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Partir vers l’Europe méritait la présence d’une nombreuse compagnie. L’événement, rarissime dans une vie, valait d’être souligné. Le billet en troisième classe, aller-retour, coûtait le salaire de plusieurs semaines d’un ouvrier. En deuxième classe, cela représentait deux bons mois. Quant à celui de première classe, seules des personnes dont la fortune se comparait à celle de Thomas Picard osaient poser la question!

Les navires du Canadien Pacifique s’amarraient au quai situé sous la masse imposante du Château Frontenac, le grand édifice qui, du haut de la falaise, dominait le paysage. Dans les rues environnantes, des fiacres, des calèches et de bruyantes automobiles transportaient des passagers à la fois nerveux et excités d’entreprendre une grande traversée, de même que leurs amis et leur famille, peinés par une séparation qui durerait nécessairement plusieurs semaines.

Alfred descendit de voiture avec une petite valise à la main et paya le cocher alors que son fils, Mathieu, se colletait avec une malle visiblement trop lourde pour lui.

— Laisse, déclara son père, les employés vont s’en occuper. Regarde, en voilà un qui vient justement avec son petit chariot.

— J’y serais arrivé.

— Je n’en doute pas un instant, convint Alfred en lui mettant une main sur l’épaule.

Marie se tenait un peu à l’écart, un mouchoir à la main pour essuyer une larme ou deux.

— Je vais te faire mes adieux ici, murmura-t-elle quand l’homme s’approcha en lui présentant son bras gauche pour l’escorter à l’intérieur.

— Curieux phénomène! J’ai droit à des adieux à la pièce. D’abord Thalie qui s’enferme dans sa chambre en pleurant…

— Elle est à l’âge des larmes et des drames. Je parie qu’elle se trouve déjà en train de t’écrire une longue lettre pour te demander pardon de sa conduite.

— Si elle se dépêche de la poster, je pourrai peut-être la lire ce soir, après l’arrêt à Rimouski.

Les navires du Canadien Pacifique transportaient le courrier entre le Canada et le Royaume-Uni, ce qui leur valait l’honneur d’accoler « RMS » à leur nom, pour Royal Mail Ship’s. Ils s’arrêtaient à Rimouski afin d’embarquer les derniers sacs de la poste.

— Je préfère te quitter ici plutôt que de renifler parmi des dizaines de personnes, reprit Marie. Sans compter qu’il sera là, ajouta-t-elle après une pause.

— … Très probablement. Il doit encore me casser les oreilles au sujet de ses fournisseurs. Je suis supposé rencontrer quelques manufacturiers anglais.

— Travailles-tu pour la compétition?

— Je possède un sixième de ce grand magasin. Si mon intervention améliore ses profits, des miettes tomberont dans notre poche.

Marie se hissa sur le bout des pieds pour embrasser son mari sur la bouche, posa ses deux mains sur les siennes pour les serrer, puis conclut :

— Alors tout est dit. Va prendre ce grand navire, profite de tes semaines en Europe et reviens avec toutes ces petites robes qui nous rendront si riches.

L’homme tenta de dire quelque chose, se troubla, serra sa femme dans ses grands bras au risque de faire tomber son chapeau ridiculement large avant de tourner les talons.

— Toi, m’accompagnes-tu à l’intérieur? grommela-t-il d’une voix cassée à son fils.

— Il faut que j’apprenne. Un jour, ce sera mon tour de prendre ce navire… Maman, pourquoi ne m’attends-tu pas sur l’un de ces bancs? Nous rentrerons ensemble tout à l’heure.

Marie fit un signe d’assentiment de la tête. Dans le petit édifice donnant accès à la passerelle, des dizaines de personnes se pressaient les unes contre les autres. Des employés en uniforme du Canadien Pacifique examinaient les billets, vérifiaient les noms sur la liste des passagers avant de leur donner une carte d’embarquement.

— Attends-moi près de la passerelle, je règle les formalités.

Quand le jeune collégien approcha de la plate-forme métallique, dont l’autre extrémité donnait dans le flanc de fer du navire, ce fut pour se retrouver au coude à coude avec Thomas Picard. Trois ans de gouvernement conservateur, depuis 1911, n’avaient pas trop porté préjudice aux affaires du commerçant.

— Mathieu, heureux de te voir… Je commençais à croire que ton père avait changé d’idée.

— Aucune chance que cela se produise : il en rêve depuis des années. Présentement, il procède à son enregistrement.

Le commerçant demeurait séduisant, même à quarante-huit ans. Son paletot gris et son melon assorti témoignaient de la qualité de la marchandise offerte dans son grand magasin.

— Ma foi, tu es un homme maintenant. Quel âge cela te fait-il?

— Seize ans, cet été dix-sept, répondit le garçon en serrant la main tendue.

— Cela te dirait de venir travailler au magasin? J’aurai toujours une place pour toi.

— Mais je suis étudiant…

L’homme lui adressa son meilleur sourire, puis précisa :

— Je le sais bien. Je songeais à la période des vacances estivales. Cela te donnerait une autre expérience des affaires, cette fois dans une vaste entreprise.

— Si jamais je mets les pieds dans le magasin Picard, ce sera pour occuper le siège du président de la société.

Thomas demeura interdit, puis chuchota d’une voix changée :

— Ce poste ira à mon fils.

— C’est bien ainsi que je le comprends : à l’un de vos fils. Pourquoi serait-ce à l’aîné? Grand-père Théodule n’a-t-il pas choisi le cadet? Si vous voulez m’excuser…

Mathieu tourna les talons pour revenir vers le comptoir du Canadien Pacifique juste à l’instant où Alfred en finissait avec la paperasse.

— Je vais aller rejoindre maman, déclara le garçon. De toute façon, tu devras parler affaires avec lui.

— Si tu préfères cela… Tu vas prendre soin de ta mère?

— Évidemment. De ma petite sœur aussi. Il faut un homme pour mettre de l’ordre dans cette maison. Ces femmes profitent d’un peu trop de liberté.

Le père dévisagea brièvement son interlocuteur, chercha une trace d’ironie, en vain.

— Si je ne savais pas que tu te moques de moi, j’annulerais mon voyage, de peur de te trouver assassiné par l’une ou l’autre à mon retour, fit-il.

Thalie ne doutait pas que les femmes demeuraient depuis trop longtemps sous la domination abusive de mâles obtus. Celui qui tenterait de la mettre au pas se réservait de bien mauvaises surprises.

— Alors au revoir. Je reviendrai bientôt.

— Je sais, dans huit semaines. Ne fais pas comme Wilfrid Laurier en attrapant un titre de sir et un accent british.

— Si j’attrape quelque chose, j’espère que ce sera un peu du souffle de liberté de Paris.

Alfred resta là, immobile, emprunté, puis serra Mathieu contre lui avec une brusquerie émue.

* * *

Quelques minutes plus tard, le collégien marchait le long du quai, en direction du banc où l’attendait sa mère. À trente-quatre ans, Marie Picard, née Buteau, demeurait une jolie femme, mince au point de paraître fragile. Cette impression changeait dès qu’elle fixait ses grands yeux sombres dans ceux d’un interlocuteur.

— Nous y allons? déclara-t-il en mettant la main sur son épaule.

— C’est aussi bien. Iras-tu au Petit Séminaire?

— Les curés seront privés de ma présence aujourd’hui.

— Mais il reste une leçon!

Mathieu lui répondit par un sourire avant de lui offrir son bras pour traverser la rue et rejoindre la place du marché Champlain. La plupart des cultivateurs avaient déjà quitté les lieux; ceux qui s’attardaient encore se trouvaient sans doute dans une taverne des environs.

Après être passés près de l’église Notre-Dame-des-Victoires, ils regagnèrent la rue Champlain afin de prendre le funiculaire. Le curieux petit véhicule décrivait une trajectoire presque verticale au flanc de la falaise jusqu’au sommet du promontoire. Ils descendirent tout près de la statue érigée seize ans plus tôt à la gloire du fondateur de Québec, Champlain. Le bronze révélait une jolie teinte verdâtre, gâchée par l’héritage de générations successives de pigeons.

— Tu te souviens de tous les flonflons et des grands personnages de l’été 1908? demanda le garçon.

— Certainement. Nous avons alors réalisé la meilleure semaine de l’histoire du magasin.

— Plus personne ne parle de la solidarité impériale. Au contraire, avec les rumeurs de guerre en Europe, la grande inquiétude maintenant, c’est la participation canadienne au conflit.

À l’évocation de la conflagration que tout le monde paraissait considérer inévitable, une ombre passa sur le visage de Marie. Du ton de celle qui tenait à s’en convaincre, elle déclara :

— Les Européens ne seront jamais assez sots pour s’engager dans une pareille folie.

Mathieu ne répondit pas. Il alla s’accouder à la haute balustrade de fonte bordant la falaise. Au-delà des quelques toits de tôles, le navire se trouvait toujours contre le quai. Toutefois, une fumée grasse de charbon sortait de ses deux grandes cheminées et des hommes s’agitaient près des bittes d’amarrage.

— Ton père est sûrement monté à bord l’un des derniers.

— Maman, je sais que ce n’est pas mon père.

Marie fixa ses grands yeux bleu foncé sur le collégien et trouva les mêmes sur son visage, tourné vers elle.

— Tu dois m’en dire un peu plus, prononça-t-elle d’une voix brisée.

— Si je n’avais pas été capable de faire seul le calcul des jours écoulés entre ma naissance et votre mariage, des camarades d’école se seraient chargés de le faire pour moi. Mais ce ne fut pas nécessaire. Te souviens-tu des batailles m’opposant à ceux qui prétendaient qu’Alfred préférait les charmes masculins à ceux des femmes? Et toi, tu refusais et tu refuses toujours de te trouver en présence de Thomas Picard. Je n’ai pas été long à tirer des conclusions.

Marie se tourna à nouveau vers le fleuve, songeuse. La passerelle d’embarquement se détachait maintenant du flanc du navire, les lourdes portes de fer se fermeraient bientôt.

— Thalie est la fille d’Alfred.

— Je n’en doute pas. Les écoliers stupides et méchants ne soupçonnaient pas ses goûts éclectiques.

— Ton véritable père, c’est celui qui t’a aimé avant même ta naissance et qui, encore aujourd’hui, se ferait tuer pour toi.

Mathieu lui adressa un sourire, avant de convenir, en reprenant son bras sous le sien :

— De cela non plus, je ne doute pas du tout. C’est pour cela que mon attitude à son égard n’a changé en rien depuis que j’ai deviné. Mais je préfère que tu saches que ce secret n’en est plus un pour moi. Les choses seront plus simples.

Un long silence s’installa entre eux. La fin du mois de mai se révélait très douce, les rives du Saint-Laurent se drapaient de vert tendre.

— Tu… ne m’en veux pas? demanda-t-elle d’une voix hésitante.

— Pourquoi? Cependant, je n’ai pas beaucoup de sympathie pour l’homme qui t’a fait cela. Tu avais à peu près l’âge que j’ai aujourd’hui…

Au pied de la falaise, l’Empress of Ireland se détacha lentement du quai alors qu’un coup de sifflet retentissait dans un nuage de vapeur blanche.

— Au revoir Alfred, prononça Mathieu en esquissant un geste de la main.

Le jour : 28 mai 1914; le moment : quatre heures vingt de l’après-midi. Le navire prenait la route de Liverpool avec mille quatre cent soixante-dix-sept personnes à bord.

* * *

Le lendemain matin, Mathieu Picard se leva un peu en retard. Quelques minutes lui suffirent pour revêtir son uniforme de collégien. Lorsqu’il passa près de la salle à manger, ce fut pour voir sa mère qui lui tournait le dos. Ses épaules semblaient secouées de spasmes muets.

— Maman, qu’est-ce… commença-t-il en pénétrant dans la pièce.

Ses yeux se posèrent alors sur le grand titre de la première page du Soleil. Il prit le journal pour lire l’en-tête de l’article.

 

L’Empress of Ireland sombre. Près de mille morts.

Le somptueux paquebot du C.P.R. a été frappé la nuit dernière, en plein brouillard, par le charbonnier Storstad, à trente milles de Pointe-aux-Pères et a coulé en moins de dix minutes.

 

— Il y a plus de quatre cents survivants, plaida-t-il en posant ses deux mains sur les épaules de Marie.

Celle-ci leva ses yeux mouillés vers son fils pour dire :

— Son nom ne figure pas sur la liste donnée dans le journal.

— Une liste encore très incomplète. Comme pour le Titanic, les morts doivent être des pauvres entassés à fond de cale dans les couchettes de troisième classe.

— Il y avait cinq cents passagers de troisième classe à bord. Le nombre des victimes dépasse le millier.

Mathieu se pencha pour entourer les épaules de sa mère de son bras droit, la serra contre lui, puis lui dit doucement :

— Quand tu seras prête, nous irons aux bureaux du Canadien Pacifique. Je vais annoncer la nouvelle à Thalie. Elle est encore dans sa chambre?

Déjà, il assumait le rôle de chef de la maisonnée. La femme fit un signe d’assentiment avant de bredouiller un « merci » inaudible.

* * *

À l’extrémité du corridor divisant le logement familial en deux, Mathieu demeura un long instant immobile. À sa droite se trouvaient la chambre de son père et la sienne, à sa gauche celles de sa mère et de sa sœur. Cet arrangement domestique trahissait la vraie nature des rapports au sein du couple formé par ses parents : une profonde affection, des enfants en commun et une intimité sexuelle ayant été à la fois tendre, peu fébrile, et surtout, fort éphémère. Juste assez longue, en fait, pour concevoir un petit bout de femme jolie comme sa mère et fantasque comme son père.

Le grand collégien, promu homme de la maison depuis quelques minutes, frappa doucement du bout du majeur sur la surface de la porte, pour entendre bientôt un « C’est samedi, pas d’école » ensommeillé.

— Je dois te parler… je peux entrer?

Le garçon avait entrouvert afin de mieux se faire entendre, tout en se tenant en retrait, attentif à la pudeur de l’adolescente. Le ton de sa voix avait suffi à jeter le désarroi dans l’âme de sa jeune sœur. Elle glissa d’une voix soudainement fort préoccupée :

— Oui, tu peux.

Mathieu pénétra dans la pièce toute en longueur, traversa la première section, où l’élève à la fois rebelle et studieuse s’efforçait avec un succès rassurant de se maintenir première de sa classe. Au-delà, il atteignit la seconde, encombrée d’un lit étroit, d’une commode, d’une chaise et d’une grande ottomane placée juste sous la fenêtre donnant sur la rue.

Thalie Picard se tenait maintenant assise sur sa couche, filiforme dans sa chemise de nuit de lin écru, ses longs cheveux épais, bouclés et d’un noir profond lui retombant sur les épaules. Le vêtement laissait deviner la courbe de seins naissants. Quiconque l’apercevait maintenant imaginait sans mal la jeune femme qu’elle serait bientôt : menue et très forte tout à la fois, comme une lame d’acier trempé, incapable de faire quoi que ce soit sans passion… ou de ne pas se passionner pour chacune de ses entreprises.

L’adolescente fixait sur son frère ses grands yeux d’un bleu si sombre que, dans la pénombre de la chambre, ils paraissaient en obsidienne.

— C’est papa, articula-t-elle d’une voix blanche, comme une exhalaison.

Mathieu se doutait déjà que cette conversation serait plus troublante pour lui que pour elle. À la fin, il ne put faire mieux qu’esquisser un signe de tête.

— Il est mort, poursuivit Thalie.

Puis, elle enchaîna après une courte pause :

— La nuit dernière, juste après que je me sois endormie, il est entré dans cette pièce, d’un pas très léger, comme flottant sur le plancher, pour m’embrasser ici.

Du bout de son index droit, elle désignait l’endroit juste au-dessus de son sourcil.

— Mais c’est…

Mathieu n’osa pas ajouter «impossible ». Jamais, jusque-là, la fillette n’avait accepté de se soumettre à ce concept idiot.

— Ses lèvres étaient fraîches, comme mouillées, et une odeur de vase s’échappait de lui.

Deux grosses larmes quittèrent les commissures de ses yeux pour couler sur ses joues, mais aucun sanglot ne secouait ses épaules, aucun étranglement n’éraillait sa voix.

— Je ne voulais pas qu’il parte, continua-t-elle en fouillant d’une main sous son oreiller. Mais je suppose que chacun doit suivre son chemin. Les avertissements des autres ne servent à rien… En tout cas, je préfère ne pas écouter ceux que l’on m’adresse.

Mathieu se remémora les étranges crises de l’adolescente pour convaincre son père d’ajourner son voyage. Aux « pourquoi? » de son père, souvent répétés, d’abord d’une voix douce, puis ensuite avec une pointe d’impatience croissante, elle fermait la bouche et répondait en secouant la tête, impuissante à mettre des mots sur ses appréhensions.

Avec un trouble inquiet, au moment où il lisait le livre Les sorcières de Michelet plus tôt dans l’année, Mathieu avait réalisé que sa petite sœur n’aurait pas traversé sans mal le XVIe ou le XVIIe siècle. Elle prétendait entendre des voix muettes pour tous les autres, identifier des silhouettes dans les coins obscurs… et parfois « sentir des choses ».

L’adolescente trouva enfin la lettre soigneusement cachetée dissimulée sous son oreiller. Comme si elle avait été convaincue à l’avance que les services de la poste royale canadienne se révéleraient inutiles pour l’acheminer à son destinataire, le pli s’ornait d’un seul mot, tracé en grandes lettres rondes : « PAPA ». Thalie tenait l’enveloppe du bout des doigts, comme un bijou à la fois précieux et fragile.

— Maintenant, je sais qu’il a lu tous mes mots…

Quand elle posa de nouveau ses grands yeux dans ceux de son frère, le garçon dut mobiliser toutes ses forces pour ne pas éclater en sanglots.

— Tu crois que je pourrai la mettre dans son cercueil, près de son cœur? questionna-t-elle d’une toute petite voix, comme dans une prière.

— Son navire a sombré. Parfois, les corps restent enfermés dans la coque…

— Hier, il sentait la vase…

Mathieu essaya de dire quelque chose, s’étrangla et, après une bataille perdue pour retrouver sa contenance, se précipita hors de la chambre. Le nouvel homme de la maison partageait maintenant les lieux avec des femmes à propos desquelles le mot « faibles » collait plutôt mal.

* * *

Perdre un membre de sa famille se révèle toujours difficile. Quand le cadavre demeure introuvable, cela le devient encore plus. Cent fois par jour, on se dit que la personne aimée a peut-être pu nager jusqu’à la rive. Après tout, l’Empress of Ireland avait sombré à peu de distance de la côte sud du Saint-Laurent. Après avoir germé dans un cœur, cet espoir se refusait à mourir, même si le passage des jours rendait l’hypothèse de moins en moins plausible.

— Mais il peut tout aussi bien avoir perdu la mémoire, insistait Marie.

Les enfants avaient regagné leur chambre, seule la domestique l’accompagnerait lors de cette nouvelle nuit sans sommeil. Les deux femmes se trouvaient accoudées à une petite table placée contre un mur de la cuisine.

— Voyons, soyez raisonnable, prononça Gertrude d’une voix rendue plus bourrue encore qu’à l’habitude par l’émotion.

— Peut-être erre-t-il dans les rangs de Pointe-aux-Pères, sans même se souvenir de son propre nom?

La domestique n’osait plus rien répondre, se souvenant avoir vu cette femme chercher dans les manuels de géographie des enfants les noms des villages situés près de Rimouski. D’instinct, la jeune veuve retenait les noms les moins communs. Même privé de ses sens, son grand escogriffe de mari préférerait toujours errer dans un village au nom pittoresque plutôt que dans ceux affublés du ridicule patronyme d’une sainte ou d’un saint.

Les journaux eux-mêmes entretenaient des espoirs de ce genre en signalant des hommes ou des femmes hagards et dépenaillés rôdant sur les battures du bas du fleuve. Très vite toutefois, les endeuillés accourus sur les lieux avec une folle espérance en tête constataient que les campagnes demeuraient affligées de leur part de mendiants qui, en d’autres circonstances, demeuraient invisibles aux journalistes des villes.

La femme n’allait pas au bout de ses pensées les plus sombres. Parfois, elle imaginait un Alfred bien vivant, doté de toute sa mémoire, heureux de se faire passer pour mort afin de mettre fin au grand mensonge de son existence conjugale.

— Vous ne devriez pas dire des choses semblables, fit Gertrude en quittant sa chaise pour aller mettre de l’eau à bouillir. Pas même les imaginer. Déjà que la petite… continua-t-elle entre ses dents.

Le fol espoir de Marie troublait autant la domestique que l’acceptation silencieuse de Thalie. Assez curieusement, alors que la disparition de son père lui déchirait le cœur, l’adolescente présentait le visage d’une personne sachant apprivoiser la vérité. De sa voix douce, elle répétait : « Il est noyé, son corps se trouve sur la vase, dans les joncs. » La lenteur des équipes de recherche à le trouver ajoutait à la peine de la gamine.

Cette conviction étrange inquiétait sa mère. Néanmoins, outre cette idée fixe, rien ne laissait croire que l’adolescente ne jouissait pas de tous ses esprits. Aussi Marie s’était retenue de faire venir le docteur Caron.

Les journées passées à faire fonctionner le commerce se déroulaient assez bien. Seuls les vœux de sympathie des clientes et des voisines, pour la plupart sincères, la replongeaient dans sa morosité pendant un moment. La nuit venue toutefois, quand le travail quotidien ne permettait plus de canaliser le cours de ses pensées, ses inquiétudes revenaient, plus aiguës encore.

— Il faudra combien de temps pour régler les affaires? questionna Gertrude en revenant prendre sa place.

Elle désignait de ce mot très vague tout ce qui concernait l’argent. Mieux valait se concentrer sur les difficultés pressantes, empêcher sa patronne d’évoquer des fantômes errant sur des berges brumeuses.

— … J’ai entendu dire une année, marmonna Marie après un silence.

Les femmes mariées ne jouissaient d’aucun droit juridique. En l’absence d’un cadavre, impossible de faire exécuter le testament de son époux. Quand les chèques préparés par Alfred auraient tous été utilisés, comment paierait-elle les fournisseurs ou les droits de scolarité des enfants? De fille de son père, elle était devenue l’épouse d’un mari. Seul le statut de veuve lui redonnerait une existence légale. Impensable pour elle d’attendre douze longs mois.

* * *

Deux semaines après sa déclaration péremptoire à son oncle, voilà que Mathieu manquait déjà à sa parole. Le samedi 14 juin, un peu après midi, il descendait la rue de la Couronne pour s’engager dans Saint-Joseph. Afin de retarder un peu la désagréable démarche, le garçon contempla la grande église Saint-Roch. Depuis trente ans, on planifiait de la reconstruire. Au cours de l’année précédente, l’abbé Buteau était arrivé à convaincre les marguilliers de s’engager dans des travaux ambitieux. Les ouailles de cette paroisse populeuse et prospère verraient les travaux commencer en août prochain. Ils trouveraient tout naturel que l’on commence par ériger un presbytère majestueux pour loger leur pasteur, ses vicaires et les religieuses assurant le service domestique. La magnificence de l’endroit refléterait toute l’importance de l’éminent personnage régnant sans partage sur ce petit univers laborieux.

Avec un soupir las, le garçon poussa la porte du commerce. Le grand magasin Picard occupait quelques édifices contigus. Le plus imposant, avec sa façade de pierre grise, s’élevait sur cinq étages. Mathieu se dirigea sans hésiter vers l’ascenseur, jetant un regard indifférent aux étals croulant sous diverses marchandises. Les consommateurs trouvaient en ces lieux tous les objets de leur convoitise, des conserves aux ameublements complets, en passant par les vêtements destinés à tous les membres de la famille.

— Le bureau du directeur? s’enquit-il auprès du garçon d’une douzaine d’années affublé d’un uniforme d’opérette faisant office de liftier.

— Au troisième, répondit celui-ci en le toisant.

À ses yeux, la visite d’un adolescent vêtu d’un costume d’écolier ne pouvait signifier qu’une chose : ce type venait quémander une « position ». Toute nouvelle concurrence sur un marché de l’emploi difficile revêtait un caractère menaçant. Depuis l’année précédente, après une longue période de prospérité, le chômage touchait un nombre croissant de personnes.

Très vite, des clientes occupèrent tout l’espace encore disponible dans la petite cage aux murs de laiton. L’employé actionna un levier, annonça en français et dans un anglais très approximatif les marchandises offertes au second, répéta l’opération au troisième, ajoutant « les bureaux de l’administration » à sa nomenclature habituelle à l’intention de son unique passager masculin. Un instant plus tard, Mathieu traversait le rayon des vêtements pour femmes. Une ouverture percée dans le mur permettait de passer dans la bâtisse voisine, où le couple Théodule et Euphrosine Picard avait établi un premier commerce dépassant l’envergure d’un magasin général dans les années 1870.

Près des locaux administratifs, il se retrouva face à face avec un homme de taille moyenne, dans la jeune vingtaine, dont l’allure décontractée, un peu bohème, jurait dans ce temple du commerce. Affichant sa surprise, Édouard Picard tendit la main à son cousin en disant :

— Je t’offre mes plus sincères condoléances. J’aimais beaucoup oncle Alfred. Je me plais à penser que nos conversations m’ont rendu moins niais. Tout le monde le trouvait un peu fou, mais selon moi, il comptait parmi les rares personnes sages de cette ville.

Comme Mathieu n’avait aucun motif pour douter de la sincérité de ces paroles, il accepta la poignée de main en commentant :

— Merci. Cet éloge funèbre vaut certainement tous ceux que les bien-pensants songeraient à formuler, et on pourrait certainement en tirer matière à une belle épitaphe. Mais personne n’osera.

— Je n’en doute pas, il apprécierait que l’on accole les mots « fou » et « sage » en parlant de lui… Mais je t’abandonne, j’entends déjà la voix de mon petit rayon m’appeler à grands cris. Tu connais certainement la routine : il faut vendre.

Le visiteur acquiesça de la tête, demeura immobile quelques secondes pour regarder son cousin – non, se corrigea-t-il mentalement, son demi-frère – s’éloigner. Dans quelques années, ce serait lui l’héritier de la grande entreprise Picard. Le second fils ne risquait guère de participer au partage des dépouilles. Puis, un peu à contrecœur, il se dirigea vers le bureau du grand patron. Un jeune homme moustachu, secrétaire particulier, faisait office de cerbère. Comme chacun connaissait tout le monde à Québec, les présentations demeuraient inutiles. Sans hésiter, il se leva en disant :

— Monsieur Picard, vous êtes à l’heure. Monsieur vous attend.

Mathieu pénétra dans une grande pièce de travail. Une table chargée de documents en occupait la première moitié. Dans la seconde, un lourd bureau ministre permettait au propriétaire des lieux de prendre ses aises. Thomas Picard se leva tout de suite pour s’avancer de trois pas et serrer la main de son visiteur.

— Je suis désolé, commença-t-il.

Le collégien ne pouvait ignorer la main tendue, surtout qu’il se trouvait là pour obtenir des renseignements, et peut-être plus. Le marchand lui désigna la chaise placée devant le bureau et enchaîna à l’intention du secrétaire :

— À moins que le feu ne se déclare dans l’édifice, ne nous dérangez pas.

L’autre s’esquiva. Thomas regagna sa place tout en disant :

— Ton coup de fil m’a beaucoup étonné…

La veille, en revenant du Petit Séminaire, Mathieu avait demandé un rendez-vous en murmurant dans l’appareil, de peur d’être entendu.

— Maman ne sait pas que je suis ici.

— … Je comprends.

— Je ne savais pas à qui m’adresser pour connaître un peu mieux la situation. Elle pense m’épargner en me maintenant dans l’ignorance…

— Cette attitude a exactement l’effet contraire, je suppose. Vouloir connaître ce qui t’attend me paraît normal; tu as l’âge de comprendre.

Thomas regardait ce grand jeune homme à la mine renfrognée et sérieuse, à la fois un parfait portrait d’Alfred quant au physique, se dit-il, mais affichant une attitude si différente. Puis, le caractère ridicule de ce constat lui apparut. Mathieu s’avérait plutôt une version plus robuste de lui-même, au point que cette ressemblance ferait peut-être jaser les employés du magasin. Une seule différence notable sautait aux yeux : son visage s’éclairait du regard de sa mère.

Le temps d’un soupir, l’image de Marie troussée sur le bureau de chêne lui revint en mémoire. Un peu honteux, le rouge lui montant aux joues, il s’éclaircit la voix pour commencer.

— Selon maître Dupire, mon notaire, dans le cas d’une absence, il faut nommer un tuteur pour administrer les biens du disparu. Ce dernier pourra demander à un juge qu’Alfred soit déclaré mort après une période de sept ans…

— Sept ans? C’est ridicule, nous serons à la rue bien avant!

Thomas leva la main pour imposer le silence avant de reprendre :

— Bien sûr que non. Le tuteur doit administrer les biens de manière à subvenir aux besoins de la famille. Mais la liquidation du patrimoine, si tu préfères la distribution de l’héritage, ne peut avoir lieu que si le disparu est déclaré mort. Tu sais, même après sept ans, si le quidam réapparaissait sur terre, il pourrait encore réclamer ses billes.

Mathieu n’entendait plus ce long exposé. Une idée insupportable s’emparait de son esprit : personne ne serait mieux qualifié que l’homme devant lui pour exercer le rôle de tuteur. Cela, jamais il ne pourrait le tolérer, et Marie encore moins.

Le marchand s’arrêta enfin, soupçonnant les pensées de son visiteur.

— Bon, les choses n’en viendront certainement pas là à propos d’Alfred. De nombreuses personnes l’ont vu monter à bord du paquebot et aucun passager n’est descendu lors du bref arrêt devant Rimouski. Il y a une forte présomption de la mort. Après un certain temps, un juge pourra émettre un avis de décès.

— Un certain temps?

— Disons une année.

Finalement, l’estimation du gros notaire de la rue Scott se révélait identique aux hypothèses émises dans une petite cuisine, lors de nuits d’insomnie.

— Nous ne pourrons pas tenir tout ce temps, laissa échapper Mathieu dans un souffle.

— Mais je serai là… Ta mère sait comment faire marcher le commerce. Je suis certain que la solidité financière de la maison repose largement sur ses épaules.

L’homme se souvenait de la vendeuse à la fois timide et efficace, puis des quelques semaines durant lesquelles elle avait occupé le poste de secrétaire dans la petite pièce à côté. Surtout, des femmes, et même des hommes, avaient commenté sa compétence devant lui. Zoé Laurier, l’épouse de l’ancien premier ministre, comptait parmi ces personnes.

— L’argent continuera de rentrer, je pourrai régler les détails.

Thomas voulait dire payer les factures et passer des contrats au nom du disparu et des membres de sa famille.

— Nous entendons mener nos affaires nous-mêmes.

Le commerçant renonça à faire admettre des notions de droit au collégien. Mieux valait terminer la conversation avec ce qui, dans ce contexte dramatique, pouvait se qualifier de bonne nouvelle.

— Non seulement un juge acceptera d’émettre un certificat de décès parce qu’Alfred est bien monté sur ce navire, mais quelqu’un affirme l’avoir vu retourner vers les ponts inférieurs juste avant le grand plongeon.

Devant les yeux écarquillés du garçon, il précisa :

— Comme tu le sais, j’ai des relations.

C’était une façon pudique de présenter les choses : depuis vingt ans, aucune des magouilles du Parti libéral ne lui était inconnue, ni aucun des fonctionnaires nommés par celui-ci dans la plus pure tradition du patronage.

— Lors de l’enquête sur l’accident, les survivants ont été interrogés. J’ai obtenu de voir les transcriptions. Une dame venue d’Australie, en route vers le Royaume-Uni, a déclaré qu’un Canadien français bien bâti, élégant, plein de charme, l’a aidée à monter dans un canot de sauvetage pour se précipiter ensuite dans les coursives afin d’assister d’autres personnes. Une simple analyse de la liste des passagers indique que sur ce grand navire, bien peu parmi ceux-ci parlaient français. Cela devait être Alfred. Tout de suite après, racontait cette femme, l’Empress a sombré.

Mathieu ferma les yeux, lutta afin de réprimer ses sanglots. Une passagère se souvenait de son père adoptif, un homme à la jovialité un peu extravagante. Cela ne pouvait surprendre; le personnage se révélait remarquable. Que face au danger, ce curieux individu ait voulu se rendre utile paraissait tout aussi probable. Un bref instant, de toutes ses forces, il souhaita tenir plus de son oncle que du véritable auteur de ses jours. Ce dernier enchaîna pour parer à tout débordement d’émotions.

— La présomption du décès est donc très grande. Vous ne devriez pas attendre trop longtemps la bonne volonté d’un juge.

Mathieu hocha la tête après un long silence, puis il se leva.

— Je vous remercie de ces informations.

— Si vous voulez consulter maître Dupire…

— Mes parents faisaient déjà affaire avec un notaire. Si maman ne l’a pas encore rencontré, cela ne saurait tarder. Je voulais seulement en savoir un peu plus, comme je vous l’ai dit. Merci de m’avoir reçu.

Thomas se leva à son tour pour reconduire son visiteur jusqu’à la porte. Encore une fois, il lui tendit la main en déclarant :

— Ce n’est rien. Je suis heureux de me rendre utile.

Quelques minutes plus tard, Mathieu retrouvait le trottoir de la rue Saint-Joseph. D’abord, il songea à prendre le tramway. À la fin, l’ascension au pas de course de l’un des escaliers très raides conduisant à la Haute-Ville lui parut un meilleur moyen de maîtriser le flot des émotions étreignant sa gorge.

* * *

Le 24 juin, le commerce de vêtements pour femmes ALFRED ressemblait à un vilain bouton sur le visage de la rue de la Fabrique. Toutes les vitrines des commerces avoisinants affichaient une abondance de drapeaux Carillon-Sacré-Cœur – le fleurdelisé orné d’un cœur saignant en son centre –, quelques drapeaux tricolores français et parfois, de façon incongrue, des Union Jack britanniques. L’entreprise du disparu présentait des rubans de crêpe noir, en signe de deuil. Dans un coin de la grande fenêtre en façade, aux pieds d’un mannequin vêtu d’une adorable robe d’été pervenche, un portrait montrait Alfred Picard souriant, les yeux vifs et pénétrants. L’été précédent, le photographe Livernois avait pu capter toute l’ironie habitant le personnage.

Dans le commerce, Marie se promenait du rez-de-chaussée au premier étage, son ruban à mesurer autour du cou, attentive à bien recevoir les clientes. Les habituées murmuraient des mots gentils, accueillis avec un « merci » à peine audible et un sourire contraint. Thalie s’occupait avec un réel talent des parures, rubans, dentelles et gants fins. Avec les grandes vacances, les salles de classe lugubres cédaient la place à une vie besogneuse.

Mathieu devenait un peu trop âgé pour se trouver vraiment à son aise dans cet univers de froufrous et de dentelles. Les convenances exigeaient que ce grand adolescent ignore tout des vêtements du sexe faible, surtout des dessous. D’ailleurs, au Petit Séminaire, son directeur de conscience s’inquiétait à haute voix des dangers d’un environnement aussi douillettement féminin pour son âme. Aussi demeurait-il sagement derrière la caisse enregistreuse, prêt à s’en éloigner pudiquement quand une acheteuse venait payer un bout de tissu dont seul son époux profiterait dans l’intimité. Ce serait son poste de travail habituel jusqu’à la rentrée, en septembre.

Selon une tradition aussi ancienne que son existence, le commerce fermerait ses portes à midi afin de permettre aux deux vendeuses de profiter un peu des festivités de la Saint-Jean, organisées par des sociétés nationalistes sur les plaines d’Abraham ou au parc Victoria. Toutefois, cette année, le congé ne serait pas partagé avec la famille du patron.

Quelques minutes avant midi, Mathieu vit un homme passer la porte et chercher quelqu’un des yeux. Les clients venaient rarement en ces lieux et ils affichaient toujours un air un peu gêné devant l’abondance de jupons. Celui-là présentait plutôt une résolution maussade.

Le garçon quitta son poste pour venir vers lui, les yeux interrogateurs.

— Madame Picard, Alfred Picard? commença l’inconnu en enlevant son chapeau.

— C’est ma mère. Je vais la chercher.

Marie descendait justement l’escalier en compagnie des deux vendeuses. Le sang se retira de son visage et son pas devint mécanique au moment de s’approcher.

— Monsieur…?

— Daoust. Je travaille pour le Canadien Pacifique. J’ai une mauvaise nouvelle…

Mathieu s’approcha de sa mère afin de passer son bras autour de ses épaules alors que Thalie, venant du fond du magasin, se flanqua à sa gauche et prit son coude. L’homme continua :

— Je crois que nous avons retrouvé le corps de votre époux.

La femme encaissa le coup et ferma les yeux en aspirant une goulée d’air. Ce fut l’adolescente qui demanda d’une voix éteinte :

— Où se trouvait-il?

L’employé de la société de transport regarda Thalie, interrogea la mère du regard avant de continuer.

— Pas très loin à l’est du lieu du naufrage, dans une petite anse bien abritée. C’est pour cela qu’il a fallu si longtemps…

— Dans des joncs?

— Oui…

Tout en portant le bout des doigts de sa main gauche sur son cœur, l’adolescente ferma les yeux un instant. Son mouvement fit rouler des larmes sur ses joues. Par-dessus la tête de sa mère, le garçon laissa ses yeux se poser sur le petit visage de sa sœur, puis il s’éloigna de ses parentes pour rejoindre les vendeuses demeurées au pied de l’escalier. Elles pleureraient bientôt toutes les deux; mieux valait faire l’économie d’une scène de ce genre. En quelques mots, il leur demanda de quitter le magasin tout de suite, verrouilla la porte derrière elles et plaça une affiche indiquant « fermé » dans la fenêtre avant de revenir vers les siens.

L’inconnu sortit une enveloppe de sa poche, récupéra quelques papiers à demi réduits en charpie par un long séjour dans l’eau et tendit l’un d’eux à Marie.

— Nous avons trouvé cela dans la poche de son veston. C’est vous, je pense.

Les doigts un peu tremblants tenaient une photographie presque effacée. La veuve saisit le bout de papier, le porta à ses lèvres en guise de réponse.

— Évidemment, pour avoir une certitude, le mieux serait de venir l’identifier. Toutefois, je dois vous prévenir, après tout ce temps…

Le naufrage était survenu près d’un mois plus tôt. Les vêtements, et non la dépouille elle-même, serviraient à l’identification.

— Où se trouve-t-il? questionna Marie.

— À la morgue, dans la Basse-Ville.

— Je vais y aller, prononça Mathieu d’une voix qu’il souhaitait ferme.

Marie porta son regard sur son fils et ouvrit la bouche pour protester. Celui-ci continua très vite :

— Mieux vaut que j’y aille. Reste avec Thalie. Il ne servirait à rien d’imposer cela à nous tous.

Si sa mère et lui-même s’infligeaient ce pitoyable spectacle, la gamine insisterait pour être de la partie. Elle souffrirait de l’expérience. Quelque chose dans son ton et son maintien en témoignait : à compter de ce moment, Mathieu entendait jouer le rôle confié par Alfred quelques minutes avant de s’embarquer. Il échangea un regard avec sa sœur avant de se diriger vers la porte.

Marie posa la main sur l’avant-bras de l’employé du Canadien Pacifique pour demander doucement:

— Quand pourrons-nous récupérer son corps?

— … Aussitôt que l’identification sera effectuée.

— À ton retour, poursuivit-elle à l’intention de son fils, nous irons à la cathédrale, puis chez Lépine. Il a hâte de se reposer.

Malgré tous les jours écoulés, elle n’arrivait pas encore à parler d’Alfred au passé. Le garçon acquiesça d’un signe de tête et se dirigea vers la porte, suivi du visiteur. Après avoir verrouillé dans leur dos, elle revint vers Thalie, dont le corps se trouvait maintenant secoué de sanglots silencieux, pour la serrer contre elle. De longues minutes plus tard, elles arrivèrent à monter jusqu’à l’appartement. Au premier regard, Gertrude comprit.

* * *

Chacun des membres de la famille affichait une grande morosité. Pourtant, autour de la table, lors du petit déjeuner, tous avaient convenu de se présenter tout de même au travail. Les clientes elles-mêmes s’adaptaient au climat, s’exprimaient à voix basse, réprimaient les excès de gaieté ou de bonne humeur. L’atmosphère rappelait une veillée funèbre.

Un peu après dix heures, au tintement de la clochette, Marie leva la tête d’une série de factures à payer pour voir entrer un homme vêtu d’un habit ecclésiastique. Il parcourut la grande pièce d’un regard circulaire, rougit à la vue des atours féminins et fixa le plancher des yeux en s’approchant du comptoir.

— Je voudrais t’offrir mes condoléances…

La voix, bien que basse, gardait quelque chose des sermons prononcés en chaire pour fustiger le péché. La condamnation du mal lui venait plus naturellement que la tendresse ou la compassion.

— … Merci. Viens à l’arrière. Dans ce genre de commerce, ta présence fera fuir la clientèle.

Un peu plus tard, la commerçante refermait la porte de la petite salle de repos. Une table et quelques chaises prenaient toute la place. Elle en désigna une au visiteur et prit bien garde de s’asseoir à une bonne distance, soucieuse d’éviter toute proximité physique.

— Quand j’ai vu la nouvelle dans les journaux, au début du mois, j’ai pensé venir te voir.

— Mais tu ne l’as pas fait.

— Nos rapports, toutes ces dernières années…

— Nous n’en avons pas eus!

Vivant à quelques centaines de verges de distance, jamais l’un ou l’autre ne s’était donné la peine de se visiter depuis le jour du mariage de Marie, en 1897. Celle-ci continua après une pause :

— Tu étais alors la seule famille qui me restait… Pourtant, un étranger, mon patron en fait, m’est venu en aide.

— Il a assumé sa responsabilité. Cette seule bonne action lui vaudra sans doute le paradis, après un séjour au purgatoire.

— Toi et tes grandes certitudes! Qu’en sais-tu?

Émile Buteau demeura interdit. Ces mots pouvaient s’interpréter au moins de deux façons. Mettait-elle en doute le salut éternel ou la paternité d’Alfred Picard?

— Il t’a épousée alors que tu étais enceinte…

— Et toi, soucieux de te faire bien voir de ton curé, tu n’as rien tenté pour m’aider. J’en ai retenu que les bons samaritains ne portaient pas de soutane ni ne passaient leur temps à condamner leurs semblables.

Les années aux côtés du mécréant expliquaient sans doute ces affreuses paroles. Le prêtre se résolut tout de même à réprimer sa tentation de ramener sa sœur dans le droit chemin. Il déclara plutôt :

— Le commerce semble prospère. Je suppose que tu seras à l’abri du besoin.

— Je le suppose aussi. Je le saurai vraiment après la lecture du testament, dans quelques jours. Si ce n’était pas le cas, n’aie crainte, je n’irai pas cogner à la porte du majestueux presbytère de la paroisse Saint-Roch. Je l’ai fait une fois sans succès, cette expérience me suffit.

Il encaissa la rebuffade et contempla un instant ses mains posées dans son giron, croisées, comme il convenait aux hommes de Dieu en présence d’une femme.

— Voyons, je suis ton frère…

— Pas vraiment, pas depuis ce jour-là. Plus jeune, j’ai pensé que cela tenait à ta soutane. Maintenant, je n’en suis plus certaine. Je pense que c’est plus profond, une sécheresse du cœur. Enfermé dans tes certitudes, tu n’as sans doute plus besoin de personne.

Le prêtre rougit un peu, baissa la tête, puis déclara en la relevant :

— Je suppose que la raison de ma visite ne t’intéresse pas. L’autre raison, je veux dire…

Évidemment, il s’attendait à ce qu’elle l’invite à la donner. Marie préféra laisser le silence s’appesantir dans la pièce. À la fin, l’ecclésiastique n’y tint plus.

— Je me demandais si tu accepterais que je célèbre le service funèbre. Les journaux ont évoqué samedi prochain… Le curé de la cathédrale voudra sûrement…

— C’est donc cela? Tu rêves d’officier dans la basilique Notre-Dame! Tu aspires sans doute à gravir la pente raide qui te sépare de l’archevêché. Être responsable de l’Action sociale catholique dans tout le diocèse ne te suffit pas. Un titre de monseigneur doit te faire rudement envie pour que tu te manifestes ainsi après toutes ces années!

L’homme se redressa sur sa chaise, serra les poings, abandonnant pour un instant la posture de l’ecclésiastique modeste et compatissant.

— Tu es injuste. Je suis ton frère…

— N’enseignes-tu pas que l’on juge un homme à ses œuvres? Tout à l’heure, dans le magasin, tu as vu mes deux enfants au travail, sans les reconnaître bien sûr. C’est la seule famille qui me reste aujourd’hui. Je ne sais pas si ton Dieu existe, mais je le remercie tout de même tous les jours pour ce cadeau.

Elle se leva, ouvrit la porte de la petite pièce et se plaça en retrait afin de le laisser passer.

— Comme nous en avons terminé, je vais reprendre mon travail.

Émile Buteau afficha sa surprise de se voir chasser ainsi et se leva en serrant les mâchoires, faisant saillir les muscles de ses joues.

— Ta présence est incompatible avec ce genre de commerce. Je vais te faire sortir par la porte arrière. Ainsi, aucun de tes paroissiens ne saura que tu fréquentes un magasin de dessous féminins.

En disant ces mots, elle ouvrit la porte donnant sur la ruelle, essentiellement utilisée pour les livraisons. Au moment où son frère s’esquivait sans un mot, elle sourit au souvenir d’Alfred. Combien de fois celui-ci avait-il utilisé ce chemin pour aller vers ses escapades nocturnes?

* * *

Sans être vraiment un notable, Alfred Picard était connu de tout Québec à titre de marchand jouissant d’une petite aisance bien sûr, mais aussi en tant que personnage coloré, jamais avare de remarques acides et parfois hilarantes, sur ses concitoyens. Qui plus est, son statut de victime d’un naufrage presque aussi meurtrier que celui du Titanic, survenu deux ans plus tôt, attirait un lot de curieux. En conséquence, tous les bancs de la basilique Notre-Dame de Québec se trouvaient occupés.

À droite de l’allée centrale, juste derrière le siège de fonction des marguilliers, Marie offrait aux regards une mince silhouette vêtue de noir sous un chapeau de paille aux larges rebords de la même couleur, le haut du visage à demi masqué par une voilette, les cheveux réunis en une lourde tresse enroulée contre la nuque. La couleur du deuil soulignait encore plus la pâleur de son teint, sa bouche fermée, ses lèvres exsangues, tendues sur ses dents. Flanquée de ses deux enfants, aussi vêtus de noir, elle incarnait désormais l’image de l’épouse éplorée. Celle de la marchande compétente aussi, capable de maintenir à flot le navire familial pour assurer la subsistance des siens.

À sa droite, les yeux fixés sur le cercueil, Thalie offrait aussi sa mince silhouette noire à la compassion des fidèles. De loin, on aurait pu penser à des jumelles, car la mère et la fille présentaient la même taille et la même minceur, si les vêtements n’avaient trahi l’âge de la seconde. Une adolescente pouvait effectivement porter une robe s’arrêtant aux genoux sans écorcher la morale, et son chapeau de paille noir prenait l’allure d’un canotier perché sur une chevelure abondante, un peu incliné sur les yeux. Pour la première fois, ce jour-là, des garçons de quinze et seize ans la remarqueraient. Certains prendraient la résolution de s’inventer le prétexte d’acheter un ruban afin de se présenter au commerce de vêtements pour femmes de la rue de la Fabrique, juste pour voir d’un peu plus près la fille de la marchande.

L’écolière affichait un air plutôt serein dans les circonstances. Mathieu l’avait assurée que l’entrepreneur de pompes funèbres Lépine avait glissé sa dernière lettre dans la poche intérieure du veston de son père, près de son cœur. Le garçon avait jugé inutile de préciser qu’après des semaines sur les battures, il fallait beaucoup d’imagination pour évoquer la présence d’organes dans la carcasse. Heureusement pour elle, l’adolescente, capable de voir ou de ressentir ce qui échappait à ses semblables, profitait aussi de la faculté d’ignorer certains aspects grotesques de la fin de l’existence.

Pour toujours, Alfred garderait dans son souvenir l’allure heureuse et fébrile du jour de son embarquement. Elle avait surveillé son départ de son habituel poste de vigie : la fenêtre de sa chambre. Au moment de monter dans la voiture, l’homme avait levé la tête vers elle. Leurs regards soudés l’un dans l’autre, les mots « Je t’aime » murmurés à distance, mais si clairement audibles pourtant… Cet adieu valait tous les autres. Thalie soupira et essuya une larme du bout de son index sous son œil droit.

À côté de ses deux parentes, Mathieu avait choisi de porter son « suisse », la redingote de toile noire des élèves du Petit Séminaire. Une large ceinture de la même couleur, nouée autour de sa taille, en faisait un vêtement de deuil fort convenable. À la droite du garçon, silhouette rachitique et un peu bancale, Gertrude montrait un visage chiffonné par la douleur. À cinquante-trois ans, le même âge que le défunt, elle acceptait avec peine la cruauté du ciel, qui fauchait des hommes foncièrement bons pour laisser vivre les salauds. Si des badauds voyaient sans doute en elle une domestique, d’autres imaginaient reconnaître une sœur du disparu puisqu’elle se tenait avec les membres de la famille. Et peut-être l’était-elle, après tout. Ces lignées partageaient des secrets si lourds…

Mathieu avait du mal à empêcher son esprit de vagabonder. La cérémonie venait trop tard pour représenter un véritable adieu à son père adoptif. Ses yeux passaient du célébrant au cercueil de chêne, puis s’égaraient parfois vers le banc situé de l’autre côté de l’allée centrale. Thomas Picard et toute sa famille s’y trouvaient. Le garçon ne cessait de s’émerveiller de la découverte providentielle du cadavre : cet homme n’exercerait pas une tutelle sur eux. Pendant quelques jours, cette éventualité, plus que la perte de son parent, lui avait glacé le cœur.

Au milieu de la cérémonie, le grand adolescent quitta son banc afin de se rendre dans le chœur pour prononcer l’éloge funèbre d’Alfred Picard. À quelques reprises, les mots « mon père » revenaient dans son court texte : chaque fois, son regard se porta de nouveau sur son père naturel et ses mâchoires se serraient au point de lui faire mal. Évidemment, le mot « fou » ne figurait guère dans son exposé, mais à deux reprises, celui de « sage » fit sourire Édouard de toutes ses dents.