes tellement jolie, prononça-t-il en posant sa paume sur une de ses joues. Je ne peux m’en empêcher.

— Ce n’est pas bien…

— Vous êtes si désirable.

Les doigts légers caressaient sa joue, déplaçaient les bouclettes blondes dépassant sous la cloche du chapeau. Elle inclina la tête en levant l’épaule gauche, ferma les yeux.

— Vous penserez du mal de moi.

— Pourquoi dites-vous une chose pareille?

— … Les hommes n’aiment pas les filles…

Plus exactement, les hommes classaient l’autre moitié du monde en deux groupes : les femmes jetées après un usage intime dans une cour sombre et les mères de leurs enfants.

— Jamais je ne penserai du mal de vous, vous le savez.

Édouard se pencha sur elle, effleura ses lèvres, puis murmura :

— Je vais vous reconduire.

Quelques minutes plus tard, tous les deux se serraient la main devant la porte de la maison de chambres.

— Accepteriez-vous de m’accompagner sur la terrasse Dufferin demain… ou après-demain? Quand cela vous conviendra le mieux. Nous pourrons entendre quelques valses.

Clémentine rougit violemment, certaine que sa petite poitrine n’échapperait désormais plus aux doigts inquisiteurs. Elle répondit pourtant :

— J’en serais heureuse. Demain, si vous voulez.

— Je te remercie.

Ce premier tutoiement marquait une nouvelle intimité entre eux.

* * *

Le Quebec High School for girls se dressait rue Saint-Augustin. Depuis les fenêtres en façade, la vue de l’édifice de l’Assemblée législative se révélait imprenable. La distance à parcourir, depuis le commerce ALFRED, exigeait que Thalie parte de la maison une dizaine de minutes plus tôt que l’année précédente. Le mercredi 3 septembre, elle parcourut le trajet de son pas décidé pour la première fois, petite et mince dans sa longue jupe noire et sa veste de la même couleur. Ses cheveux formaient une lourde tresse qui lui battait les épaules au moindre mouvement de la tête. Son chapeau genre canotier, noir aussi, s’inclinait sur son œil droit.

L’immeuble de brique comptait sept classes entre lesquelles, lors de cette rentrée 1914, se partageaient cent vingt-huit élèves, âgées entre douze et dix-huit ans. Parmi elles, quatre catholiques bravaient les interdits. Trois venaient de familles de souche irlandaise désireuses de leur assurer une meilleure formation qu’au couvent. Une seule venait d’une famille canadienne-française.

Malgré ses lacunes en anglais, plus évidentes à l’oral qu’à l’écrit, Thalie obtenait le privilège de commencer sa scolarité en neuvième année… avec au-dessus de la tête la menace d’être rétrogradée en huitième si, après un mois, sa performance décevait. Quitte à ne pas fermer l’œil une minute en septembre, l’adolescente demeurait résolue à ne jamais connaître cet outrage.

Le premier jour d’école, excepté les nouvelles admises en septième année, timides et un peu à l’écart, toutes les élèves retrouvaient des amies chères. Les accolades un peu affectées, les cris excités, les éclats de rire donnaient au trottoir et au hall d’entrée l’allure d’une ruche bourdonnante. Certaines se connaissaient depuis le jardin d’enfant ou leur premier jour à l’école élémentaire. Ces manifestations de joie exagérées accentuaient encore le malaise des étrangères.

À huit heures trente, des alignements de jeunes filles se formèrent dans la grande salle, sous les commandements brefs d’une dame dans la cinquantaine, grande et maigre, aux cheveux d’un gris acier réunis en chignon sur la nuque. La directrice assumait aussi la responsabilité de la classe des plus grandes, qui comptait seulement sept élèves.

La première surprise, pour une catholique perdue chez ces gens de « religion prétendument réformée », comme certains prêtres aimaient les désigner, était l’absence des accoutrements étranges des religieuses : robes informes noires, grises ou brunes; coiffes, cornettes ou voiles sur la tête; cordons ou énormes chapelets noués autour de la taille; immense croix pendant au cou. Les sept institutrices portaient des robes susceptibles de venir de chez ALFRED. La plupart montraient une alliance à l’annulaire.

Une fois les membres de chacune des classes regroupées en deux lignes bien droites, la directrice présenta les maîtresses de chaque groupe. Mrs. Ann Thompson, une grande jeune femme allant sur ses trente ans, s’occuperait des élèves de neuvième. Ces brèves présentations terminées, les écolières regagnèrent leur classe dans un ordre parfait, les plus jeunes en premier.

Mrs. Thompson, les bras chargés de cahiers et de livres, gravit d’un pas souple les marches jusqu’au second, son petit troupeau derrière elle. Elle s’arrêta devant la porte ornée d’un « 2B » de métal et risqua de laisser choir sa charge en essayant d’atteindre la poignée. Thalie quitta le second rang pour donner libre cours à son instinct de marchande de rubans :

Let me help you, Mrs. Thompson, prononça-t-elle en ouvrant la porte.

This is very kind of you, Miss…

— Picard, Thalie Picard.

Elle esquissa une mauvaise révérence, suscita quelques ricanements de ses camarades et regagna sa place dans la petite file indienne. La première impression, la plus déterminante, serait positive. Lors du repas du soir, l’institutrice commenterait à son époux le comportement de la charming French little girl présente dans sa classe.

La seconde surprise, pour une personne étrangère aux mœurs de ceux qui abandonnaient la seule vraie foi pour suivre des protestataires, fut le moment de la prière. Les adolescentes, debout à côté du pupitre qui serait le leur toute l’année, se recueillirent en silence. Comme elles appartenaient à des dénominations religieuses différentes – anglicane, méthodiste ou presbytérienne, par exemple –, la maîtresse n’inspirait aucun mot à ses élèves, et l’enseignement religieux se limitait à des exposés sur l’Ancien et le Nouveau Testament et à des discussions sur des valeurs chrétiennes largement partagées.

Aucune de ces nouveautés ne heurtait la conscience de la nouvelle. Elle comprenait cependant très bien que jamais son conseiller spirituel, à la paroisse Notre-Dame-de-Québec, ne devrait même soupçonner cette première impression favorable.

Quelques minutes plus tard, lors de l’appel, après avoir prononcé son nom avec un accent français fort passable, Mrs. Thompson déclara :

In English, your name is pronounce Thalia. For the year to come, could we call you Thalia?

Yes, Mrs.

Ce serait sa nouvelle identité pour les années à venir. Bientôt, l’élève assise au pupitre voisin du sien, une châtaine avec de petites taches de rousseur de part et d’autre du nez, lui adressa un sourire timide. Ce premier geste amical lui réchauffa le cœur. Ses craintes s’allégèrent à peu près complètement.

* * *

— Ils sont comment, ces protestants? questionna Gertrude en se laissant tomber un peu lourdement sur sa chaise.

Depuis l’enterrement de son patron, après un interminable échange d’arguments mal fondés, la domestique avait accepté de prendre ses repas à la table familiale. Au fond, elle en mourait d’envie, mais têtue, comme toujours, dire « oui » à la première invitation lui semblait trop simple.

— Comme nous, répondit Thalie en levant les yeux de son potage.

— Voyons, ils ne peuvent pas être comme nous. Ce sont des protestants, et des Anglais en plus.

— Je t’assure, ils sont comme nous.

— Si on oublie que ce sont des protestants et des Anglais, peut-être…

Marie contemplait sa fille avec des yeux inquisiteurs. Ses inquiétudes des dernières semaines se dissipaient bien vite. Cette nouvelle aventure se terminerait peut-être très bien. Au retour de l’école, Thalie s’était montrée enjouée, disposée à accomplir les petites corvées du magasin avant le repas du soir.

— Ils n’ont pas parlé de la Vierge, au moins? interrogea encore la domestique, les sourcils froncés.

— Non. Pourquoi?

— Tu sais, les protestants…

La maîtresse de maison eut une toux brève et échangea un regard avec Gertrude. Celle-ci, craignant un nouvel exil à la cuisine, se tint coite. Au moment où elle s’intéressait enfin à l’assiette posée devant elle, Marie demanda à son fils :

— Maintenant que nous savons que le High School ne présente pas de menace pour les jeunes filles catholiques, dis-nous ce que tu penses de l’année de philosophie.

— Saint-Thomas d’Aquin n’aura bientôt plus de secret pour moi. Ce sera passionnant, comme les années précédentes.

Chacun comprit que le sage jeune homme affronterait l’ennui avec un courage indéfectible. Un interminable purgatoire appelé « cours classique » séparait les Canadiens français de l’université.

Deux heures plus tard, Mathieu frappait du bout de l’index contre la porte de la chambre de sa sœur, puis entrait après y avoir été invité. Thalie se trouvait assise sur l’ottomane placée près de la fenêtre, frêle dans sa longue robe de nuit, ses cheveux épars sur ses épaules.

Au moment de s’asseoir près d’elle, il demanda :

— Es-tu contente?

— C’est un peu effrayant, bien sûr. Elles se connaissent toutes depuis des années. Je demeure un peu isolée, dans mon coin. Mais tout le monde est gentil.

— L’institutrice?

— Mrs. Thompson? Elle est jolie, vêtue comme tout le monde… Je veux dire pas dans un costume ridicule. Peux-tu le croire? Elle est mariée…

Tout comme son grand frère, jamais elle n’avait vu un enseignant laïque en classe. À la ville, les congrégations exerçaient un véritable monopole sur ces emplois. Puis, outre les épouses des marchands ou les veuves comme sa mère, la présence d’un époux chassait habituellement les femmes mariées du marché du travail. En voir une, jolie en plus, enseigner avec une alliance au doigt lui paraissait merveilleux.

— Comme les protestants n’ont pas de congrégations enseignantes, je suppose que c’est normal.

— Au lieu de toujours entendre parler de Dieu et de la religion, on apprend la géographie, les mathématiques, la littérature…

— Arrête, tu vas me déprimer… Tu crois pouvoir réussir?

L’adolescente croisa ses bras sur le bord de la fenêtre et laissa ses yeux sombres errer sur les édifices de la rue Buade, noyés dans la pénombre. La question méritait d’être soigneusement pesée.

— Ce sera difficile. Je ne connais aucun des auteurs dont il a été question aujourd’hui. Mais je suppose que si je travaille très fort…

— Je ne possède vraiment que les auteurs affublés d’une soutane. Toutefois, je tenterai de t’aider.

Thalie s’inclina de façon à ce que son épaule touche celle de son frère.

— Tu es gentil.

— Toi aussi.

Il posa ses lèvres dans les cheveux de sa sœur, puis mit fin à la conversation.

— Ne tarde pas à te coucher. Les journées seront longues, ces prochaines semaines.

Un moment plus tard, il fermait doucement la porte en sortant. La jeune fille sourit aux étoiles et ferma les yeux en songeant à son père. Une brise fraîche vint caresser son visage.