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Mercredi 13 juillet 2005, 9 h 45

 

Le taxi déposa Winter au cœur de Somerstown. Après deux on trois jours de soleil, le temps était de nouveau merdique, nuages bas, bruines légères, et les prévisions météo promettaient une détérioration dans l’après-midi. Winter, au beau milieu de papiers d’emballage de frites et de boîtes de hamburgers jetés le long de la rangée de vieilles boutiques, zippa son anorak. Il n’y avait qu’à Somerstown, songea-t-il, où la vitrine de l’officine de paris était ornée d’une affichette manuscrite : Espèces retirées chaque soir. Pas la peine.

L’adresse qu’il cherchait se trouvait juste au coin de la rue. Il suivit l’alignement de pavés fendus, faisant un pas de côté pour éviter les poussettes de deux mères adolescentes. L’une et l’autre pressaient leur mobile contre leur oreille et, dans un moment d’égarement, Winter se demanda si elles parlaient ensemble. De nos jours, songea-t-il, on ne pouvait jurer de rien.

Herminston House était une tour plutôt laide qui s’était déjà taillée une solide réputation auprès du bureau de la brigade criminelle locale. Les services sociaux avaient pour habitude de caser les mères célibataires dans les étages inférieurs, et certains gamins des familles des étages supérieurs s’étaient affranchis depuis longtemps d’une éducation à plein temps. Malgré les descentes régulières pour satisfaire les troupes de choc de l’inspection du ministère de l’Intérieur, l’absentéisme scolaire sévissait toujours dans ces quartiers, et Winter pouvait citer une kyrielle de cas où les gamins avaient découvert que la vie hors des salles de cours pouvait rapporter très gros, fun compris. Les commerçants du coin, surtout les Indo-Pakistanais, s’étaient tous fait braquer. Le trafic de drogue était fréquemment entre les mains de gamins de quatorze ans. Ils sortaient bourrés à la nuit tombée, zonaient dans les coins malfamés et si certains ne venaient pas grossir les statistiques de la criminalité, c’était seulement parce qu’ils avaient eu de la chance.

Winter franchit la grande double porte. Il se rendait au troisième étage. L’appartement 34 était au fond du couloir. Il frappa à la porte. Une musique forte lui parvenait de l’intérieur, un groupe de filles. Il frappa encore, puis une troisième fois. Finalement, quelqu’un baissa le son et la porte s’ouvrit. Elle était chétive, tout juste une ado. Elle portait un haut rose, une petite culotte et pas grand-chose d’autre. Un énorme suçon était visible sur son cou, ainsi que les traces résiduelles mais indéniables d’un coquard sous un œil.

Winter lui montra sa carte de police. Il demanda à parler à M. Givens.

— Connais pas.

Accent de Pompey. Air inquiet.

— Tu habites ici ?

— Ouais. C’est à quel sujet ? J’ai à faire, je dois emmener Cher, dit-elle avec un signe de tête sur le côté, chez le toubib. Elle a encore le nez qui coule. Ma mère m’a dit qu’il fallait consulter.

Winter s’avança pour entrer dans l’appartement. La fille ne bougea pas.

— Vous pouvez pas entrer, se récria-t-elle.

— Pourquoi ça ?

— Vous pourriez être n’importe qui.

— Je viens de te montrer ma carte.

— Ça veut rien dire. Surtout ici. L’autre jour, y a un type qui se faisait passer pour un employé du gaz – faux papiers, la totale. Une copine à moi a été assez conne pour le laisser entrer. Il se trouve que c’était un pervers. Il a fallu appeler la police.

— La police, c’est moi.

— Ah ouais ?

Elle le dévisagea un moment, perplexe, et Winter sentit qu’elle fléchissait.

— Écoute, dit-il. Ça ne prendra qu’une minute. Autant le faire maintenant plutôt que je revienne avec des collègues.

— Faire quoi ?

— Laisse-moi entrer, et je te le dirai.

Elle plissa le front, indécise. À cet instant, un bébé se mit à pleurer vers le fond de l’appartement, et Winter profita de la distraction de la fille pour passer à côté d’elle et fermer la porte derrière lui. À l’intérieur, la chaleur était oppressante. Winter se dit qu’elle avait dû régler les radiateurs au maximum. Le bébé hurlait à présent, et Winter suivit la fille dans l’étroit couloir. Trois pas les menèrent à une chambre. Le bébé, allongé nu sur un matelas double posé à même le sol, battait des jambes. Un transat, piqué sur la plage, était calé contre le mur, et une ribambelle de bouteilles de Kronenbourg vides s’entassaient à côté d’un transistor sur un fauteuil au dossier défoncé. Dans un coin de la pièce, un téléviseur grand écran tout neuf, trois mille livres au moins, diffusait un talk-show matinal. Le son était coupé au profit de la radio, et Winter se demanda ce que le bébé pouvait bien penser de Fern Britton regardant un chef cuisinier retourner des crêpes.

Winter se pencha pour ramasser un jean. Il allait sans nul doute avec les Reebok râpées jetées dans le coin. Il inspecta la marque du jean. Longueur de jambes 34.

— Qui d’autre habite ici ?

— Personne. Rien que moi.

La fille faisait son possible pour calmer le bébé.

— Et ça, ça appartient à qui, alors ?

La fille lança un regard dans sa direction. Winter tenait toujours le jean.

— À mon petit ami. Il reste des fois.

— Ah ouais ? Comment il s’appelle ?

— Pas Givens, en tout cas.

Elle prit le bébé dans ses bras, passa à côté de Winter et sortit de la chambre. Winter n’avait rien trouvé dans le jean à part une poignée de monnaie et une carte recharge pour mobile Orange. Il mit la carte dans sa poche.

La fille, dans la cuisine, proposa au bébé le biberon qu’elle venait de réchauffer. Le bébé regardait Winter. Grands yeux bleus. Exactement comme ceux de sa mère.

— Comment tu t’appelles, ma petite ?

— Je vous le dirai pas.

— Déconne pas. Je peux m’adresser à Merefield House. Tu sais que je le peux.

À la mention des services sociaux, elle se tourna vers Winter, berçant le bébé dans ses bras.

— Emma, finit-elle par dire.

— Emma comment ?

— Emma Cusden. N’allez pas me cafter à ces gens-là, hein ? Ils sont pas cool avec moi ces derniers temps.

— Pourquoi je te balancerais ?

— J’en sais rien.

Elle lança un autre regard dans sa direction et se risqua à sourire.

— Vous êtes pas venu pour boire le café, j’imagine, hein ?

Une fois le bébé calmé, Winter les précéda tous deux jusqu’au living. La pièce était spacieuse, l’atmosphère encore plus enfumée. Deux fauteuils, tachés de graisse et de croûtes de nourriture séchée, étaient repoussés contre le mur, et il y avait un fauteuil Sacco tout aussi esquinté. Quelqu’un avait dû aller à la décharge, songea Winter, et se servir.

— Je m’intéresse au courrier de ce M. Givens, dit-il. Tu en as reçu pour lui le mois dernier ?

— Pas ici, répondit-elle aussitôt en secouant la tête. Pas moi.

— Quelqu’un d’autre alors. Ton petit ami, peut-être.

— Ça m’étonnerait.

— Ne me dis pas que tu n’as jamais vu d’enveloppes adressées à un certain M. Givens ?

— Jamais.

— T’en es sûre ?

— Évidemment que j’en suis sûre.

Winter hocha la tête. Il savait qu’elle mentait, mais là n’était pas la question. Dans ce genre de situation, il y avait toujours un otage. Ça aidait beaucoup. Il s’avança jusqu’à elle, chatouilla le bébé sous le menton.

— Et ton petit ami, qu’est-ce qu’il traficote ?

— Comment ça, qu’est-ce qu’il traficote ?

— Il travaille ? Il a un boulot ?

— Ouais.

Elle avait l’air soulagé.

— Il est hyper occupé, dit-elle.

— Où ?

— Partout.

— Il fait quoi ?

— J’en sais rien. Il le dit pas.

— Comment je peux le contacter ?

— Vous pouvez pas. Il a pas de mobile ni rien.

— Mais il va revenir ?

— Ouais, j’imagine, tôt ou tard.

— C’est bien, dit Winter, regardant de nouveau le bébé. Bon père de famille, hein ? Il te donne un coup de main à la maison ? Vous vous relayez pour changer les couches ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— La petite Cher… j’imagine qu’elle lui manque s’il est tout le temps parti comme ça. Elle était réveillée, au fait ? Quand il t’a tabassée ? C’est qu’il y a toutes sortes de recherches là-dessus de nos jours – tu sais, sur les conséquences pour les bébés de l’engrenage de la violence. Sévices psychologiques, on appelle ça. Tu devrais aller en parler. Merefield, tu pourrais peut-être commencer par voir de ce côté-là. Il y a des gens là-bas qui ne s’occupent que de ça.

Il lui sourit, le tonton préféré, celui qui veut son bien.

La fille faillit dire quelque chose, puis se mordit la lèvre. Elle commençait à paraître sérieusement angoissée. Nul doute que Winter l’inquiétait.

— Je vois pas où vous voulez en venir, finit-elle par dire.

— Mais si, tu vois, ma petite. Tu as entendu parler du « At Risk Register », la liste des enfants en péril ? De tous ces mômes placés ?

— Bien sûr que oui.

— Et tu sais que les travailleurs sociaux détestent courir le moindre risque de nos jours ? Les petits bouts de chou vulnérables comme Cher ? Leurs prénoms, on les trouve dans tous les journaux ! Toute cette contre-publicité si jamais ils se trompent.

Winter traversa la pièce et regarda par la fenêtre, dans l’expectative. On a tous quelque chose qu’on ne supporterait pas de perdre, songea-t-il.

— Écoutez…

La fille l’avait rejoint.

— Ceux des services sociaux… Karl… vous le ferez pas, hein ?

— Je ferais pas quoi, ma petite ?

— Vous leur direz pas. Sinon, ils vont encore en faire tout un plat.

— À propos de Karl ?

— Ouais… enfin, non… oh, merde !

Elle battit des paupières, les yeux soudain brillants de larmes.

— J’aurais jamais dû vous laisser entrer, hein ?

 

Ce fut Faraday en personne qui prit l’appel. Seul dans son bureau, il décrocha le combiné, accusa le coup, prit un stylo.

— Vous voulez bien épeler ?

Il nota un nom et une date de naissance, puis il consulta sa montre. Bientôt 2 heures et demie.

— En moins de quarante-huit heures. Ça doit être un record du monde.

Faraday rit au commentaire de son interlocutrice, la remercia et raccrocha.

Le bureau de la cellule du Renseignement se trouvait à l’autre bout du couloir. Winter, attendant de recevoir du renfort, était toujours seul. Il fixait l’écran de son ordinateur.

— Résultat, annonça Faraday en fermant la porte, je viens de parler à une femme de la scientifique. Ils ont un nom pour nous.

Le labo avait analysé les échantillons d’ADN prélevés sur le corps retrouvé dans le tunnel, et, apparemment, trouvé une correspondance dans la base de données génétiques.

— Il est fiché ?

Winter voulut voir le papier que tenait Faraday.

— Sans doute. Je n’en connais pas encore la raison, mais voilà le nom.

Winter peinait à déchiffrer l’écriture en pattes de mouche de Faraday.

— Duley, dit Faraday. Mark Duley. Né le 17/11/ 1976. Ce qui lui fait vingt-neuf ans. Faites une recherche dans le fichier national, et tenez-moi au courant. Je serai de retour vers 5 heures.

Faraday quitta Winter qui repéra sur son écran l’icône correspondante et cliqua dessus. La consultation de ce fichier était strictement réglementée, mais son poste actuel lui assurait un accès illimité.

Il tapa son code. Quelques instants plus tard, il accédait au site, y inscrivait le nom et la date de naissance de Duley. Les informations s’affichèrent. Winter fit défiler une liste de condamnations. Ces dix dernières années, Duley avait collectionné les amendes, plus une peine de prison avec sursis pour plusieurs délits, surtout des participations à des émeutes, à des rixes et à des dégradations volontaires. Winter éplucha la liste, identifiant les chefs d’inculpation en fonction du lieu d’arrestation. Trafalgar Square. Edinburgh. Sellafield. Aldermaston. Les docks de Newhaven. Dans certains cercles politiques, ce lot passerait pour des hauts faite d’armes. Le jeune Duley, semblait-il, était un sérial activiste, jamais loin de l’action quand une grosse manif virait à la violence et que les brigades de ninjas donnaient l’assaut.

Winter se carra dans son fauteuil, l’œil fixé sur l’écran. Il ne s’était jamais intéressé de près ou de loin à la politique, surtout aux extrémistes les plus violents, ravi de laisser la Special Branch garder l’œil sur les ratés de tout poil qui déversaient leurs revendications dans la rue. Mais même lui en savait assez sur cette frange de tarés pour avoir du mal à trouver un sens à la demi-douzaine de comparutions de Duley devant des tribunaux. Voilà un gars qui, manifestement, avait des idées bien arrêtées sur la globalisation, la guerre en Irak, les droits des animaux, les déchets nucléaires, les demandeurs d’asile, les mines antipersonnel et le programme de missiles Trident. Existait-il une cause que cet homme n’ait pas défendue ?

Une photo anthropométrique et un signalement étaient joints au dossier. Duley était de sexe masculin, mesurait un mètre quatre-vingts, pesait soixante-quatre kilos, avait des yeux marron, des cheveux blonds coupés en brosse courte, et, lors de sa dernière interpellation, n’avait ni tache de naissance ni tatouage. Le visage sur la photo semblait avoir traité la procédure d’arrestation comme s’il s’agissait d’une sorte d’audition : tête légèrement inclinée en arrière, yeux mi-clos, menton relevé, exhibant sa barbe de deux jours. C’était un gros plan, songea Winter, dont tout acteur serait fier, et il n’aurait pas été autrement surpris d’apprendre que Duley en avait demandé des doubles au sergent d’écrou. Ce type n’avait pas peur des représentants de l’ordre. Au contraire, il avait probablement tapissé les murs de sa chambre avec les photocopies de ses diverses inculpations.

Winter imprima le dossier, puis le ferma. La dernière adresse connue de Duley se trouvait dans le sud de Londres. Il la nota, puis se remit au clavier et cliqua sur l’icône du SAE. Le système d’archivage électronique de Hantspol (10) était une mine de renseignements en matière de criminalité locale, et il y avait une forte probabilité que Duley ait attiré l’attention des policiers de Pompey. Winter lui-même n’avait jamais entendu parler de lui, mais il était resté sur la touche un bon moment, et un an, c’était long dans leur sport.

Il eut le plaisir de voir réapparaître Duley. En décembre dernier, celui-ci avait fait l’objet d’une garde à vue pour avoir ajouté des grenades en plastique sur l’arbre de Noël municipal à Guildhall Square – une protestation, semblait-il, contre le projet d’un salon des armes à Whale Island. Deux semaines auparavant, il s’était fait embarquer par une voiture de patrouille après qu’un motard eut signalé la présence d’un corps allongé sur le trottoir à Cosham, tout juste à un demi-mille de l’hôpital Queen Alexandra.

Winter lut le compte rendu de l’incident. L’appel du motard avait été reçu à 2 h 45. La brigade routière avait appelé une ambulance, et accompagné Duley jusqu’au service des urgences le plus proche. Après les examens, ils avaient essayé de l’interroger sur ses blessures qui, d’après l’interne de garde, résultaient à l’évidence d’un violent passage à tabac. Duley, d’après la prose sèche du policier, s’était refusé à toute coopération. Pressé de donner son adresse, il s’était montré tout aussi réticent, mais une facture d’électricité trouvée par une infirmière dans son jean déchiré indiquait Appartement 8, 74 Salisbury Road, Southsea.

Après l’avoir notée également, Winter chercha d’autres traces de Duley, mais fit chou blanc. L’incident l’ayant mené aux urgences était indubitablement une piste, et déjà Winter réfléchissait à des moyens de l’exploiter. Il y avait des caméras de vidéosurveillance dans Cosham, mais une vérification sur la carte révéla qu’aucune ne couvrait l’endroit où on s’était débarrassé de Duley. Ce point, en soi, était déjà significatif. Ces gars-là savaient ce qu’ils faisaient, songea Winter. Assurément dans les cordes de Chris Cleaver.

Il consulta sa montre. Bientôt 3 heures. À l’autre bout du couloir, dans la salle des enquêteurs, la nouvelle que le cadavre du tunnel portait désormais un nom n’avait pas encore éclaté. Winter posa la copie papier du dossier figurant dans le fichier national sur le bureau du sergent de permanence à la logistique opérationnelle.

— C’est notre homme, dit-il, tapotant sur la photo. Avant qu’il ait perdu son sens de l’humour.

Il en fallait plus que ça pour impressionner le sergent. Il accorda tout juste un bref coup d’œil à la photo.

— T’as une adresse ?

— Ouais.

Winter la nota à son intention.

— Faraday est au courant ?

— De son nom, oui. De là où il crèche, non.

— Il s’agit d’une scène de crime potentielle, dit le sergent, le bras déjà tendu vers le téléphone. Je l’appelle.

 

Faraday était en réunion quand il reçut l’appel de la salle des enquêteurs. Il écouta le sergent à l’autre bout de la ligne, fut ravi d’apprendre que Winter avait déniché une adresse aussi rapidement. Il se dit que beaucoup de choses allaient vraiment commencer à bouger. Qu’ils étaient peut-être sur le point de faire un pas en avant.

Il dit au sergent de contacter Jerry Proctor. Il voulait que deux constables se rendent à Salisbury Road pour confirmer les faits. Si l’appartement 8 était bel et bien celui de Duley, alors Proctor devait faire intervenir une équipe complète qui passerait les lieux au peigne fin. Il termina l’appel et tourna la tête vers l’inspecteur assis face à lui. L’homme dirigeait une unité financière de recherche à Netley. Ils discutaient de la présentation de pièces à conviction dans une affaire de blanchiment d’argent de la drogue qui serait jugée quelques jours plus tard.

Willard, disait Faraday, faisait beaucoup de bruit autour de la loi sur les revenus de la criminalité. Faraday, comme bon nombre d’enquêteurs obtus, était toujours dans l’ignorance de sa véritable portée. Apporterait-elle réellement un plus comme Willard semblait le croire ?

L’inspecteur opina d’un signe de tête.

— Elle va frapper fort, dit-il. Si on sait tous en tirer parti, nos malfaiteurs n’ont plus qu’à bien se tenir. Si on suit l’argent, on ne peut pas se planter. On peut les dépouiller de tout. Penses-y.

— Alors, que faut-il à cette loi ?

— Quelqu’un pour la faire appliquer. À plein temps.

— Et ce quelqu’un ?

— Devra connaître certains de ces personnages comme sa poche, répondit-il en souriant. Willard a raison. À moi aussi, il a parlé de Winter.

 

Pour la deuxième fois de la journée, Winter était parti à l’extérieur. Il avait appelé son contact à Merefield House, mais elle répugnait à parler de ses clients depuis le vaste bureau à espace décloisonné où elle travaillait. S’il voulait bien venir en voiture, ils pouvaient se retrouver dans un café en face. Elle apporterait le dossier. Ce serait un plaisir de le revoir.

Carol Legge était devenue une légende vivante au sein des services de l’aide sociale à l’enfance. Ce petit bout de femme volubile, originaire de Tyneside, allait fêter dans quelques semaines son cinquantième anniversaire. Bien des parents de la ville avaient gravement sous-estimé sa capacité à flairer les ennuis, et ceux qui avaient cru pouvoir garder certains secrets de famille – violence conjugale, maltraitance d’enfant – ne commettaient pas cette erreur deux fois. Winter, qui avait vu Carol Legge à l’œuvre, savait à quel point elle pouvait être formidable.

Elle était déjà là quand il entra dans la salle. À cette heure de l’après-midi, seule une autre table était occupée.

Carol le regarda s’asseoir.

— On m’avait dit que tu étais mort.

— On avait tort.

— Tant mieux, dit-elle, lui tapotant la main. Tu as envie de sucré, mon grand ?

Elle alla lui chercher un beignet au bar. Winter lorgnait le dossier qu’elle avait laissé sur la table. Emma Cusden, écrit en gros au feutre noir.

— Tu permets ? demanda-t-il, tendant la main vers le dossier.

— Certainement pas ! Dis-moi d’abord ce que tu cherches. Ensuite, je déciderai.

Winter lui expliqua l’arnaque footballistique. On avait donné le domicile de la jeune Emma comme adresse de livraison. Six mille livres de billets de saison avaient transité par sa boîte aux lettres et elle prétendait n’avoir rien vu.

— Bien sûr qu’elle n’a rien vu. Cette fille n’est pas bête.

— Alors, qui les a réceptionnés ?

— Ça peut être n’importe qui. Elle a du succès, cette nénette.

— Elle a beaucoup de copains ?

— Pas comme tu le penses. Non, elle a des copines, c’est tout, et des tas. Sa porte est toujours ouverte, à ce que je sais. D’ailleurs, ce n’est pas une mauvaise chose pour la petiote.

— Et son petit ami ?

— C’est un malade. La première fois qu’on a entendu parler de cette fille, dit-elle en tapotant le dossier, c’est par un appel d’un voisin. Il a refusé de donner son nom, il mourait de peur que le jeune Karl ne vienne le trouver.

— Karl ?

— Karl Ewart. Emma dit que c’est lui le père, mais on ne peut jamais savoir. En tout cas, elle ne jure que par lui, la pauvre petite.

— Il est comment ?

— Horrible, selon moi. Violent, grossier, absolument aucun sang-froid. Il battait la pauvre Emma depuis des jours quand le voisin nous a appelés. Il ne supportait plus d’entendre crier cette fille.

— Il habite là-bas à plein temps ?

— Sûrement pas. Si tu cherches quelqu’un qui couche à droite à gauche, tu peux commencer par lui.

Elle but une gorgée de café.

— Il est revenu, si je comprends bien ? demanda-t-elle.

— Ouais.

— Comment va la petiote ?

— Bien, à ce que j’en ai vu.

— Et la jeune Emma ?

— Morte de trouille que je vienne vous parler d’elle.

— Tant mieux. Du coup, elle mettra peut-être ce salaud dehors. Il te faut une adresse, c’est ça ? Tiens, dit-elle en poussant le dossier vers Winter. Sers-toi.

 

Lorsque Faraday sortit de sa réunion, les enquêteurs avaient confirmé le lien entre Duley et l’appartement de Salisbury Road. Le numéro 8 était une chambre meublée au troisième étage. Le propriétaire et sa femme, un couple âgé qui avait tenu un pub en centre-ville, habitaient au rez-de-chaussée. Duley leur louait la chambre depuis un peu plus d’un an, payait son loyer rubis sur l’ongle, ne posait jamais le moindre problème. Ils l’avaient vu pour la dernière fois à la fin de la semaine précédente. La femme avait pensé qu’il revenait de la plage car il portait une serviette et un matelas à rouler. Tout ce soleil avait dû lui faire le plus grand bien, car il reprenait visage humain après l’accident de la route. Elle dit qu’il se trouvait à bord de la voiture d’un ami qui avait quitté la chaussée et fait des tonneaux. Horrible.

Au troisième étage, il y avait deux autres chambres et une salle de bains commune. Une des chambres était louée par un étudiant iranien que personne ne voyait jamais, l’autre par une femme d’une cinquantaine d’années qui travaillait de nuit dans une maison de retraite des environs. Ni l’un ni l’autre n’avait répondu aux enquêteurs qui avaient frappé à leur porte et qui, à présent, inspectaient le reste de la maison.

Entre-temps, Proctor s’était procuré auprès du propriétaire le double de clef de Duley. Winter, qui venait de le briefer sur les antécédents du mort, avait jeté un coup d’œil à la chambre. À première vue, rien de bien compliqué : livres, magazines et gadgets informatiques un peu partout, bureau dans un coin, murs tapissés de posters et de photos, bordel total. Si c’était là le mieux que l’extrême gauche pouvait offrir, dit-il à Faraday par téléphone, il s’en tiendrait définitivement aux Tories.

 

De retour à Kingston Crescent, Faraday cherchait Winter. Un des assistants pensait l’avoir vu descendre par l’escalier de service qui donnait sur le parking. Quelqu’un d’autre dit qu’il avait sûrement filé s’acheter un de ces Eccle cake (11) dont il aimait agrémenter son thé de l’après-midi. Finalement, Faraday laissa un mot sur son bureau. Appelez-moi.

Ce que Winter fit une heure plus tard. Faraday voulut savoir où il était passé.

— Salisbury Road. J’ai pensé jeter un petit coup d’œil.

— Vous dirigez la cellule du Renseignement, lui fit remarquer Faraday. J’ai une dizaine de constables qui peuvent s’occuper de Salisbury Road. Vous connaissez la musique. On a chacun son domaine. Il se trouve que le vôtre est entre quatre murs.

— C’est sûr, patron. Évidemment ! Mea culpa.

Winter n’avait pas envie de poursuivre cette conversation. Faraday n’en eut cure.

— Simple curiosité de ma part : comment êtes-vous allé là-bas ?

— En taxi.

— Ça pourrait vous coûter cher, alors, toutes ces vérif ?

— C’est ce que c’était ?

Winter semblait amusé.

Faraday prit sur lui pour garder son calme. Il se dit que Winter était un réel atout pour la brigade : efficace, fin, disposant d’un excellent réseau. Les enquêteurs comme lui se faisaient de plus en plus rares.

— Écoutez, Paul, dit-il avec lassitude. Je dis juste que nous formons une équipe. Les membres d’une équipe s’entraident. J’ai besoin de vous derrière votre bureau. J’ai besoin de savoir où vous êtes. Ça vous semble raisonnable ?

— Bien sûr.

— Alors, ne décarrez pas d’ici, bon sang ! C’est compris ?

Il attendit un instant une réaction, quelle qu’elle soit, mais Winter avait raccroché.

 

Ce soir-là, à la réunion de brigade, il y avait encore plus de monde que la veille. La nouvelle d’un pas en avant s’était répandue, et Willard, encouragé par les nouveaux éléments de Kingston Crescent, avait demandé à Martin Barrie de mettre le paquet sur Coppice. Par conséquent, c’était dans une salle des enquêteurs archicomble que Faraday faisait le point sur les progrès à ce jour.

Le superintendant lui-même était présent, se faisant tout petit dans un coin près de la porte. Il avait appelé Faraday quelques minutes plus tôt, désireux de s’assurer que son inspecteur gérait la pression administrative montante, et Faraday lui avait certifié qu’il serait le premier à savoir si les choses se compliquaient. Barrie lui avait dit qu’il était ravi de l’apprendre, mais ni l’un ni l’autre n’ignorait que c’était un moment critique dans la brève histoire de Coppice. Faraday, en sa qualité d’enquêteur principal, devait faire avancer l’enquête. Passer à côté de ce qui pourrait devenir une piste principale, mettre tous ses œufs dans le mauvais panier : il préférait ne pas penser aux conséquences que cela aurait à tous les niveaux de la hiérarchie.

À présent, Faraday énumérait les véhicules filmés par la vidéosurveillance de la ville. Le visionnage des cassettes couvrant les accès nord de Portsmouth entre 3 et 4 heures du matin le lundi avait fourni à la logistique plus d’une centaine d’adresses à visiter. Bien entendu, il n’y avait aucune garantie que la voiture signalée par Mme Cleaver se soit ensuite rendue à Portsmouth ou dans ses environs. Mais en pareil cas, il fallait bien commencer quelque part, et tous les enquêteurs présents dans la pièce priaient le Ciel pour que la liste existante produise une touche. Dans le cas contraire, Faraday étendrait les paramètres de recherche, lancerait le filet de l’investigation vers d’autres destinations le long de la côte.

Après avoir fait le point sur les actions à mener liées à la vidéosurveillance, Faraday en revint au cadavre dans le tunnel. Sous la forme du jeune Mark Duley, ils disposaient enfin d’une identité pour la victime. L’homme était actif à la frange radicale de la politique. Ses opinions avaient déjà failli le conduire en prison. Deux semaines plus tôt, le dimanche 26 juin, quelqu’un l’avait tabassé. Quant à savoir si cet incident était lié ou non à sa mort dans le tunnel, rien ne l’indiquait avec certitude, mais l’équipe de Jerry Proctor passait au peigne fin sa chambre à Southsea, et alors que l’autopsie n’avait, pour le moment, rien donné. Proctor parlait déjà d’une riche moisson d’effets personnels. Dans les jours suivants, il reviendrait à la cellule du Renseignement d’établir le profil de Mark Duley. Seulement de cette façon, en parvenant à connaître l’homme, Coppice pourrait recomposer le réseau de motivations et de circonstances qui l’avait mené dans le tunnel de Buriton.

Faraday marqua un temps d’arrêt, lança un coup d’œil à Winter pour voir s’il avait quelque chose à ajouter, mais celui-ci secoua la tête.

Quelques minutes plus tard, la réunion terminée, Faraday rattrapa Winter avant qu’il ne regagne son bureau. Il n’avait toujours pas digéré leur échange téléphonique, mais il savait qu’il était primordial que le constable reste à son poste. La clef de Coppice, c’était la concentration, surtout maintenant qu’ils avaient un nom. Il ne voulait aucune ambiguïté, rien qui puisse porter préjudice à ce qui était devenu une bonne relation de travail.

— Il faudrait qu’on boive un verre un soir, suggéra Faraday. Qu’en dites-vous ?

— Bien sûr, répondit Winter, haussant les épaules. C’est vous qui voyez.

 

De retour à Gunwharf, deux heures plus tard, Winter savait qu’il devait prendre une décision. Il tourna en rond dans l’appartement, hésitant entre une canette de Stella et un ou deux verres de Bell’s. Finalement, il opta pour le scotch, s’en servit deux doigts, puis sortit sur le balcon. Comme il faisait beaucoup plus froid qu’il ne l’avait cru, le vent soufflant en rafales depuis le port, il retourna à l’intérieur prendre un pull-over avant de ressortir dans l’air froid de la nuit.

À un jet de pierre du festival de lumières des bars et des restaurants à thème de Gunwharf, il y avait Portsea, un refuge pour les délinquants les plus coriaces de la ville, et, un mille plus loin, on se retrouvait dans les quartiers défavorisés de Somerstown. Winter n’avait pas de temps à perdre avec le socialisme, mais il suffisait de regarder le dédale de rues aux maisons attenantes, les tours merdiques d’après-guerre, les friteries en bardeaux et les bus rouillés pour savoir exactement où le fric manquait. Certains de ces gens, songea-t-il, avaient renoncé. Pour eux, un super gueuleton à Gunwharf ne serait jamais rien de plus qu’un rêve, un fantasme digne des pages d’un des magazines people d’Emma Cusden. D’autres, en revanche, ne voyaient vraiment pas pourquoi ils ne devraient pas se servir. Ils sentaient l’odeur de l’argent. Ils savaient ce qu’il pouvait offrir. Et l’un d’eux, nul doute, était Karl Ewart.

Selon le dossier des services d’aide sociale, le garçon habitait un appartement en sous-sol à Southsea. Carol Legge s’y était rendue pour lui parler d’Emma et du bébé. C’était un vrai dépotoir, avait-elle dit, qu’il partageait avec d’autres gars. Aucun ne semblait avoir un travail fixe, et l’après-midi où elle avait frappé à leur porte, deux d’entre eux étaient encore au lit. Des loirs, les avait-elle surnommés en remettant le dossier dans son sac.

Winter but une gorgée de scotch. S’il suivait sérieusement la piste Alan Givens, s’il estimait qu’il lui était réellement arrivé malheur, il devait prendre certaines mesures d’investigation. Jusqu’à présent, il avait mené sa petite enquête en free-lance sur le temps qu’il pouvait voler ici et là, crapahutant dans le verger de Somerstown pour secouer Emma Cusden comme un prunier. À sa plus grande joie, il avait fait une belle récolte, mais le chapardage avait ses limites, et à partir de maintenant, il lui fallait être réaliste. Poursuivre l’enquête sur Givens allait devenir compliqué et, à la vérité, il ne pouvait faire cavalier seul.

Il y réfléchit quelques instants encore, appuyé à la rambarde, sachant au fond de lui qu’il devait avoir un allié. Finalement, il vida son verre et retourna à l’intérieur. Il trouva le numéro dans son carnet d’adresses. On mit des siècles à répondre.

Winter se laissa tomber sur le canapé, se demandant soudain si c’était une si bonne idée que ça.

— C’est moi, patron, dit-il. Paul Winter. Le verre que vous me proposiez… ça vous va si je passe maintenant ?

 

Winter n’était allé qu’une fois à la maison de marinier, des années pins tôt. Joannie, sa femme, était hospitalisée, elle mourait d’un cancer. Il allait la voir dans le service presque chaque soir, puis faisait de son mieux pour supporter le silence du pavillon à son retour, mais ce jour-là Winter avait complètement perdu pied. Il avait très peu d’amis au travail. Le scotch ne faisait qu’émousser sa peine. Alors, très tard, il avait pris la voiture, roulé jusqu’à Bedhampton et frappé chez Faraday.

Comme une poignée d’autres enquêteurs ayant la même ancienneté que lui, il savait que Faraday avait affronté exactement la même situation des années plus tôt. Sa femme, dont Winter avait oublié le prénom, était morte des suites d’un cancer du sein alors que leur gosse était encore bébé. Dans le service, Faraday étant assis à un bureau d’inspecteur, les deux hommes gardaient leurs distances. Mais Winter s’était dit que, à l’extérieur, Faraday comprendrait.

La suite lui avait donné raison. À l’époque, Faraday s’était entiché d’une certaine Ruth. Voyant Winter à sa porte, l’état dans lequel il était, elle s’était excusée et éclipsée. Winter, déjà ivre, avait tenté de camoufler la véritable raison de sa venue en parlant boutique, mais Faraday n’avait pas été dupe. Après le deuxième verre de Bell’s, Winter avait parlé de Joannie à son patron, du salaud d’interne qui avait rayé sa vie d’un trait, de sa rage et de sa confusion extrêmes. Faraday avait écouté, compati, débouché une autre bouteille. Quelques heures plus tard, quand il avait appelé un taxi, Winter se sentait nettement mieux.

À présent, il frappait de nouveau à cette même porte. Rien n’avait changé, songea-t-il, à part le jardin. Bizarrement, la vue de toutes ces tomates lui rappela une fois encore Joannie.

— Entrez.

Faraday s’effaça, ferma la porte, puis précéda Winter jusqu’au vaste living à l’arrière de la maison. Les dernières lueurs du jour s’écoulaient du port de Langstone. Cette vue, songea Winter, était encore plus glaciale que celle qu’il avait de chez lui.

Faraday s’éclipsa à la cuisine et réapparut avec une bouteille de vin et deux verres.

— Oui ? dit-il, inclinant un verre en direction de Winter.

Celui-ci acquiesça. Se détournant de la vue, il remarqua un magazine ouvert sur le canapé. Model Aircraft Monthly.

— Je pensais que votre passion, c’était l’ornithologie, pas l’aéromodélisme.

— Ça l’est. Mon fils m’a offert un abonnement pour Noël. Pour tout vous dire, je viens de commencer de les lire.

— Vous allez vous y mettre ? demanda Winter, feuilletant le magazine. Faire voler un de ces engins ? Téléguidage et compagnie ?

— C’est possible. On ne peut pas passer sa vie à observer les oiseaux et ne pas se demander comment ils font.

Il servit deux verres de vin rouge et s’installa dans le fauteuil en face du canapé. À partir de là, c’était un no man’s land, ni le travail ni quelque chose de moins formel, et ni l’un ni l’autre ne savait trop le tour que prendrait la conversation.

— Encore en taxi ? demanda Faraday, avec un signe de tête vers la route.

— Ouais. La cinquième course le même jour donne droit à un rabais, répondit Winter, prenant ses aises sur le canapé. Je blague, précisa-t-il.

— Ravi de l’entendre, dit Faraday, se perdant dans la contemplation de son verre. Ça doit faire bizarre de reprendre le collier.

— Je vous le confirme. Mais, bon, tout semble un peu l’être, vous savez, quand on se met à trop réfléchir aux autres possibilités.

— J’imagine.

Faraday hocha la tête. La dernière fois qu’il avait vu Winter avant qu’il ne tombe entre les mains des chirurgiens remontait à l’année précédente. Il partageait alors son pavillon de Bedhampton avec une femme à la beauté saisissante, et Faraday – lors d’une visite de courtoisie – avait été impressionné par sa bonne humeur.

Il y fit allusion. Si sa mémoire était bonne, cette femme avait pour prénom Maddox.

— Tout juste, patron. Cette dame a fait très fort. Sans elle, je ne suis pas sûr que j’aurais tenu le coup. C’est elle qui a trouvé le gars qui m’a sorti d’affaire, mais il a fallu patienter des semaines et des semaines avant qu’il trouve un créneau pour moi, et, pendant que j’attendais que le téléphone sonne, je n’étais pas le plus agréable des compagnons. Je vais vous dire un truc sur la mort dont on ne se rend absolument pas compte quand on va bien : c’est un tel boulot, c’est vidant, ça vous met à plat ! Moi, j’avais marché à toutes les conneries de bouquets de fleurs, voilages aux fenêtres et demi-douzaine d’anges qui attendent sur la pelouse dehors, mais quand on y est vraiment, ce n’est pas ça du tout. Si vous voulez que je vous dise ce dont je me souviens, c’est du fond d’un seau en plastique. Gris, si vous voulez savoir. Avec, souvent, des morceaux jaunâtres flottant dedans. Santé ! À Maddox !

Il sourit à Faraday et leva son verre.

Faraday trinqua, se demandant si Winter avait ou non fini de vider son sac.

— Elle est toujours dans le coin ?

— Partie. Dieu la bénisse.

— Elle vous manque ?

— Ouais. Grave. Mais bon, on s’y fait, non, à ces situations-là ?

Faraday acquiesça et tourna légèrement la tête pour regarder par la fenêtre. Hé oui, songea-t-il. Hé oui.

Winter, pour autant que Faraday s’en souvienne, était rentré des États-Unis l’été précédent. Quelqu’un lui avait dit que le pavillon de Bedhampton était sur le marché depuis quelques semaines. Quand il fut affecté aux Crimes graves, il habitait déjà à Gunwharf.

— Ça vous a aidé de déménager ? De quitter votre ancien toit ?

— Absolument. Dès que j’y ai remis les pieds, je me suis senti mal. C’était comme si je retardais la pendule, comme si je me retrouvais au même point que le mois d’avant et que ce que j’avais vécu ne s’était jamais passé. Je n’avais pas quitté le Royaume-Uni. Je ne m’étais pas fait opérer. Rien de rien. Sans blague, en l’espace de quelques heures, j’avais de nouveau des migraines. Même fauteuil à la noix. Même porte bancale du frigo. Mêmes engueulades avec les voisins au sujet de l’état de la clôture. À la fin, c’en était au point où je me renseignais sur les vols pour Phoenix au cas où le gars en aurait laissé un bout à l’intérieur. Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire jouer une garantie, en neurochirurgie, mais je me disais que ça valait la peine d’essayer.

Cette fois, Faraday rit. Seul Winter pouvait se permettre de plaisanter à propos de ce qui s’était passé depuis un an. Il repensa à la maison, le coquet petit pavillon sur le versant de Portsdown Hill.

— Facile, la vente ?

— Du gâteau. L’agence en demandait deux cent quatre-vingt-dix-neuf. Un jeune gars et sa nana se sont pointés avec deux marmots, des réfugiés de Wecock Farm. Ils en avaient marre de vivre dans une zone de guerre, ils m’en ont proposé deux cent soixante. Deux cent soixante-quinze, et il est à vous, je leur ai dit. L’agent m’a passé un de ces savons ! Il m’a dit que j’avais perdu la tête.

Ses doigts s’égarèrent jusqu’à la naissance de ses cheveux, là où le chirurgien avait pratiqué la première incision.

— C’était bien vu, acheva-t-il.

Wecock Farm était une toute nouvelle cité des environs de Waterlooville. La situation s’y dégradait tellement que certains chauffeurs de bus brandissaient la menace d’un mouvement de grève si un caillou de plus explosait leur pare-brise.

— Et Gunwharf ? demanda Faraday.

— Une affaire. Il appartenait à l’ami d’un ami. Aucun risque que je le décroche à deux cent soixante-quinze ni dans ces eaux-là, pas avec cette vue-là, mais, quand on a traversé ce que j’ai traversé, l’argent, on le voit autrement, et il s’est trouvé qu’ils ne lésinaient pas sur les moyens, dit-il avec un autre sourire. Parking sous l’immeuble ? Interphone vidéo ? Vigiles en uniforme pour écarter les tarés ? Six mois à ce régime, et on en vient à se demander comment on tenait le coup avant. Ouais, dit-il en hochant la tête. Résultat garanti.

Faraday le dévisagea un moment, puis prit la bouteille. L’argent, on le voit autrement, songea-t-il. Qu’est-ce que ça voulait dire, au juste ?

— Vous m’avez téléphoné, fit-il, changeant de sujet.

— Ouais, dit Winter en tendant son verre. J’ai pensé qu’il fallait qu’on parle.

— De quoi ?

— D’un certain Givens.

— Qui ?

— Givens. Alan Givens. Il figurait sur la liste des personnes disparues de Tracy. J’ai mené des investigations. Comme vous faites.

Il livra à Faraday le squelette de l’histoire. Ce type avait un boulot régulier, se tenait à carreau, n’avait jamais eu d’embrouilles avec quiconque. Il vivait seul, semblait n’avoir pas l’ombre d’un ami. Puis, sans crier gare, il disparaissait.

— Ça arrive tous les jours, fit remarquer Faraday. C’est notre mode de vie.

— C’est sûr. Vous voulez entendre la suite ?

Winter lui parla de l’état du compte en banque, de la série de retraits, de l’avalanche de billets de foot tombés par la fente courrier de la porte d’Emma Cusden.

— Comment savez-vous tout ça ?

— Je suis enquêteur. C’est dans mon profil de poste.

— Ce n’était pas ce que je vous demandais.

— Je suis allé traîner. J’ai posé des questions.

— Vous êtes allé traîner chez Givens ?

— Oui. J’ai pensé qu’il pouvait être un candidat pour le tunnel.

— Et c’est là que vous avez trouvé les relevés bancaires ?

— Celui du mois dernier, oui.

— Et cette femme ? Cette Emma ?

— C’est une jeune fille, une gamine, à côté de la plaque. Le type qu’on doit rechercher, c’est son petit ami.

Winter parla à Faraday de Karl Ewart. Ce garçon, dit-il, était un délinquant. Vol de carte bancaire, au minimum. Sans doute beaucoup plus.

— Comme quoi ?

— Comme homicide. Givens est un gars qui vient de perdre sept mille livres sur son compte. Ça va faire deux mois qu’il a disparu, et personne n’a aucune nouvelle, notamment à la banque.

— Vous avez vérifié ?

— Oui, dit Winter qui but une gorgée de vin. Le compte est toujours actif.

Faraday hocha la tête. La thèse de Winter présentait un grave défaut.

— Il n’y a pas de cadavre, fit-il remarquer.

— C’est sûr. Mais Ewart a une voiture. Ça aussi, j’ai vérifié.

— Comment ?

— Une assistante sociale de Merefield. Elle traite le dossier d’Emma. Elle est rentrée dans le lard d’Ewart sur différents sujets, elle s’est pointée chez lui, un appart en sous-sol dans Ashburton Road, elle a repéré son Astra.

— C’est une scène de crime, alors. En tout cas, ça peut l’être.

— Exactement, patron. J’ai pensé que vous voudriez peut-être aller plus loin.

Faraday regarda Winter un moment, impressionné par la rouerie dont il pouvait faire preuve. Après tout, il était venu confesser ses péchés. Il était sorti du droit chemin. Avait ignoré toutes les instructions le rappelant à la prudence et à rester derrière son bureau. Il était allé sur le terrain, sans doute sur son temps de travail, et avait tourné le dos à ses obligations envers Coppice. Pourtant, à présent, alors que Faraday avait toutes les raisons de lui passer un savon, voire de le suspendre de ses fonctions aux Crimes graves, il pouvait tout bonnement plaider l’imminence d’un autre trophée. J’ai trouvé le temps de soulever une ou deux pierres, dirait-il sans doute. Et mince, regardez donc ce que j’ai découvert dessous.

Winter vida son verre, puis consulta sa montre. Faraday se leva du fauteuil et alla chercher une deuxième bouteille à la cuisine. À son retour, Winter s’extirpait du canapé. Faraday le pria de se rasseoir.

— Soyez franc, dit-il. Quelle est la vraie raison de votre venue ?

Winter réfléchit à la question, puis pencha le buste vers l’avant, son verre en main.

— Que ce serait bien d’avoir deux boulots, non ?

— En même temps, vous voulez dire ?

— Bien sûr, dit Winter d’un air ravi. Soyez réaliste, patron. Sinon comment voulez-vous que je fasse ?