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Mardi 19 juillet 2005,19 h 02

 

Faraday se trouvait sur le pont supérieur du ferry de Gosport qui fendait doucement les hauts-fonds de l’anse du port. Il avait contacté Willard quelques heures plus tôt, le joignant alors qu’il partait en taxi pour son rendez-vous au Home Office. Faraday avait grandement besoin d’une autre réunion. Il informa Willard qu’il avait parlé à Winter et que des décisions importantes devaient être prises. Quand Willard lui avait rétorqué que cela devrait attendre mardi au plus tôt, Faraday avait perdu patience. L’idée de mettre Winter à l’épreuve venait de Willard. Le moins qu’il pouvait faire était d’entendre ce qu’il avait à lui dire.

Finalement, non sans réticence, Willard avait accepté d’en discuter. Il devrait aller chercher deux ou trois choses sur le bateau. Il passerait par Gosport. Si Faraday voulait bien se présenter à l’entrée principale du club nautique à 7 heures et demie, Willard le prendrait au passage et ils iraient au club-house. Et s’il arrêtait de faire son caprice, avait-il ajouté, il se pourrait même qu’il l’invite à manger un morceau.

Le ferry accosta le long du ponton de Gosport, et Faraday se joignit à la bousculade des usagers quotidiens pressés de mettre pied à terre. Les dernières gouttes de pluie s’étaient dissipées, et la promesse d’un somptueux coucher de soleil pointait par-delà l’ombre des tours qui dominaient le bord de mer. Savourant la fraîcheur de l’air, Faraday s’engagea dans Millenium Walk, la promenade qui contournait le port. En ce début de soirée, sur l’autre rive, Pompey se montrait sous son meilleur jour, les douces circonvolutions blanches comme de l’os de la récente tour Spinnaker tranchant sur la grisaille du chantier naval en contrebas, l’amas de pubs et de maisons dans le vieux Portsmouth, à deux pas, luisant sous les dorures de la fin du jour. Dans des moments pareils, songea-t-il, il n’existe pas de plus bel endroit où se dire qu’on est chez soi.

Le Hornet, ancien bâtiment de Sa Majesté, était niché derrière le bras ouest de l’entrée du port. Abrité de tous côtés, il était devenu le havre de paix de deux cents membres de la Royal Naval Sailing Association désireux d’être entre gens de bonne compagnie à proximité d’un bel endroit où amarrer leur yacht. Faraday s’arrêta sur le pont qui surplombait la marina, et regarda la forêt de mâts en contrebas. De tels mouillages, si près de l’entrée du port, étaient une denrée rare, et les adhésions au Hornet faisaient l’objet, il le savait, d’un contrôle strict. Comment Willard avait-il réussi son coup ? Mystère.

Le nouveau patron de la Criminelle le retrouva à l’entrée. Ils prirent la direction du club-house, Willard s’arrêtant, à un moment, pour lui montrer un yacht rutilant au mouillage à un ponton tout proche. C’était, apparemment, sa grande fierté.

— Le Moody 27, dit-il avec un sourire. Belles manières. Un rêve en mer.

Il expliqua qu’il en était propriétaire à cinquante pour cent, ayant acheté sa part à un pote à lui qui occupait un poste important auprès du commandant en chef de la flotte à Whale Island. En sa qualité de commandant, Rory, naturellement, avait l’embarras du choix en matière d’invitations, et aussi la gentillesse d’inclure son nouveau compagnon de bord quand l’occasion se présentait. Ainsi, pour un peu plus de douze mille livres, précisa Willard, il s’offrait non seulement de la bière cidrée à volonté, mais également une flopée de nouveaux amis bien introduits.

— Des gens très sympathiques, dit-il. Venez, que je vous montre mon nouveau club.

Le club-house, un bâtiment bas en brique et colombage, offrait une belle vue sur la marina. Willard guida Faraday jusqu’au bar et le parraina, échangeant des signes de tête et des banalités avec quelques personnes autour de lui. Sa capacité de surfer sur la vague mondaine, son instinct infaillible pour repérer les gens qui comptaient vraiment avaient toujours sidéré Faraday. Il fréquentait cet endroit depuis deux ou trois mois à peine, songea-t-il, et pourtant, il s’y sentait déjà comme chez lui.

Faraday commanda un fish-burger frites, et trouva une table sous un alignement de photos encadrées de divers yachts. Le bar était bondé ; des marins en visite appartenant à un club le long de la côte, apparemment. Willard se fraya un chemin dans la mêlée, et déposa deux bières sur la table. Les plats arriveraient sous peu.

— Winter, dit-il, prenant place dans un fauteuil à côté de Faraday. Racontez-moi.

Faraday lui rapporta la conversation qu’il avait eue à Kingston Crescent. Dit que Winter n’avait fait aucune difficulté pour reconnaître avoir rencontré Mackenzie le samedi après-midi. Ce dernier lui avait conseillé de laisser tomber la piste Mickey Kearns, et Winter, en retour, l’avait envoyé bouler.

— C’est ce qu’il vous a dit ?

— En gros, oui.

— Et vous le croyez ?

— Absolument.

— Pourquoi ?

— Parce que Mackenzie, ou des gens très proches de lui, ont pris l’initiative de lui régler son compte.

— Je ne vous suis pas. Comment cela ?

Faraday lui raconta ce qui s’était passé le samedi soir, la camionnette et la suite.

— C’est extravagant ! s’exclama Willard qui n’avait pas touché à sa bière. Mais pour qui se prennent-ils, ces gens-là ?

— C’est aussi le point de vue de Winter.

— Mais alors, pourquoi n’a-t-il pas réagi, bon sang ?

— Il a réagi. Il m’a parlé.

— Deux jours plus tard ? Voyons, Joe, ça dépasse l’entendement ! Il est officier de police, nom de Dieu ! Il y a des règles. Il ne peut pas les réécrire. On appelle la cavalerie. On tire le signal d’alarme. On pourrit la vie de M. Mackenzie et consorts.

— Il ne disposait d’aucune preuve contre lui. Les types de la camionnette ont été malins. Il n’a rien vu, rien entendu.

— C’est ce qu’il vous a dit ?

— Oui.

— Et vous me confirmez que vous le croyez ?

— Oui, répondit Faraday avec un signe de tête affirmatif. Mais c’est là que ça devient intéressant.

Il informa Willard des photos et du vol de portable. Les deux, entre de bonnes mains, constituaient des armes inestimables. Or, c’était Mackenzie qui tenait le pistolet chargé.

— Il est passé voir Winter chez lui hier soir. Pour papoter.

— Vous m’étonnez. Il risque la prison.

— Mais pourquoi tant de précipitation ? dit Faraday, qui souriait à présent. Chef ?

Les traits de Willard s’assombrirent, indice habituel d’une fureur imminente. L’espace d’une ou deux secondes, Faraday craignit le pire. Puis, le superintendant en chef parut se détendre. Il prit sa bière, en but une gorgée et la reposa.

— Allez-y, dit-il. Je vous écoute.

Faraday prit son temps. C’est important, songea-t-il. Plante-toi, et Winter aura le plaisir de lire son solde de tous comptes.

— Nous nous intéressons toujours de très près à Mackenzie, d’accord, chef ? Pas à cause de Coppice. Ni parce que nous pensons qu’il est nécessairement lié à ce qui est arrivé à Duley. Mais parce qu’il est ce qu’il est. Pas un gramme de cocaïne n’entre dans cette ville sans son feu vert. Les vingt millions de livres qu’il a en banque sont là pour le prouver.

— Poursuivez.

— Vous m’avez demandé de garder Winter à l’œil. Selon vous, les nouvelles lois anti-corruption sont le bâton dont on pourrait se servir pour frapper Mackenzie et ses semblables. Vous pensez que Winter pourrait faire partie de ce processus.

— C’est possible, oui. Encore que mes supérieurs soient loin de se réjouir à cette idée. Ils pensent que Winter est fait pour la rue. Pas pour traîner ses guêtres de service en service en prêchant la bonne parole légale.

— Ils ont peut-être raison.

— Vous le pensez ?

— Oui, chef. Mais il existe peut-être un meilleur moyen de faire tomber ces gens-là.

— Je ne vous suis pas.

— D’accord, laissez-moi vous expliquer. Voilà comment ça marche. Mackenzie tient Winter à la gorge. Il l’a humilié et il détient des éléments pour le prouver. Il pense qu’il n’y a aucun risque que Winter perde la face vis-à-vis de nous, et ça se comprend. Sauf qu’il se trouve que Mackenzie se trompe.

Du comptoir de la cuisine, on cria un numéro. Deux fish-burgers frites. Willard ne quittait pas Faraday des yeux.

— Vous voudriez jouer Winter contre Mackenzie, dit-il lentement.

— Oui, chef.

— En lui lâchant la bride avec cet individu ?

— Oui, chef.

— Un agent double, en quelque sorte ?

— Exactement.

— Formidable. Et qui m’assure qu’on peut lui faire confiance ?

— À qui ?

— À notre monsieur Winter.

— Moi, chef.

— C’est vous avancer beaucoup, Joe. Peut-on savoir d’où vous vient cette certitude ?

Il lança un coup d’œil à son ticket, puis se leva et se dirigea vers le bar. Faraday fit de la place sur la table en prévision des assiettes. Willard revint, délestant ses poches de sachets de sauce tartare.

— Alors ? dit-il, bataillant avec l’ouverture d’un sachet.

Faraday piqua une frite et expliqua que Winter aimait trop son travail pour le mettre en péril. C’était leur meilleure garantie. À toute épreuve.

— Mais les gens changent, Joe. Surtout lui, après tous ses traumatismes.

— Ça, c’est vrai.

— Raison principale pour laquelle j’ai donné mon accord pour son déploiement aux Crimes graves. Pour que vous le gardiez à l’œil, vous vous rappelez ?

— Bien sûr, chef.

— Alors, où sont les garanties réelles ? C’est qu’il n’y a pas que la tête de Winter sur le billot.

Faraday lui concéda ce point. Il avait déjà retiré Coppice à Winter, précaution qui s’imposait tant que Mackenzie était toujours, en théorie du moins, dans le collimateur. Le lendemain, avec l’accord de Barrie, il avait l’intention de le démettre de ses fonctions à la cellule du Renseignement. Ainsi, il n’aurait plus accès aux sources clés, telles que le fichier national.

— Excellente initiative, approuva Willard. Et que comptez-vous faire de lui ?

— Le mettre en binôme avec Dawn Ellis. Elle est sûre. De cette façon, il sera toujours sur Tartan, ce qui n’est que justice vu qu’au départ c’est grâce à lui qu’on a su que Givens figurait sur la liste des disparitions inquiétantes.

— Permis de conduire ?

— Il devra compter sur Ellis. Ça ne devrait pas poser de problème.

— Parfait. Et entre-temps ? En ce qui concerne Mackenzie ?

— Winter dépend de moi. Ou de Martin Barrie. C’est vous qui voyez.

Willard hocha la tête, et porta son attention sur le contenu de son assiette. Quelques minutes plus tard, il n’en restait plus grand-chose. Il disposa le restant de ses frites en une pile bien nette qu’il recouvrit de sauce.

— C’est un gros coup, Joe, dit-il enfin. Ce n’est pas bête, je vous le concède, mais la nuit porte conseil. Il n’y a pas que Winter, il y a aussi Mackenzie. Il est intelligent, le salaud. À un moment, il joue votre jeu, et l’instant d’après, il vous baise la gueule. Je ne veux pas revivre Tumbril. Pas même pour vous.

— Sauf votre respect, chef, ça n’a rien à voir. Pour Tumbril, c’est nous qui étions allés le chercher, qui avions pris l’initiative. Cette fois, c’est lui.

— C’est vous qui le dites.

— Qui d’autre, sinon ? Qui serait allé le chercher ?

— Winter, bien sûr, dit Willard, léchant la traînée de sauce au bout de son doigt. Ce qui nous ramène au point de départ de cette conversation.

 

Winter, assis sur son balcon, regardait les lumières du ferry de Gosport qui approchait dans le port. La conversation de l’après-midi avec Faraday le dérangeait plus qu’il ne voulait bien l’admettre, notamment parce qu’il avait laissé l’inspecteur le manipuler si habilement. De plus – selon une attitude que Winter ne reconnaissait que trop –, il semblait vouloir garder pour lui seul sa connaissance des petites transgressions de Winter. Ce n’était pas qu’il se méfiait de Faraday. Pas même que celui-ci lui était antipathique. Au contraire, il commençait à éprouver pour cet homme un respect appréciable.

Non, c’était beaucoup plus simple. Porté par la confiance en soi, Winter avait, pendant des dizaines d’années, gardé la tête hors de l’eau. Aujourd’hui, cette confiance avait disparu, d’abord escamotée par la petite farce de Mackenzie, ensuite pour des raisons qu’il n’avait toujours pas cernées, par Faraday. Face à ces deux hommes, inexplicablement, Winter avait baissé sa garde. Ce qui ne présageait rien de bon.

Bien entendu, il restait toujours la possibilité que Faraday décroche son téléphone et refile le bébé et l’eau du bain à la section des normes professionnelles, ce qui, sans nul doute, simplifierait grandement la vie d’un inspecteur surchargé de travail. Winter serait relégué à des tâches subalternes, mis au vert en attendant un quelconque conseil de discipline, et, au moment opportun, la bureaucratie se laverait les mains de lui et de toute cette histoire. Un ou deux paragraphes paraîtraient peut-être dans Frontline, glosant sur les faits, et une tournée générale sinistre serait offerte au bar de Fratton, mais ça en resterait là. Comme tant d’autres flics échoués sur la grève à cause de la corruption, de leur cupidité ou du zèle mal placé qu’ils mettaient à enfreindre le règlement, Winter se retrouverait avec un filet de pension de retraite et un vide terrifiant que rien ne pourrait jamais plus combler. Les semaines finiraient par se confondre. Il commencerait à s’intéresser aux courses et au Sudoku. Il décrocherait son téléphone pour appeler un de ses rares potes et demander si boire une ou deux pintes était dans l’ordre du possible. Il se surprendrait peut-être à réserver son vendredi après-midi pour sa virée hebdomadaire au Tesco du coin, le point culminant de sa nouvelle vie si passionnante. Cette perspective, par trop réelle, l’emplit de tristesse, et il s’agitait, en quête d’une explication ou d’une autre.

Était-ce réellement de sa faute ? Il n’en était pas si sûr. Il n’avait jamais pensé, pas même une seconde, à se rallier à Bazza Mackenzie et compagnie, et ça lui faisait mal de se dire que, dans sa hiérarchie, quelqu’un avait pris la peine de confier aux gars des Opérations secrètes la tâche de garder un œil sur lui. C’était, pour être franc, du délire total, et il jouait toujours avec l’idée de torcher une lettre à Willard pour clouer le bec au salaud qui avait pris une telle initiative. La simple logique, se dit-il, indiquerait à n’importe quel imbécile que se coucher devant Mackenzie était le meilleur moyen de l’avoir dans le cul. Il l’avait vu se produire avec des tas de gens en ville. Ils sentaient l’odeur du fric, écartaient les jambes et Bazza n’était que trop heureux de se servir. Mais tout laissait croire que la simple logique ne suffisait pas. On avait collé la trahison sur le dos de Winter, et cette accusation – ou cette rumeur – avait apparemment porté ses fruits.

Alors, à quoi devait-il s’attendre dans les jours à venir ? Là était la question. Après l’opération à Phoenix, Maddox répondant à tous ses besoins, Winter s’était nourri de l’illusion qu’avoir tutoyé la mort modifiait un homme, changeait ses perspectives, ses besoins, ses priorités. Mais à présent, confronté si brutalement à la perte du travail qu’il aimait, il savait qu’il n’en était rien. Il était toujours, pour le meilleur ou pour le pire, enquêteur. Il démêlait des faits. Il les reliait par un réseau de lignes. Il misait son jugement sur telle ou telle logique. Puis, quand il savait que son pari était sûr, que toutes les chances étaient de son côté, il rassemblait ses plaques, retournait à la table de jeu, et quand son chiffre sortait, ce qui, en général, finissait toujours par arriver, rien n’était plus doux que d’en créditer le compte qu’il tenait pour éclaircir les jours gris comme celui-là. C’était ce qui le motivait. Ce qui l’aidait à se lever le matin. Si on le lui retirait, il n’était pas certain du tout qu’il lui resterait quoi que ce soit.

Il se leva et scruta la tiède obscurité, se demandant s’il devait prendre le risque d’appeler Faraday en ce début de soirée. Il serait sûrement chez lui à cette heure, douillettement installé dans sa baraque près de l’eau. Une toute petite partie de Winter enviait la sérénité de l’inspecteur, l’étendue de ses centres d’intérêt, sa carapace de façade. Il savait, bien sûr, que les défis les plus sévères de la vie n’étaient pas inconnus de Faraday. Élever un gamin sourd-muet, seul depuis le début ou presque, n’avait pas dû être facile. Pourtant, l’homme dégageait une tranquillité, une apparente paix intérieure dont Winter, en des moments tels que celui-là, aurait eu bien besoin. Winter s’épanouissait dans le chaos, dans la malice, dans les éclaboussures qu’on faisait en lançant un bon gros pavé dans la mare de la vie. Faraday, lui, préférait le silence et un certain sens de l’ordre. Avec un bouquin sur les oiseaux et une paire de jumelles, songea Winter avec désespoir, il ne lui viendrait même pas à l’idée de chercher le pavé.

Il rentra dans son appartement et gagna la salle de bains. Quelques minutes plus tard, alors qu’il se savonnait le visage, il entendit tinter les deux notes de son mobile.

— C’est Jake, dit la voix. On aimerait que tu viennes.

 

Faraday rentra tard chez lui, à 11 heures passées. À l’étage, dans son bureau, il consulta ses mails avant d’aller se coucher. L’un d’eux provenait de Gabrielle. Faraday lui avait envoyé une sélection des photos qu’il avait faites en Thaïlande, ainsi que deux ou trois autres prises dans sa région, et elle lui rendait la pareille. Chartres, lui disait-elle, possédait une des plus belles cathédrales d’Europe, et elle joignait une série de photos pour en témoigner.

Les premières étaient, sans conteste, impressionnantes, deux tours dressées vers le ciel au-dessus de la ligne des toits, mais ce qui retint le plus son attention furent les dernières images de l’intérieur du monument. Il les fit défiler lentement, chaque photo dominée par les reflets des vitraux. Gabrielle lui faisait part, des sentiments que ceux-ci lui avaient inspirés. Ils dataient du Moyen Âge, expliquait-elle. Ils célébraient le triomphe de la lumière sur les ténèbres, de l’espérance sur le doute, de la force d’esprit des tailleurs de pierre, des charpentiers et des peintres qui avaient consacré leur vie à cet extraordinaire monument.

Ces pensées étaient exprimées en français, et même avec l’aide d’un dictionnaire il lui fallut un long moment pour en comprendre le sens. Satisfait de sa traduction, il regarda les photos une deuxième fois, se concentrant sur les vitraux. Elle disait vrai. Ils étincelaient comme des feux d’artifice sur un ciel nocturne. Ils étaient, au sens fort du terme, lumineux.

Il en examina un en particulier. De forme carrée, il représentait le Christ en croix, son corps pâle transpercé par la lance, et il se surprit à penser au jardin de Gethsémani, au doux baiser de Judas, et à ce que Duley avait bien pu vouloir dire en associant cette ancestrale histoire de trahison à la femme qu’il avait si brillamment évoquée dans les premières pages de son roman. Cette femme était-elle réelle ? Était-elle entrée dans la vie de Duley comme elle était entrée dans cette salle de réunion en cette nuit glaciale ? Avait-il, lui aussi, été trahi ?

Faraday l’ignorait, mais l’éclat éblouissant des vitraux le fascinait, et plus il les regardait, plus ce qu’ils dépeignaient lui paraissait réel. En un sens, songea-t-il, la cathédrale elle-même n’était rien de plus qu’un moyen d’encadrer ces images. Sans eux, cette construction serait vide, un orchestre sans partition. Il essaya de tourner ça en français, mais y renonça quand il se rendit compte que, même en anglais, il avait du mal à exprimer ce qu’il voulait dire vraiment. Du coup, se souvenant de l’invitation qu’elle lui avait lancée, il décida d’accepter.

« Merci beaucoup de tes photos, surtout les vitrails, tapa-t-il. Peut-être il faut que je te visite pour vraiment les apprécier sur place*. »

 

Il y avait de la lumière chez les Tarrant quand le taxi déposa Winter au bout du cul-de-sac. Ce fut Jake qui vint lui ouvrir. Au premier coup d’œil, Winter comprit qu’il sortait à peine d’une dispute homérique.

— Elle est au salon, dit-il. Je lui ai dit qu’il fallait que tu l’entendes de sa bouche. Ça lui a fait l’effet d’une bombe.

Il s’écarta pour laisser entrer Winter qui gagna le salon. Rachel, assise à un bout du canapé, les pieds posés sur une table basse, regardait la télé. Sur le coup, elle réagit à peine à l’arrivée de Winter. Puis, maugréant, elle prit la télécommande et éteignit le poste.

— Jake dit qu’on devra rendre l’argent.

— Quel argent ?

— Celui d’Alan.

— Il vous a dit ça ?

— Ouais, c’est pas vrai ?

Elle regardait son mari, le mettant au défi de la contredire.

— C’est ce que m’sieu W. m’a dit.

Tarrant était excessivement mal à l’aise.

— Je n’ai fait que transmettre, dit-il.

— Vous voyez ?

Rachel reprenait le flambeau.

— Ben, vous vous trompez, monsieur Winter. Ce que vous ne savez pas, c’est qu’on a passé un accord.

— Un accord ?

Première nouvelle pour Winter.

— Ouais. Quand on aura la maison à Southsea, Alan viendra vivre avec nous. Voilà le fin mot de l’histoire. C’est pour ça qu’il nous a donné cet argent.

— Donné ? Je croyais que c’était un prêt.

— Ouais, si vous voulez, une sorte de prêt. Mais elle est immense, la nouvelle maison, immense comparée à ici en tout cas. Quatre chambres, un beau petit jardin. Alan est venu la visiter avec moi dès qu’elle a été mise en vente. Au début, il aura une des chambres du fond, mais on devrait pouvoir surélever le toit, faire de vrais aménagements, alors il aura son petit coin à lui. Moi, ce que j’en dis, c’est que cet arrangement devrait marcher comme sur des roulettes.

— Vous voulez dire que vous avez vu Givens ? Récemment ?

— Non, ça fait un moment, mais il reviendra, je sais qu’il reviendra.

— D’où ?

— Dieu seul le sait.

Elle marqua une pause, puis ajouta :

— Vous avez d’autres questions ?

Winter hocha la tête.

— Cet accord dont vous parlez, il est écrit ?

— Bien sûr que non. Pourquoi on l’aurait écrit ?

— Parce que…

Winter haussa les épaules. Il n’était pas venu pour participer à une dispute conjugale. Ni pour jouer l’avocat de service.

Rachel s’était levée.

— C’est clair pour vous maintenant ? C’est qu’il se fait tard.

Elle gratifia Winter d’un regard froid, puis disparut dans le couloir. Quelques secondes plus tard, Winter entendait des pas à l’étage, puis une porte claquer.

Tarrant, toujours planté à côté du canapé, essayait de sourire, mais sans parvenir à dissimuler sa gêne.

— Je suis navré, m’sieu W. Elle m’a obligé.

— Obligé à quoi ?

— À t’appeler comme ça. C’était déplacé. Je m’excuse.

Winter lui tapota l’épaule, lui rappela que lui-même l’avait appelé indûment à peine deux jours plus tôt.

— Ravi de t’être utile, mec.

Il s’approcha de la cheminée et regarda les photographies coincées sous le cadre doré du grand miroir.

— Elles sont de Givens ?

— Ouais, il en a pris des tas.

— Elles sont bien. Tu dois être content.

— Rach les adore. Elle le trouve génial.

— Et toi ?

— Ce sont des instantanés, m’sieu W. Mais elle a raison, bien sûr qu’elle a raison. Et les gamins ne sont jeunes qu’une fois, hein ?

Il se tut, puis proposa à Winter de boire un verre.

— Bière, Stella, vin, qu’est-ce qui te ferait plaisir ?

Winter secoua la tête.

— Je vais appeler un tax’, fiston. Rude journée demain.

Tarrant lui dit que ce n’était pas nécessaire. Qu’il le ramènerait à Gunwharf. De nouveau, Winter refusa.

— Pourquoi ? Ça ne m’ennuie pas. Je t’assure.

Winter secoua la tête. Lui dit que sa femme semblait avoir besoin d’un peu de tendresse. Que la dernière chose dont elle aurait envie, ce serait que son mari traîne une fois de plus dehors la moitié de la nuit.

— T’es sûr ?

Tarrant paraissait déçu, presque implorant.

— Affirmatif.

Winter parlait déjà avec Aqua Cars.

— Dans cinq minutes, maxi, dit-il, rempochant le mobile.

Ils attendirent dans le salon, reparlant des gosses, Winter alimentant la conversation. Jake dit qu’il fallait se les farcir, que c’était l’âge difficile, qu’ils tapaient sur les nerfs de Rachel.

— Pas facile, alors ?

— Pas du tout, m’sieu W. Au départ, tu vois, on se dit que ça va bien se passer, mais c’est que les gosses veulent tout avoir de nos jours, pas vrai ? DVD, musique, de la marque, la totale. Et vivre ici ne facilite pas les choses non plus. On manque d’espace, ce n’est pas plus compliqué que ça. Tu vois ce que je veux dire ?

— Bien sûr.

Winter avait perçu le moteur d’une voiture s’arrêtant devant la maison.

— Mais ça va s’arranger, hein ? Une fois que vous serez à Southsea ?

Il s’engagea dans le couloir, conscient de la présence de Tarrant dans son sillage.

— M’sieu W… ?

— Ouais ? dit Winter, la main sur la poignée de la porte.

— Ça va bien se passer, hein ?

Winter le regarda. Le taxi était dehors.

— Qu’est-ce qui va bien se passer ? finit-il par demander. Le fric ?

Tarrant ne répondit pas. Le chauffeur de taxi donna un coup de klaxon. Winter dévisagea Tarrant un moment encore, puis s’en alla dans la nuit.