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Samedi 16 juillet 2005, 20 h 05

 

Buckland était situé juste au sud de Kingston Crescent, au cœur même de Portsmouth. La Luftwaffe, survolant l’arsenal maritime tout proche, avait rasé des rues entières et les urbanistes de l’après-guerre avaient fait le reste, remplaçant des kilomètres d’alignements de maisons victoriennes par leur vision d’un avenir plus net. Quelques décennies plus tard, le secteur arrivait en tête de toutes les enquêtes sur les quartiers sensibles, et les dossiers de la police judiciaire débordaient de ratés ayant démarré leur carrière criminelle à l’ombre de ses tours. Winter, qui n’avait pas de temps à perdre avec des théories à la con, affectionnait le coin. Il était authentiquement dur. Il vous regardait droit dans les yeux. Si Buckland était un article de coiffure, songea-t-il, ce serait une tondeuse.

L’adresse que Faraday lui avait donnée se trouvait dans une rue transversale à la longue avenue centrale. Le chauffeur de taxi, concentré sur les ralentisseurs, manqua l’embranchement. Winter lui demanda de s’arrêter, paya la course et descendit de voiture.

Le numéro 33 se trouvait à mi-hauteur de la rue, du côté gauche. Winter n’avait pas pris la précaution de téléphoner pour annoncer sa visite, se disant que c’était inutile. Tout ce qu’il avait, c’était un nom.

Une très grosse dame d’une cinquantaine d’années vint lui ouvrir, en chaussons roses et pantalon de jogging extra large. Ses avant-bras étaient couverts de farine, des éclaboussures étoilaient son tablier. Winter apercevait, derrière elle, une toute petite cuisine éclairée.

— C’est quoi, ça ? demanda-t-elle, s’essuyant les mains à son tablier et prenant la carte que Winter lui présentait.

Son fort accent de Pompey était teinté d’un petit quelque chose d’étranger.

— Une carte de police, m’dame. Je m’appelle Winter. De la Crim.

— Ah, les flics ?

Elle le jaugea, ni hostile ni sur la défensive. Une première, songea Winter.

Il lui dit qu’il recherchait Donna Werbinski. Rien de grave, il voulait juste lui parler.

— C’est ma fille.

— Elle est là ?

— Ouais, en haut, avec le bébé. C’est votre voiture, là devant ?

— Non, je suis venu à pied.

— D’accord. Rentrez, vous paierez pas plus cher.

Elle s’écarta, regardant de chaque côté de la rue avant de refermer la porte et de crier à Donna de descendre. Winter se retrouva dans le salon contigu qui s’enfonçait dans la maison. Il n’avait jamais eu de faible pour les tapis à grosses boucles et les grands canapés aubergine, mais la pièce était impeccable. Sur la tablette de la cheminée, la pendulette de style ancien était flanquée d’un alignement de petits trophées en argent. Winter vit que le plus récent datait de 2002.

La femme revint et lui demanda s’il voulait du thé.

— C’est les vôtres ? demanda-t-il, parlant des trophées.

— Non, m’sieu, ils sont à Roman. Il fait partie de l’équipe locale de joueurs de fléchettes. Ç’a toujours été son truc, les fléchettes, à mon homme.

Winter accepta le thé, puis s’enfonça dans le canapé. La télé grand écran était allumée sur Casualty, mais le son était coupé et Winter dut deviner l’intrigue. Une bande de toubibs franchissant des doubles portes en cavalant derrière un chariot ramena ses pensées vers Suttle, et il luttait toujours contre la tentation d’appeler les Soins intensifs quand il entendit des pas dans l’escalier.

— Donna ?

Elle se tenait dans l’embrasure de la porte. Le bébé ne devait pas avoir plus de deux mois. Elle le serrait contre son épaule, lui tapotant doucement le dos.

— C’est pour quoi ? M’man me dit que vous êtes flic.

— M’man a raison. Paul Winter, c’est mon nom. Enchanté, Donna.

Un instant, elle ne sut quel parti prendre, puis le bébé nicha son nez dans le creux de son cou, gazouillant de plaisir. Winter s’avança, main tendue vers le petit.

— Il va baver. Je garderais mes distances si j’étais vous.

Elle avait raison. M’man apparut avec de l’essuie-tout, répara les dégâts et prit le bébé. Elle apporterait le thé à Winter quand elle aurait mis le gâteau au four. Winter regarda la porte se refermer derrière elle, puis se tourna de nouveau vers Donna. Elle sortait à peine de l’adolescence – mince, taches de rousseur, jolis yeux. Comme maman, elle était pieds nus dans ses chaussons.

— Tu habites ici, hein ?

— Ouais.

— Et comment il s’appelle, le bébé ?

— Justin.

Elle attrapa la télécommande et éteignit la télévision.

— Vous voulez bien me dire de quoi il s’agit ? C’est qu’il faut que je me prépare pour sortir.

— Bien sûr. Tu veux t’asseoir ?

Elle secoua la tête, puis changea d’avis et se percha sur le bras du fauteuil à côté du canapé.

Winter lui parla de Mark Duley. Donna savait peut-être qu’on l’avait retrouvé mort. Une enquête criminelle était en cours pour déterminer les causes de son décès, et le nom de Donna était apparu en lien avec le séminaire d’histoire locale de Duley. Winter venait simplement vérifier certains faits.

— Concernant M. Duley ?

Donna parut se détendre.

— Oui.

— Il était génial. Brillant, même. Moi, j’ai toujours été nulle en histoire et tous ces trucs-là, mais Mark les rendait hyper intéressants. Et puis, il était cool. On l’aimait bien. On discutait toujours avec lui après. C’est vraiment dur qu’il… vous savez…

— Depuis combien de temps assistais-tu à ces séminaires ?

— Depuis le début. Depuis septembre dernier.

— C’était lié à tes études ?

— Non, les études et moi, ça fait deux.

— Alors, pourquoi ? Pourquoi t’y être inscrite ?

— Parce que…, commença-t-elle en se rongeant les ongles. Mais pourquoi vous voulez savoir tout ça ?

— Parce que je suis curieux, Donna. Quand on enquête sur une affaire comme celle-là, on veut tout savoir sur tout le monde.

— Mais en quoi ça vous aide ? Pourquoi vous allez pas voir un autre membre du groupe ?

— Je l’ai peut-être fait.

— Ah ouais ? Qui ça ?

La porte s’ouvrit. Le thé de Winter arrivait. La mère de Donna, sentant l’atmosphère ambiante, demanda à sa fille si tout allait bien. Donna s’apprêta à secouer la tête, mais Winter la devança :

— Je veux savoir pourquoi votre fille s’est inscrite à ce séminaire d’histoire, madame Werbinski.

— Oh ?

Elle se tourna vers sa fille.

— Dis-le-lui, Don. Vas-y. Tu devrais être fière de toi.

— J’ai eu envie, c’est tout, répondit Donna en haussant les épaules.

— Mais non. Dis-lui au sujet de ton père.

— Ah ouais ? Et en quoi ça le regarde ? rétorqua Donna.

— Ça n’a pas d’importance, Don. Il n’y a pas de mal à ça.

Mme Werbinski se tourna vers Winter.

— Mon Roman est mort y a deux ans. Il était polonais, comme moi. Il a toujours dit à Donna de chérir l’endroit où on est né. Il faut en apprendre le plus possible dessus, et vous savez pourquoi ? Parce qu’un jour il sera peut-être trop tard. Je ne sais pas si Don prêtait attention à ce que lui disait son père à l’époque, mais quand ce séminaire a commencé, je lui en ai parlé. Alors, elle y va, parce que j’arrête pas de le lui seriner, et qu’arrive-t-il ? Elle adore. Et pardessus le marché, ce M. Duley peut lui apprendre l’espagnol. Donna rêve de faire carrière dans le tourisme. Elle voudrait d’abord travailler dans la région, puis peut-être comme représentant quand le petit sera un peu plus, grand. Apprendre l’espagnol, ça l’aurait beaucoup aidée. Sauf que ce pauvre homme est mort.

Winter hocha la tête. Toujours ça de pris, songea-t-il. Autant profiter de la présence de m’man avant qu’elle ne reparte.

— Y a-t-il un certain Mickey Kearns dans la classe ? demanda-t-il.

— Mickey ? s’écria m’man, pliée en quatre. Vous voulez rire !

— Pourquoi ça ?

— Il s’approcherait pas d’un prof pour tout l’or du monde. Il avait une sainte horreur de l’école. Rien ne lui plaisait. Ce n’est pas pour autant qu’il a gâché ses chances, remarquez. Il s’en tire bien, notre Mickey. Il ne reste plus qu’à souhaiter que Donna puisse en profiter un peu.

— M’man…

Donna n’avait pas envie de continuer sur ce terrain-là.

— Non, mais c’est vrai, hein, ma puce ? Mickey s’en sort bien, et même très bien. Tu as vu sa bagnole ? Ce gros bolide noir. La plupart des jeunes ici sont obligés de s’en tenir à une moto. Pas Mickey.

— M’man… tais-toi, tu veux ?

— Don, tu dois pas te sous-estimer. Ça intéresse ce monsieur. Tu vas vers le haut. Exactement comme Mickey. Tu essaies de te sortir de ce trou. Il n’y a pas de quoi avoir honte.

Dans la cuisine, le bébé se mit à geindre. Donna s’y précipita dans la seconde.

Winter but une gorgée de thé, appréciant la conversation.

— C’est Mickey le père ? demanda-t-il.

— Oui. Dommage que ça ait pas duré, mais, bon, plus rien ne dure de nos jours, pas vrai ? Ils se voient toujours, hein, rien que pour boire un verre de temps en temps, et je pense qu’il lui refile quelques livres encore qu’elle me le dise pas.

— Alors, où je peux le trouver, ce zozo ?

— Aucune idée. Il a la bougeotte.

— Vous n’avez pas une adresse ? Un numéro de portable ?

— Non. Donna le connaît sans doute. Demandez-le-lui.

— Je n’y manquerai pas, dit Winter en souriant. Sauriez-vous, par hasard, si Mickey a rencontré Mark Duley ?

— Oh, oui. Absolument.

— Quand ?

— Il y a quelques mois. En fait, c’était ici même, dans cette pièce. Mickey cherchait quelqu’un parlant espagnol pour des appels téléphoniques professionnels qu’il devait passer, et Don lui a parlé de son prof, de ce M. Duley. Il est passé, un gars tout maigre, rien de spécial, mais sympathique, de l’énergie à revendre.

— Et a-t-il aidé Mickey ?

— Sûrement.

— Pourquoi ?

— Parce que Mickey et lui sont partis ensemble quelque part… Aux Antilles, je crois bien ; dans les Caraïbes, quelque chose comme ça. Ils s’entendaient à merveille, d’après Don.

— Que sont-ils allés faire là-bas ?

— J’en sais rien, moi. Il faudra que vous demandiez ça à Mickey. Ça fait un moment qu’il est pas venu. Don sait peut-être où vous pourrez le trouver.

— C’était récent, leur voyage ?

— Oh oui, oh oui ! On est quel mois ? Juillet ? Ça devait être en mai, vers début mai. Ils se sont pas attardés, juste deux ou trois jours, un aller-retour, selon Don. Elle a reçu une carte postale de Mickey. Il voulait l’épater. Il l’a écrite en espingouin.

Elle s’esclaffa de plus belle, puis prit la tasse vide de Winter.

— Je vous ressers, m’sieu ? Il vient d’être fait.

Winter refusa d’un signe de tête, conscient du murmure de la voix de Donna dans la pièce voisine. Elle doit être au téléphone, songea-t-il. Quelques instants plus tard, Donna refaisait son entrée dans le salon. Elle tenait de nouveau le bébé contre son épaule, emmailloté dans une couverture, cette fois.

— Il faut que je parle à Mickey Kearns, lui dit Winter en chatouillant le menton du bébé. Ta mère me dit que tu as son numéro.

— Elle se trompe.

— Ah oui ?

— Ouais. Je l’ai eu, mais je ne sais plus ce que j’en ai fait. En plus, il n’arrête pas d’en changer.

— Ah bon, pourquoi ?

— J’en sais rien, répondit-elle en haussant les épaules. C’est à lui qu’il faudra le demander.

— Et où habite Mickey ?

— Chez sa mère.

Elle indiqua la rue.

— Tu en es sûre ? C’est que nos hommes y sont allés hier soir, et il n’ont trouvé aucune trace de lui.

— Et alors ?

— Et alors, quelque chose me dit qu’il crèche ailleurs, répondit Winter en lui souriant. Rends-nous service, Donna. Vas-tu m’aider pour Mickey Kearns, ou non ?

— J’peux pas, répondit-elle d’un ton égal. Parce que je sais rien.

Winter soutint son regard, et elle finit par détourner les yeux. Son visage s’était empourpré. La culpabilité, songea Winter. Ou la colère.

— Écoute, ma grande. C’est une enquête pour meurtre. Quelqu’un a tué Mark Duley et on va trouver qui. Ce genre d’attitude peut te conduire devant les juges.

— Quel genre d’attitude ? De quoi vous parlez ?

Elle berçait le bébé à présent.

— D’entrave au bon déroulement de la justice. Charmante expression. Penses-y, d’accord ?

— Je vous ai donné une adresse.

— C’est juste, Donna, c’est juste. Mais c’est inutile.

Il sortit son portefeuille et glissa sa carte dans un pli de la couverture du bébé.

— Entraver le bon déroulement de la justice, ça peut valoir une peine sévère de nos jours. La prison, c’est pas un endroit pour les jeunes mères. Passe-moi un coup de fil quand tu auras pris le temps d’y réfléchir, d’accord ?

Il lança un coup d’œil à Mme Werbinski, la remercia pour le thé et sortit de la pièce. À la porte, conscient de la présence de Donna derrière lui, il hésita un instant, lui donnant une chance de relancer la conversation. Comme rien ne se passait, il ouvrit la porte.

— Ravi de t’avoir rencontrée, ma grande, dit-il, sortant dans l’obscurité du soir tombant. Mes amitiés à Mickey.

 

Faraday passa la soirée devant son ordinateur, composant un long e-mail à Gabrielle. Quelques années plus tôt, il avait suivi un cours de conversation en français et il continuait de garder un lien élémentaire avec cette langue. La France l’avait toujours intrigué, et plus il la découvrait, plus elle le fascinait. Comment un pays géographiquement si proche pouvait-il être aussi foncièrement différent ?

Comment se faisait-il que les Français se retrouvent avec trente-cinq heures de travail hebdomadaire et la meilleure cuisine d’Europe ? Pourquoi semblaient-ils tant apprécier les bonnes choses de la vie ? Il songea à Gabrielle, en Thaïlande, à son sourire de gavroche, à sa curiosité insatiable, et, quand il regarda de nouveau les photos qu’elle lui avait envoyées, il lui vint à l’idée que ce serait peut-être une conversation qui en vaudrait la peine.

Quelques heures plus tard, son gros dictionnaire ouvert sur les genoux, il essayait toujours de formuler ses pensées dans un français relativement correct quand son portable sonna.

L’identification d’appel lui signala qu’il s’agissait de Winter. Curieux, songea Faraday, portant son portable à son oreille.

— Paul ?

Rien.

— Paul ? C’est vous ?

Silence.

 

Winter changea d’avis et rempocha son portable. Il était toujours à Buckland, marchant en direction du sud vers le raccourci qui le conduirait au sommet de Commercial Road. Trois appels à des compagnies de taxis ne lui avaient pas permis d’obtenir une voiture. À cette heure-là, un samedi soir, il n’avait probablement aucune chance. Il accéléra le pas, se disant que c’était le fruit de son imagination, que le gros 4 x 4 noir qui l’avait dépassé quelques instants plus tôt n’était qu’un petit branleur qui n’avait rien de mieux à faire, que, s’il roulait si lentement, c’était à cause des ralentisseurs, qu’il était aussi bête que tous les habitants de ce quartier. Peu importait.

Winter s’efforça de ne pas ruminer les erreurs qu’il avait conscience d’avoir faites. Croire en sa bonne étoile à Buckland, sans soutien, c’était de la folie. La fille, Donna, pouvait avoir été relativement sincère, une publicité vivante du New Labour pour le bon fonctionnement de l’ascenseur social, mais elle savait très bien ce que Mickey Kearns traficotait, même si, apparemment, elle n’en avait pas informé sa mère. Quoi qu’il en soit, elle avait sans doute téléphoné de la cuisine pour chercher de l’aide. Y a un keuf à côté qui pose des tas de questions. Viens nous donner un coup de main.

Devant, se trouvait le virage qui lui permettrait d’accéder au raccourci menant au rond-point. À hauteur du trafic, il n’y aurait pas de problème. Il passerait par le quartier commerçant animé. Il y avait toujours une file de taxis à la station. À ce rythme, il serait chez lui à 9 heures et demie. Super.

Il envisagea de rappeler Faraday pour s’excuser de la fausse alerte. Il en plaisanterait, la mettrait sur le compte de l’alcool triste, lui dirait qu’il devenait parano avec l’âge, mais, finalement, il ne se cassa pas la tête. Faraday avait mieux à faire, un samedi soir, que d’écouter une vieille baderne déblatérer sur une bande de crétins congénitaux.

Le raccourci menait au peu qui restait de Commercial Road, l’ancienne plaque tournante de Pompey, tronçon pavé par lequel passait le trafic en direction du nord, vers l’intérieur des terres, mais la ville s’était déplacée depuis longtemps, laissant ce petit cul-de-sac désert et silencieux dans le crépuscule grandissant. Winter lorgna les hautes maisons géorgiennes plongées dans l’ombre, en renfoncement par rapport à la rue. Charles Dickens était né dans l’une d’elles qui, à présent, servait de musée. Dickens, à ce que Winter en savait, avait quitté la ville alors qu’il était encore au berceau. Sage décision.

Devant Winter, après le petit raccourci au bout du cul-de-sac, se dressaient les grands réverbères orange. Il traversa la rue, conscient pour la première fois de bruits de pas derrière lui. Un autre, songea-t-il, de sortie un samedi soir.

Quelques secondes plus tard, sans crier gare, un avant-bras se resserrait autour de sa gorge. Puis un sac en plastique noir s’abattait avec force sur sa tête. Il battit des bras et des pieds, essayant de se dégager, indigné par les libertés que prenaient ces petits branleurs, mais ils étaient trop forts pour lui.

Quelqu’un repoussa ses jambes à coups de pied, puis on le traîna en arrière. Il chercha l’air, ses talons martelant les pavés. Le tranchant de la bordure du trottoir le prit en traître, et il rugit de douleur. Il crut vaguement entendre le bruit d’un moteur qui approchait. Puis des freins crissèrent. Quelqu’un prononça son nom. Quelqu’un d’autre rit. Il essaya de nouveau de se libérer, mais il n’en avait plus l’énergie. Puis, tandis que l’obscurité s’épaississait, tout parut lui échapper.

Il refit surface quelques minutes plus tard. Ils avaient dû desserrer le sac en plastique. L’air frais avait le goût de gaz d’échappement et d’herbe. Il gisait sur le flanc à l’arrière d’une camionnette. On lui avait retiré ses chaussures et ligoté les chevilles. La camionnette avançait au pas, sans doute toujours en ville, et chaque fois qu’elle tournait à gauche ou à droite, il sentait les côtes métalliques du plancher contre sa hanche. Il y avait de la musique aussi, forte, des paroles qui n’en finissaient pas, pire qu’une rage de dent.

— Putain, mettez la sourdine, parvint-il à articuler.

On rit. Il avait conscience du contact du bout d’une botte dans le creux de son ventre, quelqu’un était avec lui à l’arrière de la camionnette. Un avertissement. Tiens-toi tranquille.

— Connards, marmonna-t-il dans sa barbe, se sentant aussitôt nettement mieux.

Personne ne réagit. Winter en rajouta côté insultes. Glandus. Demeurés. Tarés. N’importe quoi pour provoquer une riposte, lancer une conversation, identifier un accent, reconnaître – s’il avait vraiment de la chance – une voix. Mais ces gars-là pensaient à tout, savaient les risques qu’ils prenaient. Enlever un policier vous mettait derrière les barreaux pour très longtemps, et ils n’avaient pas besoin de Winter pour leur rappeler où cette virée pouvait les mener.

Pourtant, il persévéra.

— C’est quoi, l’idée ? Sauf que vous avez un putain de gros problème, pas vrai ?

D’autres rires, cette fois, à l’avant du véhicule. Puis, entre ses lèvres, un truc humide qui lui fit penser à du papier. Il l’explora du bout de la langue. Il prit le risque de tirer une taf, inspirant un peu d’air au passage, puis recracha le joint. Quelqu’un tout près de lui était plié en quatre. On me fait jouer le rôle d’un putain d’ours savant, songea-t-il. C’est quoi, la prochaine étape ?

La camionnette roulait plus vite à présent, ayant laissé derrière elle les ronflements de la circulation. La seule autoroute de la ville filait vers le nord, vers l’intérieur des terres, et Winter essaya d’évaluer la vitesse et le temps du parcours quand le tic-tac du clignotant annonça un changement de direction. La camionnette se déporta sur la droite. Est, songea-t-il.

Quelques minutes plus tard, ils commencèrent à ralentir, le conducteur rétrogradant peu à peu jusqu’à l’arrêt complet. Puis ils repartirent presque aussitôt sur la gauche. Winter visualisa le rond-point qui dispatchait dans Havant le trafic venant de l’autoroute. Sous peu viendrait une succession de feux, puis un autre rond-point avant le court tronçon de la route à quatre voies qui bordait Leigh Park.

Leigh Park était une immense résidence qui datait de l’après-guerre, refuge pour d’innombrables familles quand Pompey bombardé laissait place aux bulldozers. Longtemps, ç’avait été une adresse de rêve – air frais, un peu de verdure, voisins familiers, pubs et écoles tout proches –, mais les générations successives de gamins avaient eu raison des beaux rêves des urbanistes et, quand Winter était entré dans la police, les bas quartiers de Leigh Park hantaient les cauchemars de chaque flic.

De nouveau, la camionnette ralentit. Deux virages serrés, des coups de freins brutaux devant des obstacles, puis ils s’arrêtèrent. Une fois le moteur coupé, Winter entendit des cris à l’extérieur, les invectives alcoolisées d’une gamine de quatorze ans auxquelles répondirent les railleries de gars non loin de là. Elle est en plein délire, songea Winter. Sac à main rose. Talons compensés. Fripes. Ventre distendu. Encore deux ou trois vodkas glacées, et elle ne se souviendra plus de rien.

Des pièces cliquetèrent, puis quelqu’un ouvrit la portière avant, et Winter sentit la fraîcheur de l’air nocturne. Il était ankylosé à présent et souffrait d’un début de crampe dans ses mollets. Il envisagea un instant de crier pour appeler à l’aide, mais résista à la tentation. S’ils étaient bien à Leigh Park, il n’avait surtout pas besoin d’un public plus nombreux.

— Bazza est sur ce coup-là, hein ?

Rien. Pas de réponse. Quelqu’un augmenta brusquement le volume de la radio, mais du rap à fond, c’était trop, même pour ces taches, et il y eut un bref moment de silence avant qu’ils entendent du Robbie Williams.

Winter ferma les yeux. Une part de lui associait les samedis soir à Leigh Park aux gros titres les plus saignants venant de Bagdad, et il se demanda comment les types pris en otage parvenaient à survivre. Décrochait-on, tout simplement ? Passait-on en mode zombie ? Adoptait-on la position fœtale en priant le Ciel et la Terre que quelqu’un vienne vous sortir de ce cauchemar ? Ou valait-il mieux essayer d’en remontrer à ces animaux, leur soutirer un minimum de respect ? Il y réfléchit quelques instants, puis, inexplicablement, il se revit à l’hôpital, au chevet de Jimmy Suttle. Je suis aussi démuni que lui, songea-t-il, amer. Et deux fois moins bien installé.

La camionnette tangua : quelqu’un remontait. La portière avant claqua, et ils repartirent. Winter sentit une odeur de vinaigre et de beignets de poissons, et dans le virage suivant pris trop vite, son corps fut de nouveau projeté contre le passage de la roue. Il prit conscience qu’il avait très faim. Il tenta de se redresser, calmant la douleur dans ses jambes. En position assise, il glissa peu à peu en arrière jusqu’à ce que ses mains entravées rencontrent un côté de la camionnette. L’effort le laissa pantelant. À chaque inspiration, il entendait bruire le sac en plastique.

Puis survint le murmure d’une conversation à voix basse. Quelqu’un, tout près de lui, ricana. Quelques secondes plus tard, il sentit des doigts lui effleurer le menton, puis une main trouver sa bouche sous le sac. Il reconnut le goût salé de la frite. Super chaude, songea-t-il. Et pas assez vinaigrée.

D’autres frites, sans doute de la même main. Puis, sans prévenir, un ou deux morceaux de poisson avant une brève explosion de lumière. Ils prennent des photos, songea Winter. Ils ont mis le singe en cage et maintenant, ils veulent un ou deux souvenirs. Il sentit de nouveau la main chercheuse, une autre becquée, mais il détourna la tête.

— Dégage, dit-il d’une voix posée.

Autres rires. Ils roulèrent encore un moment, au rythme des grincements de la boîte de vitesse, puis la camionnette commença à ralentir et finit par s’arrêter. Pendant un moment, le silence fut total. Winter bougea.

— Bon, on fait quoi, maintenant ?

Il reçut pour toute réponse le couinement d’une vitre avant qu’on baissait. Puis, très loin, Winter entendit le fracas d’un train qui approchait. Il se raidit, répéta sa question, essaya d’imaginer où ils avaient bien pu se garer. Puis le train passa au-dessus d’eux, très près, rugissement assourdissant dans la nuit froide, s’éloignant aussi rapidement qu’il était venu, emportant avec lui un peu de sa bravade, un peu de son courage. En une ou deux minutes, une mauvaise blague de Pompey était devenue infiniment plus sinistre.

Ils durent rester deux bonnes heures non loin de la voie ferrée. Les trains passaient dans un sens ou dans l’autre ; chacun d’eux, pour Winter, étant porteur du même message. Ce n’était pas subtil, loin de là, mais quand la camionnette redémarra et repartit au gré des chaos de la route, le sens de l’humour de Winter était tari. Il avait froid, mal, peur, et pas qu’un peu. Il ne voulait surtout pas trahir la moindre parcelle d’anxiété, mais lui, comme tous ceux de la brigade Coppice, avaient eu tout le loisir de regarder l’épaisse liasse de photos prises dans le tunnel de Buriton. Mourir par le scalpel du chirurgien, c’était une chose, songea Winter. Être déchiqueté par plusieurs centaines de tonnes d’un train lancé à grande vitesse, c’en était une autre.

— Connards, marmonna-t-il de nouveau, le pensant.

Cette fois, le trajet fut plus court. Vers la fin, la route montait. Finalement, ils ralentirent, tournèrent à gauche, et cahotèrent sur un sol meuble. Le conducteur coupa le moteur, et il y eut du mouvement à l’arrière de la camionnette. Winter eut conscience qu’on tirait vers l’avant son corps engourdi. On le fit rouler sur lui-même. À plat ventre sur le plancher de la camionnette, il sentit la lame glacée d’un couteau allant et venant tout contre ses poignets nus, puis ses mains furent soudain libres. Il les frotta l’une contre l’autre, grimaça sous l’effet de la chaleur vive du sang affluant de nouveau dans ses doigts, se demandant quelle pourrait bien être la prochaine étape.

On le tira par les chevilles. Quelques instants plus tard, elles aussi étaient détachées. Winter plia les jambes pour s’en assurer, puis il essaya de rouler sur lui-même et arracha le sac en plastique. Il eut tout juste le temps de percevoir un éclair de lumière et la forme de quelqu’un qui se penchait sur lui avant que des mains ne le saisissent et ne le forcent à s’asseoir pour lui nouer un bandeau grossier autour de la tête. Le nœud très serré mordait sa nuque. Il cria de douleur quand les mêmes mains le repoussèrent contre le côté de la camionnette. Il sentit qu’on desserrait sa ceinture, puis entendit un grommellement comme quelqu’un tirait fort sur le bas de son pantalon. Instinctivement, il releva les genoux, se protégeant, puis il reçut de nouveau le baiser froid de l’acier et se détendit, geste de soumission inévitable pendant que le couteau découpait son fute préféré. À moitié nu, de nouveau conscient de la présence des mains, Winter sut ce qui l’attendait.

— Arrête, tu veux ? marmonna-t-il. Je m’en occupe.

Il se contorsionna pour se débarrasser de sa veste, puis déboutonna sa chemise et l’enleva. Nu, le bandeau toujours sur les yeux, il sentit qu’on le positionnait avant qu’une série de flashs ne lui signale d’autres photos. Il ramena les genoux sous son menton pour se couvrir, mais il sut que c’était trop tard. Quelques instants plus tard, on le tirait vers l’arrière de la camionnette. Puis, après un très bref moment de répit, quelque chose de léger lui effleura le dos et une vigoureuse poussée le fit rouler à l’extérieur. De nouveau face contre terre, le cul en l’air, il se releva tant bien que mal, sentant la rosée dans l’herbe. Déjà, le moteur de la camionnette reprenait vie. Tandis qu’il montait en régime en s’éloignant, Winter batailla pour se débarrasser du bandeau le plus vite possible, ses doigts tiraillant sur le nœud serré, mais le temps qu’il parvienne à le défaire, la camionnette n’était plus qu’une paire de points rouges à plusieurs centaines de mètres de distance.

Winter frissonna – en partie à cause du froid, en partie à cause du choc, et en partie à cause du soulagement qui le submergeait d’avoir survécu plus ou moins intact. Ils l’avaient largué presque au sommet de la colline de Portsdown, à une centaine de mètres de la route qui bordait la crête de ses longs replis crayeux. Au-delà, se dressait l’un des forts victoriens qui chevauchaient la colline, imposante muraille de brique rouge. Au-dessous, quand il se retourna pour regarder, il vit la longue langue de Portsmouth, et son collier de lumières de réverbères qui léchait le noir Soient.

Winter s’accroupit, incapable de contrôler ses intestins, laissant la tension s’expulser hors de lui. Le bonheur, songea-t-il avec amertume, a une odeur dont on se passerait volontiers. Non loin de lui, des fourrés de broussailles parsemaient l’herbe. Il se fraya un chemin jusqu’à eux, arracha les mottes d’herbe les plus touffues autour d’eux et s’essuya du mieux qu’il put.

Il avait d’ores et déjà repoussé l’option d’une intervention officielle. À cette heure de la nuit, il pourrait rejoindre la route et faire signe au premier automobiliste venu. Il n’y avait aucune chance qu’on s’arrête pour un inconnu à poil, mais cette vue seule entraînerait un appel à la police, et Winter n’imaginait que trop bien l’arrivée de deux flics et les mises en boîte à vie qui s’ensuivraient. Depuis vingt ans, Winter avait résisté, avec succès, à plus d’une tentative de déstabilisation. Il avait flirté avec la controverse, frôlé le désastre à maintes reprises, mais rien qui ne donnerait à ses ennemis ce genre de munitions. Non, il devait bien y avoir une autre solution.

À sa connaissance, la cabine téléphonique la plus proche se trouvait dans le quadrillage d’avenues résidentielles du versant sud de la colline. Sans portable ni montre, Winter n’avait pas une idée précise de l’heure, mais l’absence de trafic lui indiquait qu’il était tard, sûrement minuit passé. À cette heure du petit matin, les routes en contrebas seraient tranquilles ; il pouvait espérer que la plupart des habitants seraient dans leur lit, endormis.

Il commença à descendre la colline. Un sentier le mena dans la première des avenues. Profitant des moindres coins d’ombre, il trottina vers le bas de la colline, nu comme un ver, s’efforçant de mettre le cap sur la cabine téléphonique. Au bout de quatre ou cinq cents mètres, il se rendit compte qu’il s’était trompé. Pestant dans sa barbe, éreinté, un pied saignant déjà des suites d’une entaille, il retourna sur ses pas, tourna à gauche une fois, une autre fois, et remonta vers le haut de la colline. À l’intersection suivante, plaqué contre la haie d’une propriété, il lança des regards autour de lui : La cabine téléphonique, bien trop éclairée, était à moins de cinquante mètres.

Il regarda derrière lui, cherchant un endroit où se cacher le moment venu. À mi-hauteur de la rue se trouvait une maison de plain-pied avec un jardin clôturé. Il compta les portails, nota mentalement l’adresse, se faufila à l’angle de la rue et piqua un sprint jusqu’à la cabine. Le central de Netley était joignable vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les appels des cabines publiques étaient gratuits.

Winter dansait d’un pied sur l’autre, attendant qu’on décroche. À son grand soulagement, sa chaleur corporelle eut tôt fait d’embuer les vitres, le rendant invisible de la rue, mais il eut rapidement froid dans l’air glacé de la nuit.

Enfin, une femme décrocha. Il lui confirma son identité et lui demanda un numéro de mobile qu’elle trouverait dans la base de données des Crimes graves. Au nom de Jake Tarrant. Contact à la morgue de l’hôpital St Mary, Portsmouth.

Il y eut une pause. Quand elle reprit la ligne, elle l’informa ne pouvoir en aucun cas lui communiquer le numéro. En revanche, elle pouvait demander à Tarrant de l’appeler.

— 379008, dit-il, Usant avec difficulté l’alignement de chiffres au-dessus de l’appareil.

— C’est une cabine publique.

— Je sais, ma grande, dit Winter qui frissonnait à présent. Transmettez, c’est tout. Et dites-lui que c’est hyper urgent.

— Je vais devoir l’inscrire sur le registre, vous le savez, hein ?

— Je m’en fous.

Elle le pria de patienter. Winter se mit à sautiller sur place dans l’espace exigu, essayant de se réchauffer du mieux qu’il le pouvait. La condensation dégoulinait sur les vitres en ruisselets, puis, alors que Winter se remettait à frissonner, la sonnerie du téléphone, stridente, déchira le silence. Il sauta sur le combiné.

— Jake ?

— Ouais, c’est moi. T’as vu l’heure ? Putain, mais qu’est-ce qui se passe ?

Winter lui donna le nom de la rue et le numéro de la maison à l’angle.

— Tu as compris ?

— Ouais.

— Alors, viens me chercher, d’accord ?

— Maintenant ?

— Tu devrais déjà être là. Arrive par Eastern Road. Tu connais la New Inn, dans Drayton ? Prends la première à droite. Tout droit vers le haut de la colline. Tu me suis ?

Il fronça les sourcils.

— Jake ?

La communication était coupée. Winter fixa le téléphone un moment, puis, de rage, raccrocha le combiné d’un grand coup. Quelques secondes plus tard, à travers la vitre embuée, il vit une lumière s’allumer à l’étage de la maison d’en face. Il sortit à reculons de la cabine et regagna l’angle de la rue au pas de course, pas mécontent de refaire un peu d’exercice. Dieu merci, il avait repéré une cachette.

Quelques minutes plus tard, une voiture de police du secteur remontait la colline, avec le gyrophare mais sans la sirène. Accroupi derrière la haie du pavillon, Winter sentait la douceur humide de la terre sous ses orteils. Son corps dénudé devait former une tache blanche contre la créosote noire. Si les gens se réveillent, songea-t-il, je suis cuit.

À l’angle de la rue, il entendit une portière claquer. Puis des bruits de pas. Ils doivent parler avec celui ou celle qui les a appelés, songea-t-il. Les proprios devaient les avoir attendus, en pantoufles et robe de chambre, n’en croyant toujours pas leurs yeux. Winter serra son buste entre ses bras, se balançant sur ses talons, priant le Ciel qu’on ne l’ait pas repéré quand il sortait de la cabine. L’étape suivante pour les policiers serait d’effectuer une ronde rapide. S’ils partaient dans l’autre sens ; il lui restait encore de bonnes chances. La portière de voiture, encore. Puis le vrombissement du moteur, s’éloignant peu à peu. Super.

Jake arriva une ou deux minutes plus tard, roulant au pas pour mieux lire les numéros de la rue. Dès que la voiture s’arrêta devant le pavillon, Winter jaillit par le portail, sautilla sur la mince bande d’herbe au bord du trottoir, et abattit la main sur la poignée de la portière. Il se hissa à l’arrière du véhicule, puis se recroquevilla sur le plancher dans l’espace entre les sièges.

— Roule, fiston.

— On va où ?

— Pompey.

Jake se tordit dans son siège. Winter avait conscience de son visage au-dessus de lui. Il voulait savoir ce qui se passait, pourquoi une policière l’avait appelé à 2 heures du matin, ce que Winter faisait cul nul dans le jardin d’une maison. Winter secoua la tête. Il n’avait pas envie de faire la conversation.

— Démarre, fiston. Cherche pas.

Jake haussa les épaules. Un demi-tour permit à Winter de se retaper la route en sens inverse vers le défilé de boutiques, en bas. Toujours coincé entre les sièges, il fermait les yeux. La patrouille de police devait quadriller le quartier, élargissant sa zone de recherche rue par rue. Avec de la chance, elle se serait déjà arrêtée deux ou trois fois, enquêtant sur un mouvement dans l’ombre, braquant une torche vers les recoins les plus noirs. S’ils le trouvaient maintenant – s’ils arrêtaient la Fiat pour la fouiller –, il valait mieux ne pas songer aux questions qu’ils poseraient.

Au bas de la colline, Jake tourna à gauche. L’intersection qui les mènerait vers le sud et la sécurité de la ville se trouvait à moins d’un mille de là. Winter changea de position jusqu’à se coucher sur le dos, regardant le toit, comptant les réverbères orange à mesure qu’ils les dépassaient. Finalement, Jake ralentit encore.

— C’est un feu ?

— Ouais.

— Rouge ?

— Vert.

— Tant mieux, dit Winter, qui se redressa pour aborder le virage. Super, fiston. Tu as été formidable.

Jake le lorgnait dans le rétroviseur. Il finit par éclater de rire.

— Je te ramène chez toi ou quoi ?

— Chez toi, j’en ai peur. Ces salauds m’ont tout pris. Clés. Mobile. La totale. On s’en occupera demain.

— On ?

— Ouais, fiston. Toi et moi.

Jake hocha la tête, et garda le silence un moment. Puis il dit à Winter qu’il y avait une couverture dans l’espace derrière la banquette arrière. Elle servait pour les pique-nique. Winter tâtonna sous diverses brochures d’agences immobilières, et la trouva. Elle était effilochée, usée jusqu’à la trame, mais assez grande pour s’en draper.

Jake l’observait toujours.

— Juste une question, finit-il par dire.

— Je t’en prie, fiston.

— D’où vient cette odeur infecte ?

 

Jake Tarrant vivait dans une résidence toute nouvelle à la pointe nord-est de l’île. Les maisons neuves de cette impasse évoquaient un alignement de guérites sous les réverbères. Comme la Fiat ralentissait et s’arrêtait sur l’aire de stationnement, Winter remarqua que la fenêtre au-dessus de la porte était éclairée.

— Merde, dit Tarrant qui, lui aussi, l’avait vue.

— Bobonne ?

— Ouais.

Tarrant aida Winter à descendre de voiture, puis prit ses clés. Winter s’enveloppa dans la couverture et avança sur le béton humide en regardant où il mettait les pieds. Tarrant, qui avait déjà atteint la porte d’entrée, glissait la clé dans la serrure.

— Entre, dit-il. Suis-moi.

Winter se retrouva dans une toute petite entrée. Plusieurs paires de bottes pour enfant étaient alignées sous des anoraks suspendus, et il aperçut une cuisine proprette par la porte la plus proche qui était ouverte. Après l’air froid de la nuit, l’ambiance redevenait soudainement chaleureuse.

— Par là, mec, dit Tarrant, désignant l’escalier étroit. La salle de bains est au premier. Je t’apporterai une serviette.

Winter monta sur la pointe des pieds. Il y avait des photographies aux murs – deux gamins. Il s’arrêta devant la plus grande. Elle avait dû être prise dans le jardin à l’arrière de la maison. Il y avait une piscine gonflable et une balançoire miniature, et peu de place pour autre chose. Le plus jeune des enfants, une fille, regardait l’objectif avec un large sourire, tandis que son frère lui renversait un seau d’eau sur la tête. Ils avaient l’air heureux, un moment d’innocence immortalisé. C’est mignon, songea Winter, se remettant en marche.

La salle de bains, pas plus grande qu’un placard, était tout juste assez longue pour contenir une baignoire, mais le carrelage était nickel. Une demi-douzaine d’échantillons de gel de douche étaient disposés symétriquement de part et d’autre des robinets dorés. Une boîte en plastique bleue sous la fenêtre contenait un assortiment de jouets.

Winter s’arracha un sourire face au miroir au-dessus du minuscule lavabo. Une demi-heure plus tôt, il s’attendait à une conversation embarrassante avec ses supérieurs et à se faire vanner à vie par ses collègues ; à présent, son seul souci, c’était de choisir entre Brume champêtre et Lait de coco Hawaï. Il laissa tomber la couverture et jongla avec les mélangeurs de la douche jusqu’à son seuil de tolérance maximal à la chaleur. Sous le jet, il vida un échantillon de lait de coco sur son crâne dégarni et entreprit de se savonner de la tête aux pieds, laissant la chaleur imprégner toutes les parcelles de son corps. Quelques minutes plus tard, dans la salle de bains pleine de buée, il eut soudain conscience qu’il avait de la compagnie. Il distingua vaguement une silhouette près de la porte. Ça devait être Jake.

— Résultat des courses, fiston ? demanda-t-il, tournant le dos.

 

Sanglé dans un peignoir qu’il avait trouvé derrière la porte, Winter regagna le rez-de-chaussée. Des éclats de voix lui parvenaient à présent, l’une d’elles étant celle de Jake. Il disait que ce n’était pas sa faute. Le téléphone sonne, le gars a des ennuis, c’est un pote, que pouvait-il faire d’autre ? Il répéta sa question deux fois, comme pour enfoncer le clou, puis une autre voix, celle d’une femme, lui rétorqua qu’il était idiot. Qu’ils avaient des enfants, bon Dieu, des voisins, des responsabilités. Qu’allait-on penser ? À cette heure de la nuit ?

Winter restait dans l’entrée, se demandant confusément s’il devait intervenir. Les voix provenaient du salon. Au final, il toussota, ce qui fit que la femme vint à la porte. Elle portait un peignoir éponge écarlate et des pantoufles bleues. Sur la photo que Jake gardait sur son bureau, au poste, cette épouse-là avait fait se retourner plus d’une tête. À présent, la colère assombrissait ses traits.

— Rachel… ?

Winter lui tendit la main.

Elle le regarda un moment, puis passa à côté de lui. À mi-hauteur de l’escalier, elle s’arrêta.

— Montrez-lui votre dos, dit-elle.

Sidéré, Winter entra dans le salon. Jake se tenait devant le chauffage au gaz. Il tenait des draps dans ses bras, et avait deux oreillers à ses pieds.

— Elle t’a vu sous la douche, dit-il. Elle m’a dit de voir ça par moi-même.

— Voir quoi ?

— Ton dos.

Un haut miroir, avec encore d’autres photos des gosses coincées dans l’encadrement, surmontait la cheminée. Winter dénoua la ceinture du peignoir et le laissa tomber jusqu’à sa taille. Se tournant à moitié, il aperçut quelque chose écrit sur son dos. Au feutre rouge. Waterproof, apparemment.

— 47 ? lut Tarrant.

Winter se contorsionna pour mieux voir son reflet. Il se souvint des derniers instants dans la camionnette, des légers frottements contre son dos. Ils ont dû le faire à ce moment-là, songea-t-il. Vouloir me coller une adresse, comme un colis, ou me laisser un ou deux indices pour éveiller ma curiosité. 47 ? L’espace d’une ou deux secondes, le message n’eut aucun sens. Puis, tout à trac, il se revit au Water Margin, consultant la carte, en quête d’un plat savoureux et nourrissant. Crevettes gingembre sauce d’huître. Numéro 47.

— Enculé de Bazza, murmura-t-il, sanglant le peignoir.