PRÉLUDE

Lundi 11 juillet 2005, 4 h 30

 

La hantise de tout conducteur.

Affecté au premier train au départ de Portsmouth, il avait pris son service au dépôt de Fratton avant l’aube, mis les deux antivols à sa Suzuki 900 et rangé son casque dans la salle du personnel avant de monter jeter un coup d’œil aux zones à vitesse réduite et de se faire confirmer les gares desservies. De si bon matin, les cinq voitures seraient pratiquement vides : une poignée de collègues à déposer çà et là sur la ligne, une dizaine d’employés de la City qui faisaient la navette tous les jours, plus, à l’occasion, un ou deux ivrognes avachis dans un coin de wagon, inconscients après leur nuit dans les boîtes de Southsea.

Il partit de Portsmouth Harbour avec deux minutes de retard pour avoir attendu le passager du jour venu de l’île de Wight par le Fast Cat, mais les rattrapa avant que les maisons mitoyennes qui s’alignaient en bandes sur des kilomètres le long de la voie finissent par s’espacer et que le train franchisse Portsbridge Creek, tout cliquetant, quittant la ville qui se découpait contre la coulée de lumière jaillie à l’est.

La gare de Havant paraissait déserte. Il s’arrêta en douceur, attendit tout juste quinze secondes avant que le chef de train ne referme les portières. Prenant de la vitesse, se dirigeant maintenant vers le nord, il se demanda si les orages annoncés éclateraient réellement, et si sa compagne penserait à fermer la porte de la serre si jamais le vent gagnait en force.

Au sortir du long virage de la gare de Rowland’s Castle, la déclivité s’accentua. Devant, dans l’obscurité, s’étendaient les ondulations des South Downs. Il augmenta le régime, suivant des yeux l’aiguille du compteur qui grimpa autour des cent dix. Ces nouvelles Désiro surpassaient, et de loin, les vieilles bécanes. Du matos allemand, songea-t-il. Ça ne lâche jamais.

Quelques minutes plus tard, tout au bout d’une tranchée, surgit la béance soudaine du tunnel de Buriton. Il ralentit à soixante-cinq kilomètres heure et actionna la sirène, provoquant l’envol d’une multitude de ramiers posés dans les arbres environnants. Soudain, le monde devint noir, les cliquètements du train l’enserrèrent de partout, il scruta l’obscurité, attendant que ses yeux s’y habituent. Quelques instants plus tard, toujours enveloppé par le tunnel, il aperçut soudain quelque chose devant lui sur la voie. Dans le faisceau de lumière projeté par la motrice, la forme dont il s’approchait ressembla de plus en plus à un corps étendu bras et jambes écartés sur le rail de gauche, puis, pendant une fraction de seconde, il vit nettement le V formé par les jambes et la pâleur reconnaissable entre toutes de la chair nue.

Instinctivement, par pur réflexe, il coupa la vitesse et poussa à fond la manette de frein, sentant son corps se crisper en prévision de la collision, comme à bicyclette quand un connard s’engage sur la chaussée. Puis un soubresaut, rien de spectaculaire, et il eut alors la terrible certitude que ses yeux ne lui avaient pas joué des tours, que ce qu’il avait vu, ce qu’il avait senti, était sous le train en ce moment même, déchiqueté dans l’obscurité rugissante.

La cabine frémit sous la morsure des freins. La sortie du tunnel en vue, il stoppa le train et prit la radio pour contacter l’aiguilleur à Havant. Quand celui-ci lui répondit, il lui donna le numéro, la localisation du train et lui demanda la coupure de l’alimentation électrique des caténaires pour cas d’urgence.

— Alors, c’est quoi le problème ? voulut savoir l’homme.

Le conducteur regardait toujours devant lui, clignant des yeux, conscient que l’aiguilleur répétait sa question.

— Un sous les roues, parvint-il à articuler, tendant la main vers la porte.