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Jeudi 21 juillet 2005,14 h 03

 

— Vous pensez qu’elle a menti, Joe ?

— À la fin, c’est sûr.

— Constable Barber ?

— Je suis d’accord, chef. On l’a prise de court. Elle nous en a dit bien plus qu’elle n’y était obligée, bien plus que de raison, mais à la fin, on comprend pourquoi.

— Continuez.

— Elle voulait partager toute cette histoire avec nous, nous montrer qu’elle nous faisait confiance. Si on la croyait, alors, on croirait qu’à la fin, elle s’est simplement lavé les mains de toute cette affaire, qu’elle a fait la paix avec elle-même en quelque sorte, qu’elle a fixé ses limites. Quoi qu’il ait choisi de faire, c’est son problème. Rien à voir avec elle.

Martin Barrie hocha la tête. Il était assis à un bout de la table de conférence, flanqué de Faraday et de Barber. Cela faisait presque une heure qu’ils étaient réunis dans son bureau.

— Pour moi, ce n’est toujours pas clair en ce qui concerne l’argent, dit-il au bout d’un moment. Nous supposons que Duley a puisé dans la caisse à Margarita. Et il est aussi raisonnable de penser que la perte de cet argent lui a valu son passage à tabac dans la caravane. J’ai raison ?

— Oui, approuva Faraday. Elle ne nous a pas donné de détails, mais elle semblait certaine qu’il avait assez d’argent pour leur permettre de s’installer en Espagne. Raison pour laquelle il est revenu vers elle.

— Donc, il avait toujours cet argent et, tôt ou tard, Kearns allait le comprendre.

— Kearns était reparti à Margarita. À la recherche d’un Señor Querida.

— Mackenzie alors ?

— C’est une possibilité, c’est sûr, mais même s’il savait, je ne le vois pas procéder à la mise en scène dans le tunnel. Jambes écartées ? Enchaîné à la voie ? Pour moi, ça sent Duley. Pas Mackenzie.

— Mais elle nous dit qu’il n’était pas suicidaire.

— Elle nous dit aussi qu’il avait changé.

— Suffisamment pour s’enchaîner à une voie ferrée ? Vous êtes sérieux ?

— Je ne sais pas, chef, dit Faraday, se carrant dans son fauteuil et jetant son stylo sur le bloc à côté de lui. Nous ne l’avons ; pas interrogée officiellement. Rien de ce qu’elle nous a dit n’est recevable. Nous retournerons l’auditionner et nous prendrons sa déposition, mais avant, je pense que nous devons en savoir un peu plus sur elle. Notamment, sur son couple. En attendant que Vodaphone nous fournisse le détail de ses appels, numéros, antennes relais activées, il serait bon que ce soit nous qui soyons aux commandes.

 

Winter avait entendu parler de Nouveau Départ.

— Un certain Andy Mitchell, dit-il. Il faut s’adresser à Ellie Holmes.

Holmes, la dernière fois qu’il lui avait parlé, travaillait dans le social. C’était une bonne copine de Carol Legge qui l’avait tant aidée pour Emma Cusden, et qui en savait long dans le domaine de la santé mentale.

— Elle prêche pour sa paroisse, comme tous, expliqua-t-il à Faraday, mais une fois qu’on a dépassé toutes les conneries Guardian, on en a pour son argent. Elle boit un peu aussi. Très portée sur la « real ale », tout ça. Tenez.

Il consulta son carnet d’adresses et prit un stylo.

Faraday empocha le numéro. Il demanda un point sur Tartan. Winter lui dit qu’avec Dawn Ellis, ils étaient allés voir la femme de Jake Tarrant. Comme tout le monde, elle ne savait pas du tout où avait bien pu passer Alan Givens, mais il lui tardait d’avoir de ses nouvelles.

— Dawn pense qu’il s’est juste débiné, ajouta Winter. C’est mignon tout plein si la nana de Tarrant avait prévu de le rejoindre, mais je ne vois pas comment ce serait possible. Il est évident que Jake la gonfle un max, mais je pense qu’elle tient encore à lui.

— Et Jake ?

— Jake…, dit Winter, hochant la tête. Jake, il y a un problème. Quelqu’un est allé chez Givens, quelqu’un qui avait la clef.

— Comment ça ?

— L’appareil photo et l’ordinateur portable ont disparu. Je sais que Givens était équipé parce qu’il avait une assurance. PC World m’a rappelé avant le déjeuner. Ils lui ont vendu un portable Toshiba en mai, jusque après qu’il a hérité de sa mère. Dernier cri. Mille deux cents livres. L’achat est recoupé par un de ses relevés de comptes. Alors, où est passé ce foutu machin ? Primo : Givens est vivant, et il l’a toujours. Deuzio : il est mort, et quelqu’un le lui a chouré.

— Mais en quoi ça implique Jake ?

— Parce qu’il est raisonnable de penser que l’appareil photo et l’ordi étaient dans l’appart de Givens. Quand j’y suis allé la semaine dernière, aucune trace des deux. Et aucune marque d’effraction. Celui ou celle qui s’y est rendu avait une clef.

— Ça ne nous mène nulle part. Si Givens a été tué, quelqu’un a son portefeuille, et, forcément, son adresse. Ainsi que la clef de l’appart. Alors, pourquoi Jake ?

— Parce qu’il est le suspect numéro un classique. Il a un mobile parce que Givens est aux petits soins pour sa nana. Il a la possibilité parce que Givens est un pote à lui. Il a aussi cent quatre-vingt-cinq mille livres de l’argent du mec et il ne veut pas les lui rendre. Vous allez peut-être me trouver vieux jeu, mais tout ça me paraît bien louche.

— Vous voulez un mandat de perquise pour le domicile de Tarrant ? Qu’on envoie ceux de la scène de crime ? Qu’on sorte le grand jeu ?

— Pas la peine. Rachel mène la maisonnée à la baguette, et quoi qu’il soit arrivé à Givens, je ne pense pas qu’elle y ait pris part. La morgue serait peut-être un choix plus judicieux, et il faut aussi qu’on passe au crible l’appart de Givens. Je ne dis pas qu’il s’y soit passé quelque chose. Je n’ai vu absolument aucune trace de rien. Mais le proprio va vouloir le récupérer, alors il faut faire vite.

— Unité de scène de crime ?

— Non. Je vais y aller avec la jeune Dawn. Cette fille a l’odorat d’un labrador. Il ne lui fait jamais défaut.

 

Ellie Holmes accepta de rencontrer Faraday et Barber autour d’une bière de l’après-midi. Elle était en congé pour deux semaines après l’hiver et le printemps les plus chargés de sa vie, et à la mention des initiatives de la communauté thérapeutique, elle se réjouit de l’occasion de dire une ou deux choses qu’elle avait sur le cœur.

Le Dolphin, un des lieux de prédilection de Faraday, était un pub sombre aux poutres apparentes situé dans le centre du vieux Portsmouth. Barber et lui bavardaient depuis une bonne demi-heure quand Ellie déboula devant eux. Faraday leva les yeux et vit une grosse dame d’une quarantaine d’années aux cheveux frisés grisonnants, aux doigts ornés d’énormes bagues et ayant un sens aiguisé de la justice sociale. Après les présentations d’usage, elle les dévisagea. Annonça qu’elle avait travaillé toute sa vie dans le secteur public et qu’elle était prête à défendre jusqu’à la mort le droit de l’État à se planter. Faraday alla lui chercher une chaise.

— À se planter en quoi ?

— En tout. En n’importe quoi. Protection de l’enfance. Logements sociaux. Enseignement secondaire. Opérations de la vésicule biliaire. Bibliothèques municipales. Tout ce que vous voulez. Tant que rien d’autre ne tombe entre les mains cupides de ces enfoirés qui se font appeler des patrons.

Faraday avait le sentiment que c’était sa façon habituelle d’entamer les conversations. Son indignation, supposa-t-il, soufflait comme une tempête. On ployait sur son passage, ou c’en était fini de vous.

Barber revint du bar avec de nouvelles boissons. Holmes n’en avait pas terminé.

— Autre chose, reprit-elle en prenant la bière la plus proche. La langue. Vous savez comment on est censé appeler les chômeurs de nos jours ? Les futurs travailleurs. Et l’échec ? La réussite retardée. Qu’est-ce qui ne va pas dans notre foutu pays ? Quelqu’un daignerait me l’expliquer ?

Elle but deux gorgées et s’essuya la bouche d’un revers de main. Barber paraissait amusée.

Faraday voulut en savoir plus sur Andy Mitchell. Holmes se pencha vers lui, heureuse de partager une vie de préjugés pur jus.

— Le jeune Andy ? C’était un brave gars, vraiment un brave gars, avant qu’il ne devienne trop gourmand lui aussi. Vous voulez que je vous raconte une histoire sur ce mec ? Ça remonte à loin. J’étais en intervention avec la brigade des Stups. On nous avait signalé un jeune sous acide qui avait essayé de se foutre en l’air, je me rappelle pas comment. Les poignets, je crois, au cutter. Il était dans un sale état. Il était étendu, là, dans le Tricorn Centre (20), hurlant qu’il voulait qu’on le porte au dernier étage et qu’on le balance dans le vide. Les ambulanciers avaient fait de leur mieux, mais on ne le maîtrisait pas, il se débattait à coups de pied, il criait. Vous savez qui l’a calmé ? Qui a aplani la situation ? Andy. Brillant, il a été tout bonnement brillant, et ce n’est pas tout, car, plus tard, on a su que le gamin était en plus accro à la cocaïne, grave, et c’est Andy qui s’est occupé de lui, qui lui a passé du fric, qui l’a convaincu de suivre le programme de désintoxication, qui a su contourner le règlement et ne pas le mettre dehors quand les choses ont failli mal tourner, tout ça. Et vous savez quoi ? Il n’a jamais voulu que ça se sache, pas question pour lui. Il était terriblement gêné quand je l’ai découvert.

— Que s’est-il passé alors ?

— Le garçon a plongé dans l’héro. Il en est mort. Une honte, putain !

— Je parlais d’Andy.

— Ah… Andy, dit-elle, reprenant son verre. Comme je vous le disais, il est devenu trop gourmand. Je dirais volontiers qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même, mais en réalité ce ne serait pas juste. Le pauvre garçon doit gagner sa croûte comme tout le monde. Le problème, c’est que ce n’est pas facile de nos jours. Notre gouvernement est amoureux du marché. Si on cherche à transformer les services de santé en marché, on finit avec des Andy à la pelle. Ces gars-là se couvrent de sang en première ligne. Vous savez à quel point ce boulot peut être difficile. Une pouf du ministère se pointe avec sa présentation Powerpoint et un bon paquet de fric, il ne va pas dire non, hein ?

— Mais que fait-il, Ellie ?

— Andy ? Il dirige une antenne appelée Nouveau Départ. C’est une idée séduisante, très noble. Moyennant beaucoup d’argent, il fournit ce qu’on appelle du soutien à l’hébergement pour un certain groupe de clients. Bon, cette population-là, c’est les déchets. Les raclures. Ce qui reste une fois qu’on a rempli toutes les prisons, nos quelques asiles psy, et qu’on n’a plus de place. Je parle des schizo, des alcoolos, des multi-toxicos, des récidivistes, j’en passe et des meilleures. Ces gens-là sont complètement dévastés. Andy leur fournit un toit. Il file à des étudiants deux ou trois livres pour animer un cours sur la manière de gérer sa colère. Il monte un atelier de musique. Il offre un soutien juridique à ceux qui repassent par la case tribunal. Puis il retourne à son bureau et rédige des rapports pour la pouf du ministère, et il est assez astucieux pour caser tous les mots branchouilles. Du baratin comme intégration, développement individualisé, autonomie. Andy est très doué pour tout ça parce qu’il est intelligent et parce qu’il sait qu’il aide les cols blancs à se sortir d’une putain de merde.

— Et ça brasse de l’argent ?

— Un max ! Andy a au moins une dizaine de locaux. Certains sont des hébergements provisoires. Il y en a qui ont des gardiens à demeure. Les autres sont gérés par des équipes mobiles. En langue de bois, ça désigne ceux qui foncent en camionnette, qui leur torchent le derrière, encaissent leur chèque d’aide sociale et s’assurent qu’ils ne pètent pas un câble. Du point de vue d’Andy, tout baigne. Avec seize mille livres par an, on peut se payer les services d’un jeune diplômé boutonneux qui n’a rien de mieux à faire. La camionnette est achetée aux enchères. Andy ? Il se fait du fric. Comment ? Parce que chacun de ses clients lui arrive avec un gros pacson d’argent public. Pourquoi ? Parce que c’est les gens comme Andy qui nous sortent de la merde. On paie nos impôts puis s’en lave les mains, et les Andy du monde se chargent des vraies poubelles. Vous savez comment on appelle Nouveau Départ, dans le métier ? demanda-t-elle avec un grand sourire. Faux Départ. Il n’y a rien à ajouter.

— Oui, ça ne doit pas être facile. De s’occuper de ces gens.

— C’est sûr. Mais ça, c’est le front de taille. Andy Mitchell gère la boîte. C’est une grosse boîte. En fait, c’est presque un empire. Et vous savez ce que devient Andy, du coup ? Il devient un… un entrepreneur social, dit-elle, savourant l’expression. Mignon, hein ? Et puis, il y a moi, pauvre de moi, qui pense encore que tout ça relève de la bonté de la nature humaine. Mais non. De nos jours, il faut résoudre la quadrature du cercle. Les entrepreneurs sociaux font le boulot, mais ils recherchent le profit. Si vous pensez que le secteur du bénévolat, c’est toujours tout beau tout rose, vous vous trompez, les amis.

Faraday hocha la tête. Il se revoyait chez Jenny Mitchell, essayant de retracer le parcours de cette femme. Elle avait dû rencontrer Andy sur le front de Pompey. Elle avait dû admirer son implication, sa patience, son courage. Puis, au fil des années, elle avait observé sa transformation. Au lieu du jean T-shirt, il portait le costume. Au lieu de partager, au pub, les dernières anecdotes en date sur le psychopathe de la semaine, il restait enfermé toute la soirée devant son écran à rédiger des rapports sur le capital social et la provision collective. Holmes disait vrai. Faraday l’avait lui-même constaté au sein des services de police. Sur le papier, ça paraissait formidable, mais c’était avant tout un tissu de conneries.

— Vous connaissez la femme d’Andy ? intervint Barber.

— Jenny ? Adorable. Un cœur d’or et naïve comme pas deux. Andy a de la chance de l’avoir. Espérons qu’il s’en rend compte.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Parce qu’il est très occupé en ce moment. Et parmi les gens qu’il fréquente… C’est un village ici pour ce qui est des personnalités importantes. Ceux qui ont réussi ont tendance à se serrer les coudes. Vous avez remarqué ? La réussite attire la réussite. Ils fréquentent les mêmes restaurants, ils vont aux mêmes soirées, ils prennent les mêmes foutues vacances, pour ce que j’en sais. Certains sont réglos, et d’autres le sont plus ou moins. Les premiers sont avocats, comptables, universitaires, ce qu’on veut. Sinon, il y a les salauds de riches, des promoteurs immobiliers pour la plupart. Et puis, il y a les salauds de très riches. Dont la plupart donnent dans la criminalité.

C’était une bonne théorie, joliment tournée.

— Où se situe Andy Mitchell dans tout ça ? insista Barber.

— Andy joue dans la cour des grands maintenant. Il a réussi. Il est au top. Il considère ces gens-là comme des amis. Jenny ? Je vous en laisse juge. Elle aime le vieux Portsmouth. Je le sais. Il y a des copains pour ses enfants, une bonne école primaire quand ils devront être scolarisés, tout ça. Mais je ne suis pas sûre qu’elle adhère à tout le reste.

Faraday hocha la tête d’un air entendu, savourant une goulée de HSB. Duley, songea-t-il, avait dû représenter une bouffée d’air frais. Et, pendant un mois ou deux, peut-être davantage. Peut-être que, au fond, il lui manquait.

Ellie Holmes avait fini sa bière. Barber consulta sa montre, lança un coup d’œil à Faraday, annonça qu’elle devait filer. Faraday acquiesça, puis prit le verre d’Ellie.

— Une autre ? proposa-t-il.

Elle fit non de la tête, attendit le départ de Barber, fit signe à Faraday d’approcher.

— Je tiens à être juste pour Andy, dit-elle. Mais il y a quelqu’un d’autre à qui vous devriez parler.

— Qui ça ?

— Peter Barnaby. Il est chef de service au St James. Un homme charmant.

Le St James était l’hôpital psychiatrique de Portsmouth, survivance victorienne délabrée qui se dressait dans un parc à l’est de la ville. Faraday passait devant tous les jours en se rendant au travail.

Barnaby, expliqua Holmes, soutenait fortement Nouveau Départ. Au début, alors que l’association n’était encore qu’une étincelle dans le regard d’Andy Mitchell, c’était Barnaby qui avait structuré tout ce charabia conceptuel en une proposition solide susceptible de convaincre les donneurs de subventions.

— Peter travaillait avec cette clientèle depuis des années. Il voyait les mêmes vieux visages au St James, les camés, les marginaux et tous les mecs qui sont incapables de croiser une femme dans la rue sans faire un truc totalement déplacé. Les soins ne servaient à rien. La thérapie, c’était de la plaisanterie. Il savait qu’il devait exister un meilleur moyen et, Dieu le lui rendra, il pensait qu’Andy était l’homme par qui ça devait arriver.

Elle précisa que lorsque Nouveau Départ avait demandé le statut d’association d’utilité publique, c’était le nom de Barnaby dans le conseil d’administration qui avait emporté le morceau. Et quand Andy avait fait la tournée des subventions, c’était encore une fois Barnaby qui avait su à quelles portes frapper.

— Ce type est un leader dans ce domaine. Quand on parle de problèmes comportementaux graves, Barnaby est celui qu’on écoute. Il avait beaucoup misé sur Nouveau Départ. En un sens, c’est un peu son bébé.

— Avait ?

— Ouais.

Holmes mâchait un chewing-gum à présent. Faraday sentait son haleine mentholée.

— Il a démissionné du bureau il y a deux semaines, dit-elle.

— Pourquoi ?

— Personne ne le sait vraiment. Beaucoup de rumeurs ont circulé, mais c’est courant dans le secteur du bénévolat. Dans de telles situations, les gens ne demandent qu’à jeter de l’huile sur le feu. De la diffamation qui confine à l’assassinat. Du sang partout sur le foutu tapis.

— Le sang de qui ?

— Du jeune Andy. Ce ne sont que des bruits, d’accord ? On parle de détournements, d’assistants sociaux qui puisent dans les caisses. Ce serait à très petite échelle, mais ça reste possible. Parmi les gens dont il s’occupe, certains sont complètement à l’ouest. Ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils ont dans leur portefeuille. Puis il y a plus lourd : fausses factures, contrats de maintenance bidon pour les appartements thérapeutiques, fausses prestations facturées. Additionnez tout ça, et on peut trouver une somme à cinq chiffres. Facilement.

— Quelqu’un a essayé d’y remédier ?

— Pas que je sache, mais la démission de Peter a fait sensation. Même les foutus cols blancs risquent de regarder tout ça de plus près.

Elle toucha le bras de Faraday.

— C’est qu’il conduit une belle voiture, le jeune Andy, dit-elle. Et les gamins, ça revient cher de nos jours, hein ?

 

Un break Volvo était garé devant chez Givens à l’arrivée de Winter et Dawn. Par le hayon ouvert, Winter avisa une pile de cartons à l’arrière. Il descendit de la Peugeot et inspecta le contenu du carton le plus proche, reconnaissant des éléments provenant de la cuisine de Givens.

Une ombre l’envahit.

— Je peux vous aider ?

Winter se retourna et se retrouva face à un grand gaillard en jean et chemise écossaise décolorée. Il portait un autre carton, qu’il déposa à l’arrière du break avant d’examiner la carte de police de Winter.

Winter regardait le contenu du nouveau carton. Encore des affaire de Givens.

— Et vous êtes ?

— Je m’appelle Wilson. Je suis le propriétaire.

— De tout ça ? demanda Winter, désignant les cartons.

— Ils sont à M. Givens. J’aurais été prêt à lui donner un peu plus de marge, mais j’ai cru comprendre qu’y avait peu de chances pour qu’il revienne.

Il déclara s’être adressé aux supérieurs de Givens à l’hôpital. Comprenant à demi-mot, il avait conclu que l’homme avait disparu pour de bon. Le loyer du mois précédent n’avait pas été viré par sa banque pour la bonne et simple raison que son compte était à sec, et, apparemment, il n’y avait guère de chances que cela change à l’avenir. Plutôt que de laisser pourrir la situation, il avait décidé de chercher un nouveau locataire.

— Et où tout cela va-t-il ?

— À l’hôpital. Apparemment, un ami à lui s’est porté volontaire pour s’en occuper. Un certain M… Tarrant ?

Ellis et Winter suivirent le Volvo jusqu’à St Mary. Le jeune Simon étant du matin, Jake Tarrant était seul à la morgue. Il ouvrit la porte au coup de sonnette de Winter, plissant les paupières dans la chaleur du soleil. Wilson empilait déjà les cartons sur le parking, à côté du Volvo. Les vêtements de Givens étaient entassés sur la banquette arrière.

— C’est quoi, tout ça ?

— Les affaires de Givens, dit Winter, hilare. Voilà qui doit te changer, fiston. En général, on ne te livre que le corps, non ?

Winter et Ellis aidèrent Tarrant à porter les cartons. Il leur dit de les déposer dans la vaste salle d’autopsie. Ellis, qui avait horreur des morgues, posa le sien sur une des tables en acier inoxydable et regarda autour d’elle. Du côté de la fenêtre se trouvaient deux lavabos ainsi qu’un fatras d’instruments chirurgicaux attendant d’être triés. Elle regarda les scalpels et les forceps, les gros ciseaux à bouts arrondis et la fine sonde en acier inoxydable. Tarrant la rejoignit, chargé de deux autres cartons.

— C’est quoi, ça ? demanda-t-elle, montrant du doigt un outil électrique.

— C’est une scie à os. On s’en sert pour trépaner.

— Cool. Et elles, que font-elles ici ?

Elle parlait d’une rangée de plantes en pot sur le rebord de fenêtre.

— Mes bébés, dit Tarrant, posant les cartons. Cet endroit est peut-être nul, mais la clim fonctionne toujours. Dix-sept renouvellements de l’air par heure. Les plantes adorent.

Winter entra avec les derniers cartons. Comme il n’y avait plus de place sur les tables d’autopsie, il les posa à côté d’une pile de sacs jaunes estampillés DANGER RISQUE DINFECTION.

— À quoi sont-il destinés ? demanda Winter, parlant des sacs.

— Déchets cliniques. Bons pour l’incinération.

— Vous utilisez encore cette salle, alors ?

— Seulement pour le stockage dans les tiroirs réfrigérés, et, plus rarement, un toilettage.

— Un toilettage ?

— On reçoit les corps après l’autopsie à Queen Alexandra. Ils nous arrivent par paquets de dix, ça facilite l’organisation du transport. Le lundi, de préférence, pour bien commencer la semaine. Je ne dis pas que la reconstruction est facile, pas après une autopsie totale, mais tout le monde mérite de garder un minimum de dignité, non ?

Il leur expliqua que certains cadavres avaient toujours les yeux ouverts. Et/ou la bouche. Et puis, il y avait le problème des cheveux.

— Des cheveux ?

Winter était fasciné.

— Ouais. Fait dans les règles, faut les essuyer avec une serviette et bien les brosser en arrière. Parmi ceux qui nous arrivent, il y en a, on a l’impression qu’on les a laissés dehors sous la pluie.

— Et donc, tu les toilettes ? C’est ce que tu veux dire ?

— Ouais. Bien sûr. Un minimum de respect.

— Tu fais ça ici ?

— Ouais. Normalement, ça se résume à une séance de maquillage. Ça se fait en un clin d’œil. Mais, des fois, les gars de Queen Alexandra ont vraiment fait du travail merdique, alors on doit tout reprendre de zéro et se taper toute la reconstruction. Mais bon, c’est rare, pour être honnête.

Winter hocha la tête. Il ne comptait plus les fois où il avait vu Jake Tarrant découper un corps pour l’anatomopathologiste du Home Office. Ses compétences étaient stupéfiantes, surtout quand il s’agissait de remettre chaque chose à sa place.

— Tu mets toujours la main à la pâte pour les autopsies ?

— À Queen Alexandra, ouais.

— Mais pas ici, alors ?

— Non, comme je disais, ici, c’est juste un lieu de stockage. Le surplus du Queen Alexandra.

— Combien pouvez-vous en accueillir ?

— Trente-six, maxi.

— Et, en général, vous affichez complet ?

— Grosso modo, oui. En ce moment, on en est à trente et un.

— Pas trop dur, remarque. C’est pas des gros mangeurs.

Ellis, qui écoutait la conversation, détourna la tête, écœurée. Winter et Tarrant échangèrent un regard : ce n’était pas un endroit pour une végétarienne.

Winter demanda ce que devenaient les corps après leur transfert de Queen Alexandra.

— Pourquoi tu veux savoir ça ?

— Curiosité, mec. Déformation professionnelle.

— C’est sûr, dit Tarrant, haussant les épaules. On voit avec les pompes funèbres. Faut qu’on sache s’ils vont au crém’ ou s’ils sont inhumés. S’ils nous demandent la taille du corps, on sait qu’ils vont au crém’.

— Pourquoi ça ?

— Ça détermine la quantité de gaz utilisé. Les gros lards, ils mettent du temps à brûler. Tu serais un cauchemar, mec. C’est moi qui te le dis.

— Tu disais que la majorité va au crématorium ?

— Quatre-vingt-quinze pour cent. Les inhumations se font rares.

— Les embaumements ?

— Encore plus rares. Et c’est barbare, crois-moi.

— Alors, combien de temps gardez-vous les corps ?

— Une semaine ou un peu plus. La majorité des obsèques a lieu dans la quinzaine qui suit le décès.

— Et les corps partent d’ici aux pompes funèbres ?

— Exact. Ils ont des frigos, eux aussi, tu penses bien, et des salles de recueillement, tout ça.

— Donc, le type meurt. Il est autopsié. On le rafistole. On l’amène ici. Puis, les croque-morts passent le récupérer. C’est comme ça que ça se passe ?

— Ouais.

— Et le reste, c’est eux qui s’en chargent ? La veillée funèbre ? Le fourgon mortuaire ? L’organisation de la crém’ ? Tout ça ?

— Ouais, confirma Tarrant, se préparant à la question suivante. M’sieu W. veut me faire flipper ? M’sieu W. me fait passer un exam’ ou quoi ?

Winter s’esclaffa, le tapa sur l’épaule.

— Ça risque pas, mec. Bien trop occupé. Bon, maintenant, tout ça… T’es prête, ma grande ? cria-t-il à Ellis. Faudrait quand même qu’on s’y mette.

Tarrant regardait les cartons, l’air hagard.

— Qu’on se mette à quoi ? demanda-t-il.

 

Faraday était au téléphone avec Jerry Proctor lorsqu’une nana du groupe d’enquête pointa le nez à la porte de son bureau. Quelque chose dans son expression lui dit que c’était urgent. Il lui fit signe d’attendre, se pencha vers le combiné. Il venait de communiquer à Proctor l’adresse de Jenny Mitchell. Il voulait que quelqu’un y aille au plus tôt pour prendre un moulage des pneus de sa voiture.

Il termina l’appel. L’assistante avait quelqu’un au bout du fil.

— Qui ?

— Une dame de Buriton. Une certaine Mme Bullen. Elle veut parler à un responsable.

— Ça concerne Coppice ?

— Je crois. Je vous la passe ?

Faraday acquiesça. Il prit l’appel, essayant de se souvenir s’il avait lu le nom de Bullen dans les rapports d’enquête de voisinage.

— Vous êtes monsieur… ?

— Faraday. Inspecteur Faraday. En quoi puis-je vous être utile ?

Elle lui expliqua qu’elle était rentrée de voyage depuis deux jours. Tout le village parlait de ce qui s’était passé dans le tunnel, et une voisine avait gardé les numéros du quotidien local sur cette affaire. La veille au soir, elle était passée chez elle pour boire un verre et les avait parcourus. Après avoir réfléchi et relu les articles, elle en était arrivée à la conclusion que c’était bien lui.

— Qui ?

— L’homme du tunnel.

— Bien sûr. Mais lui, qui ?

— Le jeune Mark.

Elle s’excusa, réprima une quinte de toux.

— Mark Duley.

 

Il fallut presque tout l’après-midi à Winter et à Ellis pour passer en revue les affaires de Givens. Tarrant était resté avec eux, au début, traînant dans la salle d’autopsie, s’inventant de menues tâches, rangeant du matériel, proposant de faire du café – n’importe quelle excuse pour garder un œil sur la procédure en cours. Winter toléra cette surveillance déguisée avec le sourire, partageant ses découvertes une à une avec Tarrant.

Plus tôt, coincé dans le bas d’un des cartons, Ellis avait trouvé la documentation sur Venise, trois brochures éditées par différentes agences, toutes haut de gamme. Elle les tendit à Winter qui les mit sous le nez de Tarrant.

— Ton collègue me disait que Givens voulait tous vous y emmener. C’est vrai, ça ?

— Ouais, confirma Tarrant.

— Ça ne te disait rien ?

— Je pouvais pas prendre de congé.

— Dommage, hein ? D’autant que c’est lui qui payait.

Winter posa les brochures sans autre commentaire. Quelques minutes plus tard, il trouvait du courrier glissé dans une autre brochure qui, elle, vantait une croisière dans les îles Galápagos. L’agence de voyages qui l’organisait adressait un devis à Givens pour la réservation de deux cabines croisière à Noël, une pour deux adultes et deux enfants, et l’autre pour un adulte.

— Ça aussi, c’était pour vous tous ? cria de nouveau Winter à l’intention de Tarrant.

— C’est ce qu’il voulait, ouais.

— Qu’en pensait Rachel ?

— Elle n’était pas emballée, pour être franc. Elle a le mal de mer.

— Mais il y tenait, hein ? dit Winter, tapotant du doigt le total au bas de la feuille. Treize mille livres, c’est beaucoup dépenser pour un cadeau de Noël.

— Il avait l’argent, dit Tarrant avec un haussement d’épaules. Il pensait que ce ne serait pas une mauvaise idée. Je te l’ai dit, m’sieu W., c’était un type généreux.

— Ouais, d’accord, mais treize mille livres ! Il aurait pu vous envoyer une carte de Noël, non ? Vous offrir un pot au pub ?

— Il ne buvait pas.

— O.K. McDo, Burger King, un chinois sympa, ce qu’on veut. Mais treize mille livres ? Tu plaisantes.

— Pas moi, mec. Lui. Son idée. Son argent. Moi ? Je le laissais dire, je continuais de bosser.

— Et bobonne ? Elle le savait à ce moment-là, non ?

— Savait quoi, m’sieu W. ?

— Qu’il était blindé. Un type qui a autant d’argent à claquer en a forcément encore plus. C’était son idée à Rachel ? Le prêt pour la maison à Southsea ? Ou la tienne ?

— Franchement, je m’en souviens pas. Elle arrêtait pas de rabâcher qu’on devait déménager. Tu sais comme elle est. Ça ne lui sortait pas de la tête. Je suis sûr qu’elle en parlait au foutu facteur.

— Elle en aurait parlé à Alan alors ? Son nouveau pote ?

— Sûrement.

— Et lui aurait sûrement dit que vous n’en aviez pas les moyens.

— Plus ou moins.

— Et toi, qu’est-ce que tu en pensais de tout ça ? Une fois la décision prise ?

— Je ne te suis pas.

— Mais si. Tu rentres à la maison, un soir, et elle a conclu l’affaire. Ils sont allés visiter la maison à Southsea. Ils sont tous les deux aux anges. Elle a même pensé aux dispositions pour dormir. Pour cent quatre-vingt-cinq mille livres, monsieur G. va pieuter dans la chambre du fond. Plus tard, s’il est sage, il pourra peut-être avoir son coin à lui au grenier. Mais en tout état de cause, pour vous, c’est le départ d’une toute nouvelle vie. Ça te disait, ça, mec ? Vivre sous le même toit que Givens ?

— Ça n’en est jamais arrivé là.

— Non, effectivement. Tu l’as dit. La question, fiston, c’est pourquoi ?

Tarrant avait scruté Winter, essayant de déchiffrer son sourire, son aimable bonhomie, de déterminer s’il était sérieux. Finalement, il avait préféré refaire du café plutôt que donner à Winter une quelconque réponse, mais pendant qu’il était allé chercher la bouilloire électrique, ce fut Ellis qui demanda à Winter à quoi il jouait.

— À le maintenir sous pression, ma grande, répondit-il. Appelle ça un interrogatoire. Appelle ça comme tu voudras. Mais observe bien son visage.

Quelques minutes plus tard, dans un autre carton, Winter déterra de la documentation sur des ordinateurs portables. Givens, en homme avisé, semblait avoir comparé une dizaine de modèles avant de choisir le Toshiba. Après avoir servi les cafés, Tarrant s’était réfugié dans son bureau. Winter le trouva devant son ordi, rédigeant un genre de rapport.

— L’ordi portable de Givens…, dit-il, se perchant sur le bord du bureau de Tarrant, quand se l’est-il acheté ?

— Je n’en sais rien du tout, mec.

— Réfléchis. Il partageait pratiquement tout avec toi.

— Non. Je savais qu’il en avait un. Mais je ne connais pas les détails, dit-il, levant enfin les yeux de l’écran. Pourquoi tu me demandes ça ?

— Parce qu’on ne remet plus la main dessus. Ni sur ça ni sur l’appareil photo.

— Peut-être que quelqu’un l’a tiré.

— Peut-être bien.

— Peut-être qu’il l’a toujours.

— Ouais ? Et mon cul, c’est du poulet ?

Winter tendit indolemment la jambe. Tarrant entendit derrière lui le déclic de la porte qui se refermait.

— Écoute, mon vieux, murmura Winter sur un ton de conspirateur. Si tu veux vider ton sac, c’est le moment. T’es un bon gars. Il y a peut-être des moyens de te tirer de là.

Tarrant regarda Winter. Le lapin, songea ce dernier. Pris dans les phares. Les pleins phares.

— Me tirer de quoi ? finit-il par articuler.

— De la grosse merde dans laquelle tu t’es mis. Mon métier a un autre versant, fiston. Qui a pour nom compréhension. Je sais ce que tu as traversé – Givens, Rachel, tout ce délire au sujet de la maison –, et, crois-moi, je serais le dernier à te jeter la pierre.

— Pour quoi ?

— C’était un pot de colle, hein ? Un chieur qui se pointait à n’importe quelle heure de la journée, avec ses gâteaux et toutes ses jolies photos. Toi, au départ, t’étais juste sympa, poli, quoi, tu échangeais quelques mots avec lui, et il en a profité, hein ? Et quand il a rencontré Rachel, tu t’es fait bel et bien baiser. J’ai raison ? Ou j’ai tort ?

Tarrant fit non de la tête, se refusa à répondre. Winter changea de tactique. Il demanda si Tarrant possédait une clef de l’appartement de Givens.

— Non, jamais.

— Tu y es déjà allé ?

— Ouais. Une fois. Il voulait me montrer des trucs.

— Sur son ordinateur portable ?

— Oui. Toutes les photos qu’il avait prises des gamins. Il voulait que je fasse un choix, que je sélectionne celles que Rachel aimerait selon moi. C’était bientôt son anniversaire. Il voulait les faire agrandir et encadrer, un cadeau, quoi.

— Et ça ne te gênait pas ?

— Que veux-tu dire ?

— Ce gars, presque un inconnu, qui fait tous ces cadeaux à ta nana ?

— De toute façon, il l’aurait fait quand même.

— Pas si tu lui avais dit le contraire, non.

— Ouais, mais…

Tarrant haussa les épaules.

— Ouais mais quoi ? Ouais, mais t’avais besoin de ce fric ? Les cent quatre-vingt-cinq mille livres ? Ou ouais, mais t’en avais rien à battre parce que, de toute façon, le mariage, t’en as rien à foutre ?

— Tu fais chier, Winter ! s’indigna Tarrant. Rachel et moi, tu veux dire ? Rien à battre ? Tu veux rire.

— Ah oui ?

— Oui, et comment ! Je l’aime, cette femme. Il y a des jours où elle est vraiment chiante, mais qui ne l’est pas ? Elle est magnifique. C’est la mère de mes enfants. Elle m’aime. On peut bien s’entendre, et même très bien, elle et moi. Tu penses que rien de tout ça ne compte ? C’est ce que tu es en train de me dire ?

— Non, fils. Ce n’est pas du tout ce que je veux dire. Je te pose seulement la question. Maintenant que tu y as répondu, je me sens nettement mieux.

— Ce qui veut dire ? demanda Tarrant, de nouveau inquiet tout à coup.

— Ce qui veut dire que je t’avais bien cerné dès le départ. Ce qui veut dire que t’es un brave gars. Ce qui veut dire qu’il y a des choses qui comptent, qui comptent vraiment pour toi. Et que, comme tous les autres couillons dans ta situation, tu remuerais ciel et terre pour ne pas les perdre, dit-il en souriant. J’ai pas raison ?

Tarrant soutint le regard de Winter un long moment, puis reporta son attention sur l’écran. Il devait achever un rapport. Ils devenaient regardants sur les délais, à Queen Alexandra. S’il ne leur envoyait pas ce machin à 5 heures au plus tard, on lui remonterait les bretelles.

— De quoi s’agit-il, d’ailleurs ? demanda Winter, l’œil fixé sur l’écran.

— D’un système de localisation que j’ai mis au point. C’est pour la nouvelle morgue. Entièrement informatisé.

— Un système de localisation de quoi ?

— Des corps, m’sieu W. Il nous arrive de perdre leur trace. Ça peut paraître bizarre, mais c’est vrai.

— Je veux-bien te croire, fiston, dit Winter, lui tapotant légèrement l’épaule. Des fois, nous aussi, on a le même problème.

 

Ellis et Winter quittèrent la morgue peu avant 5 heures. La fouille des cartons avait confirmé à Winter ce qu’il savait déjà sur Givens, guère plus. Il était méthodique à l’extrême. Il classait tout son courrier, toutes ses factures, le moindre document qu’il estimait être important. Toute cette paperasse prouvait qu’il était diligent, indépendant et semblait n’avoir ni ami ni parent qui auraient mérité d’être contactés. En ce qui concernait l’avenir, il avait l’intention de s’abonner à l’ADSL et aussi de construire un abri derrière chez lui pour sa bicyclette.

Face à de tels éléments, Winter ne pouvait que s’interroger une nouvelle fois sur ce qui était arrivé à Givens. Ce n’étaient pas là les actions d’un homme qui aurait prévu de fuir avec la femme de son pote. Elles ne présageaient pas non plus une soudaine interruption de cette vie solitaire impeccablement ordonnée. Non, Givens avait été tué. Il avait au moins cette certitude.

À un feu situé à un mille de Kingston Crescent, Dawn Ellis rejoignit une longue file de voitures. Elle venait de lui demander l’impact que les heures qu’ils venaient de passer à la morgue avait eu sur lui. Winter avait lui-même frôlé la mort. L’idée de tous ces corps dans les tiroirs réfrigérés l’avait-elle stressé ? L’avait-elle fait réfléchir ?

— Non, ma grande, répondit-il en secouant la tête. Pas du tout. C’est terminé. Réglé. Du passé. J’ai eu vachement de chance. Ça, c’est beaucoup plus intéressant.

— Quoi ?

— Ça. Jake. Givens.

Il sourit.

— Un putain de cauchemar pour ce garçon sans doute.

— Vous croyez qu’il a tué Givens ?

— Je sais qu’il l’a tué. Mais il est malin, hein ? Il a dû le faire là, forcément. Il connaît les lieux comme sa poche. Il en a la clef. Il peut aller et venir à sa guise. Le week-end, le soir, il pourrait tuer la moitié de la ville que tout le monde n’y verrait que du feu. Il pourrait découper Givens comme une dinde, le débiter en petits paquets de viande et de cartilage qu’il n’y aurait aucune trace forensique. Cet endroit doit grouiller de traces ADN. Des centaines de corps y transitent. Voire des milliers. On ne pourra jamais rien prouver. Il a les coudées franches. C’est beau. Ce garçon est une vraie star.

— Et où est le corps ?

— Bonne question. On n’en a pas la moindre idée.

— Donc, on laisse tomber ?

— Oh, que non ! Bien sûr que non. On continue de chercher. On finira bien par y arriver, je le sais. Il y a plus intelligent que l’ADN en ce monde.

Dawn Ellis acquiesça, roulant au pas. Au bout d’un moment, elle dit à Winter de regarder dans sa serviette.

— Il y a une lettre, dit-elle. De chez Jessops.

Winter la trouva. Elle était adressée à Givens. C’était la confirmation de l’envoi de sa dernière commande de tirages avec l’espoir qu’il serait pleinement satisfait du résultat. Puis, à la fin, il y avait un paragraphe intéressant :

 

Vous remarquerez que nous n’avons pas tiré la photo n° 000156620 :30774.jpg. Il est dans la politique de notre société, alignée sur la pratique générale de notre industrie, de traiter le matériel pornographique selon une certaine procédure. Dans certains cas, nous n’hésitons pas à le porter à la connaissance des autorités compétentes. En l’occurrence, étant donné le degré d’ambiguïté, nous avons le plaisir de vous informer que nous n’avons pas cru bon d’opter pour ce moyen d’action.

 

Cet ajout était signé Bernard King, contrôleur qualité. Winter lança un coup d’œil à Ellis.

— Tiens, tiens…, dit-il.

Il souriait.