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Vendredi 22 juillet 2005,18 h 45

 

Soccer City, sorte de hangar gris métallisé rutilant, était situé dans une zone industrielle à la sortie de l’autoroute au nord de Fareham. Winter, qui y venait pour la première fois de sa vie, le reluqua de l’arrière du taxi. Le chauffeur, un fan des Spurs, avait deux mômes qui jouaient dans une équipe junior de Pompey.

— C’est quoi le principe ? demanda Winter. On rentre, on regarde ?

— Sans problème. Y a un bar à l’intérieur et plein de télés si vous cherchez du bon football. Je repasse vous chercher après ?

— Non, mec, répondit Winter, réglant la course. On me ramènera.

— Vous êtes sûr ?

— Affirmatif, dit-il avec un sourire. Merci.

Winter traversa le parking et poussa la porte d’entrée, ravi de se soustraire à la chaleur. Par les grandes baies vitrées qui allaient du sol au plafond, il avait vue sur les terrains de jeu, deux côte à côte. Au-delà s’étendait Fun City, un paradis pour les plus jeunes : châteaux gonflables, piscines à boules et toboggans. L’endroit faisait penser à un entrepôt de vente au détail, vaste espace tout en profondeur aux quatre coins duquel résonnaient les échos des joueurs. Les matchs avaient déjà commencé sur les deux terrains, et Winter les regarda un petit moment à travers la baie vitrée, conscient du martèlement des pieds sur le sol moquetté.

Un petit bar surplombait un des terrains. Winter s’acheta une pinte de Stella, et prit ses aises à une table offrant une superbe vue sur le jeu. L’équipe de Jake Tarrant portait des maillots verts, Tarrant jouait comme milieu de terrain. Winter ne s’était jamais intéressé de près au football, mais il était évident pour lui que Southsea Town dominait les gars en rouge et or.

Lorsqu’il retourna au bar pour une autre bière, Southsea Town avait remporté son deuxième match. À présent, une dizaine de supporteurs, petites amies et épouses, s’étaient rassemblés, et une voix annonça par les hauts-parleurs que Southsea n’était plus qu’à une victoire de la première place de la ligue. Il n’était toujours pas clair pour Winter si cela signifiait qu’ils gagneraient le championnat, mais la bière coulait à flots, et il garda les yeux fixés sur Tarrant tandis que l’arbitre sifflait le début de la rencontre suivante.

Pour quelqu’un qui risque la prison à vie, songea Winter, Tarrant a l’air remarquablement concentré. Il jouait comme il ferait la conversation au bar, habile, l’esprit vif, débordant de vie et de tonus. Winter le regarda mener une série d’attaques, anticiper le jeu de l’adversaire, intercepter des passes, puis faire un dégagement au profit d’un coéquipier pour qu’il projette le ballon dans les filets. À la mi-temps, ils menaient cinq à un, mais Tarrant n’en continuait pas moins d’aller d’un joueur à l’autre, un mot par-ci, une tape dans le dos par-là, entretenant leur concentration, ne voulant courir aucun risque.

Dès le début de la seconde mi-temps, l’équipe adverse marqua. Puis deux autres buts, et le rythme du match changea. Les verts, dominés à présent, n’avaient plus qu’un but d’avance. Tarrant mobilisa la défense, criant qu’on le couvre quand un ailier adverse s’échappa, et il intercepta le ballon qu’il passa au gardien de but de Southsea, qui sans lui était battu. Encore deux minutes de jeu, égalité cinq partout. À ce train-là, songea Winter, ils devront prendre le bus pour rentrer chez eux. Mais alors un ballon perdu fut récupéré par le seul joueur noir de Southsea. Il feinta le défenseur, fit une passe à Tarrant et celui-ci lui remisa le ballon qu’il expédia dans l’angle inférieur gauche du but. Explosion de joie parmi les spectateurs. Coup de sifflet final. Même Winter s’était levé.

Trois quarts d’heure plus tard, il repéra Tarrant qui se dirigeait vers sa voiture, flanqué de ses potes. Ils devaient se retrouver à Pompey au pub The Aspley. Prendre la première place du classement méritait bien une ou deux pintes.

— Jake, hé, mec !

Tarrant se figea, stupéfait.

— Qu’est-ce que tu fiches là ?

— Du soutien à l’extérieur.

— Tu as regardé ? Je croyais que tu détestais le foot.

— Affirmatif. Mais je tenais à montrer un minimum de solidarité.

D’un signe de tête, il désigna la Fiat de Tarrant sur le parking.

— Tu crois que tu pourrais me ramener ?

Tarrant hésita un instant. Ses potes considéraient Winter avec curiosité.

— Ils me prennent pour ton vieux, dit Winter, lui tapotant l’épaule. Allons boire un pot. Ma tournée.

Ils partirent en direction de Portsmouth. Tarrant désireux de rejoindre ses amis, demanda combien de temps ça allait durer, ce verre. Winter ne se prononça pas. Ils devaient discuter de pas mal de trucs et, peut-être dans l’intérêt de Jake, penser à autre chose qu’au football pendant une heure ou deux. À moins, bien entendu, que passer la soirée à se cuiter soit plus important.

— Plus important que quoi, m’sieu W. ?

— Qui vivra verra, fiston. Fais-moi confiance, hein ?

Winter suggéra un pub Gales à proximité de l’hôpital. Une table en encoignure au fond de la salle leur permit de s’isoler. Winter retourna au bar. Tarrant, commençant en douceur, demanda un demi. Winter n’en eut cure. Lui dit qu’un champion, ça buvait des pintes.

De retour à leur table, Winter s’installa, leva son verre, et porta un toast au score final.

— Il s’en est fallu de peu, dit-il. Une autre soirée comme celle-là, et j’en arriverai peut-être à prendre le foot au sérieux.

— Ça t’a plu ?

— Ouais, approuva-t-il. Beaucoup. Tu es bon, hein ? Tu anticipes, exactement comme les petits cons avec qui je bosse disent qu’il faut faire. Où as-tu appris tout ça ? T’as suivi des cours ou c’est un talent inné ?

Tarrant le regarda, ne sachant trop comment le prendre. Ses cheveux étaient encore mouillés de la douche, et il était encore un peu rouge. Finalement, il trinqua avec Winter, accepta le compliment. Reconnut qu’il adorait jouer. Depuis toujours. Son vieux avait été semi-professionnel à Aldershot, il devait tenir de son père. Garder la forme, c’était ça le problème, et il serait bien avisé de tirer un trait sur les clopes, mais le football, c’était un peu comme faire du vélo. Une fois qu’on avait pigé, compris les ficelles du jeu, on pouvait apprendre des milliers de petits trucs qui vous facilitaient la tâche.

— Le grand mec ? Qui jouait avec les rouges dans le premier match de ce soir ? C’était un gars super doué, bon des deux pieds, mais tu sais comment tu t’en sors avec ça ? Tu lui piques le ballon deux ou trois fois, et tu lui dis de mieux faire à l’avenir. Manœuvre d’intimidation. Ça marche à tous les coups.

— Rach dit que tu es une bonne pâte. Que tu ne te venges jamais.

— Elle a raison. C’est encore autre chose. Regarde les grandes gueules, ils sont nuls pour la plupart. Tout ce qu’ils cherchent, c’est la bagarre. C’est toujours plus facile que de jouer au foot.

Il rit, amusé par cette idée, puis but une autre gorgée de bière.

— Ça te dirait de venir nous voir jouer quand la vraie saison commencera, en équipe de onze ? Ce serait bien. On pourrait te choisir comme mascotte. Les gars de m’sieur W. Avec les compliments de la police. Ça te brancherait ?

Winter promit d’y réfléchir. Ils prenaient leurs aises. Il alla chercher deux autres bières.

— Au mois d’août, alors ! dit-il, levant son verre. C’est là que ça démarre ?

— Ouais. J’ai hâte. Nous, au complet, personne ne pourra nous résister. Tu sais ce qu’on raconte ? Si on a vingt et un points à Noël, on est sauvés, dit-il, repartant à rire. Vingt et un… sept matchs gagnés. Du gâteau.

— Il n’y a plus qu’à croiser les doigts, alors, hein ? D’ici Noël.

Winter leva de nouveau son verre. Le sourire de Tarrant s’évanouissait.

— D’ici Noël ?

— Ouais. En espérant que tu seras toujours là pour voir ça.

— Je ne te suis pas.

Winter posa son verre sur la table et fit signe à Tarrant de se rapprocher. Le moment était venu de changer de tactique.

— J’ai des gens sur le dos, fils, si tu voyais ça ! Des gens puissants. Des gradés. Ils ont examiné les preuves, et ils se sont fait une opinion. D’après eux, t’es cuit. Le seul mystère, c’est pourquoi ils ne t’ont pas déjà coffré.

— Pour quelle raison ?

— Pour le meurtre de Givens.

— Ah ouais ? Comment ça ? Parce qu’ils ont un cadavre ? Des preuves ?

— Non, mais ça, c’est du détail. Mon équipe à moi, c’est des vicelards. Tu as vu comment ils bossent. Tu sais bien qu’ils renoncent jamais. Je te file un tuyau, fiston. Ils pensent que tu te fous de leur gueule. Et ils n’apprécient pas.

Il se pencha, posa la main sur le genou de Tarrant.

— Tu veux un conseil ? Sélectionne une baby-sitter. Quelqu’un que tes gosses aiment bien. À qui tu peux faire confiance.

— Pourquoi je ferais ça ?

— Parce qu’il y a des chances qu’on t’arrête. Rachel aussi, peut-être. Et après, tu ne verras plus la lumière du jour pendant au moins quarante-huit heures.

— Ah ouais ?

Tarrant était inquiet à présent. L’euphorie, le souvenir des buts de la soirée, s’étaient envolés.

— Et toi, dans tout ça ?

— Moi ? Je suis un membre de leur équipe. Et autre chose aussi : ton pote. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu m’as tiré d’affaire, et pas qu’un peu, dit Winter, hochant la tête et tapotant le bras de Tarrant. Écoute, sans déconner, j’admire la vie que vous menez tous ensemble : Rachel, les gamins, ton boulot, aussi bizarre soit-il. J’admire ton art de te lier avec les autres, de leur parler de tout et de rien, même à des violeurs d’enfants comme Givens. Ouais, insista-t-il avec force hochements de tête. Même à lui. Ça en dit long sur toi, fiston. Pour moi, t’es un gentleman et un joueur, et de qui peut-on dire ça de nos jours, hein ?

Il s’appuya contre le dossier de sa chaise un moment, but une gorgée de bière. Puis il revint à la charge, son visage tout proche de celui de Tarrant.

— Mais ce n’est pas tout. Je n’ai jamais vraiment cru à cette histoire de fric, ni que Givens se soit tapé ta nana. Mes coéquipiers, comme je te disais, eux, ils pensent que ce qu’on a est suffisant. Et même plus que suffisant. « Paul, ils me disent, t’es complètement à côté de la plaque. On le tient, ce mec. Et d’un, il est assis sur cent quatre-vingt-cinq mille livres appartenant à Givens. Et de deux, Givens se tape sa femme. Que faut-il de plus pour qu’un mec file une bonne raclée à un autre ? » Un point pour eux, fiston, c’est sûr, mais moi, je sais bien que c’est pas vrai. Pourquoi ? Trois raisons. Un, parce que je sais qu’il vous a forcés à accepter cet argent. Deux, je sais qu’il ne risquait pas de bander pour Rachel même s’il l’avait voulu. Ouais ? C’est juste ?

— Ouais.

Tarrant ne pouvait quitter Winter des yeux.

— C’est juste. Et en trois, c’est quoi ?

Winter regarda autour d’eux, puis glissa la main dans sa poche intérieure. Tarrant étala sur la table la feuille de papier que Winter avait sortie.

— C’est mes gosses, murmura-t-il. Où t’as eu ça ?

— Aucune importance.

— Oh que si, putain !

Il releva les yeux.

— Et le reste, tu l’as aussi ?

 

Ils quittèrent le pub vers 10 heures. Tarrant était bourré. Sur l’insistance de Winter, ils parcoururent à pied le demi-mille qui les séparait de l’hôpital.

— Gauche, m’sieu W., dit Tarrant quand ils atteignirent le rond-point à l’entrée principale. C’est grand, on peut pas la louper.

Winter le guida dans le dédale de bâtiments jusqu’à la morgue.

— Sept sept un trois, marmonna Tarrant, intrigué par le fait que Winter avait déjà ouvert la porte.

Une fois à l’intérieur, Winter la referma d’un coup de talon. Il entendait les frigos ronronner dans la fraîcheur de l’obscurité.

— La lumière, fiston.

Tarrant alluma. Il avait du mal à garder l’équilibre. Il tituba vers la porte ouverte du bureau, puis, se ravisant, vira vers la salle des frigos.

— Tiroir du bas, articula-t-il.

Winter pénétra dans le bureau. Sous un annuaire, dans le tiroir du bas, il trouva une demi-bouteille de vodka. Il la déboucha, et, par précaution, huma son contenu. C’était un endroit où il valait mieux se méfier des liquides clairs.

— C’est quoi, ça ? demanda Winter qui regardait ce que Tarrant tenait dans son autre main.

— C’est pour m’sieu W.

Winter prit l’enveloppe. Le CD était froid au toucher.

— Tu sors ça d’où ?

— Du frigo 4, lui répondit Tarrant, hilare. Mon chiffre porte-bonheur.

Il fit un signe de tête en direction de l’ordinateur.

— Vas-y, dit-il. Fais comme chez toi.

Winter secoua la tête, céda le fauteuil.

— Toi, tu le fais, fiston.

Tarrant s’assit lourdement, coinçant la bouteille de vodka entre ses cuisses. Il alluma l’ordinateur, et glissa le disque dans le lecteur. Winter s’autorisa à boire une ou deux lampées au goulot, debout face à l’écran, attentif.

Tandis que le bureau apparaissait, Jake tendit la main vers la souris.

— Rince-toi l’œil, marmonna-t-il.

La première image montrait les deux mêmes gamins, toujours nus, couchés sur le dos dans l’herbe. Tous deux écartaient les jambes, pointant leurs doigts minuscules vers leurs organes génitaux. Il était difficile d’en être certain étant donné l’angle de la prise de vue, mais Winter crut voir qu’ils avaient le fou rire. Oncle Alan, songea-t-il. Et ses petits jeux rigolos.

Tarrant s’était avachi dans le fauteuil, les yeux mi-clos. Il cliquait, faisant défiler les photos, maudissant telle pose, s’attardant sur tel détail, disant à Winter que Rachel avait fait confiance à ce type, lui avait laissé le champ libre, était partie acheter des putains de trucs sympas pour leur déjeuner.

— De quoi se régaler, hein ? dit Winter. Comme si ce pédophile n’avait pas déjà tout ce qu’il lui fallait. Regarde ça.

Il s’était arrêté sur une photo de la fille de Tarrant. Givens avait dû trouver une ficelle. Il l’avait nouée autour de la minuscule taille de la gamine, puis avait fait main basse sur des mouchoirs pendus au fil à linge. Il les avait accrochés à la ficelle avec des pinces à linge, de part et d’autre du nombril, laissant, sur le devant, un fin pan de chair nue. Là encore, elle riait à gorge déployée. Tant de gentillesse. Tant de divertissements. Tant de jeux.

— C’est pas malsain, ça ? dit Tarrant, secouant la tête.

Les photos se succédaient. Au bout d’une dizaine, Winter perdit le compte. Ces poses n’avaient aucune ambiguïté. Si un seul de ces machins-là était arrivé chez Jessops, Givens aurait été arrêté.

— Où as-tu eu tout ça ?

— Chez ce salopard.

— Quand ?

Tarrant secoua la tête, refusant de répondre, puis, d’un clic, fit apparaître une autre image sur l’écran. Son fils, cette fois, qui regardait son petit zizi tout raide.

— J’ai la berlue, dit-il, ou mon gosse a-t-il vraiment besoin d’un coup de main ?

— Écœurant.

Winter attendait toujours une réponse.

— Ouais, et celle-là, regarde.

Encore le garçon, penché en avant cette fois, cul vers l’objectif.

— M’sieu W. voit le topo ? Sauf que vous, les gars, vous appelleriez ça une preuve, hein ?

— Ouais, et comment !

Winter se déplaça entre Tarrant et l’écran, puis se percha sur le bord du bureau.

— Tu devais avoir des indices que Givens faisait tout ça, commença-t-il.

— Des indices ? répéta Tarrant qui bafouillait à présent. Oui, bien sûr. Il suffisait de le regarder, ce pédophile. Appareil photo ? Un gars comme Givens ? Mes gosses à sa merci ? C’est toi l’enquêteur, m’sieu W., je te laisse juge.

— Mais il te fallait des preuves, hein ? Il te fallait être sûr ?

— De quoi ?

Tarrant penchait la tête sur le côté pour essayer de voir derrière Winter.

— De ce qu’il faisait. Écoute-moi, fiston. C’est important. Réfléchis. Dis-moi. Tu soupçonnais Givens. Tu te doutais de ce qu’il trafiquait. Mais il te fallait en être sûr.

Il approcha son visage de celui de Tarrant.

— Donc, tu t’es pointé chez lui, hein ?

— Ouais.

— Et tu l’as décidé à te montrer les photos anodines, hein ? Le matos clean ?

— Anodines ? Putain, oui. Super anodines, putain. Ouais. La bonne blague !

— Et quand il est sorti de la pièce, tu as regardé tout le reste. Vrai ?

Tarrant essayait de se concentrer. Au bout d’un moment, il se remit à rire.

— Faux, dit-il. J’ai lancé une recherche dans le portable, mais j’ai rien trouvé, alors j’ai fouillé ses tiroirs, tant qu’à faire, hein ? Je suis tombé sur une mini-carte photos pour son appareil numérique, bien enveloppée dans du film transparent. Simple comme bonjour. Tout droit dans la poche. Je voulais savoir, tant qu’à faire. Je voulais savoir à quoi il jouait vraiment, le pédophile.

— Il matait tout ça sur son appareil photo.

— Sans doute. Toutes sur une carte, qu’elles étaient.

— Et tu as pu lire la carte sur un autre appareil ?

— Ouais.

— L’appareil de qui ?

— Le mien.

— Rachel est au courant ?

— Jamais de la vie. Elle ne l’est toujours pas.

Winter changea de position sur le bureau, se détendit un peu. Tarrant piquait du nez.

— Où est passé l’appareil photo de Givens ? murmura Winter.

— Je l’ai foutu en l’air, tant qu’à faire. Je l’ai jeté dans le port.

— Et son ordinateur portable ?

— Idem. Traversée de retour sur le ferry de Gosport. Le meilleur placement de deux livres que j’aie jamais fait.

— Pourquoi ? S’il ne contenait pas de photos ?

— Pasque…

Il plissa le front sous l’effort de mémoire qu’il faisait.

— Pasque j’voulais faire croire qu’une tête de nœud avait braqué son appart de merde. Pareil pour le portefeuille. Je l’ai jeté dans un endroit craignos, on l’a ramassé dans la seconde.

Il sourit, content de lui.

— Chez ce marchand de journaux de merde à Somerstown. Cool, hein ?

— D’accord, approuva Winter, essayant de reconstruire le déroulement des faits dans sa tête. Et tout ça, c’était après ?

— Après quoi ? Après tous les gâteaux à la crème ? Après tous ces voyages pédérastiques à Venise de mes deux ?

Winter reprit son équilibre sur le bureau. Il savait que le temps allait lui manquer. Tarrant commençait à dire n’importe quoi. D’un instant à l’autre, il devrait s’arrêter là. Il se pencha plus près.

— Tu as trouvé la carte photos. Tu savais ce qu’il trafiquait. J’espère bien que tu lui as réglé son compte, dit-il, le considérant en pote en qui on peut avoir entière confiance. J’espère bien que tu as fait ce que tout père digne de ce nom aurait fait… hein ?

Tarrant leva le regard sur lui, puis acquiesça. Il avait les yeux mouillés.

— Tard, un lundi, dit-il à voix basse. Du gâteau.

— Ici ?

— Là-bas.

Tarrant fit un geste désinvolte par-dessus son épaule, dans la direction de la salle d’autopsie.

— Je lui ai dit que je faisais des heures sup. Que j’avais besoin d’aide.

Ce souvenir le fit sourire.

— D’aide, mon cul, reprit-il. C’est lui qui avait besoin de l’aide de putains de psy.

— Et ton pote ?

— Mon pote ?

— Simon. Ton collègue.

— Oh, dit-il, souriant. Bouboule. En congé. Deux semaines à Ibiza. Quelle chance, le con.

— Alors, comment tu t’y es pris ?

Quelque chose dans la voix de Winter, un soupçon de trop grande impatience, stoppa net Tarrant. Il leva la tête, les yeux mi-clos.

— Pourquoi ? marmonna-t-il. Pourquoi tu veux savoir tout ça ?

— Parce que je suis là pour t’aider, fiston. Parce que, sinon, tu vas être dans une grosse, une très grosse merde.

— Ah ouais ? Et pourquoi ?

— Je te l’ai dit, au pub. Parce que des potes à moi veulent te coffrer.

— Et toi ?

— Moi, je suis le seul à pouvoir t’aider.

— Ouais ?

Winter savait qu’il ne demandait qu’à le croire. Il se rapprocha davantage.

— Tu peux me faire confiance, fiston. Dis-toi bien que je comprends. N’importe quel mec comprendrait. Ce que Givens avait en tête, c’était infect. Ce type-là, c’était de la vermine. Dieu merci, tu as eu le cran de lui régler son compte.

Tarrant le regardait, approuvant de la tête.

— Ouais, murmura-t-il. Que trop vrai.

— Alors, que s’est-il passé ?

Il y eut un long silence. Winter bougea de côté sur le bureau, observant Tarrant dont le regard tomba sur l’image sur l’écran.

— Je l’ai frappé, tant qu’à faire. Sous l’oreille, juste derrière, là.

Du bout des doigts, il toucha sa peau dans la partie tendre sous son oreille droite.

— Le gars est tombé en bonne femmelette qu’il était. Joli coup. Joli, joli coup.

— Avec quoi ?

— Une batte de base-ball. Elle était à Rach. Elle la gardait pour le jour où le gamin serait plus grand.

— Où est-elle maintenant ?

— Je l’ai brûlée.

Winter changea de position sur le bureau. Un lundi soir, songea-t-il. Porte verrouillée. Encore beaucoup de clarté. Et tous les outils habituels à portée de main.

— Il est mort sur le coup ?

— Non.

— Qu’est-ce que tu as fait après ?

Tarrant plissa les yeux, troublé.

— Qu’est-ce qui te prend, m’sieu W. ? Qu’est-ce que tu veux, au juste ?

— Je veux savoir comment tu t’y es pris pour faire le reste.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est important. Fais-moi confiance, fiston. Fais-moi confiance.

— Ouais, mais…

— Écoute, fiston, dit Winter, se rapprochant à nouveau. Tu m’as tiré d’affaire, et pas qu’un peu. Je t’en suis reconnaissant. Tu ne sauras jamais à quel point, mais c’est vrai. Ce que j’ai vécu l’année dernière, ça fait réfléchir. La plus grande partie de ma vie, j’ai été un solitaire, un vrai de vrai, mais maintenant, c’est différent. Les potes, c’est important. Rach aussi. Tes gosses aussi. Tu les aimes, non ?

— Ouais, à en crever.

— Alors, dit Winter, dont la main trouva l’épaule de Tarrant. Fais-moi confiance. Soit on se sort de là, soit tu peux dire adieu à tout ça. Tu comprends ?

— Qui « on » ?

— Toi et moi, Jake. Toi et moi.

— T’es sincère ?

— Oui. Si tu veux rester avec ta nana, tes gosses et tout le reste, alors il faut que tu donnes tout, là. Sinon, fiston…

— Sinon quoi ?

— Je ne pourrai pas t’aider.

— Merde.

— Tu l’as dit.

Tarrant dodelina de la tête comme si quelque chose s’était détaché à l’intérieur. Cette conversation allait décidément de mal en pis. Il leva les yeux sur Winter.

— T’es sincère, pour Rach et les gosses ?

— Ouais.

— Il faut vraiment que tu saches tout le reste ?

— Ouais. À partir du moment où tu l’as frappé. C’est le seul moyen, fiston. Soit tu me le dis, tu vides ton sac, soit quelqu’un viendra frapper à ta porte. Sauf que cette fois, ce ne sera pas moi. D’accord ?

— D’accord.

Tarrant acquiesça, déglutit.

— Alors, comment tu l’as tué ?

Tarrant fixait l’écran, cherchant ses mots.

— J’ai posé un coussin sur son visage, murmura-t-il enfin. Et je me suis assis dessus.

— Ça a suffi ?

— Ouais, et comment.

— Et après ?

— Je l’ai hissé sur une des tables.

— Ça a été dur ?

— Pas vraiment. Pas pour qui sait s’y prendre.

— C’est bien, mon gars.

Winter exerça de nouveau une légère pression sur son épaule pour gentiment le pousser à déballer toute l’histoire. Il voulait savoir ce que Jake avait fait ensuite. Dans le moindre détail.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est important, fiston. Pour tout le monde.

Tarrant ferma les yeux. Un bref instant, Winter crut qu’il s’était assoupi, mais il bougea.

— D’abord, je l’ai déshabillé, finit-il par dire. Cette espèce de petit avorton. Pitoyable. Rien pour lui. Après, dit-il, fronçant les sourcils, on commence par le bas. On coupe les pieds. Ici… tu vois ?

Sa main descendit comme un crabe le long de son jean pour s’arrêter à la cheville.

— Puis, cette partie-là, la partie inférieure de la jambe… On scie le tibia et le péroné. Je vais trop vite ?

— C’est très bien comme ça, fiston. Très bien.

— Ouais ?

— Ouais, dit Winter qui commençait à se détendre. Après, c’est la cuisse, c’est ça ?

— Ouais. Scie à os. On détache le muscle. Gros scalpel. Après, dit-il, ses mains allant et venant sur son corps, le pelvis. Scie à os de nouveau. Puis on découpe le cul en tranches. Et ses intestins. De l’eau, faut de l’eau. Beaucoup d’eau. L’évacuation.

Winter acquiesça. Le tuyau jaune, songea-t-il. Des morceaux de boyaux de Givens s’écoulant dans la rigole métallique sous la table. Tarrant le regardait, indécis.

— Les poumons ? Je m’en suis déjà occupé ?

— Non, fiston, pas encore.

— Les dégonfler. N’oublie pas. Vider tout l’air qu’ils contiennent. Sinon, je te dis pas le cauchemar.

— Les dégonfler comment ?

— Au couteau.

Sa main trancha l’air vers Winter.

— Ssssshhhh…

Il étouffa un bâillement. Il s’ennuie, songea Winter. Il l’a revécu si souvent que ça l’endort.

— Les bras ? suggéra-t-il.

— Ouais. La partie supérieure puis la partie inférieure, dit Tarrant, montrant les siens. Après, ce morceau.

— Quel morceau ?

Tarrant tendit la main, tâta du bout des doigts le menton de Winter.

— Celui-là. Sectionner les ligaments au couteau. Les mâchoires viennent facilement. Puis les tissus du visage. Joli. Après, trois incisions crâniennes, d’accord ?

Il avait mis les mains sur son crâne, y traçant les lignes, une comme le bord d’un chapeau, une autre transversalement, et la troisième latéralement, d’une oreille à l’autre.

— Quatre morceaux. Ils entraient pile poil.

— Où ça ?

— Là, coco, dit Tarrant, se tapotant la poitrine.

— À l’intérieur, tu veux dire ?

— Ouais, bien sûr. Où d’autre ?

Winter l’observait, repassant le déroulement des faits dans son esprit, les reconstituant, séquençant les actions, imaginant les restes de Givens en tas sur le métal froid avant d’être envoyés aux déchets. Puis, finalement, tout fut clair. Tarrant avait raison. C’était vraiment du beau travail.

— D’accord, sourit Winter. Tu as mis les morceaux dans des sacs.

— Ouais.

— Les sacs jaunes ?

— Les rouges. Toujours les rouges.

— D’accord. Ce qui t’a fait combien de sacs en tout ?

— Dix. Lundi, tu piges ?

Tarrant s’éclatait à présent :

— Jour de livraison de Queen Alexandra.

— Donc, tu as mis chaque sac à l’intérieur d’un corps ? C’est ça ?

— Ouais. Tu les sors des frigos. Tu défais les points de suture. Tu fourres un bout de Givens là-dedans, un sac dans chaque. Tu refermes le tout. Dix minutes maxi. Facile comme bonjour.

— Et après ?

— Après ?

— Qu’est-ce que tu as dû faire d’autre ? demanda Winter qui visualisait la salle d’autopsie, essayant d’imaginer la scène. C’est l’heure du grand ménage, mec. Il y a des bouts de Givens aux quatre coins de la foutue salle. Des petits bouts.

— Au jet.

Tarrant faisait de nouveau un effort de concentration.

— Tu nettoies tout au jet, dit-il. Comme d’hab.

— Et ses vêtements ?

— Brûlés.

— Où ? Quand ?

— J’sais plus. Plus tard, sans doute.

— D’accord, approuva Winter. Et les corps ? Dans les frigos ?

— Au crém’.

— Personne ne regarde à l’intérieur ?

— Jamais de la vie, putain. Tu me prends pour un idiot ?

— Mais si jamais on avait regardé ?

— Aucune importance.

— Pourquoi ça ?

— On utilise toujours des sacs rouges, de toute façon. Après les autopsies.

— Génial.

— Ouais. Redis-moi ça, m’sieu W.

— Génial.

— Maintenant, tu dégages de ce burlingue.

— Pourquoi ?

— Pourquoi, qu’il demande !

Il se redressa avec peine dans le fauteuil, une main autour de la bouteille de vodka, puis poussa Winter sur le côté. Une image fixe occupait tout l’écran de l’ordinateur, les deux gosses nus enlacés, l’un contre l’autre, le garçon essayant de se soustraire au baiser de sa sœur.

— Et voilà, m’sieu W.

Il but une lampée de vodka.

— Tu m’en veux ?

Winter accepta la bouteille, la vida, s’essuya la bouche.

— Non, fiston, dit-il avec douceur. Non.

Quelques minutes plus tard, Tarrant s’était avachi dans le fauteuil, et Winter sortit doucement dans le hall. Le registre se trouvait sur une étagère à côté de la porte. Il savait que Givens avait disparu depuis le jeudi 24 mai, bien que la police n’ait été alertée qu’une dizaine de jours plus tard. Il ouvrit le registre, et feuilleta les annotations des semaines précédentes. Le lundi 23 mai, on y avait indiqué des renseignements sur dix cadavres expédiés par Queen Alexandra. À côté de chaque nom, il y avait une série de détails – sexe, âge, date du décès, conclusions du rapport d’autopsie, effets personnels –, ainsi que la signature du directeur funéraire qui avait pris sous sa responsabilité le corps en question.

Winter étudia la liste un moment, puis regagna le bureau. Tarrant, recroquevillé sur lui-même, dormait profondément. Winter trouva une feuille de papier et un stylo. Quelques instants plus tard, planté à côté du registre, il copiait la liste des noms.