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Lundi 11 juillet 2005, 7 h 53

 

Cette fois, Faraday sut qu’il n’en réchapperait pas.

Il s’était mis à l’eau environ une heure plus tôt, sortant peu à peu de la baie en nageant en surface, scrutant les récifs, s’abandonnant avec délectation au balancement paresseux de la marée montante. Une soirée passée en tête à tête avec un ouvrage de référence déniché à Bangkok lui permettait maintenant de mettre un nom sur les formes qui évoluaient sous ses yeux.

Il voyait des poissons perroquets au corps tacheté de jaune qui, de leur bec, fouillaient les coraux pour trouver de la nourriture ; cinq ou six poissons chauve-souris d’un blanc laiteux, qui, majestueux, prenant tout leur temps, se déployaient telle une banderole ; et même, pendant une ou deux minutes grandioses, il aperçut un poisson clown solitaire errant au-dessus de champs d’ondoyantes fougères marines. Sa tête était éclaboussée d’écarlate, mais c’étaient ses yeux énormes, tristes, inconsolés qui saisirent Faraday au point de lui faire cracher de l’eau par son tuba. Ce petit poisson lui rappelait un inspecteur sous les ordres duquel il avait servi pendant sa période en uniforme. Le même air tourmenté. Rire sous l’eau, Faraday s’en rendit compte, ce n’était pas une bonne idée.

Plus loin, les couleurs changèrent, et à mesure que les bleus et les verts devenaient encore plus profonds, Faraday prit conscience que les bancs de poissons s’amenuisaient. Ça faisait un bail qu’il ne s’était pas aventuré aussi loin et, levant les yeux, il se dit qu’il avait dû parcourir plus d’un mille depuis qu’il était entré dans l’eau. Il apercevait le tout petit bungalow en bois accroché au roc au-dessus de la ligne de marée. Une lessive étendue sur la véranda lui indiqua qu’Eadie avait dû enfin refaire surface. Zut.

Rajustant son masque et dégageant de nouveau son tuba, Faraday baissa la tête. Sous l’eau, il était difficile d’évaluer les distances, mais à vingt mètres de profondeur, plus peut-être, il distingua un amas rocheux parmi les fonds marins. C’était là, s’imagina-t-il, que les hauts-fonds coralliens plongeaient vers des lieux infiniment plus profonds. Au bar de la plage, pas plus tard que la veille, il avait entendu deux jeunes Français parler de la plongée qu’ils venaient de faire. Faraday n’était pas très doué pour les langues, mais son français était assez bon pour lui permettre de comprendre « profondeur » et « requin ». Ce dernier mot avait été illustré d’une gestuelle appropriée, et suivi d’un frisson admiratif chez une des femmes qui les écoutaient.

Flottant en surface, bougeant à peine, Faraday fut envahi par une sensation de fraîcheur soudaine. Un mille, ça faisait loin de la plage. Il n’y avait ni maîtres nageurs ni canots de sauvetage. S’efforçant de ralentir son rythme cardiaque, il scrutait les profondeurs sous lui. Une fine bruine de minuscules particules traversait la surface tachetée de soleil et dérivait vers le néant bleu comme de l’encre. Puis, loin sur sa droite, il perçut du mouvement, vision fugitive d’une chose plus grosse, bien plus grosse que la parade de poissons de dessins animés qu’il avait laissée dans les hauts-fonds.

Faraday ferma les yeux un instant, très fort, résista à la tentation de se retourner dans l’eau, de battre violemment des jambes et de rentrer. Juste ce qu’il ne faut pas faire, se dit-il. Dans de telles situations, la panique menait tout droit à la catastrophe.

Il rouvrit les yeux, regarda sa main pâle essuyer le verre renforcé de son masque. Il s’était trompé. Il n’y en avait pas un. Pas deux. Mais cinq ou six. Au moins. Ils l’encerclaient à présent, beaucoup plus proches, luisants, intrigués, terrifiants.

Conscient de sa respiration sifflante et rapide, Faraday observait les requins. Ses nerfs tendus lui faisaient craindre que l’inimaginable pourrait survenir. En suspension dans l’eau, la bouche soudain sèche, il se sentait totalement impuissant. Il n’avait jamais vu de telles créatures, si parfaitement adaptées à la tâche à leur portée, si préparées, tout près. L’eau ondoyait au-dessus des arcs branchiaux derrière leurs gueules béantes tandis qu’ils se glissaient entre les faisceaux du soleil mourant, et à mesure qu’ils s’approchaient en décrivant des cercles, il fut hypnotisé par leurs yeux. Des yeux qui en disaient long. Ils étaient froids, ils regardaient sans ciller, on n’y voyait que l’attente de ce qui allait se produire. C’était leur territoire. Leur monde. Y pénétrer constituait une infraction majeure.

Faraday eut soudain la vision de sang dans l’eau – son sang –, de lambeaux roses de chairs déchirées, de mâchoires se refermant sur ses membres pendant qu’il se débattait, de rangées successives de dents cruelles déchiquetant le reste de son corps jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un nuage de particules et de débris d’os blancs s’enfonçant lentement hors de vue.

Un des plus gros requins vira brusquement et fonça sur lui, son corps pâle ondulant au gré de sa vitesse, et Faraday se raidit comme les immenses mâchoires emplissaient son champ visuel. C’est la mort, songea-t-il. Voilà ce qui arrive quand on se trompe gravement.

Un autre bruit, perçant, insistant, familier. Le requin, songea-t-il, hébété. Le requin.

Le cœur battant, Faraday se retourna et tâtonna dans l’obscurité. Le téléphone portable était sur la chaise à côté du lit. Pendant une ou deux secondes, il écouta la voix à l’autre bout de la ligne, sans avoir la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. Puis, immensément soulagé, il parvint à articuler une réponse :

— Ouais, bien sûr.

Il finit par trouver sa montre.

— Je suis là dans une heure.

 

Buriton est un village pittoresque du New Hampshire niché au pied des coteaux boisés des South Downs. Une rue bordée de maisons à colombages et de deux pubs menait à une église du XIIe siècle. Il y avait des 4 x 4 partout, neufs pour la plupart, et Faraday ralentit pour qu’une mère de famille à l’air harassé puisse charger sa progéniture à l’arrière d’un Land Cruiser Toyota. Il songea avec lassitude que Buriton était le genre d’endroit où s’installaient ceux qui avaient encore une certaine vision de l’Angleterre – paisible, sûre, blanche – et les moyens de se l’offrir.

Il se gara près de l’étang en plein cœur du village. Quelques autres voitures étaient disséminées sur les lieux, la plupart portant le badge de la BTP, la police britannique des transports. Faraday observait deux hommes de la BTP qui enfilaient leurs bottes en caoutchouc, se demandant pourquoi un suicide attirait tant l’attention de la police, quand on cogna à la vitre passager.

— Chef… ?

Surpris, Faraday sortit de sa Mondeo et serra la main tendue. Le sergent Jerry Proctor, responsable Scène de crime, était une armoire à glace qui avait la réputation de dénicher méticuleusement les moindres pièces à conviction dans les situations les plus confuses. Ces deux dernières années, affecté à l’effort britannique en Irak, il avait appris aux recrues de la police locale à devenir des enquêteurs forensiques.

— Alors, quel souvenir gardez-vous de cette affectation ?

— Saignant.

— Content d’être de retour ?

— Non.

Proctor fit un signe de tête en direction des voitures de police.

— Ça va faire deux heures qu’ils sont là. Un inspecteur est avec eux, il va falloir qu’on le sorte de là.

Faraday détourna les yeux. Proctor n’avait jamais été du genre à tourner autour du pot.

— Vous voulez dire qu’il y a un problème ?

— Pas du tout, chef. Mais ils manquent d’effectifs. Vous voulez venir dans le tunnel ?

Proctor portait déjà une des combinaisons grises jetables fournies pour le travail. Pendant que Faraday enfilait les chaussures de randonnée qu’il gardait en permanence à l’arrière de sa voiture, Proctor le mit au courant.

Le conducteur du premier train parti de Pompey avait signalé avoir percuté un corps sous ce tunnel. On avait coupé l’alimentation électrique, et averti les postes de commande de Londres. Les appels de la police des transports de St James’s Park avaient réveillé l’agent de service d’astreinte qui était venu en voiture d’Eastleigh. Depuis, les batteries du train n’avaient plus de jus, et la vingtaine de passagers devaient être assis dans le noir.

— On ne les a pas évacués ?

— Non, chef.

— Pourquoi ça ?

— Le conducteur a pensé qu’il valait mieux pas. Il est jeune. Futé.

— Futé comment ?

— Il a bien regardé sous le train, y est retourné avec une torche, courageux.

— Et ?

Ils contournaient l’étang, suivant l’étroit chemin qui sinuait vers la voie de chemin de fer. Proctor lança un regard en biais à Faraday.

— Il a trouvé le point d’impact, du moins ce qu’il a pris pour tel. Des morceaux de notre homme tapissaient le dessous du train, mais le torse et les jambes étaient encore entiers. Enchaîné à la voie, précisa-t-il en se touchant le ventre.

— Enchaîné ?

— Ouais. Grosses chaînes, cadenas, du solide. Notre ami le conducteur a trouvé que ça faisait un peu beaucoup, alors il a passé un autre coup de fil. Et nous voici tous réunis.

Il décocha un sourire lugubre à Faraday.

— Le train est toujours dans le tunnel ?

— Oui, chef.

— Point d’impact ?

— À quatre-vingt-dix mètres environ de l’entrée sud.

— Longueur du tunnel ?

— Cinq cents mètres. La BTP installe un générateur et des projos, et a mis la main sur une demi-douzaine de gars pour inspecter les lieux. Comprenez-moi bien, chef. L’inspecteur sait ce qu’il fait. C’est juste un problème de moyens. Pas sa faute.

Faraday faisait le calcul, essayant d’imaginer l’ampleur du défi qui les attendait tous. Il avait supposé que, au pire, ils se trouvaient face à un mode de suicide un peu compliqué. Le fait que ce cadavre ait été attaché à la voie changeait tout.

— Il a délimité un accès commun ?

— Oui, chef. Au bout de ce chemin, sous le pont ferroviaire, le long d’une petite piste, puis par le talus et dans le tunnel. Le train se trouve à une quarantaine de mètres.

— C’est par là qu’on fera passer les voyageurs ?

— Forcément. L’agent de service m’a dit que tout le reste était clôturé dans les deux sens. On n’a pas le choix.

Faraday fit la moue. Dans ce genre de situations, la priorité absolue était de sécuriser la scène de crime. Si Proctor avait raison au sujet de la piste, alors la moindre pièce à conviction qui s’y trouvait peut-être serait piétinée.

— Il faut en informer M. Barrie, dit Faraday, cherchant son téléphone portable.

Martin Barrie était le nouveau superintendant à la tête de la section Crimes graves. Si jamais la situation devait dégénérer en une guerre des polices, Barrie était celui qui avait les munitions.

Proctor regarda Faraday composer un numéro, puis lui tapota l’épaule.

— Il y a un autre problème, chef, dit-il, désignant d’un signe de tête le talus tout proche. Ici, c’est un trou noir pour les mobiles. Des deux côtés du tunnel, il n’y a pas de réseau.

 

Le train était visible depuis l’entrée du tunnel. Faraday, s’engageant sur la voie, scruta l’obscurité, essayant d’imaginer le traitement que les cinq wagons avaient infligé aux chairs, aux os et au sang. Comme tout policier, il avait connu sa part d’accidents de la route, de tentatives de suicide réussies et d’autres cas de figure, où erreurs de jugement ou désespoir avaient ôté une vie, mais, heureusement, il n’avait jamais vu les restes encore chauds d’un corps humain déchiqueté par un train.

D’autres hommes, moins chanceux que lui, parlaient de tas de chair non identifiable, de viscères éparpillés le long de la voie, de la manière dont le choc – à l’instar du souffle d’une explosion – avait arraché les vêtements d’un homme et les avait projetés de tous côtés avant de le démembrer.

Devant cette image, Faraday marqua un temps d’arrêt. À peine quelques jours plus tôt, à Londres, trois rames de métro avaient été mises en pièces par les bombes de terroristes et la couverture médiatique des conséquences de cet attentat avait été des plus circonstanciées. Cet incident était-il une étrange variation autour de ce thème ? Il y réfléchit un moment, puis une autre image, bien plus personnelle, le frappa ; il se surprit à lutter contre un haut-le-cœur brûlant, revivant l’attaque du requin de son cauchemar et l’instant, juste avant de reprendre conscience, où il avait eu la certitude d’être un homme mort.

— Chef ?

C’était encore Proctor. Il était allé chercher une radio portative pour remplacer le mobile de Faraday. L’inspecteur de la BTP voulait le voir dès que possible. Il l’attendait près des voitures.

— Vaut mieux ne pas y aller, chef, dit Proctor en montrant le tunnel. Pas avant qu’on ait déblayé le terrain.

Faraday le gratifia d’un petit sourire, un goût de bile dans la bouche, puis se détourna.

Il se trouva que l’inspecteur de la Police britannique des transports était un ex-flic de la Met (1) ayant une vision réaliste du tour que prendraient les jours suivants. Bien sûr, le réseau ferroviaire relevait de la juridiction de ses gars, mais ce n’était pas le moment de faire des caprices. Il y avait une procédure à suivre, des cases à cocher, et — pour être franc – il se fichait pas mal de qui tiendrait le crayon.

Il y avait déjà un autocar pour assurer le relais, qu’on ferait venir dès que les passagers seraient débarqués. Entre-temps, il fallait monter une équipe. Affecter les bonnes personnes aux bons endroits et les briefer correctement prendrait des heures. Parmi elles, il y aurait inévitablement le médecin légiste du Home Office, qui devrait passer au crible les restes du corps. Quand il en aurait terminé, les techniciens de scène de crime écumeraient le tunnel, à quatre pattes, à la recherche du moindre lambeau d’indice, humain ou autre. Tout cela, conclut-il, était géré au mieux au niveau du comté.

— Vous y êtes allé, vous ? demanda Faraday, indiquant le tunnel d’un signe de tête.

L’inspecteur fit non de la tête.

— L’agent de service m’a briefé. Pas joli joli.

— Une identité ?

— On n’a encore rien trouvé. Ses vêtements étaient en pile à côté des voies. Jean, haut de survêtement, T-shirt – des fringues banales.

— Vous voulez dire qu’il était nu ?

— Tout porte à le croire. Excusez-moi.

L’inspecteur s’éloigna pour s’entretenir brièvement avec un collègue qui venait d’arriver, puis il lança un coup d’œil à Faraday et fila. Une petite crise avec la South West Trains. Il reviendrait le plus vite possible.

Une fois l’inspecteur parti, Faraday s’installa avec la radio portative dans sa Mondeo, portière ouverte, réfléchissant toujours aux implications d’un cadavre dénudé sous un tunnel. À présent, à près de neuf heures, le nouveau superintendant serait à son bureau des Crimes graves de Portsmouth.

Successeur de Geoff Willard, nommé à la tête de la police judiciaire du comté, Martin Barrie avait créé la surprise. Il n’avait rien de la présence physique de Willard, rien de son style, rien de sa farouche détermination à vaincre tout obstacle qui se dresserait sur le chemin du tribunal. Barrie, tout au contraire, était un homme fluet, à la limite de l’émaciation, et semblait se moquer totalement de l’image qu’il donnait de lui. Mais son accent monocorde de l’Essex et les traces de nicotine d’une vie de cigarettes roulées masquaient une intelligence si vive, si subtile, qu’il fallait être de son niveau pour savoir la reconnaître. Dès le début, Faraday l’avait trouvé très sympathique.

Par radio, Faraday fit l’état des lieux. Grâce à l’inspecteur de la BTP, on devrait éviter une guerre des polices, et grâce à Jerry Proctor, une bonne équipe serait sur pied avant midi. Les fouilles dans le tunnel auraient progressé d’ici la fin de la journée, et si Barrie ne voyait pas d’inconvénient à garantir les heures supplémentaires, les gars joueraient les prolongations en soirée. Avec de la chance, des recherches bien ciblées permettraient de récupérer des documents et d’établir une identité, et, dans le cas contraire, les empreintes ou les traces d’ADN trouvées lors de l’autopsie feraient tilt dans les bases de données habituelles. Comme toujours en pareil cas, ce serait un nom qui tournerait la clé de la serrure de l’investigation.

— Il vous faudra motiver ceux de la salle des enquêteurs.

— Comptez sur moi, chef.

— Laissez-moi faire. Je vais organiser ça.

La salle des enquêteurs était le centre névralgique de toute enquête criminelle : assez spacieuse pour abriter les opérateurs de saisie et les policiers spécialisés. Il s’ensuivit un long silence. Barrie semblait plongé dans ses réflexions. Quand il reprit la parole, il voulut savoir qui Faraday pensait mettre aux commandes du Renseignement : le policier qui essaierait de dénicher dans le flot d’informations reçues une identité, une chronologie des faits et l’ombre d’une première hypothèse quant au mobile.

Faraday regardait l’étang d’où sortait une famille de colverts.

— Le constable Winter, répondit-il aussitôt. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

 

Paul Winter était encore en pyjama quand il reçut l’appel. Debout depuis des heures, il tournait en rond dans son grand appartement, buvant des tasses de thé à la chaîne, appréciant l’animation qu’il avait quotidiennement sous les yeux par sa baie vitrée. Pour le moment, un énorme ferry de la P&O progressait, ronflant, vers la sortie du port. Résolu et sans grâce, il semblait happer l’essence de la ville.

Winter se pencha vers le téléphone. Les conversations avec Faraday devenaient une habitude.

— Patron ?

Faraday le pria de l’excuser du dérangement un jour de repos, mais il s’était passé quelque chose.

— Quoi ? demanda Winter, son intérêt aussitôt en éveil.

Jusqu’alors, son attention était restée fixée sur une femme qui, du front de mer, faisait signe à quelqu’un à bord du ferry qui disparaissait rapidement.

Faraday lui parla succinctement de la découverte du cadavre enchaîné à la voie ferrée dans le tunnel de Buriton. Barrie injectait un maximum de moyens dans ce qui, à l’évidence, constituait une mort suspecte. L’opération Coppice nécessiterait une section de recherche renforcée. Étant donné le nouveau boulot de Winter à la Crim, Faraday souhaitait son implication dès le début.

— Pas de problème, dit Winter.

Il but une gorgée de thé. La femme s’était retournée. Bien foutue.

— C’est bon pour aujourd’hui ?

Winter consulta sa montre.

— Accordez-moi une demi-heure. Je prendrai un taxi.

— Pas la peine. J’ai déjà averti Suttle. Il passe vous chercher dans un quart d’heure.

— Ouais, patron.

Winter finit par se détourner de la fenêtre, ravi de sentir le petit chatouillis d’impatience que les conversations telles que celles-ci provoquaient toujours chez lui. Enquêteur à la division depuis une éternité, il ne comptait plus les matins où, prenant un appel ou se lançant dans une conversation au portable, il s’était retrouvé enfoncé jusqu’au cou dans les débris de la vie d’un autre. Ces occasions fortuites, exploitées intelligemment, étaient devenues le piment de son existence, l’essence de sa vie active, et ce n’était que récemment, après le diagnostic de sa tumeur au cerveau et tout ce qui s’était ensuivi, qu’il s’était rendu compte à quel point il dépendait d’elles. La capacité illimitée de la plupart des êtres humains à se retrouver dans la merde ne cessait de le réjouir – et, apparemment, il en avait encore un nouvel exemple. Un type enchaîné à une voie ferrée ? Pour que ce soit le train qui ne le rate pas ? Était-ce prometteur ?

Il gagna la salle de bains et répandit de la mousse à raser sur son visage, enthousiaste à la perspective des jours et des semaines à venir. Affecté aux Crimes graves depuis trois mois, il occupait le bureau vide de la cellule du Renseignement. Après sa longue convalescence, ce poste lui avait paru être un boulot de rêve. Normalement, la médecine du travail vous trouvait un truc peinard, vous mettait au vert avec les statisticiens bidons ou les fachos de la sécurité routière, puis vous convoquait chaque semaine pour vérifier que vous n’aviez pas pété une durite dans toute cette effervescence, mais pour des raisons que Winter n’avait toujours pas élucidées, il avait réussi à éviter tout ça. Étant donné la gravité de son opération neurochirurgicale, la DVLA (2) ne lui avait toujours pas restitué son permis de conduire, mesure qui, évidemment, limitait la nature de ses investigations, mais jusqu’à présent il s’en sortait en claquant une petite fortune en taxis.

Rasé de frais, il alla dans sa chambre, pensant toujours au cadavre dans le tunnel. En toute franchise, il devait s’avouer un peu déçu par l’envergure des missions qui, jusque-là, avaient transité par son bureau. En trois mois, il s’était investi dans deux crimes, des viols en réunion et un enlèvement. Les deux homicides furent réglés en trois jours : un drame familial pour le premier, une bagarre qui avait dégénéré dans une boîte de Southsea pour le second. L’inculpation pour viols en réunion avait été jetée aux orties après que la dame eut reconnu tenir table ouverte pour tous ceux envers qui son petit ami avait une dette. Quant à l’enlèvement, il fut très vite relié à une haine aux raisons obscures remontant à plusieurs générations entre deux branches d’une même famille kosovare.

Dans chacun de ces cas, Winter avait fait de son mieux pour compliquer l’évidence, pour insuffler un tant soit peu de classe à ce merdier, mais s’il y avait une leçon qu’il avait apprise très vite, c’était que la brigade criminelle était, tout autant que n’importe quel groupe d’enquêteurs de la ville, en mal de bons boulots. Alors, un corps enchaîné à une voie ferrée semblait très prometteur en vérité.

Quand le constable Jimmy Suttle sonna à l’interphone, Winter entamait son petit déjeuner. Suttle prit l’ascenseur jusqu’au troisième étage et poussa la porte. La mutation de ce gars aux Crimes graves, voilà bientôt un an, n’avait pas étonné Winter. Il avait eu l’occasion de travailler avec lui sur plusieurs affaires de la Crim de Pompey, et avait été impressionné. Contrairement à la plupart des jeunes policiers d’aujourd’hui, Suttle était prêt à prendre quelques risques. S’il partageait avec Winter la haine de la paperasse, il n’hésitait pas à hausser le ton quand il trouvait que son aîné poussait le bouchon un peu loin. Avant tout, c’était lui qui avait gardé l’œil sur Winter quand la tumeur avait commencé à vraiment lui pourrir la vie. Son mariage avec Joannie ne lui avait pas donné le bonheur d’avoir des enfants, mais après avoir descendu deux ou trois scotchs, il lui arrivait de voir en Suttle un fils de substitution acceptable.

À présent, Suttle était dans la cuisine et regardait la pile d’assiettes dans l’évier. À cause du stage de formation dans les West Midlands, il n’avait pas vu Winter depuis deux bonnes semaines.

— Tu n’es qu’un vieux glandeur, dit-il. Tu vois ce truc à côté du frigo ? C’est un lave-vaisselle.

Winter haussa les épaules, récupérant son toast. C’était vrai. Il était dans cet appartement depuis bientôt six mois, et il n’avait toujours pas pris le temps de ranger tous les gadgets de la cuisine équipée. Deux ans plus tôt, avant la tumeur, c’eût été inconcevable. Maintenant, ce n’était qu’une corvée parmi d’autres qui lui semblait sans importance.

— Un toast, fils ?

— Non, merci, répondit Suttle, jetant un coup d’œil à l’horloge de la cuisine. On part dans trois minutes.

 

En milieu de matinée, avec l’aide de Jerry Proctor, Faraday avait réussi à imposer de l’ordre au filet constant de véhicules qui arrivaient et avaient transformé en parking la longue courbe gravillonnée qui s’étendait devant l’église du village.

Un poste de commandement avait été établi à un coin de l’étang voisin. Un ruban POLICE bleu et blanc limitait l’accès, gardé par un policier local qui expliquait l’étiquette de scène de crime aux villageois inquiets. Plus loin dans l’allée, après le pont de chemin de fer, un deuxième ruban POLICE barrait la route à tous sauf aux intervenants indispensables. Par là, environ une heure plus tôt, les passagers étaient sortis du train, fatigués. La plupart avaient renoncé à l’idée d’une journée de travail normale. L’un d’eux, tombant sur un journaliste au bord de l’étang, taxa de « surréaliste » sa première vision des enquêteurs portant masque et combinaison.

— On pense partir pour Londres, et on se retrouve sur un plateau de cinéma, avait-il conclu.

À présent, le tunnel attendait de recevoir les attentions des techniciens de scène de crime, à savoir le photographe et la dessinatrice dont le rôle consisterait à transférer le moindre élément trouvé sur un plan à l’échelle de la zone. Ce n’est que lorsque Faraday serait satisfait de leur travail qu’il restituerait l’usage du tunnel à South West Trains, décision qui, il le pressentait déjà, n’était pas pour demain.

Avant toute chose, il leur fallait attendre l’arrivée de l’anatomopathologiste. Proctor avait passé les coups de fil tout de suite après sa première rencontre avec Faraday. Grâce aux vacances et à d’autres engagements, seuls deux légistes de la liste régionale du Home Office étaient disponibles. Le plus proche habitait à Bristol, autrement dit à deux heures et demie de route. Avec l’aide de Dieu, il devrait être parmi eux en milieu de journée.

Ayant une heure à tuer et Proctor étant disponible pour conduire l’anapath dans le tunnel, Faraday décida d’explorer le coin à la recherche des points d’accès aux voies avec l’aide de l’agent de service de la Police des transports et de sa liasse de cartes. Ils repartirent en voiture, traversèrent le village, puis tournèrent vers le sud sur une route vallonnée qui bordait la face boisée des Downs. Au sommet de la première côte, son compagnon ralentit et engagea l’Astra sur la gauche. Il avait déjà fait part à Faraday du peu qu’il avait tiré de sa brève visite dans le tunnel. Il semblait, lui déclara-t-il, que le train avait pratiquement coupé le corps en deux. C’était un spectacle qu’il espérait ne plus jamais revoir.

Faraday s’enfonça dans son siège, suivant du doigt sur la carte le tracé de la petite route de plus en plus étroite jusqu’au moment où le goudron disparut, et où ils se retrouvèrent à cahoter sur un chemin défoncé entre des champs d’herbe prête à être fauchée. Un peu plus loin, il voyait un bruant perché sur un barbelé, et, un bref instant, par la vitre ouverte, lui parvint le cri caractéristique de cette solide petite créature. Une cascade de trilles métalliques, songea-t-il, se souvenant des chaudes journées d’été passées à observer les oiseaux dans les plaines espagnoles poussiéreuses, tendant l’oreille à l’affût de ce même son saccadé.

— Désert, hein ? dit l’agent, avec un geste vers la droite où le terrain partait en pente. Ça ne va pas vous faciliter la tâche.

Faraday acquiesça d’un signe de tête, s’obligeant à se concentrer. Depuis qu’ils avaient quitté le village, ils n’avaient pas dû passer devant plus de cinq ou six propriétés. Tous ces gens, pendant que leurs souvenirs étaient encore frais, allaient recevoir la visite de l’équipe d’enquête. Possédaient-ils des chiens ou une caméra de vidéosurveillance ? Avaient-ils entendu des bruits suspects la veille au soir ? Aperçu des faisceaux lumineux de phares à deux heures du matin ? De bizarres allées et venues de voitures ? Toute autre activité ?

Faraday reporta le regard sur la carte, conscient du déferlement familier de questions dans sa tête. Le superintendant avait-il réussi à réunir la petite armée de spécialistes qui donnerait de l’impulsion à la salle des enquêteurs ? Lui-même avait-il assez réfléchi aux formulations qui contenteraient la presse ? Était-ce trop tôt pour établir des paramètres précis d’heure et de scène de crime ?

Cette dernière question méritait une attention particulière. L’heure de la mort semblait relativement certaine. Sur la base des informations des gars de la BTP, il avait d’ores et déjà calculé une fenêtre de trois heures entre le dernier train qui avait franchi le tunnel le dimanche et le premier du lendemain matin à destination de Londres qui avait transformé cinq cents mètres d’obscurité en scène de crime. Cependant, même s’il lançait le plus loin possible le filet de son investigation, les paramètres physiques de la scène de crime dépendaient en grande partie de la reconnaissance des lieux en cours. Les cartes étaient toujours très précieuses, mais rien ne valait une perception de première main de la configuration du terrain.

La voiture s’arrêta brusquement, et Faraday, levant les yeux, vit qu’ils étaient arrivés à un portail d’accès cadenassé barrant un trou dans la haie. L’agent de service descendit et Faraday passa par-dessus le portail à sa suite. Au-delà, un chemin descendait à pic entre des haies envahissantes. Au bout, expliqua l’agent de service, se trouvait la profonde tranchée qui s’engouffrait dans l’entrée sud du tunnel.

Pendant qu’ils marchaient l’un derrière l’autre, Faraday cherchait des yeux des traces de passage récent. La victime était-elle descendue par ce chemin, titubante, traînée par Dieu sait qui, peut-être ligotée, peut-être blessée ? Ou l’homme était-il déjà mort, tué par des mains inconnues ? En bas, le chemin virait brutalement à droite, offrant la vision soudaine d’un grillage qui semblait neuf derrière lequel, sur le lit de la tranchée du chemin de fer, se trouvaient les deux files de rails.

Faraday regarda autour de lui, conscient de la chaleur montante. C’était tranquille au sommet du talus. Des insectes bourdonnaient à qui mieux mieux dans les broussailles. De lointains meuglements leur parvenaient. Soudain résonnèrent les battements d’ailes de ramiers dont on avait troublé la tranquillité et le criaillement d’un faisan, puis la paix retomba sur les bois environnants.

L’agent de service expliquait à Faraday que la ligne était grillagée des deux côtés sur plusieurs milles au nord comme au sud. Par intervalles, on trouvait des ponts et des passages à niveau, qui, tous, permettaient d’accéder aux voies. La seule façon de vérifier l’état du grillage serait de longer le remblai.

Faraday acquiesça, ajoutant un autre point à sa liste. Le grillage, d’une hauteur d’un mètre quatre-vingts environ, était imposant, et, pour autant qu’il puisse en juger, paraissait intact, sans aucune trace d’effraction. Mais l’agent ferroviaire avait raison : il faudrait vérifier chaque mètre de voie. Faraday se surprit à calculer le nombre d’heures de travail qu’exigerait un tel exercice. Il entendit alors de lointains roucoulements qui s’imposèrent par-dessus la symphonie des activités incessantes du plein été. Des tourterelles, songea-t-il, avec un soudain élan de joie.

Quelques minutes plus tard, remontant péniblement le chemin vers l’Astra, Faraday prit un appel à sa radio portative. C’était Proctor. L’anatomopathologiste était arrivé plus tôt que prévu ; il s’était changé et ils s’apprêtaient à pénétrer dans le tunnel. Était-il raisonnable de supposer qu’ils pouvaient y aller sans Faraday ?

Ce dernier trouva le bouton de transmission.

— La réponse est oui, dit-il.

 

Les bureaux des Crimes graves occupaient l’arrière du poste de police de Kingston Crescent, à un jet de pierre du port de commerce de Portsmouth. Au deuxième étage, celui de Winter offrait une vue imprenable sur les toits de Stamshaw, tout proche, encadré, au loin, par les parois crayeuses et fissurées de Portsdown Hill. Essoufflé d’avoir grimpé l’escalier de service communiquant avec le parking, Winter trouva la constable Tracy Barber assise à son bureau.

Barber, qui comptait parmi les dernières recrues de la brigade des Crimes graves, était une femme grande et belle au visage large et carré, aux penchants lesbiens dans ses amitiés et au goût prononcé pour les tailleurs ajustés. Ses années de service à la Special Branch avaient eu tôt fait d’attirer l’attention de Winter, et comme ses réelles compétences lui avaient gagné la confiance de Faraday, elle était une alliée doublement utile.

— C’est le coup d’envoi, c’est ça ?

Barber s’était déjà levée, cédant le fauteuil à Winter, mais celui-ci lui fit signe de se rasseoir et coinça sa forte corpulence derrière l’autre bureau.

— Dans le mille, ma grande.

Winter sourit. Bruits de pas dans le long couloir central. Sonneries incessantes des téléphones. Questions criées. Réponses murmurées. Claquement assourdi lorsque quelqu’un fermait d’un coup de pied la porte d’un bureau. Winter aimait tout cela : cette énergie, cette précipitation, cette mécanique – complexe, exigeante, vorace – qui se secouait pour entrer en action.

— Où est le boss ?

— Barrie est dans son bureau, il prépare les rendez-vous de l’inspecteur-chef. Faraday est à l’extérieur, au tunnel. Il a appelé il y a deux minutes. Tiens…

Winter prit le papier qu’elle lui tendait. Tout récemment, l’inspecteur-chef des Crimes graves était allé voir ailleurs si l’herbe était plus verte. Normalement, son remplaçant devrait être recruté parmi les officiers supérieurs, pour un tel poste. Sauf que la chasse au candidat idéal était toujours ouverte.

— Alors, qui est aux commandes ?

— Faraday, pour autant que je sache. Barrie part en congé.

— Et Faraday vole à la rescousse ?

Le ton n’échappa pas à Barber.

— Oui. Tu ne l’aimes décidément pas, hein ?

— Tu te goures, ma grande. Crois-le ou non, on se connaît depuis des lustres. Il est différent, voilà tout.

— C’est toi qui dis que c’est un crime ?

— Oh, non ! C’est juste que je n’ai jamais trop pigé ce qui le fait vibrer. Il a fait du bon boulot, il s’en tire bien, mais on ne le dirait pas en le voyant. La plupart des chefs que j’ai connus ne peuvent pas s’empêcher de frimer un peu. C’est la course aux médailles, à la gloire, à toutes ces conneries qui vont avec le grade. Faraday… ?

Winter haussa les épaules, baissa les yeux sur le message.

— La plupart du temps, on ne le prendrait jamais pour un flic.

— Il te trouve d’une efficacité redoutable, dit Barber, le scrutant. Tu le savais ?

— Non.

— Je t’assure.

— J’en suis flatté.

— Et hyper dangereux aussi. Ça, c’est la mauvaise nouvelle.

— Ah oui ?

Winter éluda cette réflexion d’un haussement d’épaules. Dangereux, songea-t-il, ça ne veut rien dire tant qu’on n’est pas couché sur un chariot d’hôpital en se demandant si on reverra jamais la lumière du jour.

Il y eut un bref silence pendant que Winter essayait de déchiffrer l’écriture de Barber. Il lui semblait regarder une liste de noms. Barber le tira d’affaire.

— C’est la première liste de personnes disparues. Faraday veut des écrits pour la réunion de ce soir. Six heures, l’équipe au complet.

Elle ponctua sa phrase d’un geste en direction de la salle des enquêteurs, à l’autre bout du couloir.

Winter acquiesça. Les disparitions étaient répertoriées dans une base de données nationale. Toute personne des environs correspondant au signalement de la victime était un point de départ évident pour une enquête telle que celle-ci. La liste de Barber comportait cinq noms. Winter fourra le papier dans la poche de sa veste.

— Que sait-on jusqu’à présent ? demanda-t-il. Âge ? Sexe ? Couleur ?

— Blanc, sans doute un homme. C’est à peu près tout. Tu sais comment c’est avec les trains. On va manquer de sacs. Comme d’hab. Faraday tient à ce que l’autopsie soit faite ce soir.

Elle se leva et consulta sa montre.

— Tu imagines la partie de plaisir que ça va être, ajouta-t-elle.