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Jeudi 21 juillet 2005,17 h 33

 

Il était près de 6 heures lorsque Faraday partit pour Buriton. Tracy Barber avait été retardée par un appel de la Special Branch. Étant donné l’intérêt qu’ils portaient à Duley, ils étaient curieux de savoir ce que Coppice avait déterré, et elle avait passé un certain temps à les briefer sur les derniers développements. Elle leur dit qu’il y avait fort à parier qu’il faille chercher du côté de complications dans sa vie privée, mais qu’il était encore trop tôt pour connaître les détails.

À présent, alors qu’ils arrivaient au village, Faraday se demandait à quoi il devait s’attendre. De quelle manière cette femme qui l’avait contacté avait-elle donc fait la connaissance de Mark Duley ? Et, surtout, quel nouvel éclairage allait-elle peut-être apporter aux événements qui l’avaient mené dans le tunnel ?

Le cottage se dressait au bout d’une allée étroite, non loin de l’église. Une ancienne Morris Minor était garée devant, décapotée, en parfait état. Faraday s’arrêta à sa hauteur. Un panier en osier était posé à l’arrière, rempli de pommes, ainsi qu’un petit tapis couvert de poils de chien.

Le chien, un épagneul aux yeux humides, fut le premier à les accueillir à la porte. Derrière lui se tenait une femme, la main en visière pour protéger ses yeux du soleil couchant. La petite cinquantaine ? Plus âgée ? Faraday n’aurait su le dire. Il lui présenta sa carte de police, mais elle la dédaigna d’un geste de la main et l’invita à entrer.

Faraday lui présenta Tracy Barber et la suivit à l’intérieur du cottage. Il régnait une odeur d’encaustique. Un plat à l’huile d’olive et à l’ail mijotait sur la gazinière dans la grande cuisine au fond.

— Ça vous ennuie si nous bavardons ici ? C’est que je dois garder l’œil sur le dîner.

Elle était grande, enveloppée, avait de longues mains et un sourire chaleureux. Elle portait une robe en coton informe, et des mèches de cheveux gris s’échappaient sans cesse du bandana rouge vif qui ceignait sa tête. Mme Bullen insista pour qu’ils l’appellent Ollie.

— C’est le diminutif d’Olivia, pour tout vous dire.

Barber sortit un calepin. Elle vérifia la date à sa montre et en prit note.

Faraday confirma à Ollie qu’ils enquêtaient sur la mort de Duley dans le tunnel. Il la remercia par avance d’avoir pris la peine de leur téléphoner.

— « Crime. Grave » ? C’est une hypothèse ou seulement la plaque sur votre porte ?

— Les deux, j’en ai peur.

— Vous pensez que quelque chose d’horrible est arrivé à ce jeune homme ?

— Nous savons qu’il lui est arrivé quelque chose d’horrible. Nous désirons seulement en connaître les raisons.

— Je vois, dit-elle, hochant la tête. Un verre de xérès ?

Faraday déclina l’offre. Il lui serait reconnaissant de leur faire part des relations qu’elle entretenait avec Duley.

— Pas moi, inspecteur, ma jumelle.

Sa sœur jumelle, leur dit-elle, s’appelait Ginnie. Diminutif de Virginia. Elle vivait dans le sud de la France depuis quelque temps déjà, une très jolie petite maison dans un village à des kilomètres de tout. Elle était peintre et s’en sortait tout juste, mais gagnait suffisamment pour se payer un ou deux voyages par an en Angleterre. Elle venait toujours en juin, et séjournait toujours ici, à Buriton.

— Chez vous ?

— En effet, inspecteur. J’ai une chambre d’amis à l’étage. Ginnie reste à peu près un mois, en général. On s’amuse bien toutes les deux. Elle est impayable, quand elle s’y met.

Cette année, Ginnie était arrivée début juin. Elle écrivait en plus de peindre, et, pour la première fois, elle avait eu le courage de s’inscrire à une sorte d’atelier.

— Il avait lieu un week-end, expliqua-t-elle. Du vendredi au dimanche. Ça avait l’air très intensif.

— Ça se passait où ?

— À Winchester. C’était on ne peut plus pratique. Franchement, Ginnie aurait pu rentrer dormir ici le vendredi et le samedi soir, et faire l’aller-retour, mais elle a pensé que c’était mieux de ne pas faire les choses à moitié. Elle est comme ça, ma sœur. C’était toujours tout ou rien. Aucune demi-mesure.

Faraday hocha la tête, songeant : l’atelier de Sally Spedding.

— La conférence lui a plu ?

— Oh oui. Oui, oui, beaucoup. En fait, elle en a rapporté un petit trophée, dit-elle en souriant. Notre M. Duley.

Faraday, essayait de ne pas perdre de vue la chronologie des faits. La conférence avait eu lieu entre le 24 et le 26 juin. Le dimanche après-midi, Duley rentrait à Portsmouth. Un peu plus tard le même jour, il était enlevé par des personnes non identifiées et conduit à la caravane sur l’île de Hayling. Tôt le lendemain matin, il était relâché à Cosham. Le lendemain soir, couvert de bleus et roué de coups, il retrouvait Jenny Mitchell devant le Queen’s Hôtel.

— Il est venu ici le mercredi après la revue de la flotte, expliqua Ollie Bullen. Il a téléphoné avant, Ginnie est allée le chercher à la gare de Petersfield. Pour être franche, il faisait peur à voir. Il en faut beaucoup pour choquer ma petite sœur chérie, mais, là, elle ne s’en remettait pas de le voir dans cet état. Son visage, inspecteur, là, et là…, dit-elle, touchant sa pommette droite puis son œil gauche. Et quand elle l’a déshabillé, en haut dans la salle de bains, il était couvert de bleus, partout. Vous savez comment font les bleus quand ils commencent à s’estomper ? Ce jaune livide.

— Vous lui avez demandé ce qui s’était passé ?

— Oui, bien sûr.

— Qu’a-t-il dit ?

— Qu’on l’avait agressé la semaine précédente. Il n’a pas voulu nous en dire plus, mais, apparemment, c’était une histoire d’argent. Certaines personnes à Portsmouth, des hommes d’affaires. En fait, l’un d’eux habite par ici. Duley a dit à Ginnie qu’il allait s’expliquer avec lui. Je ne sais pas s’il l’a fait.

— A-t-il cité un nom ?

— Oui… il se trouve que oui.

— Cleaver, ça vous dit quelque chose ?

— Oui. Oui, en effet. C’est drôle, non ? Ginnie pensait qu’il inventait tout ça.

Faraday saisit son calepin, faisant signe à Barber de prendre le relais.

— Votre sœur vous avait-elle parlé de Duley avant que vous le rencontriez ?

— Oh oui, beaucoup. Ce jeune homme plein de talent qui avait raflé l’un des prix. Ce petit jeune craquant comme tout, qui l’avait entraînée au lit. Elle ne parlait plus que de ça, de rien d’autre. Pas de lui, pas seulement, mais du fait en lui-même. Elle n’est plus de la première jeunesse, Ginnie. Ça lui a fait beaucoup de bien.

— Que pensait-elle de lui ?

— Oh, ça, pour être franche, je n’en étais pas certaine. Elle disait qu’il était très… euh… autocentré. C’est du Ginnie tout craché. Il n’y a que ceux qui la connaissent qui peuvent apprécier la plaisanterie.

— Elle l’est aussi ?

— Complètement. Totalement. Depuis toujours. C’est une des raisons pour lesquelles elle ne s’est jamais mariée, selon moi, du moins. Ce qui explique aussi qu’elle se soit retrouvée dans le Languedoc. Normalement, elle ne supporte pas les autres, elle n’a pas une seconde à leur consacrer. Mark Duley est un jeune homme qui a eu beaucoup de chance. Moi, j’ai mis ça sur le compte de l’alcool. Et sur le fait qu’il était très jeune.

— Donc, c’était une conquête ?

— Absolument. Un nom de plus à son palmarès, disons. Avant le mercredi en question, elle n’avait strictement aucune intention de le revoir. Pour vous dire la vérité, son appel l’a un peu prise de court. C’est uniquement le fait qu’il semblait avoir des ennuis qui l’a persuadée d’accepter. Au premier coup d’œil, évidemment, ç’a été une autre histoire. On ne pouvait pas rester indifférent. Personne n’aurait pu. Pas même Ginnie.

— Vous vous êtes occupées de lui ?

— Oui, inspecteur. Elle et moi. Ginnie a partagé mon lit. Mark disposait de la chambre d’amis.

— Et vous, comment l’avez-vous trouvé ?

— Pour être franche, au début, j’ai pensé qu’il se droguait. Il semblait complètement, comment dire, déconnecté. Il restait assis là, à votre place, se perchait sur le tabouret, et parlait. Sans arrêt. Matin, midi et soir. Toujours de la même chose, du même sujet. On aurait dit que ça le démangeait, que ça le grattait. Il y revenait sans cesse.

— À quoi ?

— À une petite amie à lui. Il ne disait jamais son nom. Seulement « elle ». Ginnie m’a raconté qu’il avait fait pareil au lit, lors de cette conférence. Ce pauvre garçon était totalement obsédé.

— Il est allé au lit avec votre sœur et lui a parlé de sa petite amie ?

— Oui. C’est exactement ce qu’il a fait. Elle m’a dit qu’elle avait eu l’impression qu’il lui racontait l’intrigue d’un mauvais roman. Il ne parlait que d’elle. Qu’elle était mariée. Qu’elle avait des enfants. Qu’elle était prisonnière de son couple dont elle ne voulait plus. Ginnie s’en fichait pas mal, vous pensez bien. Elle savait très exactement ce qu’elle voulait, et elle l’a obtenu, plus ou moins. Quant au reste, c’était cause toujours tu m’intéresses. C’est elle qui parle, inspecteur, pas moi.

— Mais, et ici ? Après qu’il s’est… installé ?

— Même topo. En fait, dès le jeudi matin, on commençait à se demander toutes les deux dans quoi on avait mis les pieds. Il se complaisait dans son malheur. Pas facile à supporter, surtout dans un petit cottage comme le mien.

Faraday approuva. Le syndrome du parasite, songea-t-il.

— Est-ce qu’il sortait de temps en temps ?

— Oui, encore autre chose. C’est justement à ce sujet que je vous ai téléphoné.

Elle expliqua que Duley s’angoissait à l’idée de se montrer dans Petersfield, et il suffisait de le regarder pour comprendre pourquoi. Mais le jeudi, à la suggestion de Ginnie, il était allé se promener.

— Où ça ?

— Par le chemin de l’étang. Si on suit la petite route, elle mène à la voie ferrée. Vous passez sous le pont, et vous vous retrouvez dans la forêt. Il y a des balades magnifiques à faire, inspecteur. Je vais y promener le chien presque tous les jours. Ainsi, nous gardons tous les deux la forme.

— Et Duley ?

— Il a ignoré la forêt, n’a absolument pas tenu compte de nos indications. Au lieu de passer sous le pont et de pénétrer dans la forêt par l’un des sentiers, il a tourné à gauche. Ce qui mène à la voie ferrée. L’accès est interdit, bien sûr, mais je ne pense pas qu’il en ait fait cas.

— Il a grimpé sur les voies ?

— Oui. Puis, il est entré dans le tunnel.

Faraday changea de position sur le tabouret. Il connaissait ce trajet par cœur. Il l’avait lui-même suivi, pas plus tard que la semaine précédente. En avait fait prendre des photos, établir un relevé typographique, cartographique – la totale.

— Pourquoi le tunnel ? demanda-t-il.

— C’est ce que nous lui avons demandé. Il nous a dit qu’il l’avait trouvé irrésistible. Je me souviens parfaitement de ce mot. « Irrésistible ». Il nous a précisé qu’il s’était immobilisé sur la voie, qu’il avait regardé dans cette obscurité et su que sa place était là. C’est seulement moi, inspecteur, ou est-ce vraiment terrifiant ?

Faraday acquiesça. Terrifiant était un qualificatif possible. Théâtral en était un autre.

— Avez-vous eu le sentiment qu’il se livrait à une sorte de… performance ?

— À notre intention, vous voulez dire ? Non. Non, absolument pas. La plupart du temps, il s’écoutait parler. On aurait pu tout aussi bien être absentes. Je suppose qu’on pourrait parler de soliloque. Cet endroit, cette chose – le tunnel – le fascinait.

— Il y est retourné ?

— Il a passé la nuit là-bas.

— La nuit ? Quand ?

— Le jeudi. Le lendemain de son arrivée. Nous avions dîné tous les trois, puis regardé un peu la télé. Nous étions sur le point d’aller nous coucher. Et, tout à trac, voilà qu’il nous annonce qu’il va se promener. Que nous ne devions pas nous inquiéter. Qu’il ne rentrerait peut-être pas avant l’aube. Il devait faire quelque chose. Apparemment, il y a de petits renfoncements là-dedans, des niches dans les parois du tunnel où on peut se mettre hors de portée des trains. Il les appelait des refuges.

— N’étiez-vous pas inquiètes ? Ne vous faisiez-vous pas de souci pour lui ?

— Eh bien, oui, en un sens. Mais comme il nous assurait qu’il rentrerait, nous l’avons cru sur parole. De toute façon, inspecteur, que pouvions-nous faire d’autre ? Nous n’étions pas responsables de ses faits et gestes. Nous ne pouvions pas enfermer ce pauvre garçon dans sa chambre. D’autant que, à ce moment-là, nous ne nous doutions absolument pas qu’il passerait la nuit dans le tunnel. Je pense que Ginnie et moi imaginions qu’il dormirait à la belle étoile. Ce qui lui aurait fait le plus grand bien, d’ailleurs. Éminemment thérapeutique.

Elle ajouta que le lendemain matin, il était revenu, comme promis. Il faisait toujours peur à voir, et son regard avait quelque chose d’étrange.

— C’est-à-dire ?

— Je ne saurais vous l’expliquer. Je ne peux pas le décrire. Ginnie trouvait qu’il donnait l’impression de sortir d’un tableau de la Renaissance. Je lui ai dit que c’était fantaisiste, mais elle n’avait peut-être pas tort. On aurait dit qu’il était dans son monde à lui. Vous comprenez ce que je veux dire ? Il avait une lueur dans le regard. Il a dit qu’il entreprenait un voyage. Il l’a dit deux fois, je m’en souviens. Puis il y a eu la musique.

Il était allé se coucher pendant deux heures, leur dit-elle. Elles étaient toutes les deux en bas, quand, soudain, elles avaient entendu de la musique. De la musique chorale. Il était arrivé avec un sac Bouddha, et il se trouve qu’il avait acheté un mini-lecteur de CD.

— Quelle était cette musique ?

— Du Bach. La Passion selon saint Matthieu. Vous la connaissez ?

— Très bien. On l’a donnée à Portsmouth, à Pâques.

— Parfait. Alors, vous voyez exactement de quoi je parle. Ce n’était pas l’intégralité de l’œuvre, pas du tout, seulement une partie. La Mise au tombeau. Vous connaissez ce passage ?

— Oui.

— Eh bien, c’était ça. Il le passait et le repassait sans arrêt. Ça nous rendait folles, pour tout vous dire. J’ai toujours les CD, d’ailleurs. Il a eu la gentillesse de nous les laisser.

Faraday hocha la tête. Gethsémani, songea-t-il.

— Quand est-il parti ?

— Le vendredi. Je sais, ça va vous paraître affreux, mais nous en avions par-dessus la tête. Ginnie n’arrêtait pas de faire de lourdes allusions au fait qu’elle devait rentrer en France la semaine suivante, et je pense qu’il a fini par capter le message. Le pauvre. J’ai honte, en vous le racontant.

— Il est reparti par le train ? Rentré à Portsmouth ?

— Non. C’est encore autre chose. Il devait repartir par le train, mais quand ils sont arrivés tous les deux à Petersfield, il a dit qu’il n’en avait pas le courage.

— De quoi ?

— De reprendre le train. D’affronter le regard des autres. Finalement, Ginnie a dû le ramener en voiture. Au moins, là, elle était sûre qu’il rentrerait pour de bon.

Elle gratifia Faraday d’un sourire empreint de lassitude, puis hocha la tête.

— Il y avait autre chose, inspecteur. Je manquerais à tous mes devoirs si je ne vous le disais pas.

— Continuez.

— À Petersfield, Mark a demandé à Ginnie de s’arrêter chez un quincaillier, un magasin qui s’appelle Chez Basset. C’est dans Swan Street. Il lui a donné de l’argent et lui a demandé de lui rendre un service.

— De lui acheter quelque chose ?

— Exactement :

— C’était quoi ?

Faraday connaissait déjà la réponse à sa question.

— Un cadenas, inspecteur. Avec deux clefs. Il en a gardé une. Ginnie devait conserver l’autre.

— Pourquoi ?

— Il ne l’a pas dit, pas précisément. Tout ce qu’il voulait savoir, c’était quel jour, exactement, elle rentrait en France. Elle lui a dit le mardi, c’était son projet.

— Et quand y est-elle retournée, en fait ?

— Nous y sommes allées toutes les deux. Le samedi. Par la traversée de l’après-midi depuis Portsmouth. On s’est décidées à la dernière minute, sur un coup de tête.

Elle se tourna vers la gazinière, remua le contenu de la casserole.

— Nous sommes arrivées dans le Languedoc le dimanche soir, juste à temps pour dîner. Je me suis sentie soulagée, pour tout vous dire. Ce type commençait à m’inquiéter…

 

Ollie Bullen avait gardé la clef. Elle l’avait remise à Faraday, sous enveloppe, ravie de s’en débarrasser. À présent, alors qu’ils roulaient en direction de Portsmouth, Faraday voulut savoir ce que Barber pensait de la conversation qu’ils venaient d’avoir et quelles conclusions, selon elle, il fallait en tirer. Le fait que Duley ait mentionné Chris Cleaver constituait une piste.

— Winter a toujours été convaincu que Cleaver était lié à Mackenzie, dit-il. S’il a investi dans le voyage à Margarita, il avait toutes les raisons de vouloir récupérer son argent.

— Ce qui laisse penser qu’il était peut-être présent dans la caravane.

— C’est sûr. Mais que gagne Duley à aller s’expliquer avec lui ? Il s’est déjà fait presque tabasser à mort. Pourquoi courir de nouveau ce risque ?

— Ce n’était peut-être pas Cleaver qu’il voulait aller voir. Peut-être comptait-il passer quand sa femme serait seule. C’était son mode opératoire, non ? Toujours chercher à s’attacher le sexe faible ?

Faraday lui lança un regard approbateur. Il lui revint en mémoire la note que Jimmy Suttle avait jointe aux comptes rendus de l’enquête de voisinage réalisée par Dawn Ellis et lui. Tous deux avaient interrogé Mme Cleaver, et partageaient le sentiment qu’elle en savait beaucoup plus long qu’elle n’était disposée à le reconnaître. Peut-être que Duley lui avait rendu visite la semaine précédant sa mort dans le tunnel. Peut-être que la vision de son visage roué de coups avait éveillé en elle toutes sortes d’angoisses. Quoi qu’il en soit, il se promit de creuser de ce côté-là.

Ils roulèrent un moment en silence. Puis Faraday s’interrogea sur l’état d’esprit de Duley durant ses derniers jours.

— Il était déprimé, dit Barber aussitôt.

— C’est clair.

— En partie à cause de Jenny Mitchell. En partie à cause du règlement de comptes. Rien ne marchait, hein ? Il s’était persuadé qu’ils partiraient tous les deux en Espagne. Il avait mis la main sur de l’argent qui rendrait la chose possible. Il avait salement souffert au passage. Et tout ça pour rien.

— C’est sûr. Mais était-ce réellement suffisant pour se retrouver dans le tunnel ?

— Oui, sans doute, je crois. Mais là n’est pas la question, hein ? Ce que nous devons savoir, c’est s’il était seul ou non.

Faraday lui lança un coup d’œil de biais. Il se heurtait à la même interrogation depuis qu’ils avaient parlé avec Jenny Mitchell. Tout ce qu’il avait rassemblé sur Duley l’avait convaincu de l’implication d’un tiers. La voix de Sally Spedding, à nouveau : Cet homme agissait toujours dans un certain but.

— Duley était un comédien, murmura-t-il. Il avait besoin d’un public. C’était la base de son rapport aux autres. Il se produisait devant eux. Il a ébloui Jenny Mitchell. Elle l’a reconnu. Il savait tant de choses, il avait fait tant de choses… C’était le rôle qu’il jouait. Elle s’en est délectée.

— Une seule personne en guise de public ?

Barber ne semblait pas convaincue.

— Justement, tout est là, reprit-il. Pour quelqu’un comme Duley, une seule personne pour tout public, c’était parfait. Pourquoi ? Parce que ça lui permettait de mieux la contrôler. Avant qu’elle ne pige comment il était vraiment, ce qu’il lui imposait, elle était devenue une sorte de miroir. Mettez-vous à la place de Duley. Elle est belle. Elle représente un défi parce qu’elle est mariée. Elle le prend au téléphone, l’écoute déblatérer sur la politique ou autre, puis accepte de petits rendez-vous clandestins et finit par coucher avec lui. Parfait, non ? C’est le monde qu’il a créé pour elle. Le charme qu’il lui a jeté. C’est pareil pour chaque histoire d’amour. Pendant un moment, on perd ses repères.

— Ça, on peut dire qu’elle les a perdus.

— Donc, vous êtes d’accord ?

— Oui, oui. Je pense qu’il y a eu des difficultés, mais oui.

— Quelles difficultés ?

— Jenny Mitchell nous a dit qu’elle n’aimait pas le petit meublé. D’après ce que j’en ai vu, ça ne m’étonne pas. Donc, où se retrouvaient-ils ? Où s’éclataient-ils ?

— Chez la mère de Jenny. Forcément. Elle est à Malte. Elle y est peut-être depuis un bon moment. Jenny doit avoir un double de sa clef. Tout concorde.

— D’accord. Disons que vous avez raison. Disons qu’elle a été, un moment, aveuglée par lui. Et que, lorsqu’elle a fini par reprendre ses esprits et par se rendre compte à quel point cet homme allait la mettre en danger, elle a voulu rompre. Pour moi, ça tombe sous le sens. C’est la chose à faire. Mais alors, pourquoi passe-t-elle cinquante minutes au téléphone avec lui la veille de sa mort ?

— Je n’en sais rien. Par compassion ? Qui n’en éprouverait pas, vu l’état dans lequel il était ?

— C’est sûr, mais cinquante minutes ? Alors qu’elle essaie de tirer un trait sur lui ?

Le portable de Faraday se mit à sonner. Il prit le kit main libre. C’était le sergent Jerry Proctor. Un technicien de scène de crime avait enfin mis la main sur la voiture de Jenny Mitchell. En fait, elle partageait une Audi A4 décapotable avec son mari. Il l’avait conduite toute la journée, et n’était rentré qu’à 7 heures. Un coup d’œil aux sculptures des pneus avait suffi à l’enquêteur de Proctor pour déterminer qu’elles ne correspondaient pas au moulage relevé dans l’exploitation forestière.

Faraday hocha la tête.

— Les pneus avaient l’air neuf ?

— Non.

— Et le mari ?

— Assez chiant. Pas coopératif. Il parlait de porter plainte.

— Contre qui ?

— Contre vous tous, dit Proctor, hilare. Apparemment, vous auriez pas mal cuisiné sa chère et tendre ?

— Il le savait ?

— Il semblerait. J’ai l’impression qu’elle fera venir son avocat la prochaine fois. Bonne chance quand même.

Il raccrocha.

Barber, qui avait tout entendu, lança un coup d’œil à Faraday.

— Duley semblait penser que leur couple allait à vau-l’eau, dit-elle.

— Il n’avait sans doute pas tort. On n’agit pas comme Jenny sans raisons. Pas au début, en tout cas.

— Et maintenant ?

— Elle a deux enfants. Une maison. Une vie. Comme je disais, tomber amoureux, c’est comme si on vous avait jeté un charme. Et les charmes se rompent.

— Vous croyez que Duley le savait ?

— Non. Le charme, c’était lui-même.

Ils roulèrent en silence. Faraday se doutait de la question qui allait suivre. Cette affaire commence et se termine dans le tunnel, songea-t-il. Résolvons ça, et Coppice pourrait bien se muer en un succès modeste.

— Ce dimanche soir-là, finit par dire Barber, il lui a fallu se rendre dans le tunnel. Il transporte du matériel : chaîne, cornière d’angle, corde. Il n’avait pas de voiture. Donc, comment a-t-il fait ?

— Je l’ignore.

— Une fois sur place, pouvons-nous réellement envisager qu’il s’attache lui-même à la voie ferrée ?

— C’est possible. J’ai repassé les événements dans ma tête des dizaines de fois. Il a pu coincer la cornière sous le rail. Il a pu ligoter ses chevilles à chaque extrémité. Puis enrouler la chaîne autour de son ventre, sous le rail, de nouveau autour de son ventre, la serrer fort et mettre le cadenas. Tout ça, c’est possible. Bizarre, mais possible. On en revient au pourquoi. On ne ferait tout ça que si on voulait prouver quelque chose. On en revient à l’idée de performance. Mais pour ça, il faut un public, ajouta-t-il, dubitatif. Je me trompe ?

 

À Kingston Crescent, Faraday consulta ses messages, rien de très urgent. Puis, à sa suggestion, Barber et lui allèrent manger un curry dans un petit restaurant indien d’Albert Road qu’il aimait bien et fréquentait régulièrement. Il en était venu à lier connaissance avec la famille qui le tenait, et y achetait parfois des sachets des épices les plus rares. Le jeudi soir, en général, c’était calme.

Barber éplucha la carte, puis finit par se décider pour un poulet jalfrezi. Elle sentait que Faraday était d’humeur à parler à cœur ouvert, et Coppice constituait un sujet de conversation tout naturel. Depuis deux jours, à son grand soulagement, la sinistrose post-vacances de Faraday s’était dissipée.

— Ça vous plaît, tout ça, hein ? demanda-t-elle.

— Ça me fascine. Plaire n’est pas le mot. On commence à croire à une chose, à une interprétation, et on finit avec une autre très différente. Duley a fait du bon boulot. Il ne nous a pas facilité la tâche.

— Vous pensez que c’était son intention ?

— Je l’ignore. Il y a toujours un truc qui ne colle pas. On n’a pas de réelle chronologie des faits, pas pour les heures où il était dans le tunnel, mais de toute façon il faudrait être complètement fou pour s’attacher à des rails et attendre.

— Il l’était peut-être.

— Complètement fou ?

— Oui. Certains, il ne faut pas les pousser beaucoup. Ils sont déjà à moitié barjes. C’est peut-être Jenny qui a eu cet effet-là en le quittant ? Ou bien le passage à tabac ? Ça peut aussi nous arriver, non ?

Faraday s’autorisa un sourire fugace. Elle disait vrai. À certains moments de sa vie, nul doute de celle de Barber, il s’était senti écrasé sous le poids des constantes embuscades tendues par les événements. On luttait, on luttait, puis, soudain, on renonçait. Les toubibs appelaient ça le point de bascule, le moment où l’homme qui se noie cesse de lutter contre l’océan, cesse de le considérer comme un ennemi. La première goulée d’eau froide dans les poumons, disent-ils, puis le bonheur de l’étreinte de la mort.

Le bonheur ?

Il secoua la tête. Il n’y croyait toujours pas. Pas en étant coincé dans le noir avec pour seule compagne de ses dernières heures la certitude de la mutilation. Il devait y avoir une autre explication. Forcément.

— Comment va Paula ? demanda-t-il, changeant de sujet.

— Très bien. Plus occupée que jamais. C’est de la folie, là-haut, surtout maintenant. Elle n’arrête pas.

Barber sortait depuis deux ou trois ans avec un officier du MI6, Paula Adamson, qu’elle avait rencontrée à quelque conférence.

— Ce n’est pas frustrant ? Vous ici, et Paula à Londres ?

— Oui, c’est sûr, dit-elle, lui souriant. Je pourrais vous retourner la question.

— Et je vous ferais la même réponse. Si ce n’est que je ne pouvais pas aller à Sydney par le train.

— Pouvais ? Imparfait ?

— Je le crains.

— C’est passé à la poubelle de l’histoire ?

— Ouais. On est allés tous les deux en Thaïlande, comme vous savez. Sans issue. Elle avait changé. Elle n’était plus du tout la même.

— Et vous ?

— Bonne question. J’avais peut-être changé, moi aussi.

— Elle vous manque ?

— Non. Ce qui me manque, c’est ce que nous avions, ce que je pensais que nous avions, mais plus le temps passe, plus je m’interroge. C’est bizarre d’être à deux. Au bon moment, au bon endroit, avec la bonne personne, ça peut être assez magique. L’erreur, c’est de confondre ça avec la vraie vie.

— Vous-n’avez jamais fait ce grand saut ? Avec personne ?

— Non, je ne crois pas, pas depuis que je ne suis plus marié, du moins.

— Elle est morte, c’est ça ?

— Oui. Et puis, nous étions jeunes. Ça fait une énorme différence. L’âge n’est pas l’ami des romantiques.

— Ah non ? Vous m’étonnez.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est ce que vous êtes. Un romantique. Je peux me permettre de vous le dire parce que vous ne risquez rien avec moi, mais je l’ai su tout de suite. C’est ce qui fait votre originalité en tant qu’inspecteur, dit-elle, lui adressant un sourire. Vous êtes facilement meurtri, non ? C’est pour ça que vous lisez si bien en Duley.