ÉPILOGUE

Septembre 2005

 

Faraday partit en France début septembre. Il avait posé ses deux dernières semaines de congé annuel auxquelles s’ajoutaient trois jours en compensation de ses heures supplémentaires, laissant à Martin Barrie le soin de boucler l’opération Coppice. Jenny Mitchell était en liberté provisoire en attendant son procès aux assises, sous l’inculpation d’assistance au suicide. Son mari, qui, finalement, n’avait pas fait l’objet d’une mise en examen, avait quitté le toit conjugal, et le bruit courait qu’il vivait avec une travailleuse sociale à Southsea. Les enfants, selon Peter Barnaby, montraient des signes de troubles psychologiques importants.

Du côté de Tartan, Karl Ewart était en détention provisoire pour tentative de meurtre et fraude. Jake Tarrant avait été convoqué pour un interrogatoire en bonne et due forme, mais avait affirmé ne rien savoir sur Givens depuis sa disparition, en conséquence de quoi Willard avait suivi la recommandation de Barrie selon laquelle il n’y aurait rien à gagner à injecter encore plus d’effectifs dans cette enquête. Les dossiers, marqués AAM, avaient été envoyés à l’archivage. AAM signifiait Aucune Autre Mesure.

À présent, sur le pont supérieur du ferry P&O qui se glissait devant la tour Spinnaker, Faraday ne se souvenait pas d’avoir jamais été aussi heureux de quitter la ville. Même le nouvel ascenseur en verre étincelant, joyau de la tour, accumulait panne sur panne. Plus rien, songea Faraday, ne semblait fonctionner.

Du Havre, où il arriva en milieu d’après-midi, il roula vers le sud à travers les bocages verdoyants du pays d’Auge. En début de soirée, il apercevait les tours jumelles de la cathédrale de Chartres, dorées par la douce lumière du soleil couchant. Gabrielle lui avait expliqué l’itinéraire jusqu’à une rue d’un quartier très récent de la ville. Son appartement, au dernier étage d’un bâtiment de trois étages, offrait une vue sur un terrain de volley à l’ombre des arbres d’un parc. Elle avait un chien hirsute du nom de Miho, et un espace de vie modeste exclusivement consacré au rangement des livres. Elle avait préparé une bouillabaisse, et tenu à ouvrir un montrachet que sa mère lui avait offert des années plus tôt. Faraday, étonné et flatté par cet accueil chaleureux, se surprit à parler des événements des trois derniers mois. L’aube pointait quand il s’écroula dans le lit qu’elle lui avait préparé par terre dans la pièce principale.

Faraday s’éveilla, le chien lui léchait les pieds. Cet après-midi-là, Gabrielle l’emmena visiter la cathédrale. Immobile dans l’espace voûté de la nef, écrasé par le volume du monument, il comprit tout de suite ce qu’elle avait voulu dire dans ses mails en parlant des explosions de lumières médiévales piégées dans les vitraux. Ils étaient un feu auquel pouvait se réchauffer la douleur glacée de son âme. Un organiste jouait une cantate de Bach. Faraday s’assit sur un banc tout à côté d’un des énormes piliers en pierre, et songea au néant de Duley.

Ce soir-là, il invita Gabrielle dans un restaurant de la vieille ville. Ensuite, ils rentrèrent à pied par un dédale de rues pavées, portés par une conversation toujours aussi animée. Faraday soupçonnait que les jours à venir constitueraient un dialogue ininterrompu, ingouvernable, intense, pimenté de moments inattendus de surprises et de joies.

Ils partageaient une passion pour la Leffe blonde, les longues balades sous la pluie et Hector Berlioz. Tous deux lisaient la presse de gauche, et se surprirent à parler sans cesse de l’Occident, des pièges que les richesses semaient dans leur sillage, du mécontentement qui couvait dans les quartiers les plus défavorisés des villes des deux côtés de la Tamise.

Faraday parla de Somerstown et de Portsea, des gamins qui préféraient tenter leur chance en vivant dans la rue plutôt que de subir une soirée de plus à la maison. Gabrielle lui raconta la semaine d’émeutes dans les banlieues* au nord-est de Paris – rappel brutal, dit-elle, des gouffres qui se creusaient dans la société française. Desséché après des mois consacrés exclusivement à Coppice et Tartan, Faraday buvait chacune de ces conversations comme du petit-lait. Ce n’était pas comme en Thaïlande, c’était bien plus riche, et bien plus complexe.

Le lendemain, dans le très vieux camping-car de Gabrielle, ils prirent la direction du sud. Les routes de campagne étaient désertes. Installés dans un camping près de Montbard, ils louèrent des bicyclettes et parcoururent des kilomètres le long du canal de Bourgogne. Il faisait un temps splendide, la chaleur de l’après-midi adoucie par une brise qui agitait les arbres en bordure d’eau. Plus au sud, ils campèrent au bord d’un lac dans l’Auxois, et Faraday passa l’après-midi sur la rive de galets déserte, regardant Gabrielle nager d’une balise à l’autre, un crawl fluide qu’elle soutint sans effort pendant près d’une heure. Ensuite, étendue près de lui sur le drap de bain, elle pianota du bout des doigts sur son torse et l’embrassa tendrement comme il pointait le doigt sur une volée de canards qui disparaissaient vers l’autre extrémité du lac.

— Je t’aime depuis le début, murmura-t-elle. Ça te va* ?

Huit jours plus tard, après un intermède de randonnée pluvieuse dans le massif calcaire des Cévennes, ils plongèrent dans le Languedoc. Faraday avait obtenu l’adresse de Ginnie Bullen par sa sœur jumelle. Trouvez Lamalou-lès-Bains, lui avait-elle dit. Continuez vers l’ouest par la vallée de l’Orb. Vous verrez sur la gauche un pont suspendu au-dessus de la rivière. Trois ou quatre kilomètres plus loin, vous tomberez sur le village de Vieussan. La postière connaît bien Ginnie. Elle vous indiquera le reste du chemin.

Ginnie Bullen, en l’occurrence, vivait tout au bout du village, dans une maison de deux étages en vieilles pierres perchée au sommet de la colline qui surplombait la rivière. Derrière la maison, à l’abri du vent qui soufflait de la vallée, il y avait un petit jardin clos.

Le villageois sollicité par la postière fit les présentations. Ginnie Bullen était plus hâlée que sur la photo que Faraday avait vue. Ses cheveux grisonnants étaient férocement coupés ; ses yeux foncés, presque noirs, enfoncés dans son visage osseux. Elle portait un T-shirt sale et un jean déchiré. Des traces de peinture fraîche maculaient ses mains.

— Vous connaissez Ollie ? Je vous plains.

Elle aboya un rire, s’essuyant les mains avec un torchon et les invitant à entrer.

La maison était un havre de fraîcheur après la chaleur et la poussière de la rue. La pièce à vivre dallée était au fond. Par les portes ouvertes, Faraday aperçut des rangées de légumes soigneusement entretenues. D’énormes têtes de laitues. Des courgettes dodues. Des tomates pleines à éclater.

Déjà, Ginnie entretenait Gabrielle de la région, des années qu’elle y avait passées, de ses voisins dans le village, et, au fil de la conversation, Faraday décela chez elle des intonations méridionales. Elle parlait le français couramment, comme une mitraillette, et avec les mains aussi, n’ayant rien à envier à Gabrielle, faisant la moue à tel ou tel souvenir d’un air ébahi, sardonique, vaguement mauvais. Cette femme a pris racine ici, songea Faraday, comme la vigne. C’est une coriace. Elle se nourrit du soleil et de la terre pierreuse. Elle n’a besoin de personne.

Elle sortit un cubitainer de vin rouge, du pain et du fromage de l’armoire ancienne qu’elle avait transformée en garde-manger. Puis elle les chassa dans le jardin, dégota deux chaises en fer forgé, étala un petit tapis à leurs pieds. Le soleil déclinait vers les crêtes de sommets à l’ouest. Faraday entendait le moteur d’un tracteur dans le lointain.

— Ils rentrent la vendange*, dit Ginnie, tranchant le pain. Ils n’en peuvent plus à 8 heures.

Faraday parvint enfin à lui exposer la raison de sa visite. Il avait travaillé sur une enquête criminelle. Il lui restait encore deux ou trois points à éclaircir.

— Vous êtes vraiment de la police ? C’est génial, dit Ginnie, se servant un autre verre de vin. Dois-je prendre un avocat ? Il y en a justement un, jeune, sublime, qui a une résidence secondaire ici.

Faraday pensait que ce ne serait pas nécessaire. Il parla du corps trouvé dans le tunnel. Ginnie lui coupa la parole.

— Oh, Duley, dit-elle, restant de marbre.

— Comment le savez-vous ?

— Ollie m’a écrit quand elle est rentrée à la maison. Maintenant que j’y pense, elle a aussi parlé de vous. Vous lui avez fait une forte impression, à ce que j’ai pu comprendre.

Ginnie dit quelque chose à Gabrielle en français, Gabrielle eut un petit rire. Faraday prit son verre. Le vin était infect.

— Qu’est-ce qu’Ollie vous a dit d’autre ?

— Que le village avait été envahi par des policiers. Et qu’il n’y avait plus eu de train pendant deux jours, une aubaine, à mon avis. Ollie, elle, était ici au moment où ça s’est passé, bien sûr. Elle m’a dit que le village débordait de rumeurs à son retour. C’est drôle, non ? Il n’y a que les mauvaises nouvelles qui fassent sortir les Anglais* de leur coquille !

Elle rit, plantant sa fourchette dans un morceau de fromage.

Faraday voulut en savoir plus sur Duley.

— Vous étiez très liés ? avança-t-il, prudemment.

— Il a été mon amant. Une fois. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

— Mais il est venu vous voir par la suite. À Buriton.

— Oui, et bien mal lui en a pris. Il faisait pitié à voir, dit-elle, repoussant cette image d’un mouvement de tête. Il arrive qu’on se trompe lourdement. Tant pis*.

— Qu’on se trompe, c’est-à-dire ?

— Vous voulez que je vous fasse une liste ? Il était obsédé par sa petite personne. Il était ennuyeux. Il ne pouvait parler de rien à part de lui-même et de sa situation désespérée. Et, pour couronner le tout, au lit, ce n’était pas une affaire, j’en ai peur. C’était sans doute à cause de l’alcool, mais il a fini par s’endormir sur moi.

Gabrielle souriait à nouveau. Faraday trouvait cette femme sympathique.

— Parlez-moi du tunnel.

— Il n’y a rien à raconter, vraiment. Le pauvre chou ne savait plus quoi inventer pour nous montrer à quel point il était malheureux. Le tunnel, ce n’était qu’un autre moyen de le dire. Il y est allé pour faire de l’esbroufe. Il y a dormi pour nous choquer. C’était du mélodrame à l’état pur. Avec quelqu’un comme lui, il faut une sacrée dose de patience. Je crains d’en être totalement dépourvue. C’est pourquoi Ollie et moi sommes venues ici plus tôt que prévu. Je ne pouvais pas rester une minute de plus avec cet homme.

Faraday hocha la tête, puis brisa un morceau de pain.

— J’ai cru comprendre que vous lui aviez acheté un cadenas ?

— Oui.

— Vous avait-il dit pourquoi il en voulait un ?

— Oui. Il avait l’idée saugrenue de s’enchaîner. Il m’a dit qu’il voulait faire passer un message. Pour être franche, je ne voyais pas du tout à quoi il faisait allusion.

— En avez-vous parlé à votre sœur ?

— Grands dieux, non ! Je culpabilisais déjà assez comme ça de lui avoir imposé la présence continuelle de ce garçon. Je ne voulais surtout pas en remettre une louche.

— Combien de clefs étaient vendues avec le cadenas ?

— Deux. Il en gardé une. Il m’a donné l’autre.

— Pourquoi ça ?

— Il voulait que je le détache, que je le libère, je ne sais quoi.

— Quand ?

— Dimanche soir. Dans le tunnel. À 4 heures du matin. Précises.

— Il vous a dit ça ?

— Mot pour mot. Puis il m’a fait jurer de le faire. Nous étions dans la voiture, à Southsea, devant chez lui. C’était le vendredi. J’avais dû le ramener de Buriton. Le pauvre chou refusait de descendre avant d’avoir obtenu ma réponse.

— Alors, que lui avez-vous dit ?

— Je lui ai dit oui. Il était en plein délire, apparemment.

— Mais, en réalité, non.

— Non, en l’occurrence, non.

— Et vous êtes parties le lendemain. Le samedi ?

— C’est ça, c’est ce que nous avons décidé, Ollie et moi, une impulsion, à mon retour au cottage… mais ça, il ne pouvait pas le savoir, le pauvre*. Il croyait toujours que nous partirions le mardi.

Elle rit encore, la tête rejetée en arrière.

Faraday l’observa. Finalement, c’était simple, songea-t-il. Sally Spedding avait vu juste ; Peter Barnaby aussi. Duley n’avait jamais eu l’intention de se tuer. Le tunnel, c’était une performance, un tableau vivant, conçu et mis en scène à l’intention de Jenny. Voilà à quel point elle comptait pour lui. Voilà à quelles extrémités elle l’avait conduit. Il avait présupposé, évidemment, qu’elle appellerait les secours, mais, par acquit de conscience, il avait prévu un plan B – quelqu’un de confiance ayant le double de la clef, une femme qu’il croyait avoir impressionnée, pour qui il comptait et qui surgirait dans le noir et le libérerait. Le plan B devait lui paraître infaillible. Sauf que Ginnie Bullen avait d’autres chats à fouetter. Et qu’Andy Mitchell préférait le voir mort.

— De la folie, murmura Faraday.

Ginnie, à ce mot, secoua la tête, prit la bouteille de vin.

— Mais non ! s’exclama-t-elle. La folie, c’est intéressant. Duley, c’était un enfant.

Elle se protégea les yeux contre les derniers feux du soleil couchant, cherchant à croiser le regard de Gabrielle.

— Encore du rouge, ma petite* ?