2

Alors que la cérémonie s’éternisait, Eugénie Picard se pencha vers son père pour lui chuchoter à l’oreille :

— Je ne me sens pas très bien. Je vais sortir sur le parvis et vous attendre là.

Thomas regarda les traits un peu tendus, la figure pâle de la jeune femme. À côté de lui, Élisabeth inclina le buste afin de suivre l’échange.

— Je vais t’accompagner, souffla-t-elle.

— … Non, non, ce n’est pas nécessaire.

L’homme acquiesça après une hésitation et regarda sa fille, toute vêtue de noir elle aussi, quitter le banc pour regagner l’arrière du temple d’un pas mesuré. Une fois à l’extérieur, elle se remplit les poumons près de l’une des portes latérales. Sur sa droite, l’entrée du Petit Séminaire lui permit de se mettre un peu à l’écart et de profiter de l’ombre d’un angle de l’édifice. Un homme apparut bien vite à ses côtés.

— Quand je vous ai vue sortir, je me suis un peu inquiété.

Sans surprise, elle reconnut Fernand Dupire. Allant sur ses vingt-six ans, celui-ci en paraissait facilement dix de plus. Un ventre mou débordait au-dessus de sa ceinture et sur ses tempes, ses cheveux trop fins reculaient de plus en plus. L’homme ressemblait tout à fait à ce qu’elle avait imaginé chez le garçon cramoisi et bredouillant quelques années plus tôt, dans la cuisine de la rue Scott.

— Comme vous le voyez, je me porte plutôt bien, une fois revenue à l’air libre. Les funérailles ne me valent rien de bon, surtout par cette chaleur. Ne dirait-on pas qu’ils font durer les choses avec l’espoir de voir quelqu’un passer l’arme à gauche pendant la cérémonie pour tenir compagnie au défunt? Vous avez vu l’allure de cette vieille domestique? Elle semblait sur le point de défaillir.

Les mots parurent si durs à l’oreille du notaire qu’il préféra faire abstraction de la plupart.

— Il est vrai que juin s’est révélé un peu étouffant. Puis tout ce monde…

— Un étranger pourrait même croire qu’il s’agit des obsèques d’un premier ministre alors que mon oncle tenait une petite boutique de vêtements pour femmes à deux pas d’ici.

Cette fois, une certaine tendresse dans le ton enlevait aux mots toute teinte de mépris. Eugénie se montrait plutôt sensible à la fragilité de l’existence. Cela ne tenait pas qu’au drame récent. Depuis environ cinq ans, se souvint le jeune homme – en réalité depuis son retour d’un long voyage en Europe et aux États-Unis –, Eugénie paraissait plus vulnérable et, en conséquence, plus humaine. Le mot « accessible » lui vint plutôt à l’esprit.

— Je le connaissais de vue seulement, mais on m’a dit qu’il était bien sympathique.

La rumeur publique prêtait aussi au défunt des mœurs fort condamnables. La présence d’une épouse et de deux enfants ne suffisait pas à lui fournir un alibi à toute épreuve. La charité chrétienne interdisait toutefois d’évoquer cela en ce jour.

— C’est vrai. Il soulignait de ses présents chacun de mes anniversaires et chacun de mes Noëls. Il m’appelait toujours « impératrice ».

La jeune femme esquissa un pâle sourire à ce souvenir. Son prénom justifiait bien sûr cette habitude. Toutefois, pour la plupart de ses interlocuteurs, l’utilisation de ce titre était une façon peu gentille de faire allusion à son caractère hautain. À ce chapitre aussi, les dernières années avaient adouci sa prétention. La mine un peu piteuse, la pâleur du visage, les plis amers qui marquaient déjà la commissure des yeux et de la bouche donnèrent à Fernand un courage nouveau, au point d’accepter encore le risque d’une rebuffade blessante. Un ton plus bas, il lança :

— Toutes ces années, je ne suis jamais revenu sur notre dernière conversation…

En réalité, cela avait été le seul véritable échange de leur existence. Près de sept ans plus tôt, le grand jeune homme emprunté et maladroit lui avait demandé de la visiter « pour le bon motif » et s’était fait refuser ce privilège. Depuis ce temps, même si les deux jeunes gens avaient échangé quelques phrases convenues à des centaines de reprises – au moins une fois par semaine –, chacun prenait bien garde de ne jamais évoquer ce jour gênant pour l’une, cruel pour l’autre.

— … Je vous remercie de votre discrétion.

Pour dissimuler son malaise, Eugénie laissa son regard errer sur les édifices de la rue Buade, le rouge aux joues. Cette réponse ne convenait guère à cet interlocuteur trop sérieux.

— Personnellement, je m’en veux d’avoir attendu si longtemps avant d’aborder à nouveau le sujet avec vous. Toutefois, ces quelques années m’ont permis de terminer mes études et d’asseoir ma carrière.

Depuis un an, Fernand distribuait des cartes professionnelles indiquant son titre d’associé dans l’un des plus importants cabinets de notaire de la Haute-Ville de Québec. Que le propriétaire de celui-ci soit aussi son père enlevait bien sûr beaucoup de valeur à un pareil accomplissement.

— Si je vous demandais à nouveau de me faire l’honneur de me recevoir à votre domicile, donneriez-vous la même réponse? Nous avons tous les deux un peu vieilli, et changé.

Les derniers mots atteignirent Eugénie comme un coup de poignard au cœur, tellement que le sang se retira de son visage. Elle chercha de la main la grille ornementale permettant de fermer l’accès au Petit Séminaire. Non seulement tous les deux se trouvaient maintenant plus vieux, mais – la femme le réalisait bien – son salon demeurerait désormais à tout jamais désert. En réalité, depuis son retour des États-Unis, au printemps 1909, personne n’y était venu. Sa figure défaite pendant des mois et sa vie de recluse laissaient croire à une atteinte « des nerfs ». Les mieux informés se souvenaient de la longue maladie ayant conduit sa mère à un décès précoce. Eugénie Picard, jolie héritière d’une fortune conséquente, devint bien vite un très mauvais parti.

— Mais je ne vous aime pas!

La répartie devait abattre son interlocuteur, le faire fuir sans se retourner. Avec une blessure si profonde, jamais il n’oserait se manifester à nouveau. Fernand rétorqua plutôt avec conviction :

— Et moi, je vous aime pour deux. En quelque sorte, cela rétablit l’équilibre en notre faveur, ne croyez-vous pas?

La jeune femme aspira profondément et ferma les yeux un moment afin de ne plus voir ce gros niais. Très vite, son avenir lui passa dans l’esprit. Vieille fille, elle abandonnerait les robes aux couleurs vibrantes pour chercher les bruns et les gris. Le bleu foncé deviendrait un coup d’audace dans son univers monochrome. Combien la tenue d’un rouge vif, au décolleté profond, arborée lors du bal du gouverneur, lui semblait maintenant loin.

— On ne construit pas un couple de cette façon.

Avec les atours démodés viendraient les œuvres pieuses, la consultation inquiète de son confesseur au moindre émoi, les sociétés charitables.

— Mais que savez-vous des couples? demanda Fernand.

Bien sûr, que savait-elle de l’amour? Le spectacle quotidien de sa belle-mère et de son père, toujours aussi épris l’un de l’autre après dix-sept ans de mariage, lui paraissait aussi incompréhensible qu’au premier jour. Dans sa vie de vieille fille, le plus affreux serait de contempler encore ceux-là : leurs tête-à-tête dans la bibliothèque, lui un cognac à la main, elle un sherry, leur empressement à regagner leur chambre certains soirs, la main de l’homme sur sa hanche, les regards entendus.

Le spectacle du bonheur d’Élisabeth la rendrait folle, tôt ou tard. Eugénie le savait très bien. De plus, cette femme se montrait invariablement gentille à son égard, pleine de compassion pour ses malheurs passés. Détester quelqu’un était une chose, mais voir la personne haïe multiplier les attentions délicates s’avérait insupportable. Il lui fallait quitter cette maison.

— Vous avez raison, je ne connais rien aux rapports amoureux, admit-elle après un long silence embarrassé. Autrement…

Inutile de préciser sa pensée : son statut de laissée-pour-compte témoignait éloquemment de son incompétence.

— Alors, puis-je vous rendre visite à votre domicile?

Fernand commençait à se sentir un peu ridicule. Bientôt, la basilique vomirait son millier de personnes dans les rues. Alors que les grandes portes du temple s’ouvraient et que les cloches commençaient à sonner de façon tonitruante, la jeune femme accepta finalement dans un souffle.

— Oui, vous le pouvez.

À cet instant précis, une étrange conviction se forma dans son âme : les obsèques d’Alfred seraient toujours un peu les siennes dans son souvenir. Si aucun homme ne se présentait d’ici là, dans un peu moins de quatre mois, le jour de ses vingt-cinq ans, elle coifferait Sainte-Catherine.

Son compagnon allait dire quelque chose quand une voix tonitruante, un peu trop joyeuse pour le lieu et l’occasion, retentit derrière lui :

— Fernand! J’aurais dû deviner que tu viendrais au secours de ma sœurette aux prises avec ses vapeurs. Comment vas-tu?

Édouard s’avançait, la main tendue, heureux. En secouant tout l’avant-bras de son ami avec sa poigne enthousiaste, il enchaîna :

— On ne se voit presque plus. Nos conversations politiques me manquent. Pour renouer avec nos bonnes habitudes, je serais même prêt à t’entendre vanter les mérites des conservateurs de Robert Borden.

— Je suppose que j’ai trop de contrats à rédiger…

— Et moi, trop de marchandises à vendre. Nous devenons des adultes ennuyeux.

Alors qu’il abandonnait la main de son vieux camarade de collège, Édouard se tourna vers sa sœur.

— Comme tu ne revenais pas à l’intérieur, papa m’a demandé de courir à ton secours. Te portes-tu bien?

— Oui, je vais bien. Sans doute mes vapeurs, comme tu dis.

Pour donner le change, elle esquissa un demi-sourire. La pâleur de son teint amena le garçon à lui offrir son bras.

— Le cortège se formait déjà à l’intérieur quand je suis sorti. Dans quelques minutes, nous serons bousculés par la foule. Viens avec moi chercher la voiture.

Eugénie posa sa main droite sur l’avant-bras fraternel. Avant de quitter les lieux, celui-ci dit encore à Fernand :

— Je suis sérieux, viens faire un tour à la maison. Je m’ennuie de tes idées politiques rétrogrades et de tes paroles sages.

L’autre adopta une mine empruntée et porta ses yeux sur Eugénie, comme pour obtenir une nouvelle autorisation de sa part. Après une courte hésitation, celle-ci acquiesça :

— Édouard a raison, venez nous visiter. Toute la famille sera heureuse de vous revoir.

Le frère et la sœur lui adressèrent un dernier salut de la tête avant de se diriger vers la rue Desjardins. Le notaire les regarda traverser la petite place devant la basilique, partagé entre le bonheur et l’inquiétude. Si sa démarche se trouvait couronnée de succès, le ton de la jeune femme tenait de l’abdication lassée.

* * *

Finalement, les prêtres terminèrent le grand spectacle lugubre et consentirent à laisser s’égailler la foule sur le parvis de la basilique. La très grande majorité de ces spectateurs regagneraient immédiatement leur domicile. Seuls les proches se donneraient la peine de se rendre au cimetière Belmont, dans la campagne de Sainte-Foy.

Thomas Picard faisait partie de ceux-là. Sa femme Élisabeth, pendue à son bras, offrait aux regards sa silhouette longiligne qu’aucune grossesse n’était venue alourdir. À la voir, chacun comprenait que le grand magasin Picard permettait aux endeuillées de demeurer séduisantes. Le corsage de satin noir laissait deviner deux seins parfaits, haut perchés. La jupe, de la même teinte, s’évasait en une corolle plutôt étroite. Les lourds cheveux, d’un blond foncé, se trouvaient relevés sur la nuque en un assemblage compliqué pour révéler un cou fin, des oreilles petites et bien dessinées, la ligne pure de la mâchoire.

Depuis quelques instants, toute l’attention de cette femme se trouvait concentré sur un garçonnet âgé de cinq ans et quelques mois, aux yeux d’un bleu très pur et aux cheveux si blonds qu’ils semblaient blancs sous le soleil de cette fin de juin.

— Monsieur Picard, je vous offre mes condoléances, commença un personnage chétif à qui son costume donnait un air étriqué.

Fulgence Létourneau avait répété ces mêmes mots, avec la même affectation, à quelques reprises déjà : au moment du naufrage, puis lors de la parution de la liste des disparus, encore lors de la découverte du cadavre, et de nouveau deux jours plus tôt, quand une petite affichette avait signalé à tous les employés de l’entreprise que le magasin Picard et les ateliers de confection fermeraient leurs portes le 27 juin au matin afin de permettre à toutes et à tous d’assister aux funérailles du frère du patron.

— Je vous remercie, Fulgence.

— Vous vous souvenez certainement de ma femme, marmonna l’employé en s’effaçant à demi.

— Monsieur… mes condoléances, fit-elle en tendant la main.

— Merci, madame Létourneau.

Avec sa poignée de main ferme et énergique, cette femme blonde et grosse ne laissait planer aucun doute : elle, plutôt que son mari, régnait sans partage sur leur ménage.

— Je constate que ce jeune garçon grandit rapidement, commenta Thomas en examinant le bambin accroché à la jupe de sa mère, la tête contre la cuisse de celle-ci.

— Nous allons essayer de le faire entrer à l’école dès septembre prochain, même si les religieuses prétendent être intraitables sur l’âge d’admission.

Thomas comprit que l’épouse de son employé ne considérerait jamais un « non » comme une réponse valable. L’affaire se réglerait devant le conseil de la commission scolaire.

Dans les secondes suivantes, le couple curieusement assorti adressa ses condoléances à Élisabeth. Celle-ci ne put résister : d’un mouvement susceptible de faire apprécier à tous la souplesse de sa taille et le galbe de ses fesses, elle s’assit sur ses talons, pour mettre ses yeux à la hauteur de ceux de l’enfant, et demanda de sa voix la plus câline :

— Comment t’appelles-tu?

— … Jacques, murmura le gamin, séduit par la belle dame.

— C’est un joli prénom, pour un joli petit homme. Tu as quel âge?

L’enfant leva sa main droite pour montrer ses cinq doigts.

— Déjà cinq ans!

Thomas fit un demi-tour sur lui-même, comme si la scène le mettait mal à l’aise, puis répliqua :

— Élisabeth, les enfants vont nous attendre.

Elle leva les yeux vers lui et accepta la main tendue pour l’aider à se relever. D’un signe de la tête, les Létourneau leur adressèrent un dernier salut, puis se dirigèrent vers la rue de la Fabrique. Le tramway de la rue Saint-Jean leur permettrait de regagner la Basse-Ville, et de là, le nouveau quartier de Limoilou qui se développait lentement au-delà de la rivière Saint-Charles.

— Je trouve qu’il lui ressemble, commenta Élisabeth en fixant le garçonnet qui, pendue à la main maternelle, se retournait pour voir encore la jolie dame.

— Ne répète jamais cela, grogna son époux. Elle pourrait t’entendre…

— Mais voyons, nous sommes seuls…

— Au milieu de dizaines de personnes!

Des yeux, Thomas lui désigna tous les gens autour d’eux. Bien sûr, il avait raison. Dans ce petit monde où chacun se passionnait pour la vie de ses voisins, la moindre indiscrétion pouvait faire beaucoup de chemin. Un coup de klaxon tonitruant attira leur attention… et celle de tous les badauds.

— Quelle arrivée discrète, commenta le père.

Après des années de harcèlement de la part de son fils, le commerçant avait capitulé quelques semaines plus tôt : les chevaux dociles et fiables abandonnés sans vergogne, ses déplacements dépendaient maintenant d’une Buick de couleur noire. Toutefois, même si l’achat de ce joyau écorchait sérieusement son compte en banque, jamais Édouard ne lui en avait abandonné le volant.

Le véhicule automobile se trouvait stationné dans la rue Buade, juste en face de la Librairie Garneau. Lorsque le couple monta à l’arrière, Eugénie, assise à l’avant avec son frère, se retourna à demi pour demander :

— Je dois vraiment y aller?

— … Voyons, il s’agit de la moindre des choses, répondit l’homme en maîtrisant mal son impatience. C’est le seul parent qu’il te restait, ou presque. Alfred t’a toujours témoigné beaucoup d’affection.

La jeune femme afficha une moue boudeuse, mais rétorqua d’une voix soumise :

— Bien sûr, tu as raison. C’est juste que moi, les cimetières…

— Ce n’est pas tout à fait comme un bal, admit Édouard d’un ton railleur en lui adressant un regard en biais.

Des bals, elle n’en avait connu que quelques-uns, en 1907 et 1908. Elle adressa à son frère un regard assassin et réussit à réprimer le mot « imbécile » qui lui brûlait les lèvres. Pendant cet échange, Élisabeth examinait sa belle-fille, cherchant sur ses traits le souvenir de ceux du garçonnet rencontré un moment plus tôt. En réalité, malgré le bleu des yeux et la pâleur des cheveux, aucune ressemblance ne sautait aux yeux.

— Nous y allons? demanda Édouard, impatient de conduire cet extraordinaire véhicule dans les rues de Québec une fois de plus.

— Comme nous faisons partie de la famille immédiate du défunt, nous suivrons le corbillard dans le respect des usages. Nous n’arriverons pas une demi-heure avant lui au cimetière, commenta Thomas.

— Mais c’est une voiture hippomobile, clama le garçon en pointant un doigt en direction du parvis de la basilique.

— C’est exactement pour cela que je trouvais prématuré d’acheter une voiture automobile, conclut l’homme d’une voix un peu chargée de regrets. Je ne vois pas l’intérêt de compter parmi le un pour cent d’originaux possédant l’une de ces machines nauséabondes. De toute façon, nous roulons toujours derrière des chevaux.

Cet échange se répétait un peu trop souvent au goût d’Élisabeth. Pour tromper son ennui, elle regarda le quatuor vêtu de noir, debout, à proximité des employés de chez Lépine. Ceux-ci s’efforçaient de faire entrer le cercueil dans le corbillard, une voiture de bois richement ornée de sculptures. Ses flancs, formés de grandes vitres, laissaient voir la bière reposant sur un lit de fleurs.

Quand le chef de l’équipe de croque-morts, un homme affublé d’une redingote noire lui battant les mollets et d’un haut-de-forme ridiculement allongé, donna le signal, la famille d’Alfred Picard monta dans une lourde berline tirée par deux solides étalons. Le cortège emprunta la rue de la Fabrique, puis s’engagea vers l’est sur Saint-Jean.

* * *

Sous un soleil radieux, le long trajet jusqu’au cimetière Belmont revêtait des allures de partie de campagne. Bien sûr, cet état d’esprit s’imposait plus difficilement aux passagers de la grande berline suivant immédiatement le corbillard.

Rendus à destination, les employés de chez Lépine portèrent le cercueil jusqu’à l’appareil servant à le faire descendre au creux de la fosse. Celle-ci ressemblait à une blessure profonde à la surface du sol. Une toile d’un méchant vert recouvrait l’amas de terre qui, dans moins d’une heure, recouvrirait la dépouille. Très vite, les témoins de ce dernier acte formèrent un cercle irrégulier. Outre la veuve, ses enfants et la famille de Thomas Picard, une quinzaine de personnes se trouvaient sur les lieux. Quelques-unes étaient des relations commerciales, des fournisseurs pour la plupart. Les autres, des hommes, demeuraient de parfaits inconnus. Marie, la tête inclinée vers la bière, réprima un sourire narquois tout en pensant : « Vieux chenapan, se peut-il que certaines de tes conquêtes se trouvent ici? » Une jeune femme se tenait un peu à l’écart avec ses deux jeunes enfants plutôt enclins à babiller. Il s’agissait d’une cliente. Elle reconnut bientôt la fille du médecin de la famille, le docteur Caron.

Un prêtre prononça sans conviction un dernier éloge funèbre, récita des prières en latin, puis s’esquiva prestement. Les spectateurs les moins proches du défunt suivirent son exemple. Après un intervalle durant lequel les Picard demeurèrent figés, Élisabeth prit sur elle de s’approcher de Thalie pour poser ses deux mains sur ses épaules et prononcer d’une voix émue :

— Ton père était un homme très bon. Je me souviens de notre première rencontre comme si c’était hier. Sans lui, je crois que ce jour-là, je me serais enfuie de chez les Picard à toutes jambes.

L’évocation de la première rencontre entre la préceptrice de dix-huit ans et le vieux dragon femelle appelé Euphrosine la ramenait à une époque de grandes incertitudes, un peu semblable à celle où se trouvait son interlocutrice.

— Je te souhaite beaucoup de courage, continua-t-elle en déposant légèrement ses lèvres sur les joues de l’adolescente, essuyant des larmes au passage. Toutefois, Alfred te laisse riche de tout l’amour qu’il a eu pour toi. Cela t’aidera toute ta vie.

Thalie acquiesça, la gorge serrée. Sa tante passa devant Mathieu en tendant la main. Elle lui dit aussi quelques mots. Devant Marie, elle répéta le geste posé pour la fille, esquissa une caresse sur les épaules, descendit ses mains sur les avant-bras avant de dire d’une voix éteinte :

— Comme c’est triste.

— Le plus triste aurait été de ne jamais le trouver sur mon chemin.

Les deux femmes apprécièrent tous les sous-entendus contenus dans ces quelques mots. Élisabeth prononça dans un souffle :

— M’autorisez-vous à vous visiter encore?

Depuis 1908, ces belles-sœurs partageaient un repas trois ou quatre fois dans l’année.

— J’en serais heureuse.

Les baisers sur les joues suivirent, puis elle passa à Gertrude, qui mérita une poignée de main et des vœux sincères. Édouard avait emboîté le pas à sa belle-mère, de même qu’Eugénie. Tous les deux se limitèrent aux mains serrées et aux formules convenues. Thomas vint ensuite. Le « mes condoléances » adressé à Thalie fut récompensé d’une brève inclinaison de la tête. Devant Mathieu, il déclara :

— Si je peux être utile à quelque chose…

— Comme vous me le disiez l’autre jour, notre affaire est solide. Nous ne manquerons de rien, répondit le garçon d’une voix un peu chancelante.

— Mais si jamais…

Marie écoutait ces paroles, les yeux fixés sur la bière. Les croque-morts commençaient à montrer des signes d’impatience. Il leur tardait d’expédier les dernières corvées afin de profiter un peu, eux aussi, de ce samedi. Quand le veston élégant de Thomas Picard obscurcit sa vue, elle ne leva pas la tête, résolue à ignorer sa présence.

— Madame… commença la voix.

« Ne lève surtout pas les yeux », se dit la veuve. Attendre sans bouger, sans émettre un son que cette brute s’efface. Cela demeurait sa seule chance de ne pas hurler de douleur. À la fin, Marie sentit la main de son fils prendre son bras droit, puis sa voix glisser doucement :

— Approchons-nous un peu, afin de lui dire un dernier adieu.

Le commerçant se déplaça enfin, la famille avança d’un pas, pour se trouver à deux pieds du trou de forme rectangulaire.

— Vous ne le descendez pas? demanda Thalie à l’un des employés.

— … D’habitude, nous attendons le départ des proches, répondit à l’intention de la veuve le chef de l’équipe dépêchée par Lépine. C’est plus facile ainsi.

— Nous savons tous où il va finir, intervint encore l’adolescente, la voix un peu chevrotante. Faites-le descendre.

L’homme, son haut-de-forme ridicule sous le bras, interrogea la mère du regard. Celle-ci regarda sa fille, puis déclara :

— Allez-y.

Un instant plus tard, les deux courroies commencèrent à se dérouler. Très lentement, le cercueil amorça sa descente. Une ondée de larmes marqua l’instant où il passa sous la surface du sol. Le défunt, leur sembla-t-il, commençait à ce moment son voyage dans l’au-delà. Chacun préférait l’imaginer errant dans les champs élyséens plutôt que dans un quelconque paradis chrétien.

Quand la boîte de chêne toucha la terre humide, Thalie se pencha un peu et lança la rose blanche qu’elle tenait à la main depuis le matin. La famille partagea ensuite une étreinte dont personne ne songea à exclure Gertrude. Puis, Marie adressa un signe de tête au chef de l’équipe pour lui signifier de commencer à jeter la terre, avant de tourner les talons avec les siens.

* * *

— Élise, quel plaisir de vous revoir… ou peut-être devrais-je vous appeler madame Hamelin?

Édouard offrait sa main et montrait toutes ses dents dans un sourire charmant. « Quel heureux hasard, pensa-t-il, rencontrer deux amis de ma jeunesse la même journée. Les funérailles permettent de drôles de retrouvailles.» Il continua à voix haute :

— Je suppose qu’entre de vieilles connaissances comme nous, le prénom demeure de mise, sans écorcher les convenances.

Elle serra la main tendue, fit de même avec Eugénie, qui suivait son frère de près. Encore sous le choc de sa confrontation avec sa belle-sœur, Thomas préféra lui adresser un salut de la tête, puis poursuivre son chemin vers la voiture. Élisabeth fit de même, désireuse de se pendre à son bras le temps nécessaire pour lui faire passer ses idées moroses.

— Je suis surpris de vous trouver ici, commenta le jeune homme.

— Je le suis tout autant, répondit Élise en riant. Mon père a l’habitude d’assister lui-même aux funérailles de ses patients…

— Surtout quand personne ne peut lui imputer la responsabilité du décès, je suppose, ricana Édouard.

— Votre tact est demeuré le même, vous ne changez pas, rétorqua Élise en s’esclaffant sans retenue.

Les usages n’exigeaient pas d’elle le port du deuil, son lien avec le défunt étant trop ténu. Aussi sa robe de coton à la fois simple et élégante – un achat effectué chez ALFRED : elle la portait pour faire un clin d’œil au marchand – de même que son chapeau de paille posé sur ses boucles brunes la rendaient particulièrement séduisante. Bien sûr, deux grossesses avaient laissé ses hanches un peu plus larges, ses seins un peu plus lourds, mais aucun homme normalement constitué ne le lui en ferait le reproche.

— Avant de me faire interrompre, continua-t-elle, je tentais de dire que je représentais papa, retenu à l’hôpital par ses patients.

— Au cimetière plutôt qu’à l’église?

— Pourquoi imposer une interminable cérémonie à des petites personnes qui ne méritent pas tant de cruauté?

Des yeux, Élise désignait les enfants pendus à chacune de ses mains. Le garçon devait avoir trois ans, la fillette quatre. Le premier arborait l’un de ces habits de matelot qui, depuis quelques années, s’imposait comme l’uniforme habituel des bambins des pays occidentaux âgés de deux à douze ans. La robe toute en dentelle donnait des airs de princesse à la seconde. Édouard s’assit sur ses talons pour les saluer. Le gamin posa des yeux curieux sur lui tout en fouillant sa narine gauche d’un index inquisiteur.

— Fais attention, si tu pousses encore, tu pourrais te crever un œil, commenta l’homme.

— … Édouard, protesta la mère en riant de nouveau.

Quand le garçon porta son doigt riche de toutes ses trouvailles à sa bouche, il ajouta :

— Connaisseur en plus. Est-ce que c’est bon?

L’autre acquiesça lentement de la tête. L’homme se redressa, hilare, pour entendre une petite réprimande.

— Normalement, vous devriez lui dire de ne pas faire cela.

— Pourquoi priver un gourmet de son plaisir?

La mère échappa un soupir amusé, puis se tourna vers son amie reléguée depuis un moment au rôle de spectatrice.

— Comment vas-tu, Eugénie? Je trouve dommage que nous ne nous voyions presque plus, mais avec eux…

Son regard engloba sa progéniture.

Pendant que son frère occupait toute la conversation, la blonde contemplait sa camarade de couvent en silence. Alors qu’elles quittaient toutes deux le pensionnat, pas un instant elle n’avait douté être plus belle et plus intelligente que la brunette. Comme cette prétention lui paraissait sotte, maintenant. Deux enfants réfugiés dans les plis de sa robe, un époux un peu timide, attentionné, profitant déjà d’une excellente réputation dans le milieu médical, un rire facile, tout cela témoignait de son bonheur. Aujourd’hui, les témoins de cette rencontre, s’il y en avait, ne douteraient pas un instant de la réussite de l’une et de l’échec de l’autre.

— Je suppose que je vais bien…

La réponse venait tardivement et le ton disait le contraire des mots prononcés.

— Édouard, allez donc vous esquinter un bras sur la manivelle de votre horrible machine pour que nous puissions parler un peu.

— Vous allez dire des choses contre moi, protesta-t-il.

— Toujours aussi prétentieux. Croyez-moi, une femme peut passer des années sans parler de vous ni même penser à vous sans que cela lui manque le moins du monde, déclara Élise en le regardant.

L’homme afficha la plus parfaite incrédulité devant cette affirmation, mais accepta de bonne grâce de les abandonner à leurs confidences. De toute façon, le démarreur se révélait vraiment un peu capricieux. Contrairement aux affirmations du vendeur, plusieurs tours de manivelle étaient nécessaires avant d’entendre le ronflement du moteur.

— Je reprends ma question, maintenant que les grandes oreilles insensibles s’éloignent : comment vas-tu?

— Oh! Je ne devrais me plaindre de rien. Mais alors que tu avances dans la vie, j’ai l’impression de reculer.

Eugénie contemplait les deux enfants.

— Je ne comprends pas…

— Fernand m’a à nouveau demandé de venir me visiter à la maison.

Devant le regard interrogateur de son amie, elle précisa :

— … Le Fernand bedonnant, ennuyeux, bientôt chauve.

— Qu’as-tu répondu?

Le regard de la blonde se perdit brièvement dans les grands arbres, des pins et des peupliers, qui bordaient le cimetière. Au-delà, vers le nord, après une côte abrupte, s’étendaient les champs des cultivateurs.

— J’ai accepté. Vois-tu, je n’ai pas vraiment le choix des prétendants. Contrairement à toi, je n’ai pas pu me permettre de décider entre quelques candidats.

— Voyons, en réalité il y en a eu… deux.

Un court instant, le chiffre trois lui parut plus exact. Édouard… « Puis non, se dit-elle, ce grand adolescent aimait simplement jauger ses talents de séducteur auprès d’une amie de sa sœur. »

— Parmi ces deux-là, il y en avait un qui levait le nez sur moi. Le jeune pharmacien Brunet…

L’homme qui, lors des fêtes de fin d’année de 1907, ne lisait ni roman ni poésie pour consacrer son attention aux seules revues destinées aux pharmaciens se construisait bien vite une réputation d’homme d’affaires averti. Par ailleurs, au rythme des naissances dans son ménage, il devait être bien épris de sa femme.

— Alors, tu disais qu’un simple boutiquier…

— Quand je pense aujourd’hui à toutes les sottises que j’ai déjà dites, y compris à toi, je désire aller m’enterrer dans un trou aussi profond que celui d’oncle Alfred.

Élise se pencha alors sur ses enfants, adressa quelques mots à chacun pour les inciter à encore un peu de patience, puis poursuivit :

— Fernand est bedonnant et chauve, sans compter que ses parents sont de vraies grenouilles de bénitier. Mais pourquoi arrêter là la nomenclature? Je le trouve sérieux, fiable, probablement généreux et compatissant. Personne ne devrait sous-estimer des qualités de ce genre. Puis, le cabinet de notaire de son père paraît aussi solide que la monarchie anglaise.

— Tu te rappelles, tu me disais à peu près la même chose en 1907 quand il m’a demandée, la première fois. Toute ton énumération ne me paraît pas plus excitante aujourd’hui qu’autrefois.

— Si tu veux de l’excitation, attends d’en avoir deux comme ceux-là. Mon petit gourmet, comme ton frère a dit, a découvert hier le goût des vers de terre.

Le garçonnet leva la tête pour regarder sa mère, un sourire satisfait sur les lèvres, comme habité par le souvenir d’une belle expérience gustative.

Eugénie préféra taire sa conviction : à ses yeux, les frasques de marmots ne présentaient pas plus de motif d’excitation que les notaires prospères.

— À cause de ces deux-là, je peux difficilement sortir l’après-midi. Pourquoi ne pas venir me visiter? suggéra Élise.

— Tu dois avoir tellement à faire…

— Pas au point de fermer la porte au nez de mes amies.

Son ton contenait une pointe de reproche. Quelquefois, avant la naissance de ses enfants, la brunette avait enduré une réception plutôt fraîche de la part de son « âme sœur » du couvent. Bien sûr, cette dernière ne pouvait confier à quiconque les motifs de son profond désarroi. Son père le lui avait totalement interdit. Sa profonde morosité, de même que son désir de s’isoler, passaient pour de l’indifférence aux yeux des autres.

— Je te rendrai visite, c’est promis. Je dois y aller, Édouard s’impatiente sûrement déjà derrière le volant de son bolide.

Le moteur de la Buick tournait inlassablement.

— Et ces deux terreurs sont sages depuis si longtemps… Ce moment de grâce ne durera pas, j’en ai peur. À bientôt?

— Promis.

Élise emprunta une allée ombragée pour regagner le chemin Sainte-Foy, un enfant pendu à chacune de ses mains.

— C’était qui, cette dame? demanda bientôt la fillette d’une voix haut perchée.

Eugénie n’entendit pas la réponse. Songeuse, elle se dirigea vers la voiture familiale.

* * *

Le cocher de chez Lépine laissait ses chevaux marcher au pas. Madame veuve Alfred Picard, encadrée de ses deux enfants, contemplait les champs bordant le chemin Sainte-Foy. Sous le soleil de la fin juin, le foin bruissait de millions d’insectes. Des criquets émergeaient de la surface ondulante pour décrire de longs arcs de cercle, puis disparaître à nouveau parmi les tiges.

— Papa aurait trouvé la cérémonie bien longue, commenta Mathieu pour rompre le silence.

Pour la première fois, il utilisait sans aucun malaise le passé pour parler de son père adoptif. Désormais, sa vie se partagerait en deux pans : pendant et après Alfred. Et le souvenir de ce jour viendrait avec celui de champs odorants sous un grand soleil.

— Puis, ce prêtre qui nasillait depuis le chœur! commenta Marie. Vous n’apprenez pas à parler franc au Petit Séminaire?

— Oui, mais les curés se trouvent dans une classe à part, en tant qu’interprètes de la parole de Dieu. Peut-être que le grand barbu, sur son nuage, nasille.

La veuve échappa un rire bref, mais craignit un instant de se mettre à pleurer à nouveau.

— Tu parles comme lui, maintenant.

Les larmes ne vinrent pas. Sa tristesse prenait une dimension sereine, presque douce.

— Tout de même, tous ces détestables curieux à la basilique, intervint Thalie à son tour. Ces gens n’ont même pas le tact de laisser les parents ou les amis vivre leur deuil en paix.

— Ce sont des vautours, prononça Gertrude de sa voix éraillée. Penses-y, un homme mort dans un grand naufrage : ses funérailles valaient un concert de la Garde Champlain, comme spectacle.

Le chemin Sainte-Foy devint la rue Saint-Jean. Quand la berline s’engagea dans de la Fabrique, chacun poussa un soupir, heureux de revenir à la maison. Édouard sauta le premier sur le trottoir et tendit les deux mains à Gertrude afin de l’aider à descendre. Thalie lui adressa un sourire pour le remercier de la même attention à son égard, mais regagna seule le sol avec la vivacité d’une chatte.

Marie accepta son aide en murmurant un « merci » très doux. Puis, elle s’arrêta devant la porte du commerce de vêtements, laissée grande ouverte après le passage de sa fille.

— Je me demande ce que je vais faire, maintenant.

Mathieu passa son bras autour de ses épaules avant de répondre :

— Mais maman, tu vas faire ce que tu fais depuis ma naissance : diriger le magasin.

Durant un bref instant, l’envie de protester lui vint à l’esprit, mais elle pénétra dans le commerce en silence. Au fond, son fils décrivait bien la situation des dernières années.

* * *

Le lundi matin suivant, le magasin ALFRED fut abandonné aux seules vendeuses le temps de passer au bureau du notaire Dubois, rue Saint-Jean. Sachant que cette femme devait désormais assurer la subsistance de sa famille, le professionnel la reçut aussi tôt que huit heures trente. Elle se retrouva dans une grande pièce au décor vieillot avec ses murs lambrissés de bois et son tapis fleuri si usé par endroit que la corde de la trame demeurait visible.

— Jeune homme, demanda le notaire, allez chercher une chaise dans la salle d’attente.

Mathieu s’exécuta alors que sa mère et sa sœur occupaient les sièges placés devant une immense table de travail. À son retour, le vieil homme tirait d’une chemise un document de format légal en disant :

— Madame, je ne vous apprends rien en disant que votre mari était un peu… original. Cela transparaît dans la forme de son testament, qui reprend ses propres mots. Mais ne vous inquiétez pas, pour le fond, tout est rigoureusement conforme aux usages.

— Original à quel point? questionna Marie alors que la commissure de ses lèvres trahissait son envie de rire.

— Écoutez comment cela commence.

L’homme prononça de sa voix posée :

Il fait froid, l’obscurité s’étend sur la ville depuis le milieu de l’après-midi. Quoi de mieux, pour clore une journée aussi désagréable, que de dicter mes dernières volontés à ce vieux Dubois.

Le notaire leva la tête du document pour préciser :

— Il est venu me voir en janvier, il y a un peu plus de cinq ans et demi. Je continue.

Évidemment, si vous entendez ceci, c’est que je suis mort. J’espère juste que ce ne sera pas trop tôt. Marie, je te laisse le magasin. Je veux dire la bâtisse dont l’hypothèque est payée depuis quelques jours, le logement et son contenu, la marchandise, et malheureusement les dettes, si on en a au moment de mon décès. Tu as gouverné le navire avec moi, tu continueras sans moi sans grande difficulté. J’espère juste que je n’ai pas posé trop souvent un bouquet de fleurs près de la caisse enregistreuse, au fil des ans.

Le notaire leva des yeux interrogateurs sur sa cliente qui, des larmes sur les joues, se limita à préciser :

— Une petite blague entre nous. Continuez, je vous prie.

Mathieu, mon sixième du grand magasin Picard te revient. Je l’ai reçu de mes parents, qui ont préféré laisser la part du lion de leur héritage à mon cadet. Ne gaspille pas ta vie à poursuivre cet objectif, mais, si un jour tu as l’opportunité de récupérer les cinq autres, ne rate pas ta chance. Elles te reviennent doublement. Tu comprendras très bien ce que je veux dire. Je sais que tu as deviné depuis des années.

Dans sa profession, percer de juteux secrets de famille faisait partie du quotidien. Toutefois, le tabellion comprit au premier coup d’œil que le grand jeune homme ne révélerait jamais rien.

Thalie, gracieuse parmi les grâces, la plus grande peine que j’aurai en mourant sera d’être privé de voir l’exceptionnelle personne que tu deviendras. Je te laisse tout le produit de mes assurances vie. Cela te permettra de faire tes choix librement. Souviens-toi juste que tes moyens demeureront modestes : pas de tour du monde dans un grand paquebot ou de voiture automobile. Notre petit navire commercial ne le permet pas encore. Mais qui sait, quand tu seras grande…

Très rarement, une larme venait à l’œil d’un notaire lors de la lecture d’un testament. Cette singulière occurrence l’amena à éclaircir sa voix et à changer de position sur son grand fauteuil avant de dire :

— Comme je l’expliquais, ces dernières volontés, malgré leur forme, correspondent aux usages habituels. Madame, à moins de vouloir vous disputer pour quelques dollars, vous recevrez exactement la moitié du patrimoine familial. En autant que je puisse en juger, votre commerce représente une jolie valeur. Vous pourriez le vendre, convertir le produit en une petite rente et vivre raisonnablement bien…

— Je ne ferai aucune dispute, et aussi longtemps que ma santé le permettra, je dirigerai le magasin ALFRED pour assurer ma subsistance et celle des miens.

Dubois acquiesça de la tête, récompensa d’un sourire admiratif cette femme qui continuait ainsi l’œuvre d’un époux défunt, puis il enchaîna :

— Monsieur Picard, vous recevrez, toujours à quelques dollars près, le quart du patrimoine. Vous toucherez l’usufruit des parts du magasin Picard deux fois l’an, comme votre père avant vous. Cependant, avant vos vingt et un ans, vous ne pourrez ni les vendre ni les céder à quiconque. Tout de même, ce revenu constituera une jolie bourse d’études. Votre père m’a confié que vous souhaitiez vous préparer à exercer le droit.

— Cela nous paraissait indiqué à tous les deux, pour un commerçant.

— Si vous pensez au notariat…

Peut-être ce grand garçon chercherait-il à acheter un cabinet déjà bien établi avec son petit capital? Le vieil homme s’arrêta toutefois, conscient que l’héritier n’obtiendrait pas son diplôme avant 1920. Sa retraite viendrait bien avant cette date.

— Enfin, mademoiselle Picard, vous recevrez le dernier quart. Un peu plus, peut-être, car je comprends que le Canadien Pacifique avait des assurances afin de dédommager les familles des passagers, dans l’éventualité d’une catastrophe. Si j’interprète bien les volontés de votre père, cette somme vous reviendra aussi…

— Tout ce qui dépasse la part à laquelle j’ai droit sera répartie entre nous trois dans des proportions d’une demie et de deux quarts.

L’homme jeta un regard surpris sur la gamine. Elle se tenait bien droite dans ses vêtements de deuil, son chapeau de paille noir incliné sur l’œil droit, ses cheveux réunis en une lourde tresse. Que de prétention pour une personne du sexe, surtout à son âge : discuter du partage d’argent. Le moment demeurait toutefois mal choisi pour lui asséner un cours de droit.

— Cet argent sera placé en fiducie jusqu’à votre majorité. Les intérêts vous seront versés deux fois l’an. Cela donnera, ma foi, un revenu bien imposant pour une jeune fille.

Elle toucherait environ la même somme que son frère, ce qui semblait bien trop au notaire. La curiosité l’emporta sur son devoir de discrétion professionnelle.

— Que ferez-vous de cette petite fortune?

Convaincu d’entendre quelque chose comme « Acheter des robes et des bijoux », la réponse le laissa pantois.

— Exactement ce que mon père a écrit : choisir librement ce que sera ma vie.

Mathieu la regarda avec fierté. Son instinct le lui disait, l’adolescente savait déjà précisément ce que deviendrait son existence.

Le notaire Dubois remit le testament dans la chemise et précisa encore à l’intention de la veuve :

— Je m’occuperai, si vous le désirez, de préparer de nouveaux actes de propriété. Quand vous aurez les chèques des compagnies d’assurances, je pourrai préparer les documents relatifs à la fiducie.

— Excellente idée, répondit Marie. Vous préparerez aussi un nouveau testament pour moi. Rien de compliqué : tout ce que je possède ira en parts égales aux enfants.

— Ce sera fait dans quelques jours. Bien que cela paraisse tout à fait improbable pour une personne aussi jeune, il conviendrait de prévoir la nomination d’un tuteur pour les enfants, si votre propre décès survenait. Votre beau-frère, peut-être…

Un éclair noir passa dans les yeux de Marie, sa bouche se crispa en une mince fente.

— Jamais. La tutrice sera Gertrude Dugas. Et précisez dans le testament que les enfants devront la soutenir à même leurs revenus sa vie durant, si je meurs avant elle… Ils y auraient pensé tout seuls, ajouta-t-elle après une pause en les englobant du regard, mais écrivez-le tout de même. Vous devez avoir l’habitude, alors vous me proposerez un montant raisonnable.

— Vous voulez dire la domestique?

— Je veux dire une amie fidèle.

Le professionnel salua ses clients avec des poignées de main, réitéra une dernière fois ses condoléances et les regarda quitter la pièce en dissimulant mal sa surprise. Jusque-là, Alfred Picard lui semblait original. Sa famille se révélait l’être encore plus.

* * *

Pendant le court trajet jusqu’au magasin, Marie demeura songeuse. Le tabellion avait raison, il lui fallait prévoir l’imprévisible et prendre les bonnes décisions, tout comme Alfred, cinq ans plus tôt, au moment d’établir son testament. Avec la propriété du commerce venait cette responsabilité.

Mathieu, quant à lui, ruminait la recommandation de son père adoptif : récupérer les cinq sixièmes de l’affaire Picard. À moins d’épouser Eugénie, cela lui semblait irréalisable. L’idée l’amusa. Un mariage semblable demeurait totalement impossible : personne ne saurait jamais qu’elle était sa demi-sœur, mais les prélats condamneraient toujours une union entre cousins du premier degré. Lorsqu’il poussa la porte du commerce, une seule solution lui parut réaliste : devenir riche.

Quant à Thalie, débarrassée de son chapeau, elle vendit des rubans et des dentelles toute la journée avec son habituelle affabilité. Toutefois, en l’absence de clientes, un air songeur venait hanter son visage. Une fois le magasin fermé, un peu hésitante, elle demanda à Mathieu :

— Viens-tu avec moi au parc?

— Nous allons manger dans une demi-heure, tout au plus, intervint Marie.

— Quelques minutes seulement. La journée a été longue, un peu d’air me fera du bien.

La mère donna son accord et verrouilla la porte derrière eux. La goulée d’air servait de prétexte, devina-t-elle. Sa fille désirait confier ses réflexions de la journée à son grand frère.

Le parc Montmorency se trouvait tout près, au-delà de la basilique et de l’archevêché. La jeune fille gagna son banc préféré, juste devant le muret de pierre destiné à empêcher les imprudents de dévaler la falaise. Quand son frère s’assit à sa droite, elle commença :

— Tu ne m’en veux pas?

— Grands dieux, pourquoi t’en voudrais-je?

— Papa me laisse la même chose qu’à toi…

— … Mais tu es autant son enfant que moi.

« Un jour, pensa Mathieu, je lui expliquerai qu’elle a droit à tout l’héritage d’Alfred, et moi, à rien de Thomas. » Les actions du magasin Picard étaient justement une façon symbolique de rétablir la filiation. Il continua après une pause.

— Tu le sais bien, jamais je ne te reprocherai quoi que ce soit, surtout pas cet héritage. Sauf lorsque tu manges tout le dessert, bien sûr…

— Je ne le ferai plus, alors, rétorqua-t-elle sur le même ton affectueux.

Cette entrée en matière laissait deviner une suite plus délicate. Mathieu le savait. Jamais sa sœur ne se serait inquiétée de recevoir autant qu’un garçon. Comme elle se murait dans son silence, il finit par remarquer :

— Le souper sera froid.

— Je sais déjà ce que je veux faire de ma vie.

Le jeune homme jeta un regard sur le profil régulier de l’adolescente : le nez fin et droit, la petite moue de la bouche, la ligne volontaire de la mâchoire.

— Irma Levasseur, souffla-t-elle.

— Pardon?

Il comprenait toutefois très bien. Cette jeune femme de la région avait complété des études de médecine aux États-Unis avant d’obtenir, en 1903, le droit de pratiquer dans la province de Québec. En 1907, elle avait créé l’Hôpital pour enfants Sainte-Justine, à Montréal, avec la participation de bourgeoises désireuses de se sanctifier par de bonnes œuvres. Ce destin remarquable autorisait sans doute de nombreuses fillettes à rêver d’un autre avenir que celui de changer des couches ou même de vendre des rubans et des dentelles. Une poignée d’entre elles, moins que les doigts des deux mains chez les Canadiennes françaises, réaliseraient ce rêve.

— Je veux faire comme elle, médecin.

— Aucune université de la province n’accepte les femmes.

— Pas même McGill?

— Je ne pense pas.

Elle mordit sa lèvre inférieure, les yeux toujours perdus sur le fleuve, puis plaida :

— Depuis trois ans, des filles vont là-bas à la Faculté de droit.

À onze ans déjà, une information de ce genre lui avait paru assez importante pour la retenir. Sa confidence ne trahissait pas un coup de tête passager, mais plutôt une décision réfléchie et ferme.

— Pas encore en médecine. Toutefois, je vérifierai. Je peux me tromper.

— Alors, j’irai plus loin que Montréal.

— Cela coûtera cher.

— Tu as vu la mine du notaire, tout surpris que mon père me donne autant d’argent. Si tu en as assez pour faire ton droit, j’en aurai assez pour faire médecine.

Sans doute, songea Mathieu. La somme suffirait même à l’entretien de sa sœur pendant ses premières années de carrière, si les clients tardaient à se manifester.

— Ce sont aussi des études difficiles.

— Penses-tu vraiment que je suis première de classe pour faire plaisir aux pisseuses?

Certes non! De cela, le garçon en était certain. Il attendit un moment, le temps de la voir formuler la vraie question, celle qui hantait sa sœur depuis des heures.

— Tu m’aideras?

— À obtenir ce que tu désires? Bien sûr. Tu te rappelles, je suis le meilleur grand frère de la ville.

Thalie chercha sa main sur le banc, la serra dans la sienne.

— Je ferai mes études en anglais.

— Cela me paraît évident.

Dans un futur prévisible, jamais les universités de langue française, dirigées par des prélats, ne permettraient l’accès des femmes aux professions.

— En septembre, je veux aller au High School. Tu vas convaincre maman de me le permettre.

— Voyons, elle ne m’écoutera pas…

L’adolescente laissa échapper un rire bref, chargé d’ironie, puis rétorqua :

— Si, elle fera comme tu dis. Maintenant, tu es l’homme de la maison. Tu lui expliqueras que pour le magasin, je dois vraiment bien maîtriser cette langue. Les touristes deviennent de plus en plus nombreux, l’été…

Thalie connaissait la stratégie, les arguments à employer. Un moment, Mathieu se questionna sur la teneur de la lettre placée dans le cercueil enterré à Sainte-Foy. Sans doute s’agissait-il d’un petit exposé de tous ces projets, formulés pour son père alors qu’il entamait son long voyage.

— Nous allons souper, maintenant?

Elle garda sa main dans la sienne pendant tout le chemin du retour. La scène devait toucher les passants qui les reconnaissaient : le frère et la sœur, affublés d’habits de deuil, cherchant à se rassurer l’un l’autre. Lorsque Mathieu glissa la clé dans la serrure de la porte du commerce, elle demanda :

— Tu crois que papa avait deviné? Quand on lit les paroles du testament…

— Que tu voulais imiter Irma Levasseur? Je ne pense pas. Mais lui, maman et moi, et sans doute aussi Gertrude, nous nous doutions bien que tu n’élèverais pas douze enfants pour repeupler la patrie ni ne deviendrais religieuse pour convertir les païens.

— Tu es au moins le meilleur grand frère de la rue. Mais pas de toute la ville, comme tu le répètes souvent… Prétentieux.

Dès que la porte s’ouvrit, elle s’engouffra dans le magasin et s’engagea dans l’escalier en courant. Ses talons ferrés résonnaient joyeusement contre le bois. Mathieu réalisa alors que, depuis plus d’un mois, ce bruit familier s’était tu. Combien il lui avait manqué!