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Mercredi 20 juillet 2005, 9 h 13

 

Dawn Ellis connaissait Winter depuis des années. Quelque temps auparavant, quand elle s’était fait méchamment harceler par un ex-constable de la Met, c’est Winter qui était venu à sa rescousse (18). Il avait presque le double de son âge, et elle savait très bien à quel point il pouvait être manipulateur, mais on savait avec quelle ardeur elle défendait ses méthodes de travail. Winter, expliquait-elle, vivait dans un monde à lui. Si l’on ne comprenait pas forcément son langage et n’appréciait pas beaucoup sa façon de faire, en revanche son tableau de chasse – les coupables qu’il avait fait mettre sous les verrous – parlait de lui-même.

Pour l’heure, elle voulait tout savoir sur le relevé de comptes.

— C’est arrivé hier, c’est ça ?

— Exact.

— Nous parlons bien de Jake Tarrant de St Mary ? Celui-là même ?

— Dans le mille.

— Quelqu’un lui a en a-t-il touché un mot ?

— Moi.

— Et ?

Winter lui expliqua l’histoire du prêt. Ils roulaient vers le nord, en direction de St Mary. Selon l’exigence de Faraday, ils considéraient désormais Tarrant comme un éventuel suspect. L’inspecteur leur avait enjoint de commencer par interroger le supérieur de Givens, une administratrice de l’hôpital, nommée Deborah Percy. Elle pourrait leur donner une vue d’ensemble d’une journée de travail de Givens – les gens qu’il rencontrait, son planning. Soudain, l’opération Tartan passait à la vitesse supérieure.

— Ça peut être délicat, non ? dit Ellis, se préparant à doubler un bus. Connaissant Jake comme on le connaît.

— Pas le choix, ma grande. Tout le monde le connaît dans la brigade. Si ce n’était pas nous, ce serait quelqu’un d’autre. Et exactement le même problème.

— Mais toi, qu’en penses-tu ? De Jake ?

— Je pense comme toi. Que c’est un chic type.

— Ce qui ne nous avance pas à grand-chose, hein ?

— Non, dit Winter, secouant la tête. À rien.

Deborah Percy occupait un bureau animé dans l’aile administrative de l’hôpital. C’était une quadragénaire tout en rondeurs. Entre les téléphones qui n’arrêtaient pas de sonner et un flot constant d’interruptions, elle suggéra de trouver un meilleur endroit pour parler. Winter opta pour la cafétéria.

Ellis trouva une table au fond de la vaste salle. Percy les y rejoignit avec un plateau chargé. Winter lui avait donné une livre pour un sandwich au bacon, et Ellis, en végétarienne endurcie, détourna la tête lorsqu’il arrosa de sauce brune les tranches luisantes.

Percy parlait de Givens, confirmait tout ce que Winter savait déjà de lui. C’était un homme calme, efficace, réservé. Durant les onze mois où il avait travaillé à l’hôpital, il n’avait pas pris un seul jour d’arrêt de maladie, et lorsqu’on l’appelait pour lui demander de remplacer un collègue au pied levé, il ne refusait jamais. Ce qui rendait sa disparition soudaine d’autant plus mystérieuse.

— Que faisait-il exactement ? demanda Ellis, qui tournait le dos à Winter.

— Il conduisait une de nos camionnettes. Ces gars-là collectent des échantillons médicaux dans toute la ville. Le travail d’Alan consistait à les livrer, pour analyse, aux labos de microbiologie situés juste en face de l’hôpital.

— Cela impliquait-il des passages par la morgue ?

— Oui. Nous utilisons la morgue pour stocker les corps après qu’ils ont fait l’objet d’un examen post-mortem à l’Alexandra. Les échantillons prélevés durant les autopsies sont souvent envoyés avec eux. Alan allait les chercher.

— Donc, il passait régulièrement à la morgue ici ?

— Bien entendu. D’ailleurs, Jake Tarrant et lui avaient sympathisé.

— Vous le saviez ?

— Seulement parce qu’Alan m’en a parlé une fois. Je crois bien qu’il était copain avec sa femme aussi. Il m’a montré des photos qu’il avait prises de leurs enfants. Il en était très fier.

Ellis lança un coup d’œil à Winter. Il nettoyait les vestiges de la sauce brune avec son sandwich au bacon.

— Les jours qui ont précédé sa disparition… vous l’avez vu ?

— Je le voyais tous les jours.

— Avez-vous remarqué quelque chose d’anormal chez lui ? N’importe quoi qui vous aurait frappé ? Vous semblait-il nerveux ?

— Alan n’était jamais nerveux. C’était ce qui faisait son charme. Monsieur Relax, on l’appelait. Ce n’est pas sorcier de conduire une camionnette, mais si vous saviez le nombre de gens qui en font toute une histoire ! Non, de mon point de vue, c’était une perle. Pas de drame. Pas d’embrouilles. Il s’en sortait très bien.

Elle rit.

— Si je pouvais trouver des Alan à la douzaine, je serais vite au chômage. C’était tout à fait le genre de garçon à qui on pouvait confier la boutique. Raison pour laquelle je ne peux vous être très utile.

Percy avait apporté un dossier. Elle le feuilleta, cherchant quelque chose qui pourrait présenter un intérêt quelconque à leurs yeux. Le dossier était très mince. Ellis voulut savoir si Givens possédait une voiture.

— Pas que je sache. Le plus souvent, il venait au travail en vélo.

— Il n’a jamais parlé d’un véhicule ? Pourtant, il avait son permis.

— Pas un mot. Et il n’a jamais demandé non plus que lui soit allouée une place de parking personnel.

Winter repoussa enfin son assiette. Il voulut en savoir davantage sur les rapports entre Givens et Tarrant.

— Ils étaient amis, voilà tout.

— Bons copains ?

— Oui. C’est ce que je dirais. Mais Jake est comme ça, non ? J’ai parfois eu l’impression que la plupart des gens ici ne prenaient même pas la peine de saluer Alan, mais Jake, il…

— Pourquoi ? intervint Ellis. Pourquoi ne le saluaient-ils pas ?

— Je n’en sais rien.

Percy se faisait plus prudente à présent.

— C’étaient les hommes surtout, dit-elle. Pas les femmes.

— Mais pourquoi ? Que disaient-ils ?

— Eh bien…

Son regard passa de l’un à l’autre. Ces conversations-là ne figuraient dans aucun dossier.

— Comme je le disais, c’étaient les hommes. Ils peuvent être bêtes, parfois. Et cruels.

— Mais que disaient-ils ? Quel était le problème avec lui ?

— Franchement, je l’ignore. C’était un solitaire. Il ne s’intégrait à aucun groupe, contrairement aux autres. Il n’était pas du genre à faire une pause cigarette devant le hangar à vélos. Ou à aller au pub après le travail le vendredi soir. Il ne s’intéressait pas beaucoup au football non plus, et ça, c’est aller au-devant des ennuis dans cette ville.

— Les ennuis ?

— Rien de grave. On finit par savoir qui cherche les embrouilles. Ce ne sont que des grandes gueules. D’après le peu que j’ai vu, Alan a bien réagi.

— C’est-à-dire ?

— Il les a ignorés. Il a continué à faire son travail. Comme je vous disais, c’était une perle.

— Et Jake ?

— Jake se lie d’amitié avec tout le monde. Vous êtes bien placés pour le savoir.

— Et Givens y a répondu.

— Sûrement. Sinon, il n’aurait jamais pris ces photos, non ? Celles des enfants qu’il m’a montrées.

Elle tapotait le dossier, inquiète à présent.

— Vous croyez vraiment qu’il lui est arrivé quelque chose ?

Ellis lui répondit qu’ils n’en savaient rien. Deux mois, ça faisait long pour une disparition, surtout de quelqu’un d’aussi fiable que Givens semblait l’être. Elle lança un autre coup d’œil à Winter.

— Tu es allé chez lui, hein ? La semaine dernière ?

Winter acquiesça. Dit que l’appartement était nickel. Loyer payé, réfrigérateur garni, vêtements dans la penderie, absolument aucun signe que Givens ait fait sa valise et soit parti quelque part.

— N’est-ce pas cela qui est… alarmant ? demanda Percy.

— Oui, bien sûr. Raison pour laquelle nous sommes ici.

— Et vous n’avez aucune idée de ce qui a bien pu lui arriver ?

— Pas vraiment. Nous avons suivi deux ou trois pistes, mais, vous savez ce que c’est…

Winter lui servit un sourire.

— … c’est encore un peu tôt pour se prononcer.

 

À la surprise de Faraday, Martin Barrie sortit de ses gonds. Il venait de s’entretenir par téléphone avec Willard, et d’avoir vent de ce qui était arrivé à Winter durant le week-end. Son visage fin était blême de colère.

— J’ai cru comprendre que Winter s’était fait embarquer samedi soir.

— Oui, chef.

— Ce que nous savons parce qu’il vous l’a dit.

— Oui, chef.

— Pourtant, vous n’avez pas cru bon de devoir m’en informer.

— En effet, chef.

— On peut savoir pourquoi ?

Faraday baissa la tête un moment. À la place de Barrie, il aurait posé exactement la même question.

— Parce que je me suis senti obligé d’en référer d’abord à M. Willard, finit-il par dire.

— Ah, et on peut savoir pourquoi ?

— Parce que ça me paraissait… extrêmement délicat.

— Vous ne me faisiez pas confiance ?

— Je vous fais entièrement confiance, chef.

— Vous avez pensé que je pourrais couper l’herbe sous le pied de Winter ?

— Oui.

— Eh bien, vous avez eu raison. C’est exactement ce que j’aurais fait.

Barrie se retourna et regarda par la fenêtre, tapotant de ses longs doigts osseux le bras de son fauteuil. Faraday sentit qu’il avait envie d’ajouter quelque chose, au lieu de quoi il changea brutalement de sujet et s’enquit du sergent Brian Imber. Willard, semblait-il, le faisait venir de Havant pour remplacer Winter à la cellule du Renseignement et il l’avait, à l’évidence, vendu à Barrie comme un atout majeur.

— Comment est-il, cet Imber ?

— Il est excellent, chef. Très expérimenté. Dit ce qu’il pense. Pas de manigances.

— Dieu soit loué !

Il soutint le regard de Faraday un long moment, puis prit une note et demanda où en était Coppice.

Faraday résuma les actions de la journée. La ligne directrice de l’investigation – en gros, les visites à domicile en se basant sur la vidéosurveillance – se poursuivait, et les enquêtes pour localiser Mickey Kearns étaient en cours. Selon Winter, il était reparti à Margarita, à la recherche des gens du cru soupçonnés de l’avoir roulé, et toutes les informations le concernant avaient été envoyées à ceux de l’Immigration afin qu’ils l’interceptent lors de son vol de retour.

— Et quelles sont les chances, selon vous ?

— Que Kearns soit l’auteur du meurtre du tunnel ? J’en doute. Le passage à tabac a dû lui suffire. Ils ont obtenu ce qu’ils voulaient : un nom. À quoi bon aller plus loin ?

— Et ce nom, c’est Querida, c’est cela ? Comme dans Mia Querida ?

— Oui.

— Donc, voilà Kearns parti à la recherche d’un petit nom que Duley donnait à une de ses petites amies ? C’est ce que vous êtes en train de me dire ?

Cette pensée, enfin, fit naître un sourire sur son visage.

— Exactement, chef.

— Savons-nous qui est cette petite amie ?

— Pas encore.

Faraday lui rappela l’absence de lettres dans le meublé de Duley. À première vue, étant donné ses activités, ça paraissait bizarre.

— Rien dans son carnet d’adresses ?

— Winter l’a épluché.

— Et ?

— D’aucune utilité ou presque. La plupart des numéros sont ceux de contacts professionnels, des gens de la librairie, et aussi des tas d’activistes politiques. Ces gars-là ne savent rien de sa vie privée, mais on a obtenu de l’un d’eux un numéro de mobile de Duley. Le détail des appels devrait nous parvenir sous peu.

— Qu’en est-il de l’ordinateur que vous avez saisi ? Des nouvelles de la cyberpolice ?

Faraday secoua la tête. La cyberpolice, à Netley, croulait sous les demandes. Les ordis représentaient une source capitale de preuves, mais l’attente était actuellement de trois mois pour l’analyse d’un disque dur.

— Vous voulez que j’accélère le mouvement ? Que je le confie à un prestataire de service ? Ça coûterait une fortune, mais on pourrait peut-être le supporter.

Faraday lui dit que non. Il préférait attendre le détail des appels. Et ce n’était pas tout. Il parla à Barrie de la Conférence des Écrivains à Winchester. Duley y était resté tout le week-end, à peine quinze jours avant sa mort. Il avait écrit un texte intéressant pour le concours, s’était soûlé le samedi soir après la remise des prix et avait charmé une des écrivailleuses au point de l’attirer dans son lit. Faraday téléphonerait lui-même à la femme qui avait animé l’atelier. Elle serait en mesure de lui donner le nom de la dame.

— Je ne vous suis plus, Joe. En quoi tout cela mène-t-il Duley dans ce tunnel ?

— Aucune idée, chef. Sauf que toute cette affaire est plus complexe qu’il n’y paraît.

— En quoi ?

— On a pensé à une vengeance. À un message fort envoyé à tous ceux qui pourraient avoir envie de doubler des gens comme Kearns et Mackenzie. Je ne pense pas qu’il s’agisse de ça, plus maintenant.

— Des preuves ?

— Aucune, lui répondit Faraday, souriant. Pour le moment.

Barrie hocha la tête et soutint son regard un moment avant de noter autre chose. Puis il en revint à Tartan, demandant si Winter et Ellis seraient en mesure d’enquêter sereinement sur quelqu’un qu’ils connaissaient.

— Absolument, chef, le rassura Faraday. Ce sont des pro. Ils savent faire la différence entre l’amitié et le boulot. S’il existe la moindre charge à retenir contre Tarrant, ils la trouveront.

 

Ellis et Winter, à l’entrée de la morgue, attendaient quelqu’un des Ressources humaines qui devait les y accompagner. Il se trouvait que Jake Tarrant était à Queen Alexandra, participant à une réunion sur l’aménagement des espaces frigos dans les nouveaux locaux. Son assistant, Simon Hoole, avait été prévenu de la visite des Crimes graves.

Ellis s’interrogeait sur l’état du couple Tarrant.

— Tu connais sa femme ?

— Ouais.

— Elle est comment ?

— Jolie. Deux petits gamins. Elle s’emmerde. Le coup classique.

— Elle s’emmerde assez pour chercher ailleurs un peu de réconfort ?

— Ouais, approuva Winter. C’est sûr.

— Auprès de Givens, peut-être ?

— C’est possible. Oui, c’est sûr. Est-ce que ça s’est passé ? J’en sais fichtre rien.

— Mais il est peut-être vivant, après tout. Il est peut-être parti quelque part, retourné dans le nord, il l’attend. Tu me dis qu’elle a cent quatre-vingt-cinq mille livres à lui, elle n’a plus qu’à prendre sa voiture et à s’en aller vers l’avenir radieux qu’il lui propose. Cent quatre-vingt-cinq mille livres, c’est une bonne mise de départ. Ils pourraient se trouver un beau coin pour s’installer. Pour tout recommencer. Non ?

— Et les gosses ?

— Il les adore. Il les prend en photo. Il est fait pour ça.

— Et Jake ?

— Il garde la maison ici. Un petit quelque chose pour soulager la conscience de madame. Je te le dis, Paul, ça marche à merveille.

— Mais pourquoi avoir donné cet argent ? S’ils avaient eu l’intention de fuir ensemble, ce n’était pas nécessaire. Il a le blé. Elle charge les gosses dans la bagnole, elle se casse et le rejoint.

— Le timing, Paul. L’argent, c’est l’appât sur le piège. Elle se rend compte qu’elle l’aime. Et bingo… affaire classée.

Winter rit. Une théorie bien ficelée. Elle expliquerait aussi pourquoi il n’avait pas trouvé d’appareil photo chez Givens. Pourquoi n’y avait-il pas songé lui-même ?

Une femme apparut à l’angle du bâtiment. Elle portait un élégant tailleur gris et tenait un bloc à pince. Ressources humaines.

Elle se présenta et les guida vers la porte. Winter connaissait l’ancien code d’entrée par cœur, mais le récent braquage avait poussé la direction de l’hôpital à faire installer une nouvelle serrure. Leur gardienne avait oublié sa carte magnétique. Du coup, elle tapa le nouveau code. Sous l’œil de Winter. 7713.

Au bout du couloir glacial, dans la salle qui abritait les tiroirs réfrigérés, Simon Hoole hissait un corps recouvert d’un drap sur une des tables d’autopsie. Des corps occupaient les autres tables, et il y en avait encore deux sur des chariots sous la fenêtre. Il fredonnait, un air gai et débile. Un bruit sourd et osseux résonna lorsque la tête de son fardeau retomba sur le plateau en acier. Il n’avait pas remarqué leur présence dans le hall d’entrée, et Winter l’observa un moment, frappé par sa liberté de manœuvre. Travailler ici, songea-t-il, c’était bel et bien être son propre patron.

Avisant le groupe près de la porte ouverte, Hoole s’essuya les mains sur sa blouse et vint vers eux à pas traînants. Il était énorme, vingt ans à tout casser.

— C’est quoi, tout ça ? demanda Winter, avec un signe de tête vers les corps.

— Un moteur des frigos funéraires est en panne. Je viens d’appeler l’électricien. Il refuse de toucher aux frigos tant qu’ils ne sont pas vides.

Il leur adressa un grand sourire.

— Vous devez être de la police. Je m’appelle Simon.

Il les précéda jusqu’au bureau. La dame des Ressources humaines demanda à Winter s’il désirait qu’elle reste. Il lui répondit que ce n’était pas nécessaire.

Ellis s’assit dans le fauteuil ; Winter resta debout. La masse de Hoole se tassa derrière le bureau.

— Alors, de quoi s’agit-il ?

Ellis expliqua à Hoole qu’ils enquêtaient sur la disparition d’un de ses collègues.

— Givens, dit-il, rieur. Forcément.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Parce qu’on ne l’a pas revu, pour commencer. Il était là à toute heure, ce gus. Et ça fait des semaines qu’on ne le voit plus. On ne part pas en Grèce aussi longtemps, hein ? Pas avec le salaire qu’on se fait ici.

Winter voulut en savoir plus sur les visites de Givens. Comment se faisait-il qu’il vienne là aussi souvent ?

— Bonne question, mon gars. Je me la suis souvent posée.

— Et ?

— J’en sais rien, moi ! Je lance pas la pierre à Jake, vous méprenez pas. Il faisait rien pour encourager ce gars-là, parce qu’il est pas comme ça, voyez ce que je veux dire ?

— Pas comme quoi ?

— Pas pédé. Ce gars-là, c’était une taffiole. Je l’ai vu venir de loin. Il jurait que par le cul de Jake. J’y disais à Jake, j’y disais de raser les murs. Jake, fais gaffe, mon pote, j’y disais. Ton petit copain est arrivé. Une fois, il lui avait apporté un bouquet de fleurs ; la gêne, je vous dis pas.

— Des fleurs ? s’étonna Ellis, incrédule. Pour Jake ?

— Bah, il a dit qu’elles étaient pour Rach, la nana de Jake. Qu’elle y avait rendu je ne sais plus quel service. Mais moi, j’ai bien compris qu’elles étaient pour Jake. Ça se sent, ça, non ? Ils ont une façon de vous regarder, les taffioles. Un sourire bien à eux. Généreux, tu parles. Y avait pas que les fleurs.

Winter demanda ce que Givens avait offert d’autre. De ses doigts boudinés, Hoole tritura un bouton sur son menton.

— Tenue et magazines de foot, tout ça, parce qu’il savait que Jake était fan. Des livres aussi. Une fois, il a voulu tous les inviter à Venise, la famille au complet, les gosses et tout. Alors, il s’est pointé avec plein de brochures et deux ou trois guides, et d’autres trucs que Jake devait regarder.

— Qu’en pensait Jake ?

— Que c’était à pisser de rire.

— Les a-t-il emportés chez lui ? Montrés à sa femme ?

— Vous déconnez. C’est le dernier endroit où il aurait eu envie d’aller. Venise, c’est le paradis des taffioles, pas vrai ? Avec tous ces Italiens !

Ellis baissa la tête, se demandant comment Jake faisait pour ne pas craquer en pareille compagnie. Pas étonnant qu’il ait tant de réunions.

Winter voulut en savoir plus. Givens avait-il de l’argent ?

— Un tas de fric, mec. Je les ai entendus en parler.

— Que se disaient-ils ?

— C’était surtout Givens. Il avait fait un gros héritage, des centaines de milliers de livres qui lui étaient tombées de je ne sais où. C’était avant qu’il arrive ici, et, à mon avis, Jake ne le croyait pas. Vous me direz, c’était pas ses oignons. Mais la semaine d’après, Givens revient avec un appareil photo flashy qu’il a acheté, dernier cri l’engin, ça coûte bonbon, tout ça pour le montrer à Jake, comme preuve. Ce gars-là était plein aux as.

— Et Jake ?

— Jake en avait rien à cirer. Il voulait pas vexer ce gus. Il lui offrait un pot de temps en temps. Ah ouais, encore autre chose.

— Quoi ?

— Les gâteaux. Il s’est mis à apporter des gâteaux. Super bons, qu’ils étaient, bien présentés, crème tout ce qu’il y a de plus fraîche, confiture de fraise, beau glaçage. Quand il s’est rendu compte qu’on les conservait dans un tiroir réfrigéré, il s’est mis à nous apporter aussi de gros gâteaux glacés. Avec lui on pouvait régler nos montres sans risque de se tromper. Quatre heures pile, chaque après-midi. Moi ? Je me plaignais pas.

— Et où se place Rach là-dedans ?

— Rach ? Je vous suis pas, mec.

— La femme de Jake. Givens et elle sont devenus amis, non ?

— Oh ouais, ouais, exact. Chez eux, il avait toujours un couvert mis. Encore l’appareil photo. Toutes ces photos des gosses. Clic clac, c’était dans la boîte, avec lui.

Ellis demanda des précisions. Les yeux enfoncés de Hoole se voilèrent. Il dit qu’il ne voulait surtout pas que ça retombe sur Jake.

— Quoi, Simon ?

— Des ennuis, je veux dire.

— Comment pourriez-vous lui en créer ?

— Ben…, fit-il, fronçant les sourcils. Je pourrais, c’est tout.

— Mais comment ?

Il les regarda, silencieux, ses énormes joues gagnées par la rougeur. Winter recula et ferma la porte.

— C’est du sérieux, fiston. Et ma collègue vient de te poser une question.

— Je sais.

— Alors, donne-lui une réponse, d’accord ? Et ne nous bourre pas le mou.

Hoole acquiesça, l’air penaud.

— Il détestait ça, dit-il. Jake, oh oui.

— Il détestait quoi ?

— Que ce mec vienne sans arrêt ici. Il n’y avait pas qu’ici. En fait, c’était sans doute pas si chiant que ça, les gâteaux et le reste, mais c’est qu’il le trouvait aussi chez lui, quand il rentrait le soir, et il faisait des allusions, tout ça, mais sa nana, elle en avait rien à cirer, alors je vous dis pas son humeur quand il arrivait le lendemain matin. C’est tout juste si le gars ne pionçait pas chez eux, d’après Jake. Un sacré tordu, ce Givens. Un putain de bon débarras, je vous dis.

— Où est-il allé, alors ? Une idée ?

— J’en sais rien, mec. À Venise, je suppose. À sa place. Tout seul comme un grand.

— Et Jake ? Comment est-il ces dernières semaines ?

— Super. On ne peut plus super. Exactement comme quand je l’ai connu.

Il se rembrunit à nouveau, ses doigts s’égarèrent jusqu’à son menton.

— C’est quand même dommage pour les gâteaux.

 

Faraday, assis à son bureau, attendait qu’on décroche à l’autre bout du fil. Il avait vérifié le numéro auprès de Barbara Large, et celle-ci lui avait certifié que Sally Spedding attendait son appel. Elle vivait dans les Midlands. À quelques kilomètres près, ils auraient pu se rencontrer. Finalement, une voix résonna à son oreille.

Faraday se présenta. Sally Spedding ne perdait pas de temps en bavardages inutiles ; elle avait sa dose de glose universitaire. Elle pouvait lui accorder une dizaine de minutes.

— C’est au sujet de Mark Duley, je me trompe ?

— Non.

— Barbara m’a dit qu’il était mort.

— Je le crains.

— Elle m’a parlé d’un tunnel.

— En effet.

Faraday lui expliqua ce qui s’était passé. Un long silence s’ensuivit.

— Je ne suis pas étonnée, finit-elle par dire. Ça va vous paraître étrange, mais j’ai su dès le début que ça ne pouvait que mener à une mauvaise fin.

— Une quoi ?

— Une mauvaise fin. Je connaissais Mark depuis trois jours, mais, croyez-moi, ça a suffi. C’était une personne qui « explosait » dans une pièce. Il était épuisant. Il était pareil avec tout le monde ; je l’ai observé. Ça se voyait dans tout ce qu’il faisait, dans son langage corporel, dans sa façon de s’adresser aux autres, de les charmer, de n’avoir aucun respect pour, vous savez, la distance physique. Il débordait d’ardeur, de pure énergie physique. C’est une des raisons pour lesquelles son écriture était si inachevée. Il manquait de perspective. Il était envahissant. Il cherchait à vous couper du monde extérieur. On parlait avec lui, dans une salle de classe, par exemple, ou dans un bar, n’importe où et, soudain, on se rendait compte qu’il n’existait plus rien d’autre autour de vous, seulement cette intense conversation entre lui et vous. Au début, c’était flatteur, puis on s’apercevait qu’il faisait pareil avec tout le monde. C’était sa façon de lier connaissance. Je sais que ça paraît horrible, mais c’est un peu comme le chien et le réverbère. Il lui fallait marquer son territoire. S’approprier l’environnement. Vous me suivez ?

Faraday, qui avait jeté quelques notes, souligna « perspective ». Puis il reporta le regard vers le haut du bloc.

— Je ne comprends toujours pas « mauvaise fin », dit-il lentement.

— Ça veut dire qu’il n’avait pas le sens de…

Elle chercha le mot juste.

— … de l’achèvement. Les meilleurs écrivains ont un sens de la globalité. Leurs livres ne sont rien de moins que des métaphores. Il s’en dégage une circularité, l’impression que les événements se nourrissent les uns les autres, font avancer l’intrigue tout en renforçant le plus important qui se joue en filigrane. C’est très difficile à exprimer avec des mots, c’est la raison pour laquelle, je suppose, il y a si peu de bons écrivains sur le marché, mais ce à quoi ça se résume, à mon sens, c’est l’impression que ces gens-là y sont bel et bien parvenus. Ils ont réfléchi à la vie. Ils sont sûrs de leurs repères. Ils prennent la mesure de leur propre situation, ce qui veut dire qu’ils prennent la mesure du matériau brut qu’ils injectent dans leur livre. Mark n’avait pas cela. Il ne l’avait ni dans ses écrits, ni dans ses idées, ni dans ce qu’il voulait faire sur la page. Et j’imagine que cela veut dire qu’il ne l’avait pas non plus dans la vie. Pour être franche, c’était un peu tout et n’importe quoi.

— Largué ?

— Largué, oui. Et plus encore. Le problème de Mark, c’était qu’on ne pouvait pas l’éviter. Et comme on ne pouvait pas l’éviter, on en arrivait assez vite à la conclusion que lui-même ne le pouvait pas. Comme je vous le disais, les meilleurs écrivains sont les fantômes de leur propre vie. Ils demeurent dans l’ombre. Ils observent. Ils écoutent. Ils se souviennent. Mark n’était pas du tout comme ça. Parfois, c’était un petit jeune très turbulent. À d’autres moments, on avait l’impression d’une bombe sur le point d’exploser. Oh là là…

Elle pouffa de rire.

— Il est mort, le pauvre. C’est affreux, non ?

— Vous l’aimiez bien ? demanda Faraday.

— Oui, d’une certaine façon.

— Pour quoi ?

— Pour ce qu’il était. Ça paraît bête, n’est-ce pas, après tout ce que je viens de vous dire ? Mais ce qu’il y avait de bien chez Mark, c’était son honnêteté ! C’était l’acteur d’un seul rôle. Si on n’aimait pas le personnage, alors là, il avait un problème, parce qu’il pouvait être sûr qu’on ne l’aimerait pas, lui non plus, mais le charme de cet homme était son total désintérêt envers, comment dire, le « camouflage » social. Dans ce genre de manifestations, on rencontre tant de gens qui se décarcassent pour passer pour ce qu’ils ne sont pas. Mark était incapable de feindre, fût-ce au prix de sa vie. Il ne savait pas le faire, et n’en voyait pas l’utilité. Bon, ça peut être un problème si on essaie d’écrire de la fiction, mais, pour un tête-à-tête, si on est suffisamment soûl, ça peut marcher.

Ce fut au tour de Faraday de rire. Il aimait bien cette femme. Elle avait réfléchi à ce qu’elle pensait de Duley et n’y allait pas par quatre chemins. Il se demanda à quoi ressemblaient ses propres livres.

— Soûl, disiez-vous, reprit-il prudemment. Nous avons récupéré une photo à son domicile. Elle a dû être prise à Winchester pendant ce fameux week-end.

— Oh, mon Dieu !

Elle repartit à rire.

— Je suis dessus ?

— Décrivez-vous.

— Brune ? Col roulé ? Jupe rouge ? Pendentif ?

— C’est ça. C’est vous. Premier rang. On dirait que vous êtes dans un genre de bar.

— Vous avez raison. Ça devait être le samedi soir. Mark avait vu grand. Il venait de remporter son prix, et il était hors de question que nous ne le fêtions pas. S’il y a une chose qu’on ne pouvait pas lui reprocher, c’était sa générosité. Loin de là.

Faraday faillit lui demander comment un écrivain si limité avait pu remporter un prix, mais se ravisa. Il préféra savoir ce qui s’était passé ensuite.

— Je ne vous suis pas.

— Après la fermeture du bar.

— Avec Mark, vous voulez dire ?

— Oui.

— Ah…

Il y eut un silence qui tira en longueur.

— C’est un nom que vous me demandez ?

— Oui, s’il vous plaît.

— Que vous a dit Barbara ?

— De m’adresser à vous.

— Je vois. C’est que c’est un peu délicat, non ?

— Cet homme est mort, Sally.

— Je sais.

Encore un silence. Juste une question de temps, songea Faraday. Et de patience.

— Est-elle mariée, cette personne ? finit-il par demander.

— Non. Pas que je sache.

— Alors, quel est le problème ?

— Tout juste que ça ne me semble pas… bien. Et si je lui demandais de vous téléphoner ? Pour tout vous dire, je me sentirais plus à l’aise de cette façon. Là, ce serait sa décision, pas la mienne.

— C’est très bien.

Faraday, qui examinait de nouveau la photographie, se demandait laquelle de ces femmes Duley avait attirée dans son lit.

— Barbara m’a laissé entendre que c’était quelqu’un de plus âgé que Mark.

— Elle doit avoir raison.

— Plus grande que lui ? Cheveux gris ? Traits anguleux ?

— C’est déloyal.

— Au contraire. Il la tient par les épaules. C’est ce que nous, enquêteurs, appelons un indice.

Elle repartit à rire, puis lui dit qu’elle devait le laisser. Faraday la remercia de sa disponibilité et lui donna son numéro de portable. Puis, il revint à la charge :

— Dites-moi quelque chose, Sally.

— Oui ?

— Pensez-vous que Mark ait pu se suicider ?

— Sûrement pas, répondit-elle aussitôt. Cet homme agissait toujours dans un certain but. Là, c’eût été vain.

 

À leur arrivée dans la chambre d’hôpital, Winter et Dawn Ellis trouvèrent Jimmy Suttle endormi. Winter réquisitionna une chaise à l’autre bout de la salle commune et s’installa pendant qu’Ellis partait en quête du distributeur de boissons chaudes.

Au grand soulagement de Winter, Suttle semblait être en voie de guérison. Il avait repris des couleurs, et on l’avait rasé de près. Le seul signe qu’il venait de passer deux jours en soins intensifs était un minuscule pansement sur son bras là où l’une des perfusions avait été posée.

Winter le regarda un moment, se demandant s’il devait le secouer, puis se ravisa. Sur la table de chevet, derrière une forêt de cartes de vœux de bon rétablissement, il trouva un exemplaire récent de FHM. Il n’avait toujours pas terminé son inspection de la présentatrice d’un journal télévisé brésilien très chaude et très bronzée quand Suttle s’étira, bâilla et ouvrit un œil.

— Ça va, fils ? demanda Winter, abandonnant le magazine.

Suttle le dévisagea, abasourdi.

— Paul ?

— Ouais, fils. C’est moi.

— T’es là depuis longtemps ?

— Une éternité, mec. T’as l’air patraque.

— Ta gueule.

Sa voix n’était qu’un murmure. Winter lui sourit, puis lui tapota la main.

— Je t’ai apporté un petit cadeau, fils. Tiens…

Winter fouilla dans le sac Tesco à ses pieds. Sa tentative d’envelopper de papier cadeau une boîte de caramels fit naître un sourire sur le visage de Suttle.

— Mes préférés, trouva-t-il la force de dire. Tu as dû claquer un max.

— C’est rien, fils. Comment te sens-tu ?

— Au plus bas.

— Douloureux, hein ?

— Ouais.

Suttle avisa le magazine.

— C’est Trude qui me l’a apporté, dit-il.

— Trude ? Ici ?

— Ouais. Elle est passée à l’heure du déjeuner.

Il humecta ses lèvres.

— Sympa de la voir.

Winter approcha sa chaise, se disant qu’il devrait ménager Suttle en écourtant la conversation, mais quand il évoqua l’éventualité de mettre un terme à sa visite, Suttle secoua la tête. Il avait envie de parler. Il en avait marre de rester allongé. Il changea de position, grimaçant sous un élancement de douleur.

— Calmos, fils.

Winter s’était levé.

— Ça va.

— T’es sûr ?

— Ouais, lui confirma Suttle. Tu pourrais arranger les oreillers ?

Winter souleva délicatement la tête de Suttle et les disposa mieux.

— Comment va-t-elle ? La petite Trude ?

— Super.

— Toi, tu fais gaffe, fils. Il ne faudrait pas que tu finisses à l’hosto, hein ?

En ayant terminé avec les oreillers, il laissa doucement retomber la tête de Suttle. Celui-ci marmonna un merci, puis réussit à sourire.

— Elle m’a parlé de toi. Elle m’a dit que tu avais déconné avec Misty. Que s’est-il passé ?

Winter feignit l’ignorance. Dit qu’il n’en avait pas la moindre idée. Suttle ne le crut pas.

— Franchement, fils. Je ne vois pas à quoi elle fait allusion. Tu connais la Mist. Elle s’ennuie. Il lui faut toujours trouver un dérivatif.

— Tu l’as sautée ?

— Tu plaisantes.

— Donc, tu as énervé Mackenzie autrement ? C’est ça ? C’est juste que Trude semble avoir trouvé ça drôle.

— Ah ouais ? Ben, dis-lui que ses ragots, elle peut se les garder.

— Ce n’était pas drôle ?

— Ça n’est jamais arrivé, dit Winter, plantant son regard dans celui de Suttle. Fin de l’histoire.

Dawn Ellis revint avec deux gobelets en plastique. Elle en tendit un à Winter.

— C’est du chocolat chaud, dit-elle. J’ai dû appuyer sur le mauvais bouton.

Elle se pencha vers Suttle et l’embrassa sur le front.

— Comment vas-tu ?

Suttle fit la moue. Ellis voulut en savoir plus, mais il secoua la tête.

— Parlez-moi d’Ewart, murmura-t-il.

— On l’a arrêté pour tentative de meurtre, dit Ellis, buvant une gorgée de chocolat. Et escroquerie. Il est bon pour douze à quatorze ans. Minimum.

— Et Givens ?

Ellis lança un coup d’œil à Winter, puis expliqua la version d’Ewart. Un gamin de Somerstown lui avait refourgué la carte bancaire. Il n’avait jamais vu Givens de sa vie.

— Et tu le crois ?

— Oui, je le crois. Il dit que ça s’est passé vers la fin mai. Le gamin a trouvé le portefeuille chez le marchand de journaux à côté du caviste. À peu près une semaine après que Givens ne s’est pas présenté à son travail. Les dates concordent avec les retraits sur son compte. Deux jours plus tard, Ewart achetait les billets de saison.

— Donc…, dit Suttle avec effort, nous en concluons que Givens était à Somerstown une semaine après sa disparition ? Puis il disparaît ?

— Ouais, fit Winter, abandonnant son chocolat chaud. Ou alors quelqu’un a délibérément jeté le portefeuille. Il contenait des espèces. Soixante livres. Réfléchis, fils. C’est pas con. Dans ce coin-là, il y a peu de risque que quelqu’un l’apporte au poste le plus proche. Les espèces, c’est facile. Puis il y a la carte. Au final, elle se retrouvera entre les mains d’un mec comme Ewart. Lequel a l’idée d’une arnaque pour vider le compte de Givens, mais laisse une trace. Nous faisons le nécessaire, et voilà…

— On a un nom.

Suttle avait fermé les yeux.

— Exactement.

Ellis paraissait impressionnée. Elle se tourna vers Winter.

— Quand as-tu compris tout ça ?

— Jamais, ma grande. C’est évident, si nous acceptons que ce n’est pas Ewart. Si nous croyons à toute cette histoire du portefeuille. Alors, ça devait être délibéré.

— À moins que Givens soit toujours en vie.

— Aucune chance.

Ellis le considéra un moment. Ça virait à une réunion de groupe d’enquête. Elle regarda autour d’eux dans la salle commune. Il y avait six lits, tous occupés.

— Vous ne croyez pas qu’on devrait tirer le rideau ? demanda-t-elle ; avec un geste vers la tringle au-dessus du lit. Nous ménager un peu d’intimité ?

Winter fit non de la tête. Il avait reporté les yeux sur Suttle.

— Pas la peine, ma grande, dit-il tout bas. Regarde… Le gamin s’est rendormi.

Quelques minutes plus tard, ils quittaient l’hôpital. Dawn prit le volant et la direction de la ville, Winter à côté d’elle. Une bande de mouettes se disputaient des ordures vers l’ancienne carrière de craie de Paulsgrove, et, comme ils atteignaient l’autoroute, les derniers feux du soleil couchant s’éteignaient au-dessus de la masse du château de Portchester dans le lointain.

— Il m’épate. Je l’ai trouvé beaucoup mieux que je ne m’y attendais.

— C’est un bon gars, dit Winter, perdu dans ses pensées.

— Ouais, et costaud. Forcément, avec une blessure comme la sienne. Tu as vu la taille du couteau qu’Ewart avait sur lui ?

Winter ne répondit pas. Quelque chose le tracassait, elle s’en rendait compte. Quand il le jugerait opportun, il le lui dirait peut-être. Ou peut-être pas.

Ellis se glissa sur la voie extérieure, poussa la petite Peugeot jusqu’à cent vingt kilomètres à l’heure. Devant eux, la flèche ivoire de la tour Spinnaker lui signalait sa destination. Après avoir déposé Winter à Gunwharf, elle irait boire un verre avec une vieille copine de classe qui s’apprêtait à monter une clinique de thérapies alternatives. Cette femme bénéficiait de soutiens financiers importants, et d’une clientèle qu’elle soignait déjà à domicile. Dawn était invitée à se joindre à ce nouveau projet, et, ces derniers temps, elle commençait à l’envisager sérieusement.

— C’est curieux, hein ? dit-elle, repensant à Jimmy Suttle. Il arrive trop de mauvaises choses aux gens bien. Elles devraient être réservées aux gens mauvais.

— Ouais ? fit Winter, pas intéressé.

— Tu n’es pas d’accord, Paul ?

— Ma foi… Dis-donc, les ordis.

— Quoi ?

— Givens en avait un. Soit un PC, soit un portable.

— Comment le sais-tu ?

— Par ses relevés de comptes. Il a souscrit un contrat de garantie avec PC World. Prélèvements automatiques mensuels.

— Et alors ?

— Je ne l’ai pas trouvé. Pas dans l’appart. Pas quand je l’ai fouillé.

Il s’interrompit, perplexe.

— L’appareil photo aussi a disparu. Marrant, ça.