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Mardi 12 juillet 2005, 6 h 30

 

Le lendemain matin, Faraday, qui s’était levé aux aurores, patrouillait sur les bords d’un des étangs de Milton Common. Situés à moins d’un mille au nord de sa maison de marinier, ils abritaient une foule d’oiseaux, l’été. Il s’accorda le plaisir de passer près d’une heure à surveiller une famille de petits grèbes.

Les parents, timides, discrets, filaient dans les roseaux pour en ressortir aussitôt, prenant un soin méticuleux de leur nichée duveteuse. Faraday les observait depuis plusieurs mois, depuis l’éclosion des œufs, et cet aperçu de responsabilités parentales lui donnait un sentiment étrangement réconfortant d’enrichissement personnel. Les grèbes, comme la plupart des oiseaux, faisaient face à de nombreux prédateurs naturels. Leur survie exigeait une vigilance constante. Les petits, aux trilles métalliques, un peu comiques et haut perchées, avaient toujours faim. Pourtant, la famille semblait prospérer, liée par la certitude instinctive que leur meilleure chance de survivre dans un monde hostile résidait dans le fait de rester unis. La vie, songea Faraday, pouvait être si simple.

Vers 10 heures, après un bref passage sur la scène de crime à Buriton, il gravissait l’escalier des locaux des Crimes graves. Passant la tête par l’entrebâillement de la porte, il trouva Winter à son bureau de la cellule du Renseignement.

— Vous avez un moment ?

— Bien sûr, patron.

Winter s’apprêta à se lever pour suivre Faraday dans son bureau, mais l’inspecteur s’était déjà installé sur une des deux chaises inoccupées. La série de photos du cadenas était posée à côté du téléphone. Faraday se mit à la feuilleter. Le cadenas était imposant, d’apparence solide, le boîtier en laiton surmonté d’un arceau en acier.

— Alors, ça avance ?

Winter consulta ses notes. Expliqua que, jusqu’à présent, il avait interrogé les directeurs de deux magasins B&Q, le directeur régional de Homebase et une jeune nénette très obligeante de GA Day. Ensuite, il avait enchaîné avec les quincailleries figurant dans les Pages Jaunes. Comme travail d’enquête, ça n’arrivait pas à la cheville d’une descente dans une maison de passe ou de la traque de trafiquants de drogue, mais les gros enfoirés de son espèce ne crachaient pas dans la soupe.

Faraday encaissa le sarcasme avec un sourire. D’un côté du cadenas, on lisait sa marque : Tri-Circle. Dessous, un numéro : 266. Il jeta un coup d’œil aux autres photos. Au dos du cadenas, il distinguait le logo d’une société, trois cercles entrelacés nichés dans un ovale.

— Donc, qui en a en rayon ?

— Tous. Homebase est le plus intéressant, à 6.99 £. C’est une bonne affaire, croyez-moi.

— Pourquoi y en a-t-il autant ?

— Ils viennent de Chine. Dans la série produits bon marché. Les chinetoques les débitent dix pour une livre. Le gars de chez B&Q me disait qu’ils leur en achetaient par milliers. Que les cadenas étaient devenus un produit très recherché. La moitié des habitants de la ville ont des trucs à quoi ils tiennent. L’autre moitié n’a qu’une envie : les leur chourer. C’est lui qui parle, pas moi. Pompey ? Il pense que c’est le paradis des cadenas.

— Et côté paperasse ? Ces gens-là gardent-ils une trace écrite de leurs transactions ?

— Ouais, les plus grosses boîtes, mais ce n’est intéressant pour nous que dans les cas de règlement par carte. Pour les paiements en espèces, évidemment, il n’apparaît aucun nom. De plus, ils n’ont pas particulièrement envie de trier toutes ces écritures. Le gars de chez Homebase me disait qu’il manquait de personnel, dix employés, alors qu’il pouvait tout juste assurer les réassorts.

— Combien de clefs fournissent-ils avec le cadenas ?

— Deux.

— Systématiquement ?

— C’est ce qu’ils m’ont dit.

Faraday hocha la tête. Peut-être que Winter obtiendrait un meilleur résultat auprès des quincailliers locaux. Qu’un type derrière son comptoir se souviendrait d’une vente en particulier, ou d’un visage.

— Ouais, c’est sûr. Seulement, chez eux, ça coûte la peau des fesses. Qui est prêt à surpayer quand on peut trouver la même chose au coin de la rue à moitié prix ?

Faraday dit que ce n’était pas important. Les fruits d’un travail d’enquête, ainsi que les deux hommes le savaient, n’étaient souvent qu’une simple question de persévérance. Des dizaines d’appels téléphoniques, des heures n’aboutissant à rien. Puis, soudain, on aperçoit un truc susceptible de relancer l’enquête et de l’orienter dans une tout autre direction.

— Qu’en est-il de la chaîne ? Et des bouts de corde ?

— Je les gardais pour plus tard, répondit sèchement Winter. Vous avez vu dans quel état ils sont ?

Faraday acquiesça de la tête. Ces deux éléments étaient sous clef dans la salle des pièces à conviction. La corde, fragile et effilochée, pouvait dater du XIXe siècle, tandis que la chaîne galvanisée sectionnée par le train avait, à l’évidence, connu des jours meilleurs. Winter était dans le vrai. Retracer leur origine serait un cauchemar.

Il y eut un bref silence. Puis Winter demanda où en était l’enquête de voisinage. L’équipe d’enquêteurs était sur le terrain depuis huit heures, faisant du porte-à-porte à Buriton. Des touches ?

— Aucune. J’en viens. Il y a un petit chemin qui mène aux voies ferrées. En tout, nous inspectons trois propriétés. Le gars au bout a été braqué deux fois – des pros qui savaient ce qu’ils cherchaient. Depuis Noël, il a fait installer un nouveau système de sécurité. Des capteurs, des éclairages, le must en matière d’alarmes et de sirènes. Et des chiens. Le moindre mouvement dans cette partie du chemin ne peut lui échapper. Dans la nuit du dimanche ? Pas le moindre bruit. Le calme absolu. Il a dormi comme un bébé.

— Pas par ce chemin, alors ?

— Il faut croire.

Une carte d’état-major était coincée sous le sandwich encore emballé que Winter s’était acheté en venant. Faraday l’étala sur le deuxième bureau, et suivit le tracé de la ligne de chemin de fer qui partait de la côte et serpentait vers le nord. Après Rowland’s Castle, village chérot devenu tout à coup très branché parmi les cadres de grosses boîtes comme IBM, la ligne traversait la campagne, terres arables parsemées çà et là de hameaux en bordure de voie ferrée, jusqu’à la longue déclivité vers le tunnel. Faraday avait bien dû regarder défiler ces champs des centaines de fois, du train qui l’emmenait à Londres, et il avait toujours été surpris. Pour une région située à tout juste vingt minutes de route d’une conurbation, elle semblait très reculée.

— Je pense que nous devons chercher par là, et non à Buriton, dit-il, tapotant sur la zone au sud du tunnel. Pour commencer, c’est désert. En outre, c’est de ce côté-là que nous avons découvert le corps. Si on pénètre par le nord, il faut parcourir presque toute la longueur du tunnel pour arriver à l’endroit voulu. Pourquoi le ferait-on ?

— C’est sûr.

— Donc, c’est là que nous devrions regarder de près.

Faraday indiqua des points d’accès le long de la voie ferrée, en s’appuyant sur la reconnaissance des lieux de la veille. À trois milles au sud du tunnel, expliqua-t-il, on pouvait, à un nombre infini d’endroits, franchir le petit grillage ou descendre depuis le pont, ou simplement longer les voies depuis un des passages à niveau automatique, mais plus on s’approchait du tunnel, plus l’accès devenait difficile. Sur le dernier kilomètre, le coteau à l’ouest des voies était couvert par une exploitation forestière, et un chemin sinueux permettait aux véhicules d’accéder en bord de voie ferrée.

— Ici, dit Faraday, posant le doigt là où les pointillés rejoignaient la ligne de chemin de fer. Un portail d’accès donne sur la voie. Apparemment, c’est un jeu d’enfant.

— Quelqu’un est allé voir ?

— C’est sur notre liste de vérifications. Nous commençons aussi à étudier les maisons qui se trouvent au bord de cette route, ici.

Son doigt remonta par la forêt jusqu’à la petite route de campagne, bien au-dessus de la ligne de chemin de fer, sur laquelle le trafic local circulait vers le sud.

— On parle de deux ou trois propriétés maxi. C’est un pari, je sais, mais nous faisons chou blanc dans le village.

Il s’apprêta à replier la carte, mais Winter lui dit de ne pas le faire. Ce matin, il allait s’organiser. Il avait des marqueurs pour le tableau blanc, et dès qu’il en aurait terminé avec les coups de fil, il commencerait à établir la chronologie des faits. D’ici là, avec de la chance, ils auraient peut-être du nouveau grâce à l’enquête de voisinage. Auquel cas, Faraday en serait, bien entendu, le premier informé.

Au moment où Faraday allait sortir, Winter lui lança un coup d’œil.

— Et l’autopsie ? De bonnes surprises ?

— Ouais, j’allais oublier, dit Faraday, repoussant la porte. Ewers se refuse à prendre le risque de juger, en se basant sur l’examen clinique, si le type était mort ou pas avant que le train lui passe dessus, mais il a, effectivement, trouvé quelque chose.

— C’est-à-dire ?

— De vieilles ecchymoses. Là où les chairs étaient intactes, dit Faraday en apposant les mains sur son corps, nous avons trouvé des traces de traumatismes remontant à environ une semaine, voire plus. Peut-être d’origine accidentelle, peut-être un accrochage en voiture ou en moto s’il en avait une. D’un autre côté, ça pourrait être autre chose.

— Quelqu’un qui lui serait rentré dans le lard ?

— Ewers ne l’exclut pas.

— Une sorte d’avertissement ?

— Plus que probable, dit Faraday, lui décochant un pâle sourire. Quel dommage qu’il n’en ait pas tenu compte, hein ?

 

Ce fut le constable Jimmy Suttle qui, le premier, repéra la ferme. La petite route de campagne avait émergé du tunnel d’arbres, Suttle apercevait les fenêtres de l’étage et la forte inclinaison du toit de tuiles derrière le mur d’enceinte briqueté. Sur la carte, la bâtisse en L portait le nom de Gorecombe Lodge.

La constable Dawn Ellis attendait de pouvoir doubler un tracteur. Suttle lui dit de ne pas s’en donner la peine.

— C’est là, dit-il. Regarde.

Ils se garèrent sur le rebord herbeux, à une dizaine de mètres de l’imposant portail à deux battants. Le mur d’enceinte comme le portail semblaient neufs. Ellis relisait les notes qu’elle avait prises un peu plus tôt. Le sergent qui distribuait les missions de la matinée lui avait donné le nom des propriétaires.

— Cleaver, finit-elle par dire, en prenant son porte-bloc. Monsieur et madame. Selon les villageois, ils habitent là depuis moins d’un an.

— Des fermiers ?

— On pense que non. Il est salarié. Comptable, peut-être. Ou avoué. La cellule du Renseignement n’a pas été loquace.

Suttle essayait déjà d’ouvrir le portail. À sa deuxième tentative, une voix de femme résonna dans l’interphone encastré dans l’un des piliers.

— Oui ?

Suttle lui dit son nom. Qu’il était policier. Et qu’il souhaiterait qu’elle lui accorde quelques instants.

— Vous avez une carte de police ?

Suttle chercha des yeux une caméra, la trouva en haut du mur adjacent. Il brandit sa carte, en protégeant ses yeux de la lumière du soleil.

— D’accord.

Cette fois, il put ouvrir le portail. De l’autre côté, il trouva une large allée gravillonnée bordée d’une pelouse. L’herbe était tondue de frais – il le sentait —, et un asperseur placé après le double garage envoyait un arc de fines gouttelettes sur les plates-bandes de fleurs. La maison aux poutres apparentes et aux fenêtres à meneaux semblait dater de plusieurs siècles. Quelqu’un avait claqué pas mal de fric afin que les récents agrandissements latéraux soient parfaitement adaptés au corps central. Suttle, qui avait connu une jeunesse exubérante dans un logement social de New Forest, aspirait depuis toujours à ce genre de cadre de vie, et il montrait l’alignement de nids d’hirondelles sous l’avant-toit quand la porte s’ouvrit.

Dawn Ellis, de son propre chef, contourna la BMW garée et se présenta. Mme Cleaver devait approcher de la cinquantaine. Ses cheveux paraissaient d’un blond naturel, et ses traits fins rappelèrent à Suttle les visages qu’il voyait dans les magazines qu’il feuilletait parfois dans la salle d’attente de son dentiste. Tatler ou Harper’s. Cette femme, songea-t-il, avait de la classe.

Elle les invita à entrer. Café fraîchement moulu – autre bonne odeur. La grande cuisine américaine se trouvait au fond de l’entrée dallée. Suttle vit une cafetière glougloutant sur une Aga.

— En quoi puis-je vous aider ?

Ils étaient toujours dans l’entrée.

Ellis mentionna l’accident dans le tunnel de Buriton. Aussitôt, la femme leur dit qu’elle l’avait lu dans le journal.

— Dans le News, dit-elle. C’est horrible.

— Absolument. Madame Cleaver, nous nous demandions si vous étiez chez vous dimanche soir.

— Oui, bien sûr, j’étais là, dit-elle avec un froncement de sourcils. Mais comment savez-vous mon nom ?

— Par les listes électorales, madame, répondit Suttle, prenant le relais. Ce n’est qu’une visite de routine.

— Bien sûr, bien sûr.

Elle inclina la tête quelques instants, à la manière des fumeurs mondains, puis elle se tourna vers Ellis.

— Mon mari était là également. Nous étions là tous les deux.

— Votre chambre se trouve-t-elle sur l’avant de la maison ?

— Oui, répondit-elle avec un autre froncement de sourcils. Pourquoi ?

— Je me demandais si vous aviez entendu quelque chose.

— Dans la nuit, vous voulez dire ?

— Oui.

— Vers quelle heure, au juste ?

— Ça, nous l’ignorons. Tard, certainement.

Un long silence s’installa. Le regard de Mme Cleaver passa d’un policier à l’autre. Suttle en avait même oublié le café. Cette femme sait quelque chose, se dit-il. Et, surtout, elle se demande si elle doit nous le dire ou pas.

— Vers une heure et demie ? Deux heures ? risqua Suttle. Une voiture, peut-être ?

Elle le regarda, muette. Ellis proposa de s’asseoir. Mme Cleaver ne bougea pas.

— Qu’est-il arrivé dans le tunnel ? finit-elle par demander.

— Je crains de ne pouvoir vous le dire. Pas au stade où nous en sommes.

— Mais quelqu’un est mort, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Un homme ?

— Je ne peux pas vous le dire.

— Sous les roues d’un train… brrr, dit-elle en frissonnant. À la radio locale, ce matin, ils ont dit qu’il était attaché au rail. Qui peut faire une chose pareille ? Qui peut avoir une telle idée ?

Elle attendit une réponse. Que ni Ellis ni Suttle ne furent en mesure de lui fournir. Finalement, elle croisa les bras. Elle paraissait furieuse, comme si ce dernier outrage lui était personnellement destiné.

— Vous savez pourquoi nous sommes venus nous installer ici ? Pour fuir toutes ces horreurs. La ville en regorge. Où que l’on habite.

— La ville, madame Cleaver ? demanda Ellis qui faisait de son mieux pour paraître sympathique.

— Portsmouth. Southsea, en fait, pour être plus précise. C’est sans doute le pain quotidien pour les gens comme vous, mais moi, j’ai du mal à formuler mon dégoût… non, mon désespoir…, dit-elle, secouant la tête. Oh, ça me met dans une colère !

— Votre dégoût de quoi, madame ?

— De ce que nous devenons. De ce que nous sommes. De ce qu’il nous faut supporter. Ici, à la campagne, c’était censé être mieux, plus civilisé, et maintenant, ça !

Là, elle inclina de nouveau la tête, comme si elle prenait sur elle. Puis elle regarda de nouveau Suttle.

— Vous avez raison. J’ai effectivement entendu une voiture. C’est rare, croyez-moi, surtout le dimanche soir à une heure pareille.

— À quelle heure ?

— Trois heures moins dix. Je ne dormais pas. J’ai regardé le réveil.

— Avez-vous vu la voiture ? Êtes-vous allée à la fenêtre ?

— Non. À ce moment-là, elle avait disparu.

— Dans quelle direction ? Vers le village ou vers le sud ? Ou elle repartait vers Pompey ?

— Bah… c’est justement ce qui m’a frappée. Elle allait vers le sud. Je suis formelle. Elle roulait très vite. Très… comment dire, agressivement. Mais elle ne venait pas du village. Non, elle venait de là, précisa-t-elle avec un signe de tête vers la porte d’entrée. Il y a une petite route qui descend jusqu’à la forêt, où elle devient un chemin. C’est de là qu’elle venait. Absolument pas du village.

Ellis et Suttle échangèrent un regard, puis Ellis chercha un stylo dans son sac. Pendant qu’elle remplissait la fiche coincée sur son porte-bloc, Suttle demanda s’il pouvait utiliser les toilettes. Mme Cleaver y consentit d’un signe de tête, le regard fixé sur le stylo d’Ellis qui courait sur la page. Il y avait un problème, semblait-il, avec les toilettes du couloir, mais Suttle pouvait utiliser celles de l’étage.

— Ça sert à quoi ?

— C’est la procédure habituelle, madame. On appelle ça une FS, une fiche de signalement. Ce ne sera pas long. Tout juste une dizaine de questions.

Suttle s’éclipsa. À son retour, Ellis en avait terminé.

— C’est tout ?

Mme Cleaver paraissait soulagée.

— Pour le moment, oui. Si nous avons de nouveau besoin de vous parler, nous vous appellerons.

Ellis vérifia qu’ils avaient le bon numéro, puis Suttle et elle gagnèrent la porte. Dehors, au soleil, ils s’immobilisèrent un instant avant de se retourner pour dire au revoir, mais trop tard. La porte s’était refermée.

 

Faraday apprit la nouvelle à la pause-déjeuner. Le sergent responsable de la logistique opérationnelle s’était entretenu avec Jerry Proctor, et le tunnel étant sur le point d’être rouvert à la circulation, le CoCrim avait envoyé des membres de son équipe à la rencontre d’Ellis et de Suttle à la lisière des arbres. Un appel radio à la dactylotechnicienne basée au poste de Cosham l’avait fait revenir dare-dare, ravie de remettre ça pour Coppice. La veille, la fouille du chemin forestier qui aboutissait à la voie ferrée à l’extrémité nord du tunnel n’avait permis de récolter qu’un sac de canettes, des paquets de chips et une collection de préservatifs usagés. Pas de végétation dégradée. Pas de traces de pas. Pas le moindre signe qu’on ait franchi la clôture récemment et gravi le remblai. À présent, les perspectives semblaient infiniment plus optimistes.

Le temps que les véhicules de l’équipe de scène de crime arrivent sur les lieux, Suttle avait réussi à convoquer le gérant de l’exploitation forestière. Celui-ci confirma l’existence, au bout du chemin, d’un portail qui donnait accès à la voie ferrée et dit qu’il n’arrêtait pas d’essayer de dissuader les couples d’amoureux de s’aventurer dans le bois à la nuit tombée. Une série de mises en garde brandissant la menace d’amendes sévères pour violation de propriété privée s’étaient révélées moyennement efficaces, et des fausses rumeurs qui circulaient au pub local au sujet de patrouilles cynophiles avaient fait le reste.

— Ces chiens existent ? demanda Suttle.

— Grands dieux, non ! Ils coûtent bonbon.

Riant de bon cœur, Suttle laissa l’unité de scène de crime vaquer à ses occupations. La veille, il avait déjà croisé la dactylotechnicienne, une rousse pleine d’entrain au sourire malicieux à qui il envoya un baiser tandis qu’il repartait avec Dawn Ellis en voiture. Ellis s’interrogeait toujours sur Mme Cleaver.

— Tu crois qu’elle nous a tout dit ?

— Non. Si tu veux mon avis, on a eu de la chance de lui en avoir soutiré autant.

— Mais que pourrait-elle avoir à cacher ?

— Va savoir. Que fait le mari dans la vie ?

— Promoteur immobilier. À Pompey.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai appelé Paul Winter. Il est au Renseignement. Il sait tout.

— Et ?

— Cleaver n’est pas un enfant de chœur. Il a du fric à ne plus savoir qu’en faire. Plus pourri, tu meurs.

— Ah…, dit Suttle avec un sourire. Pas étonnant qu’elle dorme seule.

— Qui te l’a dit ?

— Moi. J’ai jeté un coup d’œil quand je suis monté pisser. La chambre principale est au fond. Elle nous a dit que la sienne était sur la façade. Elle aussi, c’est une grosse cochonne, ajouta Suttle, hilare. La chambre, quel bordel !

 

À la pause-déjeuner, Winter sortit du poste de police de Kingston Crescent pour une demi-heure, heureux de sentir le soleil sur son visage. Il gagna le tout petit parc en haut de la rue, deux ou trois bancs et un carré de pelouse, desserra son nœud de cravate et s’assit avec son sandwich, se demandant s’il irait boire une pinte au pub du coin pour le faire descendre. La mention de Chris Cleaver lors de sa conversation avec Dawn Ellis avait soudain relativisé tous les autres coups de fil. Coppice, pensa-t-il, commençait à tenir ses promesses.

Ellis, pour être juste, avait été extrêmement prudente. L’épouse, avait-elle expliqué, était une boule de nerfs. Elle n’avait pas supporté leur venue. Il lui avait tardé qu’ils partent. Mais à l’évidence l’affaire du tunnel l’avait ébranlée, et ses invectives contre la vie qu’elle menait auparavant à Southsea semblaient indiquer qu’elle était peut-être loin de leur avoir tout dit.

En entendant ça, Winter avait pouffé. Helen Cleaver, ne lui en déplaise, était une fille de Pompey pur jus. Six années au lycée, plus deux hivers comme commerciale haut de gamme dans une station de ski française, avaient étoffé son réseau social, mais, au final, elle avait épousé un local, qui, il est vrai, sortait d’une Grammar School, et qui, déjà, consacrait ses talents considérables à la spéculation foncière.

Chris Cleaver, Winter le savait pertinemment, s’était fait une joie d’enfreindre les lois les unes après les autres sur la voie de son premier million. Prêts immobiliers véreux. Pressions impitoyables sur les locataires. Énormes pots-de-vin à tous ceux, membres des autorités locales ou non, qui étaient susceptibles de peser sur des décisions difficiles en matière d’urbanisme. Le jour ou Helen et lui fêtèrent son trentième anniversaire, le jeune Chris était devenu un gros joueur parmi les quelques dizaines d’hommes d’affaires de Pompey qui avaient les moyens d’offrir à un noyau d’amis un aller-retour par avion à Grenade sans se donner la peine de vérifier la monnaie.

Pendant la décennie suivante, les Cleaver continuèrent de prospérer. L’acquisition d’une ferme comportant huit chambres à Craneswater Park leur apporta une piscine et une vue sur l’île de Wight, ainsi qu’un tout nouveau voisinage au sein duquel se trouvait, autre nouveau-venu à Craneswater, Bazza Mackenzie. Bazza, à ce moment-là, contrôlait le moindre gramme de cocaïne qui transitait par Pompey. Winter n’avait jamais mis la main sur le genre de preuves qui tenaient la route devant un tribunal, mais ce qu’il savait sur Chris Cleaver confirmait immanquablement une association entre Mackenzie et lui. Cleaver ne connaissait qu’une seule motivation : le profit. La cocaïne permettait de faire des marges astronomiques. Mille livres dépensées au Venezuela en rapportaient dix mille dans les rues de Portsmouth. Aucun de ceux qui avaient assez d’audace pour s’autoproclamer homme d’affaires ne pouvait résister à ce genre d’arithmétique.

Winter mâcha la dernière bouchée de son sandwich, toujours tenté par la perspective d’une pinte. À la fin de leur échange, Dawn Ellis avait paru s’inquiéter d’avoir éveillé plus d’intérêt sur les Cleaver que leurs dix minutes de conversation ne le justifiaient, mais Winter savait qu’elle lui racontait des salades. Toute sa vie d’enquêteur lui avait appris bien des choses, entre autres qu’il ne fallait pas croire aux coïncidences. Si quelqu’un d’aussi véreux que Cleaver se trouvait à un ou deux milles d’un cadavre retrouvé dans un tunnel, alors, d’une façon ou d’une autre, ici ou là, il devait y avoir un rapport. La cocaïne ? Winter l’ignorait. Un lien avec l’empire toujours plus tentaculaire de Bazza Mackenzie ? Joker. C’était encore trop tôt. Il ne savait pas comment, mais bientôt, ils pourraient mettre un nom sur le corps. À ce moment-là, Coppice passerait à la vitesse supérieure. Avec une identification formelle et quelques coups de cuillère pour remuer les feuilles de thé de Pompey, Winter pressentait que les semaines à venir pourraient bien offrir d’immenses possibilités.

Il épousseta les miettes tombées sur son costume, puis il se leva et coupa à travers la pelouse en direction du pub, songeant à nouveau à sa conversation de la veille au soir avec Jake au sujet d’Alan Givens. Il y avait deux tables devant le pub. Il alla se chercher une pinte de Stella fraîche et retourna au soleil. Il lui semblait que les gens ne buvaient plus à l’heure du déjeuner ; il avait la terrasse extérieure pour lui seul. Avant de partir du bureau, il avait pris la précaution de noter le numéro des réservations du Pompey FC. Après une matinée passée au téléphone avec tous les magasins de bricolage de la ville, ce serait un plaisir de revenir à un vrai travail d’enquête.

 

Jerry Proctor téléphona à Faraday à 14 heures. Proctor exprimait rarement des sentiments aussi peu professionnels que l’enthousiasme, mais, cette fois, il tomba le masque.

— Marques de pneus récentes, annonça-t-il, sur le chemin qui mène à la voie ferrée. Il y a une sorte de creux où la pluie s’accumule. Un peu fangeux, il nous a fallu touiller, mais on a pu relever les traces des deux côtés, et aussi plusieurs traces de pas.

— Toutes identiques ?

— Non. Je dirais une pointure 42, et une 39 ou 40.

Faraday hocha la tête, notant l’heure et les détails. Il avait plu le samedi soir, une averse soudaine. Il se souvenait de l’arc-en-ciel qui lui avait succédé, arc presque parfait au-dessus du port de Langstone.

— Patron ?

Proctor, de nouveau. Il rappelait à Faraday qu’on avait retrouvé les deux baskets dans le tunnel.

— Des Reebok, dit-il. Les gars prennent un moulage des empreintes en ce moment.

— Parfait. Quoi d’autre ?

— Trop tôt pour le dire. La dactylotech fait des relevés sur la clôture. Elle n’est pas du genre à tirer des conclusions hâtives, mais la dernière fois que je l’ai vue, elle souriait.

— Mais rien de probant ?

— À part la carte de crédit et le carnet d’adresses du gars ? Non, patron.

Il fallut une seconde à Faraday pour se rendre à l’évidence que Proctor blaguait. Une première.

— Super, dit-il. Mettez-les au courrier.

Après avoir rappelé à Proctor d’arriver à temps pour la réunion du soir, il raccrocha. Faraday savait que les premières quarante-huit heures de toute enquête majeure étaient décisives. En l’occurrence, Coppice souffrait toujours de l’absence d’identification formelle du cadavre, mais Proctor et ses hommes jouaient à la perfection et semblaient sur le point de confirmer le moyen d’accès au site. Il importait à présent que l’enquête de voisinage couvre toute la zone. Les gens avaient la mémoire courte. Un détail insignifiant pouvait tout faire basculer. Il se carra dans sa chaise, s’interrogeant sur l’opportunité d’un coup de fil au sergent responsable de la logistique, quand on frappa à sa porte.

C’était Winter. Il semblait content de lui.

— Je peux ?

Faraday désigna la chaise libre. Il avait senti son haleine alcoolisée. Winter le regarda avec un grand sourire, puis défit le bouton du milieu de sa veste de costume.

— On vous a déjà parlé de Chris Cleaver ? demanda Winter.

— Non.

— Ah…

Son sourire s’élargit.

— … alors, tout le plaisir sera pour moi.

 

Le constable Jimmy Suttle revint à Kingston Crescent en fin d’après-midi. Après s’être présenté à la salle des enquêteurs, il trouva Paul Winter dans son bureau, debout sur une chaise, mettant la touche finale à la chronologie des faits. La ligne partait du milieu du tableau. À 2 h 50, une voiture quittait la forêt en bordure de la voie ferrée. Deux heures plus tard, à 4 h 58, le conducteur de train David Johns signalait avoir percuté un corps dans le tunnel de Buriton. De part et d’autre de ces deux faits avérés s’ouvraient de grands vides que l’équipe de Faraday était chargée de compléter. Qui était le cadavre du tunnel ? Où se trouvait cet homme dans les heures et les jours précédents ? Que pouvait-il bien avoir fait qui justifiait une telle mort ? Et, surtout, qui était au volant de la voiture qui avait quitté les lieux ?

Suttle voulut savoir si les moulages des empreintes étaient arrivés.

— Ouais, dit Winter. La plus grande correspond pile poil. Le type du tunnel était dans cette voiture, ça ne fait aucun doute. Faraday s’excite à mort.

— Quoi d’autre ?

— Pas grand-chose. Je suis sûr que des tas d’actions à mener nous attendent dans la salle des enquêteurs. Si tu as envie de te taper deux ou trois heures sup à faire la tournée des magasins de bricolage, te gêne pas.

La matinée que Winter avait passée au téléphone avait généré des dizaines d’appels complémentaires à des détaillants dans toute la ville.

Suttle secoua la tête. Il allait à Eastney interroger le chauffeur d’une scierie qui, trois ou quatre fois par semaine, se rendait en camion à la forêt proche de la voie ferrée. Peut-être le conducteur de la voiture était-il venu en reconnaissance avant la nuit de dimanche à lundi ? Peut-être l’avait-on aperçu, ou avait-on vu la couleur ou la marque de sa voiture ?

— Eastney ? dit Winter, consultant sa montre.

— Ouais.

— Tu me déposes ?

— Où ?

— Fratton Park.

— Pourquoi ?

Winter n’avait jamais exprimé le moindre intérêt pour le football.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? C’est sur ta route. Tu me déposes, c’est tout, hein ?

Suttle connaissait trop bien Winter pour ne pas insister davantage. Au moment où ils sortaient du parking pour se couler dans la circulation de plus en plus dense, il voulut savoir quel pouvait bien être le rapport entre le club de football et Coppice.

— Qui te dit que ça concerne cette affaire ?

— Ah…, fit Suttle, roulant lentement vers le feu. Tu veux dire que ça concerne autre chose ?

— Je veux dire que ça ne te regarde pas.

— Un autre boulot ? Désœuvrement ? Déposition à contrôler ?

Il lança un coup d’œil à Winter.

— Il s’agit de boulot, je suppose ? insista Suttle. C’est que tu es un peu trop vieux pour la prochaine saison.

Winter ignora la vanne. Il avait trouvé un Werther’s égaré dans la poche de sa veste. Il défit le papier et goba le bonbon.

— Les bagnoles, dans cette ville, c’est à devenir dingue, dit-il, regardant par la vitre. À ce rythme, on va tous s’acheter des putains de vélos.

Suttle déposa Winter au bout du cul-de-sac qui menait au stade de football et le regarda descendre sans se presser vers l’entrée principale. Il savait quand Winter était heureux. Ça se voyait à son langage corporel, à sa démarche, à sa façon d’enfoncer les mains dans les poches de son pantalon, de faire un petit saut de côté pour shooter dans une canette de Pepsi vide et l’envoyer dans le caniveau. Par la vitre passager toujours baissée, il l’entendait siffloter faux. Bohemian Rhapsody de Queen, songea Suttle. Décidément, il y avait anguille sous roche.

Le bureau qui gérait les demandes de billets de saison se trouvait au premier étage. Winter entra sans frapper et fit tinter deux ou trois fois la sonnette de table pour signaler sa présence. Il entendit une conversation téléphonique étouffée se terminer, puis aperçut, à travers la vitre nervurée derrière le comptoir, une silhouette indistincte se lever.

Elle était jeune et extrêmement jolie. Accent de Pompey, sourire radieux.

— Je peux vous aider ?

Winter présenta sa carte de police. Il avait déjà parlé à quelqu’un au téléphone au sujet de plusieurs billets de saison vendus le mois précédent. Douze au total, émis à des dates différentes mais tous payés avec la même carte de crédit. Winter disposait des informations sur le titulaire de la carte, des dates des transactions et du numéro du compte bancaire. Un certain M. Givens. Une carte HSBC.

— Ça vous dit quelque chose ?

La fille s’éclipsa. Quelques instants plus tard, Winter se trouva face à une dame d’un certain âge.

Elle tenait une feuille de papier pliée dans la main, sortie d’une imprimante, mais elle semblait contrariée.

— En général, nous ne divulguons pas ces informations, dit-elle. Nous devons penser à nos clients.

— Bien entendu, dit Winter, lui servant un sourire. Je peux obtenir auprès du tribunal une ordonnance de production de documents, si vous préférez.

Le front de la dame se plissa davantage. Elle se mordilla l’intérieur des joues, puis haussa les épaules.

— Voilà, dit-elle, étalant le document sur le comptoir. Vous avez un stylo ?

Des traits de Stabilo rose surlignaient plusieurs lignes. Winter pouvait tout lire à l’envers.

— C’est une adresse à Somerstown, dit-il. Tous les billets ont été envoyés là-bas ?

— Oui.

— Au nom d’Alan Givens ?

— Oui.

Elle hésita une fraction de seconde, puis :

— Quel est le problème ? Ma question vous ennuie ? C’est seulement que j’aimerais autant le savoir.

Winter nota l’adresse, puis rempocha sa carte. Leurs investigations, expliqua-t-il à la dame, n’en étaient qu’au stade préliminaire. S’il s’était passé quelque chose de louche, il ne manquerait pas de revenir vers elle.

Il se tourna vers la porte, puis s’immobilisa.

— Je suppose qu’aucune de ces transactions n’a posé de problème ? demanda-t-il.

— Oh, non. Mais, apparemment, nous avons reçu deux autres appels de M. Givens. Il voulait d’autres billets de saison.

— Et ?

— La carte a été rejetée.

— Pourquoi ?

— Solde insuffisant.

 

Faraday passa la fin de l’après-midi dans le bureau du coroner situé dans la ville de Guildhall, lui confirmant que les événements entourant la mort survenue dans le tunnel de Buriton faisaient désormais l’objet d’investigations criminelles. Le coroner, Martin Eckersley, l’écouta attentivement exposer le compte rendu des avancées réalisées, puis déclara l’enquête sur cette mort mystérieuse ouverte et ajournée. Si les investigations policières menaient à une mise en examen et à une condamnation judiciaire, alors une enquête officielle ne serait plus nécessaire. Si, en revanche, Faraday faisait chou blanc, l’enquête serait réouverte à une date ultérieure.

Au moment où Faraday sortait du bureau, Eckersley le rappela. Il voulait savoir comment Eadie Sykes s’en sortait. Pris de court, Faraday se rappela alors qu’Eadie avait, deux ans plus tôt, réussi à l’enrôler dans un de ses projets. Eckersley avait facilité les choses pour lui permettre de tourner certaines séquences de la vidéo qu’elle réalisait, un reportage sur les circonstances qui avaient mené à la mort d’une jeune junkie du coin, et dont certaines parties avaient même été visionnées lors de l’enquête. Ce signe approbateur du coroner de la ville s’était révélé d’un grand secours lorsque le contenu de la vidéo – choquant, cru, d’une force incroyable – avait provoqué une vive polémique, suite à quoi Eadie avait mis un point d’honneur à ajouter Eckersley à sa liste de trophées professionnels à inviter (7). Eckersley était venu à deux ou trois cocktails, appréciant la compagnie un peu déjantée dont Eadie aimait s’entourer. Il pria Faraday de lui transmettre son meilleur souvenir. Il n’avait pas vu Eadie depuis longtemps. Elle était si dynamique, un déclencheur. Où donc se cachait-elle ?

— En Australie, lui dit Faraday. À Sydney.

— Vacances ?

— Travail. Elle tourne des vidéos là-bas, et des films. Elle s’éclate.

Eckersley comprit soudain que ces deux-là n’étaient plus ensemble. Il hocha la tête, se dit désolé de l’apprendre. Murmura que la ville était plus pauvre sans les gens comme Eadie.

— Vous croyez ?

— Absolument.

 

Maintenant, roulant au pas vers chez lui, Faraday résistait de nouveau à la tentation de broyer du noir au sujet d’Eadie. Leur relation était bel et bien terminée. Pourtant, à des moments comme celui-là, il aurait volontiers fait un crochet par le front de mer, pénétré avec sa clé dans son appartement et laissé la chimie qui passait si souvent entre eux décider du reste de la soirée. Le défi des investigations aussi inhabituelles et aussi potentiellement complexes que Coppice était qu’elles pouvaient facilement vous bouffer la vie. Il fallait pouvoir décompresser. Prendre du recul. Recevoir un petit coup dans les côtes, un rappel que l’existence n’était pas faite que des dégâts causés par les patins des roues et des répercussions en termes d’heures supplémentaires de la gestion d’une brigade forte de trente hommes. Eadie, il le savait, lui aurait fourni les trois.

Coincé à un demi-mille de chez lui derrière un car scolaire bourré de gamins, il s’obligea à repenser aux événements de la journée. La nouvelle rapportée par Winter qu’une femme avait entendu passer une voiture le lundi matin enrichissait joliment le butin glané dans la forêt par l’unité de scène de crime, et tout en gardant l’esprit ouvert au sujet des Cleaver – résistant à la conviction de Winter qu’un promoteur immobilier véreux était, d’une manière ou d’une autre, forcément lié au cadavre dans le tunnel –, il avait vite pris les dispositions nécessaires pour que deux constables épluchent les images filmées par les caméras couvrant les accès nord de la ville. Les cassettes étaient conservées au poste de contrôle de vidéo-surveillance, niché dans les profondeurs du centre administratif municipal, et la plupart des enquêteurs détestaient les heures qu’ils passaient devant les mini-écrans.

Faraday avait ordonné de vérifier l’identité et l’adresse du conducteur de toutes les voitures qui arrivaient, et, dès qu’une liste décente serait disponible, de lancer les appels au domicile. Toute personne entrée en ville le lundi entre 3 et 4 heures du matin devrait rendre compte de son trajet. Celles qui ne le pourraient pas, il voulait savoir pourquoi. Il hocha la tête, content des premières avancées de l’enquête, engageant enfin sa Mondeo dans le cul-de-sac qui le mènerait au bord de l’eau.

La maison de marinier était à son avantage en cette période de l’année. Faraday se gara, puis franchit le portail sur le côté. Cet hiver-là, il avait concentré ses efforts sur le jardin, et tous ces week-ends éreintants passés à donner des coups de pelle et de binette avaient rapporté gros. Il s’arrêta à hauteur d’un plant de tomates, se demandant si un jour il serait à court de recettes, puis il contourna la maison, évaluant du regard la peinture de la façade, priant le Ciel qu’il ne doive pas la refaire avant au moins un ou deux ans.

La maison, aux murs en brique et aux combles zébrés de poutres, trônait sur une modeste parcelle de terre à côté du port de Langstone. Ici, à la pointe sud-est de l’île, Portsmouth n’était plus qu’une rumeur, un gargouillement de trafic troublé de temps à autre par la plainte d’une sirène. Les couchers de soleil en été, si Faraday avait le cœur de sortir dans le jardin derrière la maison, gravaient au loin sur les fortifications de la ville – des tours d’habitation, pour l’essentiel – le flamboiement pourpre de la ligne d’horizon à l’Occident, mais, en vérité, la maison de marinier tournait le dos à Pompey, et Faraday lui en était reconnaissant.

Il aimait la tranquillité et le calme de ce petit havre, habité essentiellement par des retraités et des marins du dimanche qui louaient un dinghy au club nautique situé sur le chemin de halage. À cette époque de l’année, il lui arrivait de se réveiller tôt l’été face au calme spéculaire du port. Dans son bureau qui surplombait l’eau, il avait installé un télescope sur trépied ; crayon et bloc-notes étaient toujours à portée de main pour une nouvelle séance d’observation.

Faraday prenait des notes sur la vie des oiseaux depuis une éternité, depuis le moment où lui et J-J encore petit s’étaient embarqués dans cette aventure. Des milliers de notes plus tard – et J-J allant sur ses vingt-cinq ans –, il scrutait encore la toile élaborée qui donnait au port son éternel pouvoir de fascination. Le comportement tatillon d’un tournepierre sur la plage. L’animation de matins de printemps lumineux quand des centaines de bernaches cravants se rassemblaient avant leur long voyage pour la Sibérie. La vision soudaine et fugace d’un cormoran huppé rasant l’eau en filant vers le large. De telles images, aussi familières soient-elles, ne manquaient jamais de le faire frissonner de plaisir, et pas plus tard que le mois précédent, alors qu’il traversait les hautes terres verdoyantes de la Thaïlande, il avait éprouvé la certitude qu’il ne pourrait jamais habiter loin de l’eau.

Il entra dans la maison, prit conscience qu’il n’avait pas mangé depuis le petit déjeuner, vérifia le contenu du frigo. Il avait des courgettes, des oignons, un grand sachet de tomates et deux têtes d’ail bien dodues. Une ratatouille, songea-t-il, avec du riz, des sardines grillées et une bouteille de chablis frais qu’il avait mise de côté.

Il croqua une branche de céleri et un morceau de fromage, puis pianota sur les touches d’accès à ses messages téléphoniques. Il avait reçu deux appels professionnels. Puis il y eut une pause, un clic, et il reconnut le caquètement de J-J. Son fils vivait à Londres à présent, où il travaillait comme monteur image pour une maison de production de vidéos. Ce travail, Faraday le savait, il le devait à Eadie. Après qu’elle l’eut embauché chez Ambrym, sa propre boîte de prod, ces deux-là étaient devenus très proches. En fait, presque tout ce que J-J connaissait de cette industrie, il le devait à Eadie, et Faraday se sentait immensément redevable vis-à-vis d’elle. Combien d’autres producteurs vidéo surbookés auraient pris le temps d’initier un sourd-muet aux arcanes de la conception d’un documentaire ?

Faraday réécouta la cassette. Pour des raisons évidentes, père et fils communiquaient normalement par e-mail, mais lorsque J-J était particulièrement heureux de vivre, il plantait un ou deux babils sur le répondeur de son père pour signaler la présence d’un mail à l’étage. Faraday avait souvent la flemme face au courrier électronique, et quand J-J avait quelque chose d’important à lui dire, il ne prenait pas le risque que son père néglige de consulter sa boîte aux lettres.

Faraday se servit une bière et monta. Le lit était toujours défait, il rajusta la couette avant de gagner son bureau et d’allumer son ordinateur. La plupart des messages concernaient les oiseaux – une relance pour sa cotisation RSPB (8), une missive triomphante d’un e-correspondant lui confirmant que les milans étaient revenus nidifier dans au moins deux sites du Hampshire. Il fit défiler rapidement toute la liste jusqu’à ce qu’il tombe sur la pierre électronique sous laquelle J-J avait caché sa toute dernière nouvelle. « Tu ne vas pas le croire, avait écrit son fils, mais les gars m’envoient en RUSSIE. On fait un gros truc sur LAPPROVISIONNEMENT ÉNERGÉTIQUE et on va faire le bout à bout à MOSCOU. Ce qui veut dire que je dois vérifier tout le matériel et m’assurer qu’il fonctionne. Cool, hein ? »

Faraday relut le message, ému par cette prose hâtive et frénétique. Le recours aux capitales étaient l’écho de la façon dont J-J communiquait en face à face, un feu d’artifice gestuel, cueillant du sens et des nuances dans l’air, avec emphase, avec ardeur, compréhensible pour la plus grande part, même par ceux qui ne connaissaient rien au langage des signes. Il restait à savoir ce que les Russes allaient bien pouvoir faire de son moulin à gestes de fils. Cela étant, ce pays avait donné naissance à des gens comme Tchaïkovski et Rachmaninov, et Faraday soupçonnait J-J d’être, à sa manière, tout aussi romantique, tout aussi théâtral qu’eux. « Tu vas t’éclater, répondit-il. Gros bisou de ton vieux père fier de toi. »

Il envoya le mail et fit défiler les autres messages. Rien ne retint son attention jusqu’à ce qu’il atteigne le bas de la liste. Il s’arrêta sur un nom qu’il ne reconnut pas. Le message comportait des fichiers joints. Le suffixe de l’adresse, fr, signifiait France.

Intrigué, Faraday ouvrit le message. Il était long, et en français. « Cher Joe, commençait-il, vous m’avez dit que vous compreniez assez bien le français. Donc, je ferais peut-être aussi bien de vous écrire dans ma langue maternelle. Ça ne vous embête pas ?* (9) » Faraday continua de lire avec difficulté une ou deux phrases, prenant soudain conscience de qui lui écrivait. Puis il ouvrit le premier des deux fichiers joints, et trouva une photo de lui en compagnie d’une femme d’une trentaine d’années. Ils se trouvaient sur le flanc d’une colline à la végétation dense du nord de la Thaïlande. Faraday, en short et chaussures de marche, était torse nu. La femme portait un pantalon large et un T-shirt blanc uni. Son visage était en partie dans l’ombre du bord de son vieux chapeau de paille, mais elle renversait la tête en arrière sous l’effet d’un rire irrépressible, et la photo avait capturé l’éclat de ses dents.

Faraday contempla l’image, se retrouvant mentalement sur ce sentier de jungle parmi les bougainvillées et les orchidées sauvages. Il sentait les bulles de chaleur monter de la terre rouge et le picotement de la transpiration sur son torse dénudé. Il réentendait les stridulations assourdissantes des criquets dans l’épaisse voûte de verdure au-dessus d’eux, et les grondements lointains du tonnerre alors qu’un nouvel orage venait vers eux dans la vallée.

À la veille de la saison des pluies, après le départ d’Eadie Sykes, Faraday voyageait seul, et il avait rencontré cette femme dans un car à dix milles de la frontière birmane. Elle s’appelait Gabrielle, et s’accordait de brèves vacances avant de retourner dans son pays natal, la France. Depuis un an, grâce à des subventions européennes, cette anthropologue étudiait les tribus des régions montagneuses frontalières entre le Laos et le Vietnam. Elle comptait publier un livre sur ses travaux. Entre-temps, avec en poche le reliquat de plus en plus bas de sa bourse de recherche, elle profitait au maximum de la Thaïlande.

Ils avaient voyagé ensemble pendant deux ou trois jours, partageant les repas, apprenant à mieux se connaître. Encore sous le coup de sa rupture avec Eadie, Faraday ne recherchait pas vraiment de la compagnie, mais lorsque Gabrielle avait parlé d’un hôtel en bord de rivière dans la vallée de la Kwaï, il avait retenu le nom et la localisation. Elle devait y retrouver une amie dix jours plus tard. À cette période de l’année, les huttes de bambou qui surplombaient la rivière se louaient à bon prix. Alors*, peut-être, qui sait, ils se reverraient.

Au bout d’une semaine en Birmanie, faisant route vers le sud, Faraday remarqua un panneau en bord de route signalant cet hôtel, et il se dit que ça n’engageait à rien d’y séjourner deux ou trois nuits. Gabrielle, qui s’y trouvait déjà, partageait une chambre avec son amie française, professeur d’université à Bangkok. La journée, les deux femmes louaient des VTT et disparaissaient dans le dédale de pistes autour de la jungle. Le soir, Faraday les rejoignait à la salle à manger de l’hôtel, terrasse spacieuse qui offrait une vue grandiose sur la rivière.

La vallée de la Kwaï, porteuse du souvenir de la ligne de chemin de fer de la mort, le fascinait. Il avait visité un musée du coin, marché plusieurs kilomètres le long des vestiges de la voie, lu un ou deux livres, appris ce que la maladie, la faim et le travail forcé avaient fait à des dizaines de milliers de prisonniers de guerre alliés. Le dernier soir, alors qu’ils étaient tous les trois sur la terrasse, il en avait parlé, avait essayé d’expliquer les conséquences que la reddition des Britanniques à Singapour avait eues pour toute une génération d’Anglais. L’amie de Gabrielle, qui se rendait régulièrement à Singapour, avait du mal à concilier les tours d’habitation rutilantes et l’économie en pleine expansion avec le récit que Faraday leur faisait des incendies des docks et les multitudes de familles de Blancs au désespoir. Mais, à la fin du repas, Gabrielle avait doucement effleuré sa main. « Mon père, murmura-t-elle en anglais avec son accent à couper au couteau, a fait Diên Biên Phu. »

Faraday, qui ne savait pas grand-chose des vicissitudes de l’armée française en Extrême-Orient, ne put que hocher la tête. Quelques jours plus tard, passant par Bangkok pour regagner l’aéroport, il mit un point d’honneur à trouver un livre sur le sujet. Diên Biên Phu, y apprit-il, était le Singapour de la France, une défaite militaire si catastrophique et si humiliante qu’elle avait sonné le glas de la présence française en Asie du Sud-Est.

Pendant le vol de retour, réfléchissant à tout cela, Faraday avait décidé de rester en contact avec Gabrielle. Ils avaient échangé leurs adresses mail, et il voulait en apprendre davantage sur cette guerre que son père avait faite. Comment avait-il pu survivre à cette fournaise ? Que lui était-il arrivé ensuite dans le camp de prisonniers ? Mais, l’un dans l’autre, en dépit de ses meilleures intentions, la pression quotidienne aux Crimes graves l’avait happé dès son arrivée, et les souvenirs de ce bref interlude sur les bords de la rivière Kwaï s’étaient estompés.

À présent, il faisait de son mieux pour décrypter la suite du mail. Pour autant qu’il pouvait en juger, Gabrielle était de retour à Chartres, sa ville natale. Elle avait récupéré son chien et son antique camping-car Volkswagen chez sa mère, retrouvé son appartement et travaillait à son livre. D’être de retour en Occident, ça faisait, bien sûr*, un peu bizarre. Elle n’en revenait pas de voir à quel point les gens étaient bousculés ici, et du peu de temps qu’ils se consacraient les uns aux autres, mais elle supposait qu’il en avait toujours été ainsi et qu’elle l’avait simplement oublié. Elle concluait en souhaitant qu’ils se revoient un jour. Joe était le bienvenu à Chartres, quand il voulait. Il y avait une adresse, un numéro de téléphone, et elle signait en espérant que les photos qu’elle lui envoyait lui plairaient.

Faraday ouvrit l’autre pièce jointe. Gabrielle, découvrit-il, avait tiré parti de l’appareil numérique qu’elle portait toujours sur elle. Aucune photo ne méritait un prix de netteté ou de composition, mais Faraday ne savait que trop bien qu’il était très difficile de prendre de bonnes photos d’oiseaux sauvages. Il les regarda rapidement, reconnaissant un gobe-mouches mâle à la gorge tachée de rouge, un rouge-queue et un busautour à joues grises. Puis, touché par ce geste totalement inattendu, il repensa aux moments passés en sa compagnie.

Ce qui l’avait frappé chez Gabrielle, il s’en souvenait, c’était son sang-froid. En voilà une qui savait très exactement qui était qui. Voyager dans des coins reculés de la Thaïlande se déroulait rarement sans incident, pourtant, quoi qu’il arrive, quelle que soit la fréquence de crevaison des cars ou des détours imprévus, sa fascination pour ceux qui l’entouraient ne lui faisait jamais défaut.

Faraday ne pouvait imaginer de plus grand contraste avec Eadie Sykes – impatiente, exigeante, entêtée –, et, revenant à la première photo qu’il avait ouverte, il essaya de déterminer exactement pourquoi la compagnie de Gabrielle lui avait été si agréable. Ce n’était pas qu’elle lui plaisait. Pas même qu’il ait pensé la revoir. C’était simplement, décréta-t-il, qu’il avait reconnu en elle une compagne de route, quelqu’un dont la vie comportait une série de boîtes imparfaitement fermées. Elle avait une curiosité qu’il comprenait, et une soif de scientifique pour essayer de donner du sens au monde. Chaque jour qui passait semblait porteur d’une nouveauté ou d’une autre et, avec ses cheveux courts hérissés en épines d’oursin et ses lunettes à monture métallique, elle avait dû sentir les mêmes choses chez lui. D’où, maintenant, cet e-mail.

Faraday se leva dans l’intention de retourner à la cuisine et de se resservir à boire, mais à hauteur du mur tapissé de livres, il s’immobilisa. L’atlas de l’Europe Michelin se trouvait sur l’étagère du bas. Il en tourna les pages jusqu’à celle qui représentait le nord de la France. Chartres était à une demi-journée de route de la côte normande. Il étudia l’itinéraire un moment, puis remit l’atlas à sa place et descendit.